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Merleau-Ponty/Revault d'Allones

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Myriam REVAULT D'ALLONNES : Merleau-Ponty - La chair du politique

Michalon, Coll. "Le Bien Commun", ISBN 2-84186-150-3, 2001, 8,99 Euro.

AVT_Maurice-Merleau-Ponty_3766.jpegApproche captivante de l'œuvre de Merleau-Ponty, l'homme qui a voulu donner substance à la pensée et à la politique. Les questionnements des années 50 sont bien oubliés de nos jours, tant on les trouve désormais lassants et sans objet. Cependant, la volonté de Jacques Merleau-Ponty "d'inscrire la politique et l'histoire dans la 'chair du monde'", afin de s'interdire "toute clôture doctrinale" où le politique est conçu d'emblée et sans appel comme "entièrement maîtrisable". On le voit, un retour rétrospectif aux questionnements de Merleau-Ponty permettrait, à ceux qui ne sont pas paresseux et ne reculent pas devant la tâche ardue de travailler une philosophie au langage difficile, de fustiger les clôtures de la "pensée unique", dont Sartre fut en quelque sorte un pionnier, après avoir abandonné son existentialisme libertaire, sa critique des masques hypocrites, etc. (c'est dans ce sens que le pitre Bernard-Henry Lévy réhabilite Sartre et lui consacre un gros ouvrage : Lévy se place délibérément dans le sillage du Sartre figé et donneur de leçon, contre Merleau-Ponty, professeur de réalisme). Dans un langage chaleureux, mais clair, limpide et rigoureux, Myriam Revault d'Allonnes, va droit au but, presque à chaque page : ""Revenir aux choses mêmes" [comme le préconisait Merleau-Ponty], c'est retrouver le premier contact avec le monde, le contact "naïf" auquel on redonnera un statut philosophique" (p.19). Ou encore : ""Comprendre" n'est pas de l'ordre de la pure intellection : le monde est d'abord ce que je vis et non ce que je pense. Je "communique" avec lui, mais je ne le possède pas car il est "inépuisable"" (p. 20). Mieux : "La philosophie n'est pas au-dessus de la vie, elle ne se tient pas en surplomb [...]. Pas plus qu'il n'y a de "parole philosophique absolument pure", pas plus on ne peut concevoir "une politique purement philosophique"" (p. 30). Et encore : "Tout recours à l'histoire universelle coupe le sens de l'événement, rend insignifiante l'histoire effective et est un masque du nihilisme" (p. 57). "L'homme politique qui a, une bonne fois, accepté de prendre en charge "l'irrationalité du monde" ne cédera pas plus aux vertiges des bons sentiments et de la morale du cœur qu'il n'éludera ses responsabilités devant les conséquences de ses actes" (pp. 66-67).

Robert Steuckers.

 

merleau-ponty,philosophie

 

 

Myriam REVAULT D'ALLONNES : Le dépérissement de la politique -Généalogie d'un lieu commun

 

Flammarion, coll. "Champs", n°493, ISBN 2-0808-0032-9, 2001.

 

Comme nous allons le voir en lisant sa monographie très pertinente sur Jacques Merleau-Ponty, Myriam Revault d'Allonnes veut une politique et une pensée incarnées dans le flux de l'histoire réelle. Dans la querelle qui a opposé Sartre à Merleau-Ponty, elle voit l'opposition, dans les années 50 à 70, entre un idéalisme figé, sans ancrage dans le réel mouvant, et une volonté de retourner à ce réel et d'y œuvrer, parfois humblement. Dans Le dépérissement du politique, livre dense, que nous lirons conjointement aux travaux plus anciens et plus classiques de Julien Freund, Myriam Revault d'Allonnes entend souligner que le politique, s'il dépérit et semble accuser un ressac problématique, ne peut pas pour autant disparaître : elle conclut "à sa fragilité essentielle qui résiste à la sempiternelle prophétie de la fin". L'homme politique doit avoir le souci du monde, et de la transmission des valeurs, même fragiles, que génère ce monde, bref d'assurer des continuités contre ceux qui rêvent d'un paradis terminal et parfait, trop parfait pour être humain, ou qui veulent déclencher un enfer, trop effrayant et surtout trop fondamentalement chaotique pour être à son tour véritablement humain. Mieux : à la suite de Machiavel, qui savait toujours ramener les choses à leurs proportions exactes, Myriam Revault d'Allonnes croit à la "virtù" des Romains, ou à celle que Tacite prêtait aux Germains, "c'est-à-dire", dit-elle, "au courage, vertu philosophique et politique par excellence".

Robert Steuckers.


Livre: révolution onservatrice

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La Révolution conservatrice allemande...

Les éditions du Lore ont publié début avril un recueil de Robert Steuckers intitulé La Révolution conservatrice allemande - Biographie de ses principaux acteurs et textes choisis. Figure de ce qu'il est convenu d'appeler la Nouvelle Droite, Robert Steuckers a, à côté de ses activités de traducteur, animé plusieurs revues de qualité comme Orientations et Vouloir , et est un de ceux qui, avec Louis Dupeux, Giorgio Locchi, Thierry Mudry et Edouard Rix, a le plus contribué à faire connaître dans l'aire francophone cette galaxie d'auteurs, de groupes et de revues, actifs dans l'Allemagne de Weimar, qu'Armin Mohler a englobé sous l'appellation de Révolution conservatrice. Un ouvrage indispensable, et depuis longtemps attendu ! ...

L'ouvrage est disponible sur le site des éditions du Lore :Editions du Lore

 

la-revolution-conservatrice-allemande-biographies-de-ses-principaux-acteurs-et-textes-choisis.jpg

" Si la vulgate considère la Révolution conservatrice allemande comme un « laboratoire d’idées », il n’en demeure pas moins que cette dernière représente une extraordinaire aventure métapolitique qui inspire encore beaucoup d’idéologues, de philosophes et d’artistes aujourd’hui à travers le monde.

L’une de ses grandes figures, Arthur Moeller van den Bruck, proposa en son temps de penser un système politique qui succéderait au IIe Reich bismarko-wilhelminien au-delà des clivages gauche/droite, où les oppositions entre socialisme et nationalisme seraient sublimées en une synthèse nouvelle.

Dans ce recueil de grande densité, Robert Steuckers (ex-G.RE.C.E, Vouloir, Synergies Européennes) a regroupé la majorité de ses textes sur le sujet. Le lecteur y découvrira notamment les conférences pointues données par l’auteur entre 1994 et 2013 ainsi que diverses notices biographiques d’acteurs, illustres et moins connus, de la Révolution conservatrice allemande. "

 

Du symbolisme du cheval

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Du symbolisme du cheval

par D.A.R. Sokoll

Le culte du cheval commence très tôt dans l'histoire de l'hu­manité : on trouve des représentations imagées du che­val sur les gravures rupestres et dans les cavernes. Le che­val est également enterré avec le défunt très tôt. La sym­bo­lique du cheval est toutefois ambivalente: elle est simul­ta­nément solaire et lunaire. Dans la mythologie védique, le cheval blanc représente le soleil; dans le Rig-Veda, l'astre du jour est clairement désigné sous le nom d'«étalon».

 

Un voyage entre les neuf mondes

 

Les chevaux n'accompagnent que les hommes importants et aussi les dieux : le plus connu des chevaux divins est sans conteste Sleipnir, le coursier d'Odin (« celui qui glisse rapi­dement »). Il possède huit jambes et est représenté par une étoile à huit rayons; le neuvième point, soit le centre, représente le siège du cavalier. Le chiffre "neuf" est le chif­fre sacré d'Odin, qui désigne la Vie, plus exactement les neuf mois de la grossesse et aussi les neuf mondes. Il y a identité entre Sleipnir et l'Arbre du Monde, Yggdrasil ( = Che­val/Porteur d'Yggr, lequel est Odin). Lorsque Odin che­vauche son coursier, cette course est identique à un voyage entre les neuf mondes. Le cheval est un véhicule (comme aussi dans d'autres religions), tandis que l'esprit du cavalier ou du conducteur (de char) prend position.

 

Dans la Chasse Sauvage aussi, le père cosmique Odin (All­vater Odin) chevauche Sleipnir, né du vent, aux côtés des morts, également montés, ce qui révèle la fonction trans­cen­dante du cheval: il dépasse les limites du monde et de la conscience; il est celui qui porte les hommes dans l'autre monde, il guide les âmes, est de la sorte un psychopompe, comme l'attestent bon nombre d'offrandes trouvées dans les tombes.

 

Le jour et la nuit, la fertilité

 

Le cheval appartient, dans la mythologie, tant au monde de la lumière qu'à celui des ombres : il est tout à la fois "Skin­faxi", celui dont la crinière est de lumière, et "Hrimfaxi", celui dont la crinière est de suie; ces deux chevaux appor­tent le jour et la nuit. Le cheval blanc ailé est un symbole solaire, comme l'est Pégase dans la mythologie grecque. Par­mi les découvertes archéologiques faites sur le site scan­­dinave de Trundholm, nous avons ce splendide cheval, tirant sur un char le disque solaire. Dans cette fonction, le cheval est un être qui maintient et conserve la vie; c'est en tant que tel qu'il apparaît chez les Vanes et les divinités de la fertilité.

 

Sigmund Freud, dans sa manie de tout vouloir sexualiser, a donné au symbole du cheval, récurrent dans les rêves, la si­gnification de "puissance (sexuelle)", ce qui est une in­di­ca­tion évidente à l'adresse des messieurs qui sont tombés bas de la selle, dont ils avaient rêvé: c'est le cheval qui fait le ca­valier !

 

En tant que soleil ou que coursier cosmique, le cheval est é­galement symbole de l'intelligence: «Le cavalier royal sym­bolise la maîtrise totale par la puissance de l'esprit» (cf. Marlene Baum). Lorsqu'il est remplacé par un lion, ce­lui-ci incarne alors "le soleil qui sèche l'humidité et dissipe le brouillard" (cf. J. C. Cooper). Il y a en effet un rapport étroit entre le cheval et l'eau: Poséidon, le dieu de la mer, est représenté sous les traits d'un cheval. C'est lui qui en­gendre le premier cheval des origines, Skyphios, puis d'au­tres chevaux. «Ce lien du cheval à l'eau est d'origine nor­dique et provient des peuples de la Mer du Nord et de la Bal­tique»  (cf. Marlene Baum). Le "Cheval des Vagues" est un "kenning" (une métaphore), propre à l'Edda, pour dési­gner les plus longs bateaux des Vikings. Les nuages sont les chevaux de combat des Walkyries. Chez les Grecs, Pégase ap­porte les orages et la pluie. Les chevaux tiraient des ba­teaux, des traîneaux et des chariots (comme, par exemple, dans le cas du char solaire de Trundholm, qui date environ de 1300 avant l'ère chrétienne).

 

Dans les premiers âges, le cheval était évidemment un mo­yen de transport, si bien que la force motrice de l'automo­bile, qui l'a remplacé, se mesure encore en "chevaux". C'est une signification que l'on peut transposer dans le domaine spirituel. C'est ainsi que l'on peut expliquer certaines règles particulières, concernant le cheval, comme dans le cas des prêtres païens germaniques, auxquels il était interdit de chevaucher des étalons. On prédisait l'avenir d'après les hen­nissements des chevaux blancs (les "Schimmel"), car on estimait que ceux-ci entretenaient un rapport plus direct a­vec les sphères des l'au-delà. Les Germains comme les Grecs juraient sur la tête de leurs chevaux. La signification religieuse du cheval, moyen de transport, lui assurait une double position dans le "Futhark" ou l'"Oding", soit la série com­plète des runes, propres à tous les peuples germa­ni­ques: il y est le Raidho, le :r:, de "Reise", voyage, et de "Ritt", chevauchée, et, en même temps, l'Ehwaz, l':e:, le che­val ["Ehwaz", terme en germanique ancien, se rap­proche du terme latin "equus", ndt].

 

Force chtonienne

Dans la mythologie celtique, la divinité équestre Epona pos­sède une force chtonienne, la reliant au monde des morts. Dans le chamanisme, on souligne surtout l'impor­tan­ce du passage entre les mondes, c'est-à-dire entre les dif­fé­rents états de conscience, ce qui se retrouve dans le per­son­nage mythologique d'Odin, qui, d'après la foi des Ger­mains de l'antiquité, avait reçu une initiation de type cha­ma­nique. Le gibet, auquel le pendu est accroché, est dé­signé comme le "cheval du pendu" [cf. le récit où Odin subit une pendaison pour apprendre le secret des runes, ndt]. Nous venons de voir qu'un rapport similaire unit symbo­li­quement Yggdrasil et Sleipnir, qui sont mis en équation. Cet­te interprétation se retrouve dans la religion chrétien­ne, qui a pris le relais du paganisme germanique des origi­nes, car un poème anglais du 14ième siècle désigne la croix comme le "cheval du Christ".

 

Le cheval est également un animal que l'on offre en sacri­fice. La cérémonie du sacrifice, dans les religions, consti­tue une tentative de faire passer un souhait dans la réalité. En ce sens, elle est un acte qui sanctionne un passage, donc réalise un état de transcendance. L'eucharistie, que l'on célèbre après le sacrifice du cheval, doit unir le dieu au­quel s'adresse le sacrifice, le cheval sacrifié et les sa­cri­ficateurs. Les interdits, imposés par le christianisme et relatifs à la consommation de viande chevaline (qui furent décidés en 742 lors du "Concile germanique"), attestent d'une tentative d'extirper une coutume religieuse païenne et tout ce qu'elle signifie. Cependant, le souvenir de cette coutume persiste encore dans le vocabulaire allemand : dans le terme "Stuten" (type de biscuit, dont la dénomina­tion signifie "jument") et dans l'expression de "Honigkuchen­pferd" (= Cheval de pain d'épice), ersätze  symboliques de l'antique consommation de viande chevaline.

 

Dans le « Phèdre » de Platon

 

Dans son Phèdre, Platon décrit l'âme humaine comme étant composée de trois parties: l'une symbolisée par un noble cheval, l'autre par un canasson dépourvu de noblesse, et la troisième par un conducteur de char. Les crânes de cheval, que l'on trouve suspendus traditionnellement sur les pi­gnons des fermes en Basse-Saxe, ont une signification apo­tropaïque (i.e . dévier la mort et le malheur de la maison). Le cheval apparaît aussi comme un cauchemar nocturne, qui induit la peur. Toutes ces coutumes relient le symbo­lis­me du cheval à l'âme et à la vie de l'âme.

 

Les Indiens d'Amérique du Sud considèrent que le cheval et son cavalier ne font qu'un, alors que nous y voyons toujours une dualité. Ils ne comprenaient pas la symbiose, qui pou­vait s'opérer entre l'animal porteur et l'homme porté, parce que le cheval leur était étranger. Dans la symbolique, le che­val et le cavalier forme une dualité primordiale, origi­nelle : il y a là alliance de la vitalité et de l'intelligence, du corps et de l'esprit, du ciel et de la terre.

 

Le cheval demeureprésent dans nos rêves

 

Pour répondre à la question, quel rôle joue le cheval dans la vie psychique et spirituelle de l'homme contemporain?, nous ne pouvons répondre que par une autre question: l'hom­me n'est-il que le parasite du cheval ou existe-t-il une symbiose entre eux? L'automobile, qui a largement rempla­cé le cheval dans l'univers lourdement matérialiste qui est le nôtre désormais, est effectivement notre esclave méca­ni­que, car, contrairement au cheval, elle est sans vie, sans volonté propre. Pas étonnant dès lors que l'automobile n'a jamais pu véritablement remplacer le cheval; on constate, effectivement, que l'homme continue à voir des chevaux dans ses rêves, même s'il ne les voit et ne les connaît pas dans sa vie quotidienne. La présence de chevaux dans les rêves confirme l'hypothèse de Carl Gustav Jung, qui parlait du cheval comme d'un archétype (plus exactement comme l'archétype de la mère), comme d'un symbole tapi dans le subconscient collectif profond. Certes, le fier cavalier, mon­­tant le cheval archétypal de notre inconscient, peut pa­raître un anachronisme, il n'en demeure pas moins vrai que la symbolique liée au cheval, avec ses significations mul­tiples, continue d'être bien vivante : le cheval reste par exemple symbole de liberté, perceptible notamment dans l'en­gouement des masses pour les cavaliers gardiens de vaches des plaines de l'Ouest de l'Amérique du Nord (les "cow-boys"), dont le cheval est évidemment le principal at­tri­but. Par ailleurs, le mythe du chevalier, qui est un cava­lier, conserve toute sa vigueur: à la caste des chevaliers ap­partenaient jadis ceux qui pouvaient entretenir un che­val, le monter et le mener à la guerre.

 

Intermédiaire entre les sexes

 

Le cheval n'est pas seulement confiné à la virilité;  il est bien plutôt une sorte d'intermédiaire entre les sexes (cf. Mar­lene Baum). Dans les sports équestres, l'homme et la fem­me sont à égalité. Pour beaucoup, le cheval est plutôt un symbole de l'animalité en l'homme. Dans cette fonction, il fait office de miroir. Le cheval sans cavalier représente "dès la mythologie grecque, le thème de la souffrance déri­vée du conflit irrésolu entre l'homme et la nature" (Marlene Baum). La séparation du cheval et du cavalier est l'image originelle de la césure; dans cette optique, les centaures de la mythologie grecque sont des êtres n'ayant pas encore subi cette césure. Cette césure fait ressentir à l'homme, de­puis la lointaine aurore de la conscience, qu'il est un être fait d'incomplétude, une incomplétude qui le fait souffrir con­tinuellement, et qui, de ce fait, fonde les croyances re­li­gieuses et pousse l'homme à créer.

 

D. A. R. SOKOLL.

(texte tiré de la revue Hagal, 3. Jg., 2/2000).

 

Bibliographie:

BAUM, Marlene : Das Pferd als Symbol: Zur kulturellen Bedeutung einer Symbiose, Frankfurt am Main, Fischer, 1991.COOPER, J. C. : Illustriertes Lexikon der traditionnellen Sym­bole, Wies­baden, Drei Lilien, 1986.

LURKER, Manfred (Hrsg.) e. a. : Wörterbuch der Symbolik, 2 erw. Aufl., Stuttgart, Kröner, 1983, pp. 525-526.

SOKOLL, D. A. R. : Den Baum reiten : Die neun Welten der ger­ma­nischen Mythologie, Wuppertal, 1999.

Grundvigt

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Arbres de la Liberté, cultes druidiques et révolution culturelle chez Nicolai Frederik Severin Grundtvig

Hennig Eichberg

Dans le contexte européen à la fin du XVIIIième et au début du XIXième, le renouveau païen allemand n'était pas isolé. En France, dans la seconde moitié du XVIIIième, la déchistianisation avait fait des progrès considérables, touchant même le petit paysannat, les artisans et les boutiquiers. Ce changement de mentalité est considéré comme un signe avant-coureur important de la Révolution de 1789. Dès les premières années de l'ère révolutionnaires, on assiste à la naissance d'un culte non chrétien de la liberté, qui s'exprime à travers le calendrier révolutionnaire, les fêtes populaires et les temples bâtis dans un style allégorique et abstrait, assez pédant et imitant sans grande originalité l'architecture de la Rome antique. Dans toutes ces innovations, la plus intéressante, à nos yeux, est le culte de l'arbre de la liberté, qui renoue avec le vieux culte européen de l'Arbre de Mai.

Préparés par le romantisme celtisant d'Ossian et par certains courants du déisme qui se revendiquait une religion de la nature, les cultes néo-druidiques ressurgissent en Grande-Bretagne, renouant avec des traditions bardiques héritées du moyen-âge. A partir de 1781, apparaissent des ordres druidiques-maçonniques. A partir de 1792, on assiste en Angleterre à des cérémonies tenues par des druides vêtus de blanc et proférant d'antiques prières autour de cercles de pierres dressées et d'autels celtiques. En 1819, des cérémonies semblables animent le rassemblement des bardes gallois, lors de la fête celtique traditionnelles de l'Eisteddfod.

En Suède, le romantisme d'inspiration germanique trouve son principal écho dans la Ligue Gothique, constituée en 1811. Etudiants et intellectuels affiliés à ce cercle, parmi lesquels se rangent les poètes E. J. Geijer et Esaias Tegner, ainsi que le fondateur de la gymnastique suédoise P. H. Ling, se donnent des noms tirés de l'ancienne mythologie germanique ou des sagas norroises, se rassemblent sur des places entourées d'un cercle de pierres et y tiennent le ³thing². Ils se réfèrent aux dieux anciens, ils se livrent à des recherches historiques et à l'actualisation littéraire du passé gothique, à partir duquel ils veulent refonder l'identité nationale suédoise.

Mais, c'est au Danemark que renaissent des références plus durables à la mythologie nordique. Les bases jetées à l'époque ont permis de forger une conscience mythologique, identitaire et politique dont l'effet se fait encore sentir aujourd'hui, surtout dans les milieux dits de ³gauche². Cette tradition identitaire de la gauche révolutionnaire danoise débute avec Jens Baggesen qui effectue en 1789, année de la Révolution à Paris, un voyage en Allemagne. Il se rend en lisière de la forêt de Teutoburg, où, sur une hauteur, on célèbre le souvenir de Hermann/Arminius, vainqueur des Romains et des légions de Varus. Dans ses souvenirs, Baggesen nous a laissé ce texte: "Nulle part je ne me suis senti plus libre, plus citoyen du Nord, plus frère dans la grande famille des peuples de notre côté des Alpes qu'ici, au sommet de la forêt chérusque où, pour la première fois, la puissance du Sud a plié devant celle du Nord. J'ai vu la naissance de la liberté en Europe dans le ravivement du souvenir d'Arminius; et j'ai suivi d'un regard ivre de joie sa course vers l'Ouest. Avec les Anglo-Saxons, elle est passée en Albion, avec les Francs, en Gaule. Et maintenant elle brille d'un double éclat dans l'assemblée française".

Au début de son itinéraire, la gauche identitaire et romantique danoise a donc tourné son regard vers la révolution française, puis, quelques années plus tard, elle a approfondi son corpus doctrinal en explorant à fond l'antiquité scandinave. En 1819, on trouve très nettement la trace de cet engouement dans le livre Nordens guder (= Dieux nordiques) d'Adam Gottlob Oehlenschläger. En 1808, la première édition de Nordens Mythologi  (= Mythologie nordique) de N. F. S. Grundtvig est encore toute imprégnée de l'esprit romantique. Son édition augmentée de 1832 révèle une démarche nouvelle, très intéressante, qui annonce déjà l'anthropologie contemporaine et une sorte de pré-structuralisme. A l'époque, ces premières manifestations de notre philosophie contemporaine était qualifié de ³fantaisiste² et de ³subjective².

Au lieu de fuir dans une empyrée poétique, à la façon de beaucoup de romantiques, Grundtvig, dans son interprétation de la mythologie nordique, dévoile un projet proprement politique. Le conflit entre les géants et les Ases n'apparaît plus comme un conflit entre forces imprévisibles de la nature et quiétude culturelle, mais comme les combats successifs entre deux types de culture: Rome contre le Nord, les érudits et les élites contre le peuples, le savoir livresque contre la parole vivante, la vieillesse contre la jeunesse.

Cette approche correspondait avec les fronts politiques qui se dessinaient au Danemark de l'époque. Le nationalisme et le socialisme s'opposaient de concert à l'ancien régime qui vivait ses derniers moments. Les paysans se révoltaient contre les grands propriétaires terriens et contre une élite culturelle, politique et académique imprégnée de latin et d'allemand. Le mouvement national danois, issu du mouvement paysan et se définissant comme de ³gauche², comprend tout de suite l'enjeu de cette nouvelle interprétation de la mythologie nordique. Les bases mythologiques données par Grundtvig donne à la conscience révolutionnaire danoise et au mouvement social une épine dorsale culturelle. De cette fusion émerge une contre-culture aux formes multiples: des organisations de masses, des ¦uvres personnelles originales, un mouvement didactique créateur d'un réseau de ³hautes écoles populaires² accessibles à tous, des paroisses chrétiennes non orthodoxes en rupture de ban avec le luthérianisme officiel de l'Etat danois, des sociétés de gymnastique, des clubs de tir visant à armer le peuple, des coopératives en tous domaines.

Dans les années de 1870 à 1880, les références directes à la mythologie scandinave perdent de leur influence dans les milieux populaires, socialistes et prolétariens. Elles ne reviendront que dans les années 1920, cette fois dans des milieux plus conservateurs. En dépit de la variante de la mythologie nordique véhiculée par l'Allemagne nationale-socialiste, les références nordiques joueront un rôle dans la résistance à l'occupation nazie de 1940 à 1945. Après la dernière guerre, elles sont tombées en désuétude.

Mais, à la fin des années 60, le mouvement contestataire étudiant danois reprend à son compte la mythologie nordique telle qu'elle avait été présentée par Grundtvig. Certaines modulations de la culture alternative soixante-huitarde sont marquées par ces références scandinavisantes. Des auteurs comme Ejvind Larsen et Ebbe Klovedahl Reich, ainsi que, plus récemment, Paul Engberg, ont joué un rôle important dans ce processus. Citons notamment cette chanson burlesque contre la technocratie, où le loup Fenris de la mythologie scandinave apparaît comme un bourgeois dévorateur. Agit-prop par la mythologie nordique! Chez l'éditeur d'un journal de gauche, Information,  paraissait pour les communes rurales un supplément intitulé Freya, imprégné de romantisme paysan. Dans un tel contexte, les ³hautes écoles populaires² acquièrent une popularité nouvelle, et se placent souvent sous le signe de l'écologie: elles remettent en marche des moulins à vent, pour substituer une énergie éolienne douce aux énergies habituelles de la civilisation industrielle capitaliste contemporaine. Elles étudient la création d'énergie à partir de la biomasse. Elles enseignent le yoga et le méditation indiennes. On s'y réfère à nouveau directement à Grundtvig et à sa mythologie nordique. A Arrhus, le magasin de la contre-culture s'appelle ³Yggdrasill².

Rappelons toutefois que Grundtvig et ses prédécesseurs romantiques ne voyaient pas de contradiction entre le christianisme et la mythologie nordique, tout comme les Allemands Arndt et Jahn. En revanche, la version alternative contemporaine de ce filon nordicisant développe une critique fondamentale du christianisme. Reich et Larsen voient en lui, surtout dans sa forme protestante, le prélude structurel au capitalisme, à l'écrasement de la nature par l'industrie, à la crise de l'environnement. La Réforme apparait donc comme ³un mélange d'absolutisme et de rapacité² (Reich). Quant à Larsen, il a écrit: "Ce n'est pas seulement avec Luther que nous devons engager le débat critique, mais avec le christianisme dans son ensemble. Peut-on imaginer pouvoir changer quelque chose aux maux sociaux de notre époque avant d'avoir éliminé le christianisme".

Se référant à Herder et à Goethe, le mouvement pacifiste danois du début des années 80, se pose comme une résistance populaire contre l'advenance problable d'un terrible Ragnarök nucléaire. Derrière l'hyper-conscience des enjeux qu'a développé le mouvement pacifiste danois, c'est l'Europe toute entière qui s'est brièvement dressée contre son asservissement séculaire par les confessions chrétiennes, puis par le système de pensée scientiste et enfin par les programmes politiques conventionnels. Nous pouvons dès lors constater que le filon mythologisant danois, et son pendant allemand, permettent de structurer une véritable alternative culturelle, pour une nouvelle gauche contestatrice capable de remettre en question le système industriel.

Les diverses formes nationales de néo-paganisme, le mouvement mythologiste, etc. font certes apparaître des profils nationaux très différents les uns des autres. Il n'empêche qu'ils sont toujours une révolte du réel-charnel contre les artifices du pouvoir, contre les manipulations des puissants qui étouffent pour mieux s'imposer. L'arbre de la liberté dans la France révolutionnaire, le mouvement druidique gallois et les fêtes de l'Eisteddfod celtisant, le gothisme suédois du début du XIXième, la contre-culture théorisée et chantée par Grundtvig apparaissent entre les révolutions de 1789 à Paris et de 1848 à Berlin, Francfort et Vienne: ce n'est pas un hasard!

[Synergies Européennes, Vouloir, Avril, 1998 - trad. franç. : Robert Steuckers]

Syrie/Ukraine/OTAN : analyse géopolitique

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Syrie/Ukraine/OTAN : analyse géopolitique Entretien avec Robert Steuckers

Merci au "Cercle des Volontaires" de Belgique:

http://www.cercledesvolontaires.fr/2014/04/18/syrie-ukrai...

 

Dans le cadre d’un sujet de mémoire d’une étudiante à Bruxelles, Robert Steuckers nous délivre une brillante analyse historique et géopolitique sur la Syrie et l’Ukraine.

Il est revenu sur les révolutions tunisienne et égyptienne ainsi que sur les tentatives de déstabilisation de ces pays. L’Algérie, dont le régime militaire socialiste tente de résister, est sans doute la prochaine tentative de déstabilisation en Afrique du Nord. La Syrie reste une particularité dans ce qu’on appelle le « printemps arabe » et Robert Steuckers expose le rôle de l’armée et du régime baassiste dans le fonctionnement du pays. Nous apprenons aussi que le cas de la Syrie et de la Crimée sont liés historiquement,  ce depuis le XIXe siècle, l’enjeu principal étant le contrôle de la Méditerranée orientale.

L’instrumentalisation d’un islam « radical » par le courant wahhabite dans le Caucase est aussi traité dans cet entretien, mais aussi le rôle que devait jouer l’Union Européenne dans la conférence de Genève II, ainsi que les réformes qui s’imposent dans le cadre des nominations des membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU.

Ce brillant exposé de Robert Steuckers nous permet de disséquer les enjeux qui se déroulent dans le bassin méditerranéen oriental et le Moyen-Orient.

Pour rappel, Robert Steuckers est une grande figure de ce qu’on appelle la « Nouvelle Droite », ancien membre du mouvement GRECE et fondateur du mouvement « Synergies européennes ».

A diffuser très largement.
E.I.Anass

Etranges conservatismes américains

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Russell Kirk

Etranges conservatismes américains

Par Herbert AMMON

En dépit des impulsions culturelles venues des Etats-Unis via Hollywood et la Pop culture, le paysage idéologique et politique de la seule puissance globale (dixit Zbigniew Brzezinski) demeure « terra incognita » pour la plupart des Européens. Les césures spécifiquement américaines, qui séparent les « liberals » des « conservatives » ne se perçoivent jamais clairement, tant et si bien qu’on les classe en Europe de manière binaire : entre une gauche et une droite. Les problèmes s’accumulent lorsque l’on cherche à établir une bonne taxinomie des écoles politiques et idéologiques américaines : les slogans et mots d’ordre sont si nombreux, reçoivent tant de définitions particulières qu’on ne s’y retrouve plus, surtout si l’on évoque une ancienne droite et une nouvelle droite, soit des paléo-conservateurs et des néo-conservateurs.

Pour définir les camps politico-idéologiques américains, les définitions habituelles ne sont guère de mise (sauf quand il s’agit, par exemple, du conservatisme tel que l’a défini jadis un Russell Kirk). Européens et Américains ont une expérience différente de l’histoire, nomment donc les choses politiques différemment, ce qui conduit aux confusions et quiproquos actuels. « Cum grano salis », on peut distinguer quelques différences majeures entre conservatismes européens et américains : d’abord, les conservatismes européens sont devenus sceptiques quant à l’histoire à venir ; les conservatismes américains sont nettement orientés vers le futur, sont, dans le fond, anti-historiques, dans la mesure où ils entendent maintenir l’idée fondamentalement américaine d’une société contractuelle (ils n’envisagent pas d’autres modèles). Ensuite, les conservatismes américains sont fiers de leur tradition historique continue, non brisée, que les Européens jugent « courte » ; les conservatismes européens, eux, sont contraints de tenir compte d’une longue histoire, marquée par des ruptures successives. Enfin, les conservateurs américains perçoivent de façon positive le rôle de puissance mondiale que joue leur pays, alors que les Européens se souviennent constamment du « suicide de l’Europe » (dixit Paul Ricoeur) en 1914. Et, last but not least, les conservateurs américains acceptent sans hésitation l’idée libérale d’un libre marché sans entraves, alors que les conservatismes européens critiquent tous le libéralisme.

Adhésion sans entraves au libre marché

La genèse des notions de « liberal » et de « conservative » nous ramène à l’ère Roosevelt (1933-1945). Les partisans de la politique social-réformiste et interventionniste / étatique du New Deal rooseveltien se dénommaient « liberals ». Les adversaires de Franklin D. Roosevelt venaient d’horizons divers : parmi eux, on trouvait des libéraux au sens économique le plus strict, qui se posaient comme les seuls véritables libéraux ; il y avait ensuite des critiques de la bureaucratie (du « big government »), en train de devenir pléthorique à leurs yeux. Enfin, du moins jusqu’à l’attaque japonaise contre Pearl Harbor, il y avait les défenseurs de l’isolationnisme. Murray Rothbard, un « libertarien », soit un extrémiste du marché, désigne cette coalition hostile à Roosevelt sous le nom de « Vieille Droite » (« Old Right »). D’après Rothbard, le terme « conservateur » n’était guère usité aux Etats-Unis avant la parution en 1953 de « Conservative Mind », le grand livre de Russell Kirk.

Les « conservateurs », qui suivaient la forte personnalité de Robert A. Taft, sénateur de l’Ohio (de 1939 à 1953) et rival républicain de Dwight D. Eisenhower en 1952, renonçaient à toute élévation du débat intellectuel en politique. Attitude qui n’a guère changé en dépit de l’émergence de courants de pensée conservateurs mieux profilés. Libéral et théoricien peu original, Peter Viereck, dans « Conservatism Revisited » (1949) s’est posé comme critique des idéologies totalitaires, le « communazisme ». Russell Kirk (1918-1994) fut donc le premier à se positionner comme explicitement conservateur et à être reconnu comme tel par l’établissement « libéral ». En se référant à Edmund Burke, le critique de la révolution française de 1789, perçue comme rupture de la Tradition, Kirk mettait l’accent sur l’origine « conservatrice » de la révolution américaine. Dans ses écrits, Kirk citait, en les comparant à Thomas Jefferson, les pères fondateurs « conservateurs », tels John Adams et les auteurs des « Federalist Papers », se référait également aux critiques européens de la révolution comme Burke ou Tocqueville. Kirk se posait également comme un conservateur écologiste, pratiquant la critique de la culture dominante, ce qui fit de lui une exception parmi les conservateurs américains, optimistes et orientés vers le futur.

« On pourrait, pour simplifier, résumer comme suit l’histoire du conservatisme américain : Russell Kirk l’a rendu respectable ; William Buckley l’a rendu populaire et Ronald Reagan l’a rendu éligible » (citation de J. v. Houten). En effet, les conservateurs doivent à William F. Buckley, né en 1925, d’avoir pu accroître leurs influences au sein du parti républicain et d’avoir percé pendant l’ère Reagan. Ils doivent ces succès au réseau de revues et de « think tanks » que Buckley a tissé dès les années cinquante, dont l’ « American Heritage Foundation », créé en 1973.

Buckley, comme le rappelle son livre « God and Man at Yale » (1951), était un catholique fervent. Il débarque un beau jour à Yale dans le bastion du « liberalism » à l’américaine, dominé par les agnostiques, les athées et les unitariens post-chrétiens, variante du protestantisme aligné sur l’idéologie des Lumières. En 1955, ce fils d’un millionnaire du pétrole fonde la « National Review », autour de laquelle se rassembleront des personnalités très diverses, toutes étiquetées, à tort ou à raison, comme « conservatrices » : des libertariens à Kirk lui-même. Dans ces années-là, où la « New Left » connaissait son apogée, le groupe « Young Americans for Freedom », lancé par Buckley, constituaient déjà un contrepoids politique. Et puisque Buckley, récemment, a critiqué les stratégies de Bush, quoique de manière très modérée, on peut le considérer aujourd’hui comme un représentant des « paléo-conservateurs ».

Le conservatisme américain, nous l’avons constaté, est un champ fort vaste dont les idéologèmes et les stratégies ne se sont cristallisés que depuis quelques décennies, contrairement à ce que l’on observe chez les conservateurs européens. Aujourd’hui, c’est évidemment George W. Bush qui domine l’univers conservateur américain. Bush se déclare « conservateur », plus exactement le continuateur de l’œuvre politique de Reagan que tous vénèrent en oubliant qu’il était au départ un « liberal ». Les Républicains doivent leurs succès électoraux depuis Reagan à un courant profond, agitant toute la base aux Etats-Unis, courant qui englobe le patriotisme (la fierté de s’inscrire dans une tradition de liberté) et les « valeurs » conservatrices (la famille, la religion, la morale, l’assiduité au travail, etc.).

Les hommes politiques qui veulent réussir en tant que « conservateurs » sont dès lors contraints de chercher le soutien de la « droite chrétienne ». Par ce vocable, il faut entendre cette immense masse d’électeurs liés aux mouvements religieux du renouveau protestant, animé par les « évangélisateurs ». Ce conservatisme théologien, partiellement fondamentaliste, rassemble des groupements où l’on retrouve les « Southern Baptists », le plus grand groupe protestant organisé, les pentecôtistes (notamment les « Assemblies of God ») et, bien sûr, les « méga-églises » des télé-évangélistes. Tous ensemble, ces mouvements évangéliques alignent quelque 80 millions de croyants, ce qui les place tout juste derrière les catholiques, qui restent le groupe religieux chrétien le plus nombreux aux Etats-Unis.

Certains évangélistes toutefois, et pas seulement les Afro-Américains, estiment que leur foi peut s’exprimer chez les démocrates. Religion et race se mêlent souvent : ainsi, Pat Robertson, étiqueté de « droite », et Jesse Jackson, étiqueté de « gauche », appartiennent tous deux au mouvement qui soutient les Baptistes et le sanglant « seigneur de le guerre » Charles Taylor au Libéria.

Malgré la très forte pression que la « droite religieuse » exerce aux niveaux locaux, voire dans certains Etats, elle n’a presque aucune influence au niveau fédéral. Ainsi, le candidat à la Présidence, Mitt Romney, appartient à la secte des Mormons, considérée comme éminemment conservatrice, ce qui ne l’a pas empêché d’être élu gouverneur du Massachusetts, Etat à majorité « libérale ». Le pentecôtiste John D. Ashcroft, représentant notoire de la « droite religieuse », fut ministre de la justice dans le premier cabinet de George W. Bush. Il serait faux, toutefois, de dire qu’après le choc du 11 septembre 2001, le bellicisme de l’actuel président américain, qui prétend être un « chrétien re-né » tout comme son adversaire Jimmy Carter, découle en droite ligne de sentiments religieux qui lui seraient propres.

La politique extérieure américaine est marquée depuis longtemps par les néo-conservateurs, comme on le constate sous le républicain Reagan avec Jean C. Kirkpatrick ou sous le démocrate Bill Clinton avec Madeleine Albright. Sous Bush Junior, les « neocons » tirent toutes les ficelles seulement depuis le retrait de Colin Powell. L’exécutif qui a programmé la politique moyen-orientale et déclenché la seconde guerre d’Irak alignait des hommes comme Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et Richard Perle.

Tous ceux qui ont forgé le vocable « neocons » viennent à l’origine, comme d’ailleurs aussi bon nombre de paléo-conservateurs, du camp de la gauche (des « liberals ») ; on trouve dans leurs rangs des intellectuels de la gauche progressiste, issu des milieux juifs, qui se sont détachés du Parti démocrate au cours des années 70. Les meilleurs plumes de ce groupe furent Irving Kristol, avec sa revue « The Public Interest », Norman Podhoretz, avec « Commentary », et le sociologue Daniel Bell (« La fin des idéologies », 1970).

La définition usuelle du néo-conservatisme nous vient de Kristol : « Un conservateur est un homme de gauche, qui a été frappé de plein fouet par le réel ». Ce bon mot ne nous révèle que la moitié de la « réalité » : il pose le néo-conservateur, ex-homme de gauche, simplement comme celui qui n’accepte plus et critique les programmes sociaux pléthoriques lancés par les Démocrates. En fait, le néo-conservateur veut surtout une politique étrangère musclée : ainsi, le fils d’Irving Kristol, William Kristol (revue : « The Weekly Standard ») veut que cette politique étrangère américaine instaurent partout une « démocratisation », selon des critères déterminés depuis longtemps déjà par la vieille gauche interventionniste.

Pat Buchanan : vox clamans in deserto

Les « anciens conservateurs », ou paléo-conservateurs, qui avaient jadis forcé la mutation sous Reagan, entre 1981 et 1989, ont perdu depuis bien longtemps toute influence. Ainsi, Pat Buchanan n’est plus qu’une voix isolée dans le désert depuis des années, alors qu’il fut l’un des rédacteurs des discours de Nixon, puis conseiller de Reagan. Il tenta, rappelons-le, de lancer un parti réformiste et échoua dans sa candidature à la présidence en 2000. Il est redevenu républicain par la suite. En politique intérieure, Buchanan, catholique traditionnel, dont on se moque en le traitant de « conservateur paléolithique », lutte contre les « libertés » nouvelles que veulent imposer les « liberals » et les libertariens (avortement, mariage homosexuel, euthanasie).

Buchanan est protectionniste, s’oppose à la société multiculturelle et à l’immigration qui modifie de fond en comble le visage de l’Amérique. Sur le plan de la politique extérieure, il défend un isolationnisme modéré et s’inquiète des pièges que recèle l’interventionnisme global voulu par les « neocons ».

Il me reste à mentionner –et à saluer-  un combattant isolé, qui pourfend le « culte de la faute » choyé par de nombreux « liberals » (et par leurs homologues allemands), culte qui sert à promouvoir l’idéologie de la « correction politique » (les « Gender studies », les codes anti-discriminatoires de tous acabits, le multiculturel, etc.) : ce combattant n’est autre que l’historien des idées Paul Gottfried. Mais, malgré Buchanan et Gottfried, les paléo-conservateurs n’ont plus aucun influence notable, ni dans les universités ni dans les médias, a fortiori dans l’établissement politique.

Quelles conclusions peut-on tirer de la topographie que je viens d’esquisser ici ? Après la disparition graduelle des paléo-conservateurs, les nationaux-conservateurs allemands auront bien des difficultés à trouver des alliés Outre-Atlantique. Sans doute, seuls les chrétiens à la foi très stricte trouveront des frères en esprit pour toutes les questions morales chez les évangélisateurs ou les conservateurs catholiques.

Personnellement, je ne trouve, dans ce camp conservateur américain (toutes tendances confondues), aucune position qui me sied. Si je suis éclectique, je trouverai peut-être quelques points d’accord avec Russell Kirk, mais seulement quand il appelait en 1976 à voter pour le « démocrate de gauche » Eugene McCarthy. Quand je pense à l’idéologie qui domine la RFA aujourd’hui, je suis souvent d’accord avec Paul Gottfried, qui avait dû quitter, enfant, le IIIième Reich national-socialiste. Enfin, je lis toujours avec beaucoup d’intérêt les textes des intellectuels américains qui s’opposent à l’interventionnisme.

Vu que nous assistons à une orientalisation, soit une islamisation croissante de l’Europe occidentale les analyses clairvoyantes de nos temps présents par Samuel P. Huntington méritent que nous y consacrions toute notre attention ; Huntington nous annonce le déclin de l’Occident en général et la perte d’identité européenne des Etats-Unis. Aujourd’hui âgé de 80 ans, ce professeur de Harvard n’est toutefois pas étiqueté « conservative » mais considéré comme un représentant du « liberal establishment ».

S’intéresser aux relations intellectuelles transatlantiques est une bonne chose et permet de se comprendre réciproquement. Jusqu’ici, le monde universitaire s’est limité à importer en Allemagne et en Europe le prêchi-prêcha du « politiquement correct » des « liberals », y compris les expressions du mépris que vouent les gauches à Bush qui, quand elles sont satiriques, satisfont leur orgueil blessé. Une poignée de conservateurs allemands critiquent aujourd’hui l’idéologie importée des « liberals » (qui s’expriment en Allemagne sous des oripeaux «écologistes ») mais cette démarche est insuffisante. Face à l’immigration de masse qui menace directement l’existence du peuple allemand, en tant que peuple porteur d’histoire et en tant que nation historique et politique, et l’avenir même de l’Europe toute entière, nous devons, en première instance, procéder à une analyse factuelle et objective de la situation et ne pas ergoter et pinailler sur nos préférences intellectuelles ou rêver à d’hypothétiques coalitions qui ne viendront jamais.

La politique extérieure américaine se caractérise depuis l’immixtion des Etats-Unis dans la politique mondiale (au moins depuis 1917) par la double nature de la puissance et de la morale qu’elle révèle. La conscience qu’ont les Américains de mener à bien une « mission » inspire cette politique globale ou planétaire, et vice-versa, dans la mesure où les démarches concrètes de cette politique étayent la vision messianique que distille la religiosité américaine.

Henry Kissinger était une exception : il se posait comme « réaliste » et les notions de « mission » ne l’intéressaient pas vraiment. Depuis la montée en puissance des « neocons », qu’ils soient adhérents des démocrates ou des républicains, l’aspect idéologique et para-religieux de la politique extérieure des Etats-Unis est passé à l’avant-plan. Force est de constater que les assises fondamentales de la politique extérieure des Etats-Unis réconcilient, in fine, les « liberals » et les « conservatives » : il nous suffit d’énumérer les grands événements de ces quinze ou vingt dernières années, avec l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, avec la politique balkanique (de Madeleine Albright), avec l’appui qu’apporte Washington à la candidature turque à l’UE, aux conflits qui ensanglantent le Proche- et le Moyen-Orient, etc.

Par ailleurs, la politique extérieure américaine se montre souvent fort dépendante des fluctuations de l’opinion publique intérieure. Hillary Clinton et d’autres candidats à la Présidence commencent à caresser cette opinion dans le sens du poil, en songeant à l’investiture de 2008, car, en effet, si les troupes américaines doivent se retirer d’Irak aussi peu glorieusement qu’elles se sont retirées du Vietnam, la politique extérieure américaine se trouvera confrontée à ses propres misères, aux monceaux de ruines qu’elle aura provoquées.

Quel rôle jouera la Turquie dans ce scénario ? Rien n’est certain. Quoi qu’il en soit, la paix entre Israël et la Palestine sera, une fois de plus, remise aux calendes grecques.

Herbert AMMON.

(article extrait de « Junge Freiheit », n°29/2007).

Théoriciens actuels de l’impérialisme américain

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Robert Kagan, Charles Krauthammer et Victor D. Hanson, théoriciens actuels de l’impérialisme américain

Les Etats-Unis, missionnaires de Dieu sur la Terre

par Francesco Dragosei

ee-uu-injerencia.jpgLes nouveaux prophètes d’un néo-darwinisme entre les Etats sont des historiens, des essayistes et des journalistes. Dans leurs écrits, ils annoncent l’avènement triomphal, en Amérique et dans le monde, de la loi du plus fort. Dans les travaux de Robert Kagan et de Charles Krauthammer, on découvre qu’une euphorie américano-centrée s’affirme tout de go, spéculant sur les retombées du 11 septembre 2001. Le néo-darwinisme en politique internationale est le frère cadet du néo-darwinisme économico-social, déjà bien présent sur la scène internationale. Ses prophètes? Les intellectuels qui, par leurs écrits, donnent du poids et une dignité théorique à la “brutalité de la praxis”, suggérée par le néo-conservatisme américain actuel. Ce sont des intellectuels de “droite” quand ils le veulent, ou qui ne se posent pas d’emblée comme tels s’ils veulent être plus insidieux. Ils écrivent généralement dans les colonnes du Washington Post. Ces historiens, essayistes et journalistes annoncent l’avènement triomphal, en Amérique et dans le monde, de la loi du plus fort, de celui qui s’adapte au mieux aux lois de la survie. Cette idéologie constitue un virage à 180 degrés par rapport à leurs homologues d’il y a une quinzaine d’années qui débattaient d’un possible déclin de l’Amérique.

L’une des coryphées du néo-darwinisme est sans conteste possible Robert Kagan, dont l’ouvrage emblématique le plus récent en langue italienne est Paradiso e potere, America e Europa nel nuovo ordine mondiale (ce livre a été édité chez Mondadori en Italie). Cet essai, désormais célèbre, est en réalité un opuscule assez banal et insignifiant, écrit rapidement, sur base d’un article, préalablement paru dans la revue «Policy Review», qui a été beaucoup lu et commenté. Le bagage documentaire de cet opuscule est ridicule, est une compilation de références bibliographiques quasi nulle, de notes prises sur d’autres notes, de comptes-rendus de colloque ou de conférence. Malgré ces lacunes, cet ouvrage fort mince est devenu le plus bel exemple, et même le manifeste, de cette euphorie américano-centrée rampante et néo-darwinienne, qui, depuis l’effrittement de l’épouvantail soviétique, a pris graduellement mais inexorablement la tête de beaucoup d’Américains.

Une vieille Europe émasculée, jalouse de la puissante Amérique

La “théorie” de Kagan est simple, simpliste même. L’Europe est vieille et émasculée, à cause des bains de sang des deux guerres mondiales, mais elle se montre envieuse, jalouse, de la puissante Amérique; son seul désir est dorénavant d’en castrer la puissance militaire, en lui imposant en sous main sa culture morbide et pacifiste de la diplomatie et des négociations : cette culture, l’Europa l’a héritée de l’idéal kantien de la paix perpétuelle —mais notre auteur ne cesse de répéter cette affirmation sans jamais citer directement un seul ouvrage de Kant ou de Hobbes), tandis que Hobbes constituerait la source de la culture belliqueuse et virile de l’Amérique. Par conséquent, l’unique voie à suivre pour l’Amérique est de balancer aux orties cette politique sous-jacente de pacifisme que cultive l’Europe, un pacifisme qu’ils jugent délétère; en conclusion, les Etats-Unis souhaitent continuer à asséner les coups de massue, qu’ils distribuent à qui mieux mieux, parce qu’ils sont les plus forts, prétend Kagan sans jamais imaginer, ne fût-ce qu’un seul instant, que le refus européen de ce qu’il appelle le “monde hobbesien” pourrait être un choix de civilisation, une hypothèse sur l’évolution des rapports futurs entre les nations.

Il se sent toutefois obligé de rassurer ses lecteurs et de leur dire que les raisons de l’Amérique ne sont pas aveugles et égoïstes mais visent également le bien de l’Europe et du reste du monde, dans la mesure où le monde entier aussi veut “faire avancer les principes de la civilisation et de l’ordre mondial libéral”. Selon Kagan et ses amis, donc, l’Amérique s’auto-investit d’une fonction, celle d’être l’unique interprète et l’unique garante du progrès, de la justice planétaire et de la paix. L’Amérique rêve donc d’un Etat (mondial) parfait, de devenir la puissance patronesse du monde, et sa tutrice, comme l’avait annoncé en son temps un Reinhold Niebuhr, nous rappelle Kagan (“la responsabilité de l’Amérique, c’est de résoudre les problèmes du monde”). Ou encore Benjamin Franklin : “La cause de l’Amérique est la cause de l’humanité tout entière”. Effectuons un saut en arrière et revenons à la Russie des années 20 du 20ième siècle et rappelons-nous la figure du grand “Bienfaiteur”, le chef absolu du vaste Etat planétaire, sinistre et mielleux, qui, dans le roman de Zamiatine, Nous, explique, sur un ton paternaliste, que le devoir de son Etat parfait, est de “faire courber l’échine des êtres ignorants qui peuplent les autres planètes pour que s’exerce le jeu bénéfique de la raison”. Et “s’ils ne comprennent pas que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact”, alors “nous les obligerons à être heureux”.

Ne pas observer les règles du droit international, pratiquer la guerre préventive

Dans un long article paru dans le numéro 70 de «The National Interest», le journaliste du Washington Post, Prix Pulitzer, Charles Krauthammer, après avoir rappellé que, déjà dans la lointaine année 1990, à rebours des prévisions sur le déclin des Etats-Unis, il avait préconisé, pour l’avenir, une unipolarité américaine, et relevé, avec orgeuil, que “le budget militaire américain dépassait ceux, additionnés, des vingt pays suivants”, et qu’il n’y avait donc aucun signe réellement tangible de déclin; en plus de cette supériorité militaire, l’Amérique, ajoutait-il, détenait la primauté économique, technologique, linguistique et culturelle. Son triomphalisme, fruit d’une faculté typiquement américaine de transformer toute défaite en un contre-récit optimiste (c’est là une faculté que nous appelerons l’ “élaboration euphorique du deuil”), repose sur une tragédie, en apparence peu “triomphale”, celle du 11 septembre; il transforme, avec la magie d’un alchimiste, le coup le plus grave jamais porté sur le sol américain, en un mythe sur l’invulnérabilité de l’Amérique. Il observe avec cynisme : “S’il n’y avait pas eu le 11 septembre, le géant serait resté endormi [...] Grâce au fait qu’il ait pu démontrer ses capacités de récupérer [...] Le sens de l’invulnérabilité a acquis, au sein de la population, une dimension nouvelle”. Toujours à la suite des événements fatidiques du 11 septembre, Krauthammer se donne un alibi pour légitimer moralement la nouvelle politique américaine, celle de ne pas observer les règles du droit international et de pratiquer la guerre préventive : “Le 11 septembre a servi de catalyseur et a fait émerger la conscience [...] que la première mission des Etats-Unis est de se prémunir contre de telles armes”.

Après avoir pointé du doigt la “sinistre” politique des Lilliputiens européens, qui consiste à immobiliser le Gulliver américain “à l’aide d’une myriade de ficelles qui réduisent sa puissance”, Krauthammer conclut : au fond, dit-il, les Etats-Unis, en poursuivant leurs propres intérêts, poursuivent aussi ceux des Européens ingrats, surtout quand il s’agit d’apporter la paix au monde.

L’histoire militaire occidentale selon Hanson

Dans un livre substantiel et bien documenté, intitulé Carnage and Culture, le célèbre historien militaire Victor Davis Hanson effectue un travail d’anamnèse historique en profondeur et part, dans sa démonstration, de la Bataille de Salamine. Son livre est sérieux, très scientifique, mais, face au petit opuscule de Kagan et aux essais de Krauthammer, il constitue une arme bien plus insidieuse et effilée dans le dispositif néo-darwiniste. Hanson analyse toutes les batailles qui ont fait date, comme Salamine (480 av.J.C.), Gaugamèle (331 av.J.C.), Canne (216 av. J.C.), Poitiers (732), Tenochtitlàn (1520), Midway (1942), Tet (1968); Hanson donne corps, ainsi, à la théorie d’un Occident qui a la primauté méconnue, depuis fort longtemps, d’être le plus “létal” quand il fait la guerre (“Brutal Western lethality”, pour reprendre ses paroles), une brutalité qui dérive directement du primat que possède, de fait, sa culture. Que ce soit les Grecs ou les Romains, les Macédoniens d’Alexandre ou les Espagnols de Cortès, ou encore les Américains dans le Pacifique, tous ont obtenu des victoires écrasantes sur des “non occidentaux” (Non Westerners), soit, en l’occurrence des Noirs, des Jaunes ou tous autres peuples qui ne sont pas parfaitement blancs. Ces victoires ne sont pas nécessairement dues à la supériorité de leur organisation ou de leur technologie (par exemple la poudre à canon). Ces victoires, ils les doivent à une “plus-value” civile, faite de discipline, de démocratie, de liberté, d’esprit d’initiative et d’individualisme.

Quant aux inévitables pages sombres de l’histoire occidentale, Hanson —en utilisant cette capacité d’”euphoriser” le travail de deuil que nous avions déjà observé chez Krauthammer— parvient à transformer ces défaites occidentales (de la bataille de Cannae à Wounded Knee et à l’offensive du Tet) en victoires de fond, car, explique-t-il, les non occidentaux n’ont obtenu la victoire que dans la mesure où ils se sont approprié les armes, les technologies et les idées de l’Occident. Les jeux sont faits. En allongeant et en étirant quelque peu sa théorie sur les triomphes de l’Occident, Hanson parvient à interpréter la défaite américaine au Vietnam de façon telle qu’il en fait une victoire. La bataille de Khesanh, par exemple, il explique avec un orgeuil mal dissimulé, est certes une défaite américaine, mais aussi une victoire à la Pyrrhus des Vietnamiens, en ce sens que la supériorité matérielle des Américains a fait que le nombre de leurs morts est resté très réduit : un mort américain pour cinquante morts vietnamiens. Ces proportions équivalent plus ou moins aux pertes des espagnols de Cortès devant les Aztèques. Désolé, Hanson confesse toutefois que la victoire américaine s’est muée en défaite, par masochisme, à cause de l’hystérie et des distorsions de la presse, de la télévision et de la gauche américaine.

En raisonnant de la sorte, Hanson rappelle la guerre du Vietnam et la sanctifie (toujours en utilisant, malgré tout, des termes dépréciatifs, comme “horrendous slaughter”, d’”horribles massacres”, “blood bath”, des “bains de sang”, etc.), mais, simultanément, et de manière tacite, il ramène le primat guerrier et civil de l’Occident à l’actuelle supériorité militaire (et aussi civile) des Etats-Unis.

Sortir l’Amérique du syndrôme vietnamien

En outre, son livre s’inscrit, mine de rien, dans ce vaste ensemble de narrations réécrites qui visent à sortir l’Amérique de la dépression qui a suivi l’aventure vietnamienne et qui, malgré de fréquentes déclarations contraires, continue à souffir d’une intolérance génétique vis-à-vis de toutes formes de défaite, d’échec, de deuil. Ces “réécritures” relèvent, notamment, de ce célèbre récit national et populaire qui a pour personnage Rambo, porteur du mythe de la trahison du soldat américain héroïque, poignardé dans le dos par l’odieuse bureaucratie politique, militaire et médiatique.

Terminons en évoquant une voix qui n’appartient en aucune façon à cet aréopage de néo-darwinistes et qui s’exprime dans une publication très sérieuse, qui, elle, n’hésite pas à critiquer l’Amérique et sa politique; cette voix, pourtant, contribue au triomphalisme ambiant de manière subtile. Il s’agit d’un article paru en mai 2003 dans les colonnes de l’«Atlantic Monthly», dû à la plume de David Brooks, l’auteur, entre nombreux autres ouvrages, d’une “cover story” de grande ampleur, très complète (12 pages denses) portant sur les différences entre l’Amérique rouge et l’Amérique bleue. Dans son article, Brooks se réfère au livre Democratic Vistas de Walt Whitman (écrit en 1871), et rappelle que le grand poète —à rebours des anti-américains obtus d’aujourd’hui— avait bien compris que l’Amérique était (et reste) un pays fort diversifié et varié, composé d’hommes bons et moins bons, et que sa force consistait (et consiste) à ne pas dévier du chemin qu’elle avait décidé d’emprunter, c’est-à-dire celui de sa “mission historique”, qui est de se poser comme le guide du monde, même dans les moments où le leadership est médiocre (Woods fait directement allusion à Bush). A la lecture de cet article de Woods, on se laisse, à son insu, prendre aux ardeurs nationalistes et messianiques du poète de New York. Woods le rappelle avec nostalgie son blâme adressé aux Américains : “Whitman avait un sens subtil du caractère unique de la mission historique de l’Amérique (“America's unique historical mission”), que Dieu lui-même ou le destin ont assigné à ce pays, pour qu’il diffuse la démocratie dans le monde et qu’il promeuve partout la liberté”.

En avançant de tels arguments, Brooks rejette l’hypothèse d’une Amérique différente, alors qu’il venait lui-même de l’énoncer, et donne, sans doute sans le vouloir vraiment, la main aux Kagan, Krauthammer et Hanson. Il apporte, sûrement malgré lui, une contribution involontaire à la rupture générale qu’annoncent ce “bushisme” militant et l’Amérique, rupture du pacte qui unit théoriquement les peuples au sein des “Nations Unies” et postule la parité démocratique entre les nations. Brooks, avec sa vision de l’Amérique, aussi sympathique qu’elle puisse sembler, rejoint ainsi ceux qui affirment, haut et clair, que l’Amérique a une mission planétaire, légitimée par sa prépondérance militaire, renforcée par sa conscience messianique retrouvée. 

Francesco DRAGOSEI,

Mardi 19 août 2003 – article tiré du site materialiresistenti

Paul Lensch

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Le socialiste marxiste Paul Lensch, théoricien de la Nation comme sujet actif du progrès historique

par Joseph Schüsslburner

220px-LenschPaul.jpgDrei Jahre Weltrevolution [Trois ans de Révolution mondiale] : tel était le titre d’une publication due à la plume d’un député social-démocrate (SPD) du Reichstag, Paul Lensch, parue lors de la troisième année de la Grande Guerre. Cette publication constituait le troisième volet d’une trilogie, dont la première partie était sortie de presse en 1915, sous le titre de Die deutsche Sozialdemokratie und der Weltkrieg [La social-démocratie allemande et la Guerre mondiale], et dont la seconde partie, intitulée Die Sozialdemokratie, ihr Ende und ihr Glück [La social-démocratie, sa fin et sa chance], avait été publiée en 1916. Cette trilogie a été suivie, à la fin du conflit, par une autre brochure, dont le titre était Am Ausgang der deutschen Sozialdemokratie [Quand vient la fin de la social-démocratie allemande]. La lecture de cette trilogie et de cette brochure est fascinante, indépendamment du fait qu’il faille toujours étudier en toute autonomie les sources directes, sans passer sous les fourches caudines de la tutelle que veulent exercer les professionnels orwelliens de la correction systématique du passé. L’œuvre de Lensch nous montre comment un marxiste internationaliste devient un socialiste national, tout en conservant son mode d’argumentation de mouture marxiste. Si bien qu’il est possible de le considérer comme un précurseur du mouvement qui s’appelera —ce n’est évidemment pas un hasard— “national-socialiste”.

Paul Lensch appartenait à l’aile gauche de la SPD, c’est-à-dire à une minorité de la fraction social-démocrate du Reichstag, qui avait pour intention première de refuser de voter les crédits de guerre, qui voulait donner à la gestion allemande de la belligérance une légitimité démocratique. Dans ce contexte toutefois, Lensch va rapidement opérer un changement, comme on pouvait le prévoir pour tout le courant révisionniste de gauche au sein du parti, courant que le politologue Abraham Ascher nommera les “radical imperialists” au sein de la SPD.

L’argumentation des “révisionnistes de gauche”, dont Lensch, repose sur la théorie de l’impérialisme de Lénine. En réfléchissant à la substance des écrits de Lénine sur l’impérialisme, ce courant de gauche au sein de la SPD allemande en est venu à constater que l’Empire allemand, grâce à l’action politique des socialistes au cours des décennies qui ont précédé 1914, est un Etat progressiste, à la pointe du progrès social. Dans ce contexte, l’Allemagne de Guillaume II a une mission historique, estiment-ils : celle de mener à bien la révolution socialiste contre l’impérialisme mondialiste britannique. Lensch et ses camarades constatent, en partant de leur point de vue léniniste, que le service militaire généralisé, l’obligation de scolarité et les institutions démocratiques allemandes, sanctionnées par le suffrage universel qui permet à tous d’élire les députés du Reichstag, ont émancipé la classe ouvrière allemande bien plus que ses homologues dans le reste du monde. Le progrès a donc, à leurs yeux, été réalisé de manière bien plus complète en Allemagne qu’ailleurs.

L’émancipation ouvrière, amorcée sous le Reich de Bismarck, amènera la fin de la lutte des classes, comme l’annonce clairement l’émergence de facto d’une communauté populaire de combat, ainsi que l’attestent les événements vécus d’août 1914, où l’on a vu s’opérer la fusion du nationalisme et du socialisme. Ces événements ont nettement prouvé que la social-démocratisation de la vie politique allemande avant 1914 a induit une nationalisation de la classe ouvrière allemande.

La guerre mondiale, dans cette perspective, correspond bien à ce qu’avait prophétisé Marx, qui voyait en la guerre la sage-femme qui allait accoucher de la révolution, et même de la révolution mondiale. Se souvenant des écrits de Marx dans les années 1840-1850, Lensch et ses amis constate aussi que la guerre mondiale en cours va unir définitivement l’Allemagne et l’Autriche, même si les questions constitutionnelles n’étaient pas encore envisagées ; la guerre allait accoucher d’un Empire grand-allemand et réalisé de la sorte le rêve des révolutionnaires démocratiques de 1848. En outre, toujours selon la même logique tirée des écrits de Marx, la guerre mondiale en cours est la suite normale de la guerre d’unification de 1871.

Dans la mesure où l’Allemagne de 1914 affronte la Russie tsariste, le rêve de Karl Marx se réalise : une guerre révolutionnaire contre la Russie réactionnaire a enfin commencé! Celle-ci n’avait pas pu encore être détruite, pensent Lensch et ses camarades socialistes de gauche, parce que la situation de l’Allemagne était telle qu’elle devait tenir compte des intérêts russes. La victoire sur la Russie tsariste, pense Lensch, permettra aux socialistes allemands de vaincre l’“Angleterre intérieure”, représentée, à ses yeux, par les Junker prussiens (on s’étonne de constater que la liberté d’expression était largement accordée dans l’Empire allemand, même en pleine guerre!). Les Junker, en effet, veulent conserver un suffrage censitaire en Prusse, ce qui empêche la constitution d’une communauté populaire véritablement démocratique, donc national(ist)e. Vu les fortes positions de la social-démocratie en Allemagne, une victoire allemande dans la guerre en cours signifierait une victoire de la théorie marxiste, surtout vis-à-vis des partis socialites étrangers, dont les orientations politiques et sociales étaient nettement moins déterminées par l’œuvre de Marx. Pour Lensch, l’enjeu historique primordial de la guerre mondiale en cours était la lutte entre une Allemagne socialiste et le libéralisme britannique. Si celui-ci gagne la partie, le capitalisme organisé règnera sur le monde. C’est pourquoi le socialisme qui dépasse la lutte des classes est une forme d’organisation sociale supérieure qui conduira à l’émergence d’une véritable communauté populaire, qui devra rendre impossible le règne du capitalisme total à l’anglaise.

Au cœur de tous ses écrits, Lensch critique les positions pro-britanniques que prennent bon nombre de sociaux-démocrates. En ce sens, ses textes restent intéressants pour comprendre la critique récurrente de la politique anglaise. Ils méritent d’être encore lus et relus sous cet angle. En avançant ses arguments, Lensch applique avec pertinence à la politique étrangère les catégories conceptuelles forgées par Karl Marx et Friedrich Engels sur la lutte des classes, où l’Angleterre apparaît comme la puissance exploitrice et réactionnaire par excellence,dont l’immense empire doit être conduit à l’effondrement par la guerre mondiale qui, de fait, est une révolution mondiale.

Quand l’Allemagne perd finalement la partie, Lensch retombe sur les pattes, à sa manière. Il revient à l’anglophilie social-démocrate, qu’il avait pourtant critiquée. Sous la pression de la guerre mondiale, l’Angleterre avait changé, pensait-il. En politique intérieure, elle avait adopté les principes allemands du capitalisme organisé ; elle avait décrété le service militaire obligatoire, qui est d’essence démocratique ; elle était ainsi, à son tour, devenue une puissance progressiste. Malgré ces concessions positives, Lensch développe toutefois, dans son argumentation théorique d’après 1918, un point négatif, sur le plan de sa théorie générale du progrès : la victoire anglaise a certes porté la SPD au pouvoir sans partage, ce qui permettait d’ouvrir sans obstacle la voix au socialisme, mais elle avait simultanément détruit en Allemagne les éléments concrets qui en faisaient un pays totalement progressiste, dans une perspective marxiste. Pour réaliser un véritable socialisme, expliquait Lensch après 1918, il aurait fallu conserver l’armée prussienne-allemande et le gouvernement des fonctionnaires non partisans pour enrayer les tendances ploutocratiques du parlementarisme.

Les conditions dictées par le Traité de Versailles sanctionnent la victoire du capitalisme réactionnaire, ce qui, pour Lensch, implique, à l’évidence, qu’il faut dorénavant transposer les catégories marxistes de la lutte des classes dans la sphère de la politique internationale, de manière à penser la situation globale de manière féconde. Malgré les résultats contradictoires de la guerre mondiale, Lensch continuait à penser que l’Allemagne conservait son rôle de puissance sociale-révolutionnaire, dont l’importance était capitale, était d’une importance cruciale pour l’histoire future du monde. Elle pouvait d’autant mieux le jouer que la social-démocratie était victorieuse sur le plan intérieur et que la réaction avait été mise hors jeu. La “mascarade monarchique” avait disparu, ce qui rendait plus visible encore la disparition du facteur “réaction”. Pour pouvoir mener à bien cette lutte des classes au niveau international, il fallait d’abord, pensait Lensch, poursuivre la lutte des classes à l’intérieur, c’est-à-dire maintenir à flot cette idée concrète de communauté populaire, comme en août 1914.

Au fil des arguments avancés par Lensch, on constate, chez lui comme chez d’autres révisionnistes de gauche de l’époque, tel l’Italien Benito Mussolini, que la nation active, finalement, prend la place de la classe ouvrière en tant que sujet agissant du progrès historique. Il convient dès lors de mener une lutte internationale de libération contre le nouvel ordre imposé à Versailles, ce qui revient à poursuivre la guerre qui fut une révolution mondiale et à préparer une deuxième guerre, dès que la lutte des classes sur le front intérieur aura été parachevée sous l’égide d’un socialisme porté par un chef charismatique.

Paul Lensch fut pendant la “révolution de Novembre”, c’est-à-dire pendant les troubles qui ont immédiatement suivi l’armistice du 11 novembre 1918, l’intermédiaire entre les députés du peuple et l’état-major général des armées. Plus tard, il ne trouva pas de majorité au sein de la SPD pour appuyer ses projets révolutionnaires. En 1922, parce qu’il a coopéré à la neutralisation de la révolte spartakiste, il est exclu de la SPD. Son destin nous oblige toutefois à poser un question importante, dans le contexte du sort que l’on fait subir à la vérité historique en RFA aujourd’hui : n’était-ce qu’une foucade polémique de Crispien, porte-paroles de l’USPD pré-communiste et dissidente de la SPD jugée trop fade, d’avoir utilisé le vocable de “national-socialiste” pour désigner cette SPD majoritaire, après l’élimination du spartakisme? La paternité du vocable ne revient pas à ce Crispien ; le terme a été utilisé pour la première fois en 1897 par les dissidents de la social-démocratie austro-hongroise dans l’espace tchèque (Bohème et Moravie) qui ont nommé leur parti Ceskoslovenska strana narodnescosocialisticka, soit “Parti national-socialiste tchécoslovaque”. En 1903, en réaction à la création de cette formation nationale-socialiste tchécoslovaque, les socialistes allemands de la région des Sudètes fondent un Deutsche Arbeiterpartei , soit un “Parti ouvrier allemand”, qui sera débaptisé en 1918 pour se nommer “Deutsche National-sozialistische Arbeiterpartei” [Parti ouvrier national-socialiste allemand], qui anticipera directement la NSDAP hitlérienne.

L’itinéraire personnel de Paul Lensch, député socialiste du Reichstag, explique pourquoi les figures de proue du socialisme allemand d’après 1945, tels Kurt Schumacher, qui fut Président de la SPD, ou Johann Plenge, n’ont jamais cessé de dire que l’émergence du national-socialisme n’a été possible qu’à cause de l’existence préalable du socialisme. Il existe donc bel et bien une évolution logique qui partirait du socialisme marxiste pour aboutir au national-socialisme. Cette évolution n’est pas purement dialectique, mais organique. Elle a été rendue possible en Allemagne après 1918, à cause des conditions trop contraingnantes du Traité de Versailles, qui ont obligé l’Allemagne vaincue à suivre une voie propre, particulière, que l’on ne peut comparer à celles des pays voisins.

Analyser les écrits de Paul Lensch, examiner le développement successif de sa vision politique, nous permet de mieux comprendre aujourd’hui quel a été le contexte idéologique et intellectuel purement socialiste —et marxiste-léniniste— dans lequel a émergé le national-socialisme allemand.

Josef SCHÜSSLBURNER.

(article tiré de Junge Freiheit, n°5/1998).


A bâtons rompus avec Robert Steuckers

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A bâtons rompus avec Robert Steuckers

Uccle, mai 2014

Par les animateurs du Cercle "L'Heure Asie"
( http://lheurasie.hautetfort.com )

 

Entretien inédit avec Julius EVOLA

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Entretien inédit avec Julius EVOLA

Moi, Tzara et Marinetti

Documents retrouvés par Marco DOLCETTA

Nous publions ici quelques extraits d'un entretien télévisé inédit d'Evola, transmis sur les ondes en 1971 par la TFI, la télévision suisse de langue française. Cet entretien rappelait aux téléspectateurs la période où Evola fut un peintre dadaïste...

Julius-Evola-Obamicon-Tradition.pngEn mars 1971, je fréquentais à Paris l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, pour obtenir un doctorat en philosophie politique. Mais le cinéma et la télévision m'intéressaient déjà. Un soir, j'ai discuté avec Jean-José Marchand qui réalisait alors pour l'ORTF «Les Archives du XXième siècle» et cette discussion nous a conduit à une collaboration fructueuse. Nous étions tous deux animés du désir de rencontrer Julius Evola. Nous voulions l'introduire dans une série d'entretiens portant sur trois points importants du dadaïsme. J'ai organisé cet entretien et il a duré longtemps... Au départ, Evola n'y était pas entièrement hostile, mais il demeurait sceptique. Puis, dans un français impeccable, il m'a parlé très longtemps de l'expérience dada et des doctrines ésotériques. De ce long dialogue, la télévision n'a retenu que trois minutes...

Pour la postérité je dois signaler qu'Evola a refusé de répondre à deux questions. La première: «Dans le Livre du Gotha qui appartenait à mon ancien camarade de collège à Genève, Vittorio Emanuele de Savoie, et à son père Umberto, il n'y a pas de Baron Evola qui soit mentionné. Etes-vous vraiment baron?». La seconde: «Pourquoi, dans l'édition Hoepli de 1941 de votre livre de synthèse des doctrines de la race avez-vous mis en illustration un portrait de Rudolf Steiner, sans mentionner son nom, mais en signalant qu'il était un exemple de race nordico-dinarique, de type ascétique, doté d'un pouvoir de pénétration spirituelle?». Ce jour-là, j'ai compris que Steiner avait cessé de l'intéresser, voire de lui plaire. Evola me fit une grande et belle impression. Voici quelques petits extraits de notre long entretien...

Q.: Parlons du dadaïsme. Quelles ont été ses manifestations en Italie et quelle a été votre contribution personnelle au dadaïsme?

Il faut d'abord souligner qu'il n'y a pas eu de mouvement dadaïste au sens propre en Italie. Il y avait un petit groupe réuni autour de Cantarelli et Fiozzi qui avait publié une petite revue appelée Blu,  à laquelle ont collaboré des dadaïstes, mais c'est Tzara qui m'en a appris l'existence. Plus tard, j'y ai moi-même apporté ma collaboration, mais cette revue n'a connu que trois numéros. Pour le reste, j'ai organisé une exposition de mes œuvres en Italie et une autre en Allemagne, dans la galerie Der Sturm  de Monsieur von Walden. Il y avait soixante tableaux. En 1923, j'ai participé à une exposition collective, avec Fiozzi et Cantarelli en Italie, à la galerie d'Art Moderne de Bragaglia; ensuite, j'ai publié un opuscule intitulé Arte Astratta  pour la Collection Dada. Donc: de la peinture, de la poésie et mon interprétation théorique de l'art abstrait. Et puis, j'ai prononcé des conférences, notamment sur Dada à l'Université de Rome. Ensuite, j'ai écrit un poème: La Parola Oscura del Paesaggio Interiore, un poème à quatre voix en langue française, qui a été publié pour la Collection Dada en 1920 à 99 exemplaires. Ce poème a été réédité récemment par l'éditeur Scheiwiller de Milan.

A Rome, il y avait une salle de concert très connue dans un certain milieu et qui s'appelait L'Augusteo.  Au-dessus de cette salle, un peintre futuriste italien, Arturo Ciacelli, avait créé un cabaret à la française: Le Grotte dell'Augusteo.  Dans ce cabaret, il y avait deux salles que j'ai décorées moi-même. C'était un petit théâtre, dans lequel il y a eu une manifestation dada, où l'on a récité mon poème à quatre voix, avec quatre personnages évidemment, trois hommes et une fille qui, pendant cette récitation, buvaient du champagne et fumaient, et la musique de fond était de Helbert, de Satie et d'autres musiciens de cette veine; cette soirée avait été réservée uniquement à des invités, chacun recevant un petit talisman dada. Nous avions l'intention de nous focaliser uniquement sur le dadaïsme, en l'introduisant en même temps que le manifeste dada; malheureusement, la personne qui avait promis une aide financière n'a pas...

Q.: ...n'a pas tenu sa promesse.

En effet, elle n'a pas tenu sa promesse... Quant à l'exposition dadaïste, elle ne se contentait pas seulement d'exposer des tableaux; nous avions l'intention déclarée de choquer le plus possible les bourgeois et il y avait dans la salle toute une série d'autres manifestations. A l'entrée, chaque invité était traité comme un vilain curieux, ensuite, à travers toute la salle, étaient inscrites des paroles de Tristan Tzara: «J'aimerais aller au lit avec le Pape!». «Vous ne me comprenez pas? Nous non plus, comme c'est triste!». «Enfin, avant nous, la blennorragie, après nous, le déluge». Enfin, sur chaque cadre, il y avait écrit en petit, des phrases telles: «Achetez ce cadre, s'il vous plait, il coûte 2,50 francs». Sur une autre scène à regarder, on dansait le shimmy,  ou, selon les goûts, s'étalaient les antipathies de Dada: «Dada n'aime pas la Sainte Vierge». «Le vrai Dada est contre Dada»,  et ainsi de suite. Par conséquent, vu cette inclinaison à laquelle nous tenions beaucoup, parce que, pour nous, une certaine mystification, un certain euphémisme, une certaine ironie étaient des composantes essentielles du dadaïsme, vous pouvez donc bien imaginer quel fut en général l'accueil que recevait le public lors de ces soirées, de ces manifestations dadaïstes; elles n'étaient pas organisées pour que l'on s'intéresse à l'art, mais pour nous permettre de faire du chahut: on recevait les visiteurs en leur jettant à la tête des légumes ou des œufs pourris! A part le public en général, les critiques ne nous prenaient même pas au sérieux... Ils n'avaient pas l'impression que nous faisions là quelque chose de sérieux, ou du moins, dirais-je, de très sérieux, au-delà de ce masque d'euphémisme et de mystification. C'est pourquoi je puis dire qu'en Italie le dadaïsme n'a pas eu de suite. Quand je m'en suis allé, après avoir publié trois ou quatre numéros, le Groupe de Mantoue s'est retiré dans le silence, et il n'a pas eu de successeur...

Q.: Retrospectivement, que pensez-vous aujourd'hui de l'expérience dadaïste et du dadaïsme?

Comme je vous l'ai dit, pour nous, le dadaïsme était quelque chose de très sérieux, mais sa signification n'était pas artistique au premier chef. Pour nous, ce n'était pas d'abord une tentative de créer un art nouveau, en cela nous étions à l'opposé du futurisme qui s'emballait pour l'avenir, pour la civilisation moderne, la vitesse, la machine. Tout cela n'existait pas pour nous. C'est la raison pour laquelle il faut considérer le dadaïsme, et aussi partiellement l'art abstrait, comme un phénomène de reflet, comme la manifestation d'une crise existentielle très profonde. On en était arrivé au point zéro des valeurs, donc il n'y avait pas une grande variété de choix pour ceux qui ont fait sérieusement cette expérience du dadaïsme: se tuer ou changer de voie. Beaucoup l'ont fait. Par exemple Aragon, Breton, Soupault. Tzara lui-même a reçu en Italie, peu de temps avant sa mort, un prix de poésie quasi académique. En Italie, nous avons connu des phénomènes analogues: Papini, conjointement au groupe auquel il était lié quand il jouait les anarchistes et les individualistes, est devenu ultérieurement catholique. Ardengo Soffici, qui était un peintre bien connu quand il s'occupait d'expressionnisme, de cubisme et de futurisme, est devenu traditionaliste au sens le plus strict du terme. Voilà donc l'une de ces possibilités, si l'on ne reste pas seul sur ses propres positions. Une troisième possibilité, c'est de se jeter dans l'aventure, c'est le type Rimbaud... On pourrait même dire que la méthode dadaïste n'est pas sans un certain rapport avec la formule “Dada Toujours”, telle que je l'ai interprétée, et qui est aussi la formule d'Arthur Rimbaud, celle de maîtriser tous les sens pour devenir voyant. Comme je l'ai dit, l'autre solution est de se lancer dans une aventure, comme le firent d'une certaine façon Blaise Cendrars et d'autres personnes. Pour finir, il y a bien sûr d'autres possibilités positives, si bien que la nature inconsciente mais réelle de ce mouvement est une volonté de libération, de transcendance.

Poser une limite à cette expérience et chercher à s'ouvrir un chemin, ou choisir d'autres champs où cette volonté pourrait être satisfaite: c'est ce que je faisais en ce temps, après le très grave moment de crise auquel j'ai survécu par miracle. Je suis... parce que l'arrière-plan existentiel qui avait justifié mon expérience dadaïste n'existe plus. Je n'avais plus aucune raison de m'occuper de cette chose, et je suis passé à mes activités pour lesquelles je suis... essentiellement connu.

Q.: Que pensez-vous du regain d'intérêt aujourd'hui pour le mouvement dadaïste, regain qui provient de milieux variés?

A ce propos, je suis très sceptique, parce que, selon mon interprétation, le dadaïsme constitue une limite: il n'y a pas quelque chose au-delà du dadaïsme, et je viens de vous indiquer quelles sont les possibilités tragiques qui se présentent à ceux qui ont vécu profondément cette expérience. Par conséquent, je dis que l'on peut s'intéresser au dadaïsme d'un point de vue historique, mais je dis aussi que la nouvelle génération ne peut pas en tirer quelque chose de positif: c'est absolument exclu.

(Interview paru dans L'Italia Settimanale, n°25/1994; trad. franç.: Robert Steuckers).

Paris, Radio Courtoisie: révolution conservatrice

Pierre Gripari

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Pierre Gripari

par Pierre Monnier

(paru dans Minute, 1990)

C'est une histoire très simple. En 1990, un homme est mort à l'âge de 65 ans dont très peu de gens savaient qu'il était un très grand écrivain. Seuls quelques-uns pour qui la lecture est une drogue lui vouaient une admiration sans bavure.

Il y a une quinzaine d'années, l'un des admirateurs de Pierre Gripari décida de lui rendre un hommage original. Il le pria de se rendre auprès de lui dans la capitale de l'Autriche où il habitait. Quelques jours plus tard, devant la gare de Vienne, une fanfare accueillait à la descente du train de Paris un gaillard souriant, au regard vif derrière d'énormes lunettes de myope. Les acclamations d'un petit groupe lui faisaient un visage hilare. L'inviteur qui tenait à fêter un grand écrivain français méconnu se nommait Jean-Jacques Langendorf. Il dirigeait lui-même la fanfare. Vladimir Dimitrijevic se réjouissait de l'amicale aubade offerte à l'auteur qu'il défendait de tout son cœur au sein de sa maison d'édition l'Age d'homme. Quant à Pierre Gripari, jamais il n'avait connu aussi bruyant hommage.

Pierre Gripari est pourtant l'auteur d'une soixantaine de textes de toute nature, nouvelles, romans, adaptations théâtrales, pièces pour le café-théâtre, poésie, anthologies, aphorismes, pièces et livres pour enfants (ces livres pour enfants dont les Contes de la rue Broca connaissent un succès ininterrompu). Leur énumération tiendrait ici trop de place, de Pierrot-la-luneà Frère gaucher, de Reflets et réflexesà La vie, la mort et la résurrection de Socrate-Marie Gripotard, mais si vous ignorez tout de cette œuvre, foncez et procurez-vous Je suis un rêve et autres contes exemplaires. C'est un choix judicieux de 33 textes établi par Jean-Pierre Rudin aux éditions de Fallois-L'Age d'homme.

pgr41FmIkDRdLL.jpgJe sais que, quand vous aurez lu celui-là, vous ne dormirez pas avant d'aller voir plus loin. Le recueil est préfacé par l’orfèvre Jean Dutourd : "Il avait tous les dons : le style, la gaieté, la légèreté, la profondeur, la fantaisie et, par-ci, par-là, de ces idées saugrenues qui font chanter une œuvre. Rien n'est plus invisible que le talent. Celui de Gripari était immense, éclatant, il crevait les yeux, comme on dit, et à peu près personne ne le voyait."

Vous avez compris que, toute affaire cessante, il faut lire Gripari. Dans la forme la plus directe, avec une déconcertante aisance, Gripari raconte, comme en se laissant aller, sans qu'un mot paraisse en surnombre et sans qu'il y ait à rajouter. La perfection de l'écriture. Je ne résiste pas au plaisir de vous faire juge. Voici la fin d'un petit conte d'une vingtaine de lignes. Dieu qui a créé le monde vient examiner son oeuvre en fin de semaine :

"Puis il vit l'homme, et fit la grimace :

  • C'est de moins en moins ça, songea-t-il. Ensuite il vit la femme :
  • Oh la la ! On voit bien que je l'ai faite à la fin de semaine ! J'étais fatigué.

Alors ce matin-là, en pleine aurore de ses forces, Dieu décida de faire, tout de suite, son chef-d'œuvre... Et il créa le chat."

Gripari traite avec naturel et désinvolture les sujets les plus divers et ne tombe jamais dans le piège du didactisme. Il sait trop bien "dire" pour n'avoir jamais besoin "d'expliquer". Il est irrespectueux, insolent, arrogant parfois, et toujours en souriant. Quand les exégètes s’empareront de son œuvre, on sera stupéfait de découvrir l'ampleur et les prolongements d'un tel ouvrage élaboré dans la diversité, l'imagination, la curiosité légère et l'ironie. On essaiera d'approcher l'homme et l'on découvrira qu'il vivait et travaillait dans une petite chambre au premier étage d'un vieil immeuble, rue de la Folie-Méricourt. Quelques livres et un lit que chaque jour il relevait pour l'encastrer dans le mur. Des murs presque nus sur lesquels étaient épinglées trois ou quatre images parmi lesquelles un dessin de Claude Verlinde... Tant de talent et d'érudition dans un décor aussi simple. Les éditions de L'Age d'homme ont publié un attachant Gripari, mode d'emploi ; des entretiens révélateurs avec son ami Alain Paucard (que je salue au passage, celui-là aussi, un singulier bien fait pour s’entendre avec Pierrot-la-lune). Dans ce dense petit livre, Pierre Gripari se raconte sans chiqué avec une sincérité qui ajoute à sa "présence". Bien sûr, il faut lire Gripari. Si vous aimez les textes courts et rapides, si vous êtes pressé, procurez-vous Du rire et de l'horreur et Reflets et réflexes, des aphorismes, des mots, des sourires.

Pour terminer voici encore Jean Dutourd : "Il était l'image quasi idéale du ronchon, c’est-à-dire d'un homme qui aime tout et qui est sceptique sur tout. Mais je m'aperçois que cela pourrait être aussi bien la définition du grand écrivain."

 

Roberto Michels

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Roberto Michels : un socialisme au-delà des oligarchies

par Alessandro Campi

Source : Alessandro CAMPI, revue Vouloir n°50/51 (nov. 1988). Texte issu de Diorama Letterario, Florence ; tr. fr. R. Steuckers.

1. Roberto Michels,un homme, une carrière

Michels.gifRoberto Michels, le grand sociologue italo-allemand, principal représentant, avecVilfredo Paretoet Gaetano Mosca, de l'école "élitiste" italienne. Michels est né à Cologne en 1876, dans une famille de riches commerçants d'ascendance allemande, flamande et française. Après des études commencées au Lycée français de Berlin et poursuivies en Angleterre, en France et à Munich en Bavière, il obtient son doctorat à Halle en 1900, sous l'égide de Droysen, en présentant une thèse sur l'argumentation historique. Dès sa prime jeunesse, il milite activement au sein du parti socialiste, ce qui lui attire l'hostilité des autorités académiques et rend difficile son insertion dans les milieux universitaires. En 1901, grâce à l'appui de Max Weber, il obtient son 1er poste de professeur à l'Université de Marbourg.

Ses contacts avec les milieux socialistes belges, italiens et français sont nombreux et étroits. Entre 1904 et 1908, il collabore au mensuel français Le Mouvement socialiste et participe, en qualité de délégué, à divers congrès sociaux-démocrates. Cette période est décisive pour lui, car il rencontre Georges Sorel, Edouard Berth et les syndicalistes révolutionnaires italiens Arturo Labriola et Enrico Leone. Sous son influence, s'amorce le processus de révision du marxisme théorique ainsi que lacritique du réformismedes dirigeants socialistes. La conception activiste, volontariste et antiparlementaire que Michels a du socialisme ne se concilie pas avecl'involution parlementariste et bureaucratique du mouvement social-démocrate. Ce hiatus le porte à abandonner graduellement la politique active et à intensifier ses recherches scientifiques. A partir de 1905, Max Weber l'invite à collaborer à la prestigieuse revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. En 1907, il obtient une chaire à l'Université de Turin où il entre en contact avec Mosca, avec l'économiste Einaudi et avec l’anthropologue Lombroso. Dans ce climat universitaire fécond prend corps le projet de son œuvre fondamentale, Zur Soziologie des Parteiwesens. Pendant la guerre de Tripoli, Michels prend position en faveur des projets impériaux de l'Italie et contre l'expansionnisme allemand. De cette façon, commence son rapprochement avec le mouvement nationaliste italien ; ses rapports avec Max Weber se détériorent irrémédiablement.

Pendant la période italienne, un travail fécond

Au début de la Ière Guerre Mondiale, en 1914, il s'installe à l'Université de Bâle en Suisse. C'est la période où Michels resserre ses liens avec Pareto et avec l'économiste Maffeo Pantaleoni. En 1922, il salue avec sympathie la victoire de Mussolini et du fascisme. Il retourne définitivement en Italie en 1928 pour assumer la chaire d'Économie Générale auprès de la Faculté des Sciences Politiques de l'Université de Pérouse (Perugia). En même temps, il enseigne à l'Institut Cesare Alfieri de Florence. À cette époque, il donne de nombreuses conférences et cours en Italie et ailleurs en Europe. Ses articles paraissent dans la fameuse Encyclopaedia of the Social Sciences (1931). Il meurt à Rome à l'âge de 60 ans, le 2 mai 1936.

Homme d'une très vaste culture, éduqué dans un milieu cosmopolite, observateur attentif des mouvements politiques et sociaux européens à la charnière des XIXe et XXe siècles, Michels fut, outre un historien du socialisme européen, un critique de la démocratie parlementaire et un analyste des types d'organisation sociale, un théoricien du syndicalisme révolutionnaire et du nationalisme, ainsi qu'un historien de l'économie et de l'impérialisme italien. Ses intérêts le portèrent également à étudier le fascisme, les phénomènes de l'émigration, la pensée corporatiste et les origines du capitalisme. À sa manière, il a continué à approfondir la psychologie politique créée parGustave Le Bonet s'est intéressé, à ce titre, au comportement des masses ouvrières politisées. Il a également abordé des thèmes qui, à son époque, étaient plutôt excentriques et hétérodoxes, comme l'étude des relations entre morale sexuelle et classes sociales, des liens entre l'activité laborieuse et l'esprit de la race, de la noblesse européenne, du comportement des intellectuels et a brossé un 1er tableau du mouvement féministe. N'oublions pas, dans cette énumération, de mentionner ses études statistiques, tant en économie qu'en démographie, notamment à propos du contrôle des naissances et d'autres questions connexes.

2. La redécouverte d'une œuvre

Comme je viens de le signaler, son livre le plus important et le plus connu est intitulé Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie ; il a été publié une 1ère fois en 1911 et une 2nde fois en 1925 (cette édition étant l'édition définitive). Il s'agit d'une étude systématique, consacrée aux rapports entre la démocratie et lespartis, à la sélection des classes politiques, aux relations entre les minorités actives et les masses et au "leadership". La bibliographie de Michels comprend 30 livres et près de 700 articles et essais, dont beaucoup mériteraient d’être réédités (1). Son livre principal a été traduit en anglais, en espagnol, en français, en italien, etc.

Malgré l'ampleur thématique, la profondeur et l’actualité de bon nombre d'analyses de Michels, son œuvre n'a pas joui du succès qu'elle mérite. Dans beaucoup de pays européens, on la cite mal à propos et les ouvrages critiques valables manquent. En compensation, plusieurs études de bonne tenue sont parues aux États-Unis, spécialement sur l'apport de Michels à la théorie du parti politique et à la définition du fascisme (2). Sa sympathie pour le mouvement de Mussolini est, évidemment, un des motifs qui ont conduit à l'ostracisation de son œuvre au cours de notre après-guerre. C'est un destin qu'il a partagé avec d'autres intellectuels, comme Giovanni Gentile (3). Autre motif : la diffusion en Europe de méthodes sociologiques américaines, lesquelles sont empiriques, descriptives, statistiques ou critiques / utopiques et ne prêtent guère d'attention à l'analyse des concepts et aux dimensions historiques et institutionnelles des phénomènes sociaux. Le style scientifique de Michels, qui est réaliste/réalitaire, anti-idéologique, démystifiant et dynamique, a été injustement considéré comme dépassé, comme l'expression anachronique d'une attitude éminemment conservatrice (4).

Un retour de Michels s'annonce

Récemment, toutefois, la situation a commencé à changer, surtout en Italie, pays que Michels considérait comme sa "nouvelle patrie". En 1966, on y publie, avec une étude préliminaire de Juan Linz, une traduction de Zur Soziologie des Parteiwesens(5). En 1979 paraît une sélection d'essais sous la direction du spécialiste américain James Gregor (6). Une anthologie d'écrits relatifs à la sociologie paraît en 1980 (7). Deux ans plus tard, l'Université de Pérouse organise un colloque sur le thème de "Michels entre la politique et la sociologie" avec la participation des plus éminents sociologues italiens (8). A l'occasion du 50ème anniversaire de sa mort, d'autres publications ont été incluses dans les programmes des éditeurs. Les éditions UTET ont annoncé une vaste collection d' "écrits politiques". Giuffré a prévu, dans sa prestigieuse collection Arcana Imperii, une anthologie dirigée par Ettore Albertoni & G. Sola, qui portera le titre de Dottrine et istituzioni politiche. Ce même éditeur envisage également une traduction italienne de Sozialismus und Faschismus in Italien, œuvre parue initialement en 1925.

Une contribution récente à la redécouverte de Michels se trouve dans le livre du professeur israëlien Zeev Sternhell, consacré à la genèse de l'idéologie fasciste en France (9). Selon Sternhell, Michels, comme Sorel, Lagardelle et De Man, incarne le courant "révisionniste", qui, entre 1900 et 1930, apporte une contribution décisive à la démolition des fondements mécanistes et déterministes du marxisme théorique, et à la critique de l'économisme et du réductionnisme matérialiste. Michels favorise ainsi la diffusion d'une conception de l'action politique fondée sur l'idée de nation et non de classe, couplée à une éthique forte et à une vision libre de la dynamique historique et sociale. D’après de nombreux auteurs, c'est là que résident les fondements où a mûri le fascisme avec son programme d'organisation corporative, de justice sociale, d'encadrement hiérarchique des institutions politiques et de limitation des corruptions dues au parlementarisme et au pluralisme partitocratique.

Michels a été en contact avec les personnalités politiques et intellectuelles les plus éminentes de son époque, comme Brentano, Sombart, Mussolini, Pareto, Mosca, Lagardelle, Sorel, Schmoller, Niceforo, etc. Il nous manque encore pourtant une bonne biographie. Il serait très intéressant de publier ses lettres et son journal ; ces 2 éléments contribueraient à illuminer une période extrêmement significative de la culture européenne de ces 100 dernières années.

3. La phase syndicaliste

Dans la pensée de Michels, on peut distinguer 2 phases. La 1ère coïncide avec l'abandon de l'orthodoxie marxiste initiale et avec une approche du syndicalisme révolutionnaire et du révisionnisme théorique. La 2nde, la plus féconde du point de vue scientifique, coïncide avec la découverte de la théorie de Mosca sur la "classe politique" et de celle de Pareto sur l'inévitable "circulation des élites". Nous allons, dans la suite de cet article, examiner brièvement, mais avec toute l'attention voulue, ces 2 phases.

Après qu'il ait publié de nombreux articles de presse et prononcé de nombreuses allocutions lors de congrès et de débats politiques, les 1ères études importantes de Michels paraissent entre 1905 et 1908 dans la revue Archiv (cf. supra) dirigée par Max Weber. Particulièrement significatifs sont les articles consacrés à "La social-démocratie, ses militants et ses structures" et aux "Associations. Recherches critiques", parus en langue allemande, respectivement en 1906 et en 1907. Michels y analyse l’hégémonie de la social-démocratie allemande sur les mouvements ouvriers internationaux et y envisage la possibilité d'une unification idéologique entre les diverses composantes du socialisme européen. Ce faisant, il met simultanément en exergue les contradictions théoriques et pratiques du parti ouvrier allemand : d'un côté, la rhétorique révolutionnaire et la reconnaissance de la grève générale comme forme privilégiée de lutte, et, d'un autre côté, la tactique parlementaire, le légalisme, l'opportunisme et la vocation aux compromis. Michels critique le "prudencialisme" des chefs sociaux-démocrates, sans pour autant favoriser le spontanéisme populaire ou les formes d'auto-gestion ouvrière de la lutte syndicaliste. Selon Michels, l'action révolutionnaire doit être dirigée et organisée et, de ce point de vue, les intellectuels détiennent une fonction décisive. Car décisif est le travail pédagogique d'unifier le parti politique. Le mouvement ouvrier se présente comme une riche constellation d’intérêts économiques et de visions idéalistes qui doit être synthétisée dans un projet politique commun.

Dans son 1er livre, Il proletariato e la borghesia nel movimento socialista, publié en italien en 1907, Michels perçoit parfaitement les dangers de dégénérescence, d'oligarchisation et de bureaucratisation, intrinsèques aux structures des partis et des syndicats. Dans cette 1ère phase de sa pensée, Michels envisage une "possibilité" [involutive] qui doit être conjurée par un recours à l'action directe du syndicalisme. Pour lui, l'involution virtuelle du socialisme politique ne révèle pas encore son véritable sens qui est d’être une inexorable fatalité sociologique.

4. La phase sociologique

En 1911, paraît, comme nous venons de le signaler, sa "somme" importante sur le parti politique (10), l'œuvre qui indique son passage définitif du syndicalisme révolutionnaire à la sociologie politique. L'influence de Mosca sur sa méthode historique et positive a été déterminante. À partir d'une étude sur la social-démocratie allemande, comme cas particulier, Michels en arrive à énoncer une loi sociale générale, une règle du comportement politique. Michels a découvert que, dans toute organisation, il y a nécessairement des chefs préparés à l'action et des élites de professionnels compétents ; il a découvert également la nécessité d'une "minorité créatrice" qui se propulse à la tête de la dynamique historique ; il a découvert la difficulté qu'il y a à concilier, dans le cadre de la démocratie parlementaire, compétence technique et représentativité. La thèse générale de Michels est la suivante : "Dans toute organisation humaine à caractère instrumental (Zweckorganisation), les risques d'oligarchisation sont toujours immanents"(11). Il dénonce ensuite l'insuffisance définitive du marxisme : "Les marxistes possèdent certes une grande doctrine économique et un système historique et philosophique fascinant ; mais, dès que l'on entre dans le champ de la psychologie, le marxisme révèle des lacunes conceptuelles énormes, même aux niveaux les plus élémentaires". Son livre est riche en thèses et en arguments. Jugeons-en sur pièces :

1) La lutte politique démocratique a nécessairement un caractère démagogique. En apparence, tous les partis combattent pour le bien de l'humanité, pour l’intérêt général et pour l'abolition définitive des inégalités. Mais, au-delà de la rhétorique sur le bien commun, sur les droits de l'homme et sur la justice sociale, on sent poindre une volonté de conquérir le pouvoir et se profiler le désir impétueux de s’imposer à l'État, dans l’intérêt de la minorité organisée que l'on représente. A ce propos, Michels énonce une "loi d'expansion", selon laquelle tout parti tend à se convertir en État, à s'étendre au-delà de la sphère sociale qui lui était initialement assignée ou qu'il avait conquise grâce à son programme fondamental"(12).

2) Les masses sont incapables de s'auto-gouverner. Leurs décisions ne répondent jamais à des critères rationnels et elles sont influencées par leurs émotions, par des hasards d'ordres divers, par la fascination charismatique qu'exerce un chef bien déterminé et influent, qui se détache de la masse pour en assumer la direction de manière dictatoriale. À la suite de l’avènement de la société de masse et de la croissance des grands centres industriels, toute possibilité de réinstaurer une démocratie directe est désormais définitivement éteinte. La société moderne ne peut fonctionner sans dirigeants et sans représentants. En ce qui concerne ces derniers, Michels écrit : "Une représentation durable signifie, dans tous les cas, une domination des représentants sur les représentés"(13). De l'avis de Michels, ce jugement ne signifie pas le rejet de la représentation, mais bien la nécessité de trouver des mécanismes qui pourront transformer les relations entre les classes politiques et la société civile, de la manière la plus organique possible. Aujourd'hui, le véritable problème de la science politique consiste à choisir des formes nouvelles 1) de représentation et 2) de transmission des volontés et des intérêts politiques, qui se fondent sur des critères organiques, dans un esprit de solidarité et de collaboration, orientés dans un sens pragmatique et non inspirés de ces mythes d'extraction mécaniciste, qui ne visent que le pouvoir des partis et non le gouvernement efficace du pays.

La compétence, c'est le pouvoir

3) La foi politique a pris le relais de la foi religieuse à l’ère contemporaine. Michels écrit : "Au milieu des ruines de la culture traditionnelle des masses, la stèle triomphante du besoin de religion est restée debout, intacte"(14). C'est là une anticipation intelligente de l'interprétation contemporaine du caractère messianique et religieux/séculier, si caractéristique de la politique de masse moderne, comme c'est notamment le cas dans les régimes totalitaires.

4) "La compétence est pouvoir", "la spécialisation signifie autorité". Ces 2 expressions récapitulent pour Michels l'essence du "leadership". En conséquence, la thèse selon laquelle le pouvoir et l'autorité se déterminent par rapport aux masses, ou dans le cadre des conflits politiques avec les autres partis, est insoutenable. D’après Michels, ce sont, dans tous les cas, des minorités préparées, aguerries et puissantes qui entrent en lutte pour prendre la direction d'un parti et pour gouverner un pays.

5) Analysant 2 phénomènes historiques comme le césarisme et le bonapartisme, Michels dévoile les relations de parenté entre démocratie et tyrannie et se penche sur l'origine démocratique de certaines formes de dictature. "Le césarisme, écrit-il, est encore de la démocratie ou, du moins, peut en revendiquer le nom, parce qu'il tire sa source directement de la volonté populaire"(15). Et il ajoute : "Le bonapartisme est la théorisation de la volonté individuelle, jaillie au départ de la volonté collective, mais émancipée de celle-ci, avec le temps, pour devenir à son tour souveraine"(16).

Légitimité et "loi d'airain des oligarchies"

6) Carl Schmitt, dans son livre classique Legalität und Legitimität (1932), a développé une analyse profonde autour de la "plus-value politique additionnelle" qu'assume celui qui détient légalement le levier du pouvoir politique; il s'agit d'une espèce de supplément de pouvoir. Michels a eu une intuition semblable en écrivant: "Les leaders, disposant des instruments du pouvoir et, de ce fait, du pouvoir lui-même, ont pour eux l'avantage d'apparaître toujours sous la lumière de la légalité".

7) Le livre principal de Michels contient beaucoup d'autres observations sociologiques : sur les différenciations de compétences ; sur les goûts et les comportements, lesquels, en tant que conséquences de l'industrialisation, ont touché les ouvriers et brisé l'unité de classe; sur les mutations sociales comme l'embourgeoisement des chefs et le rapprochement entre les niveaux de vie du prolétariat et de la petite bourgeoisie ; sur la possibilité de prévoir et de limiter le pouvoir des oligarchies au moyen du procédé technique qu'est le référendum et par le recours à l'instrument théorique et pratique du syndicalisme.

8) La 6ème partie du livre est centrale et dédiée explicitement à la tendance oligarchique des organisations. Michels énonce la plus célèbre de ses lois sociales, celle qui évoque la "perversion" que subissent toutes les organisations : avec l'accroissement du nombre des fonctions et des membres, l’organisation, "de moyen pour atteindre un but, devient fin en soi. L'organe finit par prévaloir sur l'organisme". C'est là la "loi de l'oligarchie" dont il résulte que l'oligarchie est la "forme établie d'avance de la convivialité humaine dans les organisations de grande dimension".

9) Le livre de Michels contient, dans sa conclusion, une volonté de lutte qui, partiellement, rappelle la vision historique tragique de Max Weber et de Georg Simmel ; c'est une volonté d'approfondir le choc inévitable entre la vie et ses formes constituées, entre la liberté et la cristallisation des institutions sociales, lesquelles caractérisent la vie moderne.

5. L'Histoire

Avec la publication en langue italienne du livre intitulé L'imperialismo italiano. Studio politico e demo-grafico (1914), le "retournement" de Michels est définitif. Avec la parution de cette œuvre, s'écroule un mythe, celui de l'internationalisme et de l’universalisme humanitariste. Dans l'œuvre de Michels, le nationalisme apparaît comme le nouveau moteur idéal de l'action politique, comme un sentiment capable de mobiliser les masses et d'en favoriser l’intégration dans les structures de l'État. L'analyse sociologique du sentiment national sera approfondie dans un volume ultérieur, d'abord paru en allemand (1929), et puis en italien (1933), sous le titre de Prolegomeni sul patriottismo.

A partir de 1913, paraissent en Italie plusieurs études importantes en économie : Saggi economici sulle classi popolari (1913), La teoria di Marx sulla poverta crescente e le sue origini (1920). L'approche que tente Michels en économie est de nature rigoureusement historique. Selon lui, il est plus important de tenir compte de l'utilité pratique d'une théorie économique que de ses corrections spéculatives purement formelles. L'interprétation de Michels est pragmatique et concrète. Il critique l’inconsistance de l' "homo oeconomicus" libéral, parce qu'à son avis, il n'existe pas de sujets économiques abstraits, mais des acteurs concrets, porteurs d’intérêts spécifiques. Il critique ensuite l'interprétation du marxisme, laquelle pose l'existence d'un conflit insurmontable au sein des sociétés. Michels reconnaît par là la fonction régulatrice et équilibrante de l'État et la nécessité d'une collaboration étroite entre les diverses catégories sociales. Pour cette raison, le modèle corporatif lui apparaît constituer une solution. Sa valorisation du corporatisme est contenue dans l'opuscule Note storiche sui sistemi sindicali corporativi publié en langue italienne en 1933.

6. Le fascisme

Dans cette phase-là de son œuvre, son activité d'historien, il la consigne dans des livres, écrits d'abord en allemand, puis traduits en italien : Socialismo e fascismo in ltalia (2 vol., 1925) ; Psicologia degli uomini significativi. Studi caratteriologici (1927), Movimenti anricapitalistici di massa (1927) ; puis dans des écrits rédigés directement en italien : Francia contemporeana (1926) et Storia critica del movimento socialista italiano (1926). Parmi les personnalités "significatives" dont il trace la biographie, figurent Bebel, De Amicis, Lombroso, Schmoller, Weber, Pareto, Sombart et W. Müller. En 1926, Michels donne une série de leçons à l'Université de Rome ; elles seront rassemblées un an plus tard en un volume, rédigé en italien : Corso di sociologia politica, une bonne introduction à cette discipline qui s’avère encore utile aujourd'hui. Dans ce travail, il retrace les grandes lignes de sa vision élitiste des processus politiques, émet une théorisation de l'institution qu'est devenue le "Duce" et développe une nouvelle théorie des minorités. Le "Duce", qui tire sa puissance directement du peuple, étend sa légitimité à l'ensemble du régime politique. Cette idée constitue, en toute vraisemblance, un parallèle sociologique de la théorie élaborée simultanément en Allemagne par les théoriciens nationaux-socialistes du dit "Führerprinzip".

Cette relative originalité de Michels n'a pas été suffisamment mise en évidence par les critiques, qui se sont limités à le considérer seulement comme un génial continuateur de Mosca et de Pareto. En 1928, dans la Rivista internazionale di Filosofia del Diritto, paraît un essai important de Michels : Saggio di classificazione dei partiti politici. Par la suite, de nombreux écrits italiens furent réunis en 2 volumes : Studi sulla democrazia e l'autorità (1933) et Nuovi studi sulla classe politica (1936). L'adhésion explicite de Michels au fascisme s'est exprimée dans un ouvrage écrit d'abord en allemand (L'Italia oggi) en 1930, année où il s'inscrit au PNF (Parti National Fasciste). Dans ces pages, Michels fait l'éloge du régime de Mussolini, parce qu'il a contribué de manière décisive à la modernisation du pays.

7. Conclusions

La plus grande partie des notules relatives à la vie de Michels sont contenues dans son essai autobiographique, rédigé en allemand (Una corrente sindicalista sotteranea nel socialismo tedesco fra il 1903 e il 1907) et publié en 1932 ; cet essai demeure encore et toujours utile pour reconstruire les diverses phases de son existence, ainsi que repérer les différentes initiatives politiques et culturelles qu'il a entrepris ; on découvre ainsi son itinéraire qui va de la sociale-démocratie allemande au fascisme, de l'idéologie marxiste au réalisme machiavélien à l'italienne, des illusions du révolutionarisme à son credo conservateur. En résumé, il s'agit là d'une œuvre vaste, de grand intérêt. Nous espérons, en guise de conclusion à cette brève introduction, qu’elle contribuera à faire redécouvrir ce grand sociologue et à valoriser de façon équilibrée son travail.

Notes :

  1.  Une bibliographie des travaux de Michels à été publiée en 1937 par les Annali de la faculté de Jurisprudence de l'Université de Pérouse.
  2. Par ex. D. Beetham, "From Socialism to Fascism : The Relation Between Theory and Practice in the Work of R. Michels" in: Political Studies, XXV, nn. 1 & 2. Cf. aussi G. Hands, "R. Michels and the Study of Political Parties" in : British Journal of Political Science, 1971, n. 2.
  3. Sur ce thème, W. Röhrich, R. Michels vom sozialistisch-syndikalistischen zum faschistischen Credo, Berlin, 1972. Cf. également R. Messeri, "R. Michels : crisi della democrazia parlamentare e fascismo" dans l'ouvrage collectif Ilfascismo nell'analisi socioligica, Bologna, 1975.
  4. Remarquablement intéressantes sont les études de E. Ripepe (Gli elitisti italiani, Pisa, 1974) et de P.P. Portinaro, "R. Michels e Pareto. La formazione e la crisi della sociologia" in : Annali della Fondazione Luigi Einaudi, Torino, XI, 1977.
  5. Roberto Michels, Les partis politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, Paris, 1971.
  6. A. James Gregor, Roberto Michels e l'ideologia del fascismo, Roma, 1979. À la suite d'une longue introduction, on trouvera dans ce volume un vaste choix de textes de Michels.
  7. Roberto Michels, Antologia di scritti sociologici, Bologna, 1980.
  8. Les contributions à ce colloque ont été rassemblées par G.B. Furiozzi dans le volume Roberto Michels Ira politica e sociologia, ETS, Pisa, 1985.
  9. Z. Sternhell, Ni droite ni gauche, Seuil, 1983.
  10. À propos de la contribution de Michels à la "stasiologie" (science des partis politiques), voir G. Femàndez de la Mora, La partitocracia, Instituto de Estudios Politicos, Madrid, 1977, pp. 31-42. À propos de l'influence de Michels sur Ortega y Gasset, voir I. Sanchez-Camara, La teoria de la minoria selecta en el pensamiento de Ortega y Gasset, Madrid, 1986, pp. 124-128.
  11. Michels, Les partis politiques..., op.cit.
  12. (13)(14)(15)(16) Ibidem.

Dictature du bien-être

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Guillaume FAYE:

La dictature du bien-être

archives: mars 1979

Aldous Huxley pensait avoir fait œuvre de fiction en situant son Brave new world au 3e millénaire. Il est mort en constatant que la société sans souffrances et sans besoins insatisfaits était en passe de devenir la triste réalité de notre temps et que, comme dans son Brave new world, tout individu libre ou faisant preuve de quelque pensée originale était déjà considéré comme malfaisant par des masses conditionnées par ce que le socio-anthropologueArnold Gehlena appelé la dictature du bien-être. Car la religion du bien-être est bel et bien devenuedictature.

Cette volonté, partout affirmée, de satisfaire les désirs matériels et la soif de consommation des hommes de notre temps n’est du reste pas choquante en soi : elle est intrinsèquement liée à l’existence même de la fonction de production telle que la connaissent les sociétés d’origine indo-européenne. Mais dans le système de tripartition du monde indo-européen, tel que l’a dégagé Georges Dumézil, la fonction de production demeure impérativement subordonnée à la fonction guerrière et, surtout, à la fonction desouveraineté. Or le drame est que nous assistons à une inversion de ce rapport de subordination, que la société entière se trouve dominée par ces exigences consuméristes, et que l’économie s’est investie du pouvoir de résoudre tous les problèmes humains.

En réduisant tous les facteurs sociaux à l’économie, la société marchande fait de celle-ci l’instrument d’un développement global, motivé par une fausse conception du bonheur, mélange illusoire d’abondance matérielle et deloisirsplus ou moins organisés. Ce qui laisse croire qu’il n’existe que des besoins et des désirs matériels, que ceux-ci ne sont qu’individuels, toujours quantitatifs et toujours susceptibles d’être comblés. Certains patrons n’hésitent d’ailleurs pas affirmer que "l’entreprise fait le monde". Pour Entreprise et progrès, qui se veut le "poil à gratter" du CNPF [NB : ancêtre du MEDEF], les mutations de l’entreprise déterminent les mutations sociales, l’entreprise est le phénomène directeur de la société, phénomène auquel les Français auraient toutefois quelque peine à s’adapter en raison de leurs "tares culturelles" (sic).

Le pire est sans doute que la plupart des gens se laissent prendre à l’apparente générosité de cetotalitarisme économique. Les arguments de bon sens ne manquent pas. Valéry Giscard d’Estaing écrit : "Seules les économies de marché sont réellement au service du consommateur. Si on laisse de côté les idéologies pour ne considérer que les faits, force est de constater celui-ci : les systèmes économiques dont la régulation est assurée par une planification centrale offrent aux consommateurs des satisfactions incomparablement moins grandes en quantité et en qualité que ceux qui reposent sur le libre jeu du marché". Mais au nom de la liberté individuelle d’accéder à la consommation de masse, ce totalitarisme diffuse un individualisme forcené - l’hypersubjectivisme dont parle Arnold Gehlen - qui décompose les groupes humains en détruisant les liens sociaux et organiques de leurs membres, en interdisant tout projet collectif, historique ou national.

Pourtant, à force de promettre le bonheur pour tous et tout de suite, le libéralisme marchand finit par engendrer des espoirs déçus et une ambiance d’insatisfaction collective. Le mythe égalitaire du bonheur obligatoire s’est ici couplé avec celui de la progression indéfinie du niveau de vie individuel, quelle que soit la prospérité des circuits économiques. Paradoxalement, chaque accroissement quantitatif de ce niveau de vie renforce l’insatisfaction psychologique qu’il était censé éliminer, provoquant dans le corps social une dépendance quasi physiologique à l’égard des désirséconomiques, avec les multiples conséquences pathologiques qui en découlent. "La fausse libération du bien-être, écrit Pasolini, a créé une situation tout aussi folle et peut-être davantage que celle du temps de la pauvreté" (Écrits corsaires).

L’attente d’un progrès automatique et mécaniquement acquis rend les hommes esclaves dusystèmeet les dispense de faire preuve d’imagination et de volonté. La dictature du bien-être use les sensations et finit par user l’homme. Konrad Lorenz écrit : "Dans un passé lointain, les sages de l’humanité avaient déjà reconnu fort justement qu’il n’était pas bon pour l’homme de parvenir trop bien à son aspiration instinctive à atteindre au plaisir et à se soustraire à la peine". Émoussé par l’habitude, le plaisir exige alors une surenchère permanente et entraîne à la perversion. Les consommateurs modernes veulent impatiemment avoir tout et tout de suite, mais cette hypersensibilité à la privation les rend en réalité incapables de goûter les joies de l’acquisition. Konrad Lorenz précise encore : "Le plaisir n’est que l’acte du consommateur. La joie est le plaisir de l’acte créateur".

Arnold Gehlen a nommé pléonexie cette aliénation psychologique par laquelle la satisfaction d’une revendication égalitaire provoque un surcroît de désir égalitaire. Et il a nommé néophilie cette incapacité profonde des mentalités soumises à l’esprit marchand à se satisfaire d’une situation acquise. Ce qui conduit le système à entretenir un état de rebellion permanent, d’autant plus vif que cette insatisfaction paraît toujours plus insupportable. C’est une spirale sans fin. La hausse indéfinie du niveau de vie, promise et revendiquée dans n’importe quelle conjoncture, est un facteur de crise, tant et si bien qu’à la limite, cette dictature du bien-être menace le système même qui l’a engendrée tout en aliénant toujours plus profondément ses sujets.

Asservis au mythe égalitaire du bien-être, les consommateurs sont en effet en voie de domestication rapide. L’éthologie nous a enseigné l’histoire du Sacculina carcini, ce crabe d’apparence normale qui, dès qu’il se fixe en parasite sur un autre crabe, perd ses yeux, ses pattes et ses articulations pour devenir une créature en forme de sac - ou de champignon - dont les tentacules souples plongent dans le corps de l’animal parasité. "Horrible dégénérescence", s’écrit Konrad Lorenz qui ne peut s’empêcher d’observer déjà des "phénomènes de domestication corporelle chez l’homme". Ainsi l’humanité s’est-elle engagée dans une voie qui la laisse survivre mais qui la prive de sensibilité, vers une sorte de Brave new world peuplé de parasites "vulgarisés"...

Cet asservissement mental aux bienfaits illusoires du progrès continu fabrique, selon Raymond Ruyer, des peuples courts-vivants. Repliés dans leur cocon douillet et préservés du monde extérieur, ces peuples s’accrochent à des valeurs à court terme et se contentent d’actes aux conséquences immédiatement et directement mesurables ou quantifiables, exprimées en valeurs économiques convenues. Ce qui conduit nos hommes d’État à se définir comme "de bons gestionnaires de l’affaire France", assimilant ainsi le pays à une sorte de "société anonyme par actions-bulletins de vote".

L’individu court-vivant n’envisage plus son héritage et son après-mort : sa descendance et sa lignée deviennent pour lui des concepts incompréhensibles. Il gère au jour le jour son destin étroit et limité, se contentant de rendre des comptes sur ses activités aux gestionnaires placés plus haut que lui. Il navigue à vue, calculant même - grâce aux nouveaux économistesà qui rien n’est impossible - le prix de son enfant jusqu’à sa majorité. L’affection, non mesurable, est ainsi remplacée par des liens contractuels.

Dans le Manifeste du Parti Communiste (1848), Karl Marx écrit : "La bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange et, à la place des libertés si chèrement acquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté du commerce (...) Elle force toutes les nations à adopter le style de production de la bourgeoisie, même si elles ne veulent pas y venir. Elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle forme le monde à son image".

Comment mieux décrire les effets destructeurs, pour les cultures, de l’esprit marchand propagé par labourgeoisie? Ces cultures se trouvent ainsi réduites à de simples comportements de consommation et le seul langage admis est celui du pouvoir d’achat, potentiellement égal chez tous les peuples et sur toute la Terre. Cette volonté de diffusion d’un seul mode de vie menace à terme la richesse culturelle de l’humanité. De même que pour les marchands classiques, les frontières et les mœurs variées constituaient des obstacles intolérables, pour la société marchande, les différences ethniques, culturelles, nationales, sociales et même personnelles, doivent être inexorablement résolues. Le rêve universaliste d’un vaste et homogène marché mondial de la consommation annonce l’avènement de l'homoœconomicus.

Dépassant ainsi largement sa fonction de satisfaction des besoins matériels essentiels, l’économie est devenue le fondement même de la nouvelle "culture" universelle. Cette mutation a réduit l’homme à n’être plus que ce qu’il achète : pour employer un mot à la mode, il s’est réifié. Et Valéry Giscard d’Estaing de définir en ces termes son projet politique : "Promouvoir une immense classe moyenne de consommateurs". Dictature du bien-être ? Dès 1927,Drieu La Rochellenous mettait en garde : "L’étouffement des désirs par la satisfaction des besoins, telle est l’économie sordide, découlant des facilités dont nous accablent les machines, qui viendra à bout de nos races. L’abondance de l’épicerie tue les passions. Bourrée de conserves, il se fait dans la bouche de l’homme une mauvaise chimie qui corrompt les vocables. Plus de religions, plus d’arts, plus de langages. Assommé, l’homme n’exprime plus rien" (Le Jeune Européen).

Martin Buber

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Le message de paix de Martin Buber

 

par Manfred Müller

 

Martin Buber.776069.jpg.776070.jpg«Mon âme n'est pas près de mon peuple, mais mon âme est mon peuple. Et dans ce même sens, chacun d'entre nous sentira l'avenir de la judéité; il sentira ce qui suit : je veux continuer à vivre, je veux mon avenir, je veux une nouvelle vie entière, une vie pour moi, pour le peuple qui est en moi, pour moi-même qui suis en mon peuple. Car la judéité ne possède pas seulement un passé car je crois qu'en dépit de tout ce qu'elle a créé, elle n'a pas seulement un passé mais aussi un avenir». C'est en ces termes que Martin Buber (1878-1965), philosophe juif de la religion et de la société, décrit les dimensions de l'existence juive et ce sont là des paroles que l'on vou­drait tenir aux Allemands d'aujourd'hui, qui s'empressent trop souvent d'oublier leur propre nation, pour les in­citer à réfléchir, à procéder à une véritable introspection.

 

Avoir vécu une libération

 

Buber est né à Vienne et, après la séparation de ses parents, il a grandi à Lemberg (Lvov/Lviv) en Galicie, dans la maison de son grand-père, qui était directeur de banque et possédait des terres et des mines, vendait des cé­­réales, tout en étant un érudit connaissant à fond le Talmud. A partir de 1896, Buber part étudier à Vienne, à Berlin, à Leipzig, à Zürich et à Florence. Au cours de sa vie étudiante, il adhère au mouvement sioniste, c'est-à-dire national-juif, fondé par Theodor Herzl.

 

Buber décrit sa rencontre avec le sionisme comme une libération vécue : «La première impulsion de ma libé­ra­tion personnelle m'est venue du sionisme. Je ne peut qu'évoquer brièvement ici ce que cela a signifié pour moi: c'était une restauration du lien, un enracinement renouvelé dans la communauté. Aucun être n'a davantage besoin du lien salvateur qui l'attache à son peuple que le jeune homme saisi par une quête spirituelle, enlevé par les forces de l'intellect et emporté dans les empyrées intellectuelles; et parmi les jeunes hommes de cette espèce, qui partagent ce destin, nul n'a autant besoin de ce ré-enracinement que le juif. Les autres conservent en eux peu ou prou l'héritage des siècles, qui leur procure un lien inné et profond à la terre ancestrale et à la tradition populaire, et les préserve de la dissolution; le Juif, lui, est menacé par cette dissolution, même celui qui cultive un sentiment pour la nature, qu'il ne vient d'acquérir que hier, et qui comprend par la médiation de l'entendement ce qu'est l'art populaire et les us et coutumes d'Allemagne; il est menacé directement par la dis­so­lution, il est exposé à elle, s'il ne retrouve par les liens qui doivent l'unir à sa communauté».

 

Buber a esquissé clairement son attitude à l'endroit du sionisme en posant le constat suivant: «Lorsque nous a­vons commencé à servir Israël, notre mot d'ordre était : culture». Tandis que Herzl considérait qu'il fallait éta­blir un Etat national juif en Palestine, pour assurer la renaissance du peuple juif, Buber voulait simplement l'é­ta­blissement de quelques juifs en Palestine, de façon à ce que cette région du globe devienne un centre cultu­rel juif, le point focal d'une renaissance juive. D'après Buber donc, le sionisme culturel juif devait déboucher sur un "humanisme hébraïque". Pour obtenir ce résultat, il fallait fondre en une unité les traditions juives de l'Oc­cident et de l'Orient. La judéité d'Occident, dans cette optique, devait se détourner de tout assimilation aux peuples hôtes, en s'inspirant de l'attitude de la judéité d'Orient et en retrouvant sa propre substance juive: «Tous les éléments qui, pour elle, peuvent contribuer à faire de la Nation une réalité sont manquants: elle n'a ni terre ni langue ni forme de vie… Tous ces éléments ne sont pas ceux de la communauté de son sang, ap­partiennent à d'autres communautés».

 

A partir de 1905, devenu docteur en philosophie, Martin Buber travaille auprès du lectorat d'une maison d'édition de Francfort, puis devient écrivain. En 1919, il entame une carrière d'enseignant auprès de la "Frank­fur­ter Jüdisches Lehrhaus"; en 1923, l'Université de Francfort lui offre une chaire de sciences religieuses et d'é­thique juive, qui se transformera en 1930 en un titre de professeur honoraire. Après la prise du pouvoir par les na­tionaux-socialistes, Buber abandonne ce titre de professeur avant qu'on ne le lui ôte d'office; il crée aussitôt un "office juif pour la formation des adultes".

 

Se lier aux Arabes dans la justice

 

Dans les premières années du III° Reich, les activités de Buber sont entravées par diverses mesures vexatoires com­me l'interdiction d'avoir des activités publiques en 1935; malgré cela, Buber n'a jamais exprimé publique­ment de jugements négatifs contre le régime national-socialiste avant son émigration en Palestine en mars 1938. Buber ne voulait pas mettre en danger les efforts des sionistes pour préparer les Juifs désireux d'émigrer à la vie qui les attendait en Palestine. Cette attitude circonspecte était nécessaire s'il voulait aider effica­ce­ment ses coreligionnaires en danger. Rétrospectivement, Buber se rappelle d'une conversation téléphonique qu'il avait eue avec le "diable-en-chef"à Berlin : «J'ai dû passer par trois antichambres et attendre chaque fois les connexions, qui m'amenaient toujours plus haut dans la hiérarchie, et, finalement, j'ai eu celui que je vou­lais avoir, Goebbels, en chair et en os, au bout du fil. Aux fonctionnaires qui servaient d'intermédiaires, j'avais simplement dit mon nom et exprimé mon souhait de parler au ministre. C'est ainsi que j'ai pu l'atteindre et, après dix minutes, j'ai obtenu son assentiment pour ce que je lui demandais».

 

En 1938, Buber reçoit à Jérusalem une chaire de philosophie sociale à l'Université Hébraïque. Contrairement à la plupart des sionistes, Buber a réclamé l'avènement d'un Etat bi-national, juif et arabe. Dès 1921, il avait dit au Congrès sioniste de Karlsbad : «Nous voulons nous lier aux Arabes dans un esprit de justice, sur une terre que nous habiterons en commun, afin de réaliser une communauté économique et culturelle prospère, de construire celle-ci en permettant à chacun de développer sa composante nationale en pleine autonomie». En aucun cas, pensait Buber, les Arabes ne devaient se retrouver en minorité. En 1938, il a averti ses compatriotes juifs de Palestine: «Nous n'avons rien à gagner par la violence aveugle. Au contraire, en faisant usage d'une tel­le violence, nous perdrons tout».

 

L'«humanisme hébraïque» de Buber a échoué, parce que l'antagonisme entre Juifs et Arabes n'a cessé de croî­tre. Peu avant de mourir, il a encore tenté de lancer un avertissement solennel à ses contemporains : «… les re­pré­sentants spirituels des deux communautés doivent en arriver à dialoguer véritablement, se lier dans la jus­tice et le respect mutuels».

 

Manfred MÜLLER.

(DNZ-München, Nr.33/2002).


KR (R. Steuckers)

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Konservative Revolution

(par Robert Steuckers)

Entretien radiophonique avec Robert Steuckers au sujet de la sortie de son ouvrage

"La Révolution conservatrice allemande - Biographie de ses principaux acteurs et textes choisis"

(éditions du Lore).

Emission : Libre Journal des lycéens du 3 mai 2014,

sur Radio Courtoisie

L'ouvrage est disponible sur le site des éditions du Lore:

Editions du Lore

 

Gilbert Durand / Chasse

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Entretien avec Gilbert Durand sur la chasse

propos recueillis par Xavier Cheneseau

Gilbert Durand est un des grands intellectuels français de ce siècle. Il est l’un des fondateurs -en compagnie de Paul Deschamps et de Léon Cellier- du Centre de recherche sur l’imaginaire.Intellectuel de renommée mondiale, Gilbert Durand a été Membre du Comité national du CNRS et pendant 20 ans des Commissions nationales de recrutement de l’Enseignement supérieur.Commandeur des Palmes académiques, ses travaux sur les symboles, le mythe et l’imaginaire sont traduits en plus de dix langues.Ce grand penseur de cette fin de siècle a aussi un grand résistant et il a même été comme “ Justes parmi les nations.Gilbert Durand est notamment l’auteur de Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1992), Dunod ; Les grands textes de la sociologie moderne (1969), Bordas ; L’imaginaire symbolique (1984), PUF ; Science de l’Homme et Tradition (1974), Dunod ; L’âme tigrée, les plurielles de Psyché (1981, Denoël ; La foi du cordonnier (1984), Denoël ; L’imaginaire, essai sur les sciences et la philosophie de l’image (1994), Hatier ; Introduction à la mythodologie. Mythe et Société (1995), Albin Michel…

Pourquoi chassez-vous ? 

J’ai chassé jusqu’en 1995, date à laquelle j’ai “ raccroché le fusil ” devant l’invasion cynégétique du sanglier et de sachasse. Le “ pourquoi chasser ? ” est complexe : amour du plein air automnal en Savoie/Ain, affection pour mes chiens successifs, surprises délicieuses devant le lièvre qui déboîte ou la bécasse qui froufroute… Je partage peu les plaisirs collectifs de la battue cochonnière. J’aime la traque solitaire derrière le chien. La chasse est pour moi cure d’animalité solitaire !

 

Quel est votre rapport avec la nature, et quelles sont les sensations spécifiques que vous procure la chasse ?

Durand.JPGJ’ai toujours été un “ rural ” mal à l’aise dans les villes bien que j’ai été “ visiting professor ” en d’inhumaines mégapoles comme Sao Paulo ou Tokyo. À mon âge, je cultive encore mon potager. Certes, il y a des “ sensations spécifiques ” de la chasse, surtout au chien d’arrêt. Sensation de vigilance attentive, sensations des pisteurs et des aléas de la piste, satisfaction devant le travail du chien, bien être du casse-croûte en plein air par un radieux midi de septembre savoisien…

 

Selon vous, où se trouve le juste milieu entre les propos et attitudes des “extrême chasse” et les propos et attitudes des anti-chasse ?

 

Il me semble facile de trouver un “ juste milieu ” entre la “ viandardise ” et les niaiseries anti-chasse ! Vrais chasseurs et amoureux sincères de la campagne sont tributaires d’une même éthique : la protection du milieu naturel, son entretien et sa gestion. Je milite avec mes amis d’Action paysage contre la pollution publicitaire ! Le concept de “ plein air ” me semble un dogme fondamental pour tous ceux qui rencontrent l’enfermement citadin !

 

Comprenez-vous comment nous en sommes arrivés au climat défavorable ambiant qui plane sur la chasse ?

 

Comme en beaucoup de choses ce sont des “ médias ” mal informés, incultes, qui ont dégradé le climat ! Les mensonges médiatiques, en matière de chasse, comme dans maints domaines (déforestation amazonienne, “ trou ” polaire de la couche d’ozone, holocauste du bétail atteint de fièvre aphteuse ” etc…etc !) ont perverti les réels problèmes. Les médias ”, surtout les plus rapides, et audiovisuels, purs produits urbains, sont loin du journal agricole qui prend son temps pour réfléchir !

 

Comprenez-vous que ce climat fasse qu’un certain nombre de chasseurs en arrivent à êtres gênés d’avouer leurs pratiques ?

 

Oui, bien sûr ! La chasse, comme toute activité humaine exige une mise en ordre disciplinaire, un agencement quasi rituel des gestes et des comportements. Or, trop de “ porte-fusils ” manquent totalement d’éducation, y compris cynégétique !

 

Pourtant, depuis toujours, l’homme a eu besoin de chasser pour se nourrir…

 

Incontestablement. Outre que tout rassemblement humain crée du social (certains disent du sociétal) la société des chasseurs dessine des hiérarchies ( ” rangs d’âge ”, habilité des tireurs, “ flair ” des pisteurs, etc…) ce qui est la marque de toute société humaine ou animale !

 

Par là même, vous reconnaissez-vous un rôle social à la chasse ?  Ne pensez-vous pas qu’à l’instar du service national, la pratique de la chasse participe à un “brassage” important du Peuple Français ?

 

Bien sûr ! Je suis de ceux qui déplorent la catastrophe de la suppression de tout “ service national ” (pas forcément “ militaire ” effectuant le brassage fécond des populations et des stratifications sociales. Comme je viens de le souligner la société cynégétique, par son ample éventail d’âges, par son égalisation fonctionnelle (ce n’est pas le plus riche qui tire le mieux, et un bon bâtard vaut mieux qu’une pure race !) est bien ressentie par tout sociétaire comme un lieu –et même un centre- important de cohésion social…

 

Si je vous dis que la chasse fait partie intégrante de notre culture, vous êtes d’accord avec cette affirmation ?

 

Oui, certes, la chasse est une culture, avec son langage, son vocabulaire, ses rites et ses coutumes. Toutefois l’urbanisation intensive de nos populations européennes contraint la chasse à n’être qu’une “ réaction rurale ” d’où le refuge urbain –et trompeur-- des écologismes. La chasse disparaît bien lorsque disparaît la campagne !

 

Êtes vous d’accord avec moi si je vous dis que l’écologisme prospère faute d’une offre idéologique concurrente qui pour s’élaborer, ne saurait se limiter à “une réaction rurale” dont la base sociologique est en voie d’extinction et qui ne porte aucun projet même si elle ébauche une sensibilité ?

 

L’écologisme est un palliatif urbain et très fantasmatique à l’extinction d’une population rurale qui vivait dans et par, pour et contre la nature.

 

Vous sentez-vous écologiste ?

 

Bien sûr ! Toutefois il faut bien préciser : être “ écologiste ” c’est-à-dire protéger, conserver, gérer l’environnement naturel de l’espèce humaine n’est pas du tout pratiqué le culte idolâtrique d’une nature qui existerait en soi et pour soi ! Je ne suis pas de ceux qui ici, lors des aménagements hydroélectriques du Haut Rhône par la C.N.R. ont exigé, et obtenu, de cette dernière qu’elle repeigne en vert les lignes bétonnées du nouveau lit du Rhône, dans l’ignorance totale de ce que le ciment prend une “ patine ” rocheuse au bout de 3 à 4 années !

 

Selon-vous, quelle évolution pourrait connaître la chasse française et européenne dans les années à venir ?

L’évolution de la chasse, spécialement en France, doit suivre pas à pas les contraintes nouvelles, hélas, qu’imposent les aménagements, trop souvent incontrôlés et anarchiques, de l’environnement… Bétonnages, goudronnages, rectifications des voies de communication qui s’accroissent avec la vitesse de liaison.À la raréfaction des sites naturels, donc cynégétiques, doit correspondre une réglementation de plus en plus contraignante et surtout, surtout, de plus en plus sectorielle et localisée.

Chaque espace naturel et aménagé dicte des exigences propres. Il est totalement absurde de vouloir légiférer pour de trop vastes surfaces européennes… Encore plus absurde de vouloir délimiter politiquement et bureautiquement des sites qui ne se définissent que par leur contenu naturel : écologique, climatique, botanique, etc… C’est par “ massifs ” qualitatifs, régions typiques, habitat botanique et zoologique, que doivent se définir les “ lieux ” européens de la chasse, non par länder, départements, provinces bureaucratiquement administratives. Les fonctions de la nature ne sont pas passibles de l’autorité d’un préfet ou d’un maire !

 

Pour vous, la chasse est donc avant tout un art de vivre…

 

C’est certain ! Or mieux : la chasse entre dans un art de vivre qui dépasse de beaucoup la pire ressource alimentaire et même cynégétique. Elle entre dans une harmonie d’activités humaines variées et même contrastées : labeurs agricoles, jardinage, loisirs et plein air, sports, gastronomie, élevage, etc…

 

La chasse fait donc partie de nos traditions…

 

Incontestablement . Malgré l’industrialisation de l ‘élevage, la chasse persiste en Europe et au Canada, qui ont éradiqué depuis deux siècles disettes et famines…

 

Pour vous, la nature est-elle source d’inspiration ?

La “ nature ” a toujours été, pour l’activité humaine, paradigme d’inspiration. Déjà nos ancêtres de Lascaux ou de Cro-Magnon ne se contentaient pas de tuer et manger bisons et aurochs : ils les dessinaient, les peignaient, et probablement les chantaient…

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       1515-- En quoi, selon vous la tradition peut-elle être une nostalgie de l’avenir ?

 

Toute “ tradition ” est commémoration : elle assure, et rassure, que l’avenir aura la sécurité et les stabilités d’hier…

 

Que pensez-vous de l’expression politique qui s’exprime dans le vote CPNT ?

 

La philosophie des “ votations ” CPNT, C et P sont légitimement du côté prédateur de l’animal humain, N et T du côté conservateur. La philosophie de CPNT exige que prédation et conservation soient solidaires sous peine de s’anéantir l’une et l’autre.

 

Quel est votre rapport à l’arme ?

 

Il est bien banal ! Pas plus que je n’ai jamais eu le culte –qui se respecte-- de la “ bagnole ”, je n’ai le culte du beau fusil. Certes, ayant déjà chassé avec des armes haut de gamme (Purden, Holland/Holland…) j’en ai apprécié les commodités, en particulier celle du système “ à platine ”. Mais une commodité presque semblable à la promptitude qu’accorde la platine, je le retrouve dans la grande légèreté du populaire Baby-Bretton.

 

Certes, moi chasseur de “ plume ” et au chien d’arrêt, j’ai quelquefois tué de grosses bêtes : 6 ou 7 sangliers ! 3 ou 4 chevreuils, mais par pure solidarité et civilité pour mon groupe de “ copains ” chasseurs.

 

Que répondez-vous à ceux qui affirment que ce plaisir est malsain ?

 

Je vous renvoie la question : Qu’est-ce donc qu’un “ plaisir malsain ” ? Je pense que c’est celui qui peut nuire à autrui… Le gibier, on le sait est “ res nullius ”, il n’appartient à personne. Alors, comment sa mort, par acte de chasse autorisé, sur un terrain privé (c’est -à-dire où est lié le droit de chasser…) pourrait nuire à quelqu’un ? La malséance n’apparaît que si la chasse s’érige en “ solution finale ” destructive tendant à anéantir une population, alors il y a privation de tout “ fruit ” pour autrui, même celui si modeste de contempler l’animal sauvage… Or tout chasseur qui respecte son action cynégétique et son droit se charge au contraire de protéger (j’ai jadis fait interdire totalement le tir de la gelinotte sur notre territoire…) faire croître, multiplier un gibier qu’il prélève de façon précautionneuse.

J’ai connu peu de chasseurs qui jouissent du seul meurtre de l’animal. La plupart du temps la joie du “ déduit de chasse ” vient soit de l’habileté satisfaite d’un tir, du pistage et de ses aléas bien accomplis, du travail des chiens récompensant un bon dressage, de la poétique des guérets, de la forêt, du marais, de l’étang à l’automne. Ce n’est jamais le tué qui prime, mais bien le pister, l’arrêter, le lever, le tirer…

"Le choc des civilisations" de Samuel Huntington

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 2003

 

"Le choc des civilisations" de Samuel Huntington

 

Conférence de Metz - Samedi 27.09.03

Présentation d’un ouvrage de géopolitique : HUNTINGTON (Samuel P.), Le Choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 1997.

 

Avec le souvenir ému de Robert Keil

 

 

Introduction.

 

Identification de l’auteur : Samuel P. Huntington est professeur à l’Université de Harvard.  Il dirige le John M. Olin Institute for Strategic Studies.  Il a été expert auprès du Conseil national américain de sécurité (N.S.C.) sous l’administration Carter (1977-1981).  Par ailleurs, il est le fondateur et l’un des directeurs de la revue Foreign Policy.  Il s’agit donc d’un personnage important au sein de l’ « école de géopolitique » américaine.  Et il n’est pas négligeable de signaler que son livre a été salué par deux autres théoriciens américains de renom :

 

-         Zbigniew Brzezinski, lui-même conseiller du président des Etats-Unis de 1977 à 1981, expert au Center for Strategic and International Studies, professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore et auteur notamment du Grand Echiquier paru en 1997.

 

-          Henry Kissinger, conseiller en matière de sécurité nationale et ministre-secrétaire d’Etat (à partir de 1973) sous les présidents R. Nixon (1969-1974) et G. Ford (1974-1977).  Henry Kissinger a publié récemment La Nouvelle Puissance Américaine.

 

Avant de rentrer dans une explication plus approfondie des grands thèmes développés par Huntington dans chacun des chapitres de son ouvrage, il est nécessaire de retracer brièvement sa genèse et les objectifs poursuivis par son auteur.

 

Le livre est issu d’une réflexion amorcée par Huntington dans un article publié durant l’été 1993 dans la revue Foreign Affairs.  Cet article s’intitulait The Clash of Civilizations ? et était rédigé sous forme d’hypothèse : Les conflits entre groupes issus de différentes civilisations sont-ils en passe de devenir la donnée de base de la politique globale ? Selon les éditeurs de la revue, cet article a suscité des réactions et des commentaires en provenance de tous les continents.  A tel point que Huntington, afin de répondre à ses laudateurs comme à ses détracteurs, a approfondi sa réflexion et a couché sous forme de thèse cette fois-ci, une nouvelle grille de lecture des relations internationales dans le livre constituant l’objet de notre conférence.  Il a été publié pour la première fois en 1996 par Simon et Schuster sous le titre : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order.  Il a été traduit en français dès 1997 chez Odile Jacob.  Cette œuvre est plus intéressante que celle publiée par Brzezinski car elle témoigne d’une véritable recherche et n’hésite pas à se référer à des auteurs importants comme Toynbee- Spengler - Braudel - De Maistre.  En substance, le professeur Huntington y affirme :

 

« Le monde d’après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisations.  Les affinités et les différences culturelles déterminent les intérêts, les antagonismes et les associations entre Etats.  Les pays les plus importants dans le monde sont surtout issus de civilisations différentes.  Les conflits locaux qui ont le plus de chance de provoquer des guerres élargies ont lieu entre groupes et Etats issus de différentes civilisations.  La forme fondamentale que prend le développement économique et politique diffère dans chaque civilisation.  Les problèmes internationaux les plus importants tiennent aux différences entre civilisations.  L’Occident n’est plus désormais le seul à être puissant.  La politique internationale est devenue multipolaire et multicivilisationnelle. »[1]

 

L’objectif poursuivi par Samuel Huntington est avant tout de donner aux dirigeants politiques américains et pourquoi pas européens une nouvelle grille de lecture des relations internationales.   Certains ont accusé Huntington de théoriser et de justifier dans son ouvrage la confrontation entre les Etats-Unis et le reste du monde, bref d’adopter une logique ouvertement belliciste.  Nous pensons que cet avis est erroné si nous nous en tenons au texte réel d’Huntington.  La réflexion de Huntington n’est pas le fruit de son imagination, elle s’appuie sur des faits concrets.  Huntington constate ainsi le déclin de l’Occident et l’émergence de nouveaux pôles de puissance aux intérêts divergents.   Sa logique n’est donc pas offensive mais plutôt défensive.  Ce livre résonne comme un signal d’alarme à l’adresse de la classe dirigeante occidentale : si vous ne tenez pas compte de cette nouvelle réalité qu’est l’émergence des autres civilisations, le triomphe de notre civilisation risque bientôt de n’être plus qu’un souvenir d’ici quelques dizaines d’années.  N’en doutons pas, la thèse de Huntington est destinée à constituer un paradigme, un modèle permettant de décrypter la réalité confuse en matière de politique internationale.  Son livre est à ce titre truffé de concepts opératifs réutilisables dans l’interprétation de nombreux événements politiques, concepts que je tenterai de dégager au cours de cette conférence.  A la doctrine Truman qui a dominé toute la période de la guerre froide, doit succéder la doctrine Huntington.  Huntington précise toutefois que, comme toute théorie des relations internationales, sa doctrine n’est pas infaillible.  Elle ne saurait rendre compte de tous les événements politiques d’importance survenus après la guerre froide.  Toutefois, elle permet d’en expliquer une majorité et c’est en cela qu’il estime sa théorie plus valide que les autres.

 

Chapitre premier : Le nouvel âge de la politique globale.

 

Dans son chapitre premier, Huntington passe en revue toutes les théories survenues après la guerre froide afin de donner de nouveaux repères aux géopolitologues.  Il analyse leurs qualités et leurs défauts à la lumière d’une règle simple mais efficace.  En géopolitique, une théorie est semblable à une carte topographique.  Plus une carte est détaillée, plus elle reflète la réalité mais l’abondance d’informations représentées la rend d’autant plus compliquée à lire.  Au contraire, une carte simplifiée n’indiquant que les axes principaux de communication se lit plus aisément à l’instar d’une théorie plus englobante des faits politiques permettant d’apporter une réflexion d’ensemble sur la réalité internationale.  Toutefois, si elle est trop simplifiée, la carte risque de perdre le voyageur tout comme une théorie trop abstraite qui contribuerait moins à interpréter les faits qu’à enfermer l’analyste dans une logique trop réductrice.  L’auteur ne veut donc pêcher ni par excès de détails, ni par simplification outrancière des événements internationaux.  

 

A la lumière de ces critères de qualité, il n’est pas inutile de développer brièvement les quelques théories qu’Huntington entend dépasser.

 

Un seul et même monde : euphorie et harmonie :   La fin de la guerre froide a pu sembler signifier la fin des conflits importants et l’émergence d’un monde relativement harmonieux.  La formulation de ce modèle la plus connue est celle de Francis Fukuyama, qui a avancé la thèse de « la fin de l’histoire ».  Selon Fukuyama, nous pourrions la définir en ces termes : « Nous avons atteint le terme de l’évolution idéologique de l’humanité et de l’universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme définitive de gouvernement. »  L’avenir ne sera pas fait de grands combats exaltés au nom d’idées ; il sera plutôt consacré à la résolution de problèmes techniques et économiques concrets.  Au vu et au su du nombre de conflits qui ont éclaté après la fin de la guerre froide, Huntington déclare que la réalité jure trop avec cette théorie pour qu’elle puisse nous servir de repère.

 

Deux mondes : « eux » et « nous » : Quoi de plus facile au sortir de la guerre froide que de diviser le monde en deux entités bien distinctes !  Division qui se prête admirablement bien à tous les manichéismes.  Ainsi certains ont eu coutume de diviser le monde entre le Nord et le Sud, c’est-à-dire, entre les pays modernes, développés et les pays traditionnels, sous-développés ou en voie de développement.  D’autres préfèrent à cette séparation matérielle, une séparation culturelle entre l’Occident et l’Orient.  Huntington réfute la validité tout comme l’utilité de cette division en terme géopolitique.  Il est effectivement improbable que l’on vit un jour apparaître une coalition des pays sous-développés désireuse de faire la guerre aux « capitalistes du Nord ».  De même la division culturelle entre Occident et Orient relève plus de nos propres fantasmes que d’une réalité bien établie.  Autant l’unicité de l’Occident peut-elle être partiellement prouvée en matière économique, politique et culturelle [même s’il est douloureux pour nous Européens de le reconnaître].  A ce sujet, nous renvoyons nos auditeurs à l’ouvrage d’Alexandre Zinoviev : L’Occidentisme[2].  Autant la réalité orientale est multiple.  Quoi de plus différentes entre elles constate Huntington que les sociétés hindoues, musulmanes ou encore chinoises.  Cette théorie est donc caduque car elle caricature trop la réalité.

 

Cent quatre-vingt-quatre Etats environ : D’après la théorie « réaliste » des relations internationales, les Etats sont les acteurs majeurs, et même les seuls importants dans les affaires mondiales.  Pour assurer leur survie et leur sécurité, les Etats s’efforcent immanquablement de maximiser leur puissance.  Si un Etat constate qu’un autre est en train d’accroître sa puissance et peut donc devenir une menace potentielle, il s’efforce de protéger sa sécurité en accroissant sa propre puissance et/ou en s’alliant à d’autres Etats.  Ces hypothèses permettent de prédire les intérêts et les actions des cent quatre-vingts quatre Etats environ qui existent dans le monde d’après la guerre froide.  Ce paradigme étatique donne une image bien plus réaliste et opératoire de la politique globale que les paradigmes unitaire et binaire.  Pour autant, ses limites sont importantes.  Il suppose en effet que tous les Etats perçoivent de la même façon leurs intérêts et agissent de la même façon.  Cette théorie ne saurait donc expliquer pourquoi le Canada ne s’arme pas afin de résister à une invasion potentielle des Etats-Unis.  Elle ne saurait non plus expliquer pourquoi les pays européens ont décidé de se réunir en une entité politique plus large.  Huntington constate que les valeurs, la culture et les institutions influencent grandement la façon dont les Etats définissent leurs intérêts.  Des Etats qui ont une culture et des institutions similaires ont des intérêts communs.  Des Etats démocratiques ont des points communs avec d’autres Etats démocratiques.

 

Un pur chaos : L’affaiblissement des Etats et, dans certains cas, leur échec accréditent une quatrième image, celle d’un monde réduit à l’anarchie.  Ce paradigme s’appuie « sur le déclin de l’autorité gouvernementale, l’explosion de certains Etats, l’intensification des conflits tribaux, ethniques et religieux, l’émergence de mafias criminelles internationales, le fait que les réfugiés se comptent par dizaines de millions, la prolifération des armes de destruction massive, nucléaires ou autres, l’expansion du terrorisme, la persistance des massacres et des nettoyages ethniques. »[3]  Comme le paradigme étatique, le paradigme chaotique est proche de la réalité.  Il donne une vision imagée et précise d’une bonne partie de ce qui se produit effectivement dans le monde.  Cependant, ce paradigme n’est pas opératoire ; on ne saurait effectivement prendre de décision politique rationnelle si l’on considère que le monde fonctionne comme un pur chaos.  Le monde s’il devient de plus en plus chaotique, ne va pas sans un certain ordre, celui des civilisations !

 

Chapitre II : Les civilisations hier et aujourd’hui.

 

Encore faut-il s’entendre sur la définition d’une civilisation.  Aux XVIIIe et XIXe siècles, le concept de « civilisation » servait à désigner toute société évoluée, notamment en terme matériel et institutionnel par opposition aux sociétés dites « barbares ».  Ce n’est évidemment pas le sens que prend le terme « civilisation » dans l’ouvrage d’Huntington.  Il n’étudie pas « la civilisation » comprise dans un sens universaliste.  Il critique même cette conception purement occidentale à certains passages du livre.  Au contraire, il étudie « les civilisations » caractérisées selon lui par divers éléments :

 

-         Premièrement, une civilisation est une entité culturelle.  Parmi les éléments culturels clés qui définissent une civilisation, Huntington dénombre le sang, la  langue, la religion, la manière de vivre.  Il constate que de tous les éléments objectifs qui définissent une civilisation, le plus important est en général la religion.  Beaucoup de civilisations se sont identifiées au cours de l’histoire avec les grandes religions du monde.  Au contraire, des populations faisant partie de la même ethnie et ayant la même langue, mais pas la même religion, peuvent s’opposer, comme c’est le cas au Liban, en ex-Yougoslavie et dans le subcontinent indien.

 

-         Deuxièmement, les civilisations sont englobantes, c’est-à-dire qu’aucune de leurs composantes ne peut être comprise sans référence à la civilisation qui les embrasse.  Pour reprendre les termes de Toynbee, « les civilisations englobent sans être englobées par les autres ».  Une civilisation est ainsi le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces.  Les civilisations sont les plus gros « nous » et elles s’opposent à tous les autres « eux ».

 

-         Troisièmement, Huntington constate que les civilisations sont mortelles mais qu’elles sont des réalités d’une extrême longue durée.  Les Empires naissent et meurent, les gouvernements vont et viennent, les civilisations restent et survivent aux aléas politiques, sociaux, économiques et même idéologiques.

 

-         Enfin, puisqu’une civilisation est une entité culturelle, elle ne revêt pas de fonctions politiques telles que maintenir l’ordre, dire le droit, collecter les impôts, mener des guerres, négocier des traités, etc.  Seul le Japon est à la fois une civilisation et un Etat tandis que la Chine est une civilisation qui se veut être un Etat.  Nous rajouterons que dans les cercles de Synergies Européennes, nous affirmons que l’Eurosibérie est une civilisation qui doit être un Etat !

 

Enfin, après avoir donné sa définition de ce qu’est une civilisation, Huntington dénombre sept grandes civilisations contemporaines (ou plutôt six et demi) :

 

-         La civilisation chinoise qui daterait au moins de 1500 av. J.-C., voire de mille ans plus tôt.

-         La civilisation japonaise, dérivée de la civilisation chinoise et apparue entre 100 et 400 ap. J.C.

-         La civilisation hindoue depuis 1500 av. J.C.

-          La civilisation musulmane, née dans la péninsule arabique au VIIe siècle ap. J.C., elle s’est étendue en Afrique du Nord, en Espagne, et à l’est, en Asie centrale, dans le sous-continent indien et en Asie du Sud-Est.  En conséquence de quoi, on distingue au sein de l’Islam plusieurs cultures ou sous-civilisations : l’arabe, la turque, la perse et la malaisienne.

-         La civilisation occidentale dont Huntington date l’apparition à 700-800 ap. J.C.  L’Occident regroupe l’Europe, l’Amérique du Nord et les autres pays peuplés d’Européens, comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande. 

-          L’Amérique latine qui possède des caractéristiques propres suite à une évolution différente.  Huntington parle d’une culture corporatiste et autoritaire différente de la démocratie occidentale.  L’Europe et l’Amérique du Nord ont subi les effets de la Réforme et ont combiné culture catholique et culture protestante.  Historiquement, l’Amérique latine a seulement été catholique.  Enfin, la civilisation d’Amérique latine inclut des cultures indigènes, lesquelles n’existaient pas en Europe et ont été éliminées en Amérique du Nord.

-         La civilisation africaine, si possible.  Huntington émet l’hypothèse que l’Afrique subsaharienne pourrait s’assembler pour former une civilisation distincte dont le centre de gravité serait l’Etat d’Afrique du Sud.

 

En analysant la figure n°1 (= carte 1.3[4]) fournie par Huntington, on remarque que le géopolitologue laisse la place à deux autres entités qu’il classe également sous le titre de civilisation : l’espace orthodoxe et l’espace bouddhiste.  Toutefois, il considère que le Bouddhisme et l’Orthodoxie bien que ce soient deux grandes religions, n’ont pas été à la base de grandes civilisations. Remarquons également que dans son analyse, Huntington opère une distinction très nette entre l’Europe et la Russie orthodoxe (cf. figure n°3 = carte de ligne de partage entre l’Europe et le monde orthodoxe[5])  Certes, la Russie se différencie du reste de la population européenne par son origine slave et sa religion orthodoxe mais les peuples slaves sont majoritairement chrétiens, ils sont indo-européens, blancs et leur histoire est étroitement liée depuis plusieurs siècles déjà à l’histoire européenne.  La distinction religieuse est d’ailleurs plutôt simpliste pour ne pas dire fausse quand on sait qu’aux yeux de la religion catholique, les protestants sont considérés comme hérétiques alors que les orthodoxes sont simplement schismatiques.  Comment ne pas voir dans cette séparation une habile manœuvre politique destinée à théoriser auprès de nos « élites » européennes, une frontière culturelle qui est loin d’être évidente.  Comment ne pas y voir la peur sous-jacente d’une alliance euro-russe, peur déjà bien présente à l’esprit des Américains en 1939 lors du Pacte Molotov-Ribbentrop.  Comment ne pas y voir un voile discret jeté sur l’idée d’une alliance continentale que tous les stratèges britanniques ou américains ont cherché à combattre depuis Mackinder en passant par Mahan, Spykman, Brzezinski et plus récemment Kissinger.  Il suffit de lire leurs ouvrages pour comprendre que le cauchemar américain est effectivement la réalisation d’un bloc politique eurasiatique s’étendant de Reykjavik à Vladivostok  tel que l’ont théorisé Thiriart ou Guillaume Faye.  Nous aurons l’occasion de

revenir dans notre conclusion sur cet élément important.

 

Après avoir dénombré les différentes civilisations contemporaines, Huntington souligne un détail essentiel.  En quoi la situation a-t-elle changé par rapport au passé ?  Les civilisations existent depuis longtemps.  Pourquoi tout d’un coup pointer du doigt le risque d’un choc des civilisations alors que certaines d’entre elles sont plusieurs fois millénaires ?  Tout simplement parce qu’aux rencontres limitées entre civilisations a succédé une période d’intenses interactions.  Au XVe siècle l’influence puissante et unidirectionnelle de l’Occident sur les autres civilisations a commencé à se manifester.  Pendant quatre cents ans, les relations intercivilisationnelles se sont résumées à la subordination par l’Occident des autres civilisations.  « L’expansion de l’Occident a été facilitée par la supériorité de son organisation, de sa discipline, de l’entraînement de ses troupes, de ses armes, de ses moyens de transport, de sa logistique, de ses soins médicaux, tout cela étant la résultante de son leadership dans la révolution industrielle.  L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée.  Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais. »[6]  Cependant cette supériorité a commencé à s’estomper à partir de la Première guerre mondiale.  Au XXe siècle, les relations entre civilisations sont passées d’une période dominée par l’influence unidirectionnelle d’une civilisation en particulier sur les autres à une phase d’intenses interactions multidirectionnelles entre toutes les civilisations.  L’expansion de l’Occident s’est arrêtée tandis que la révolte contre celui-ci a commencé.  Par à coups, la puissance de l’Occident a décliné relativement à celle des autres civilisations.  Cette situation laisse donc la place à l’émergence des sociétés non occidentales qui redeviennent les actrices de leur propre histoire, surtout depuis la fin des conflits idéologiques.  Dans ce contexte et vu les échanges de plus en plus soutenus entre les différentes civilisations à l’échelle mondiale, un choc entre civilisations a beaucoup plus de chance de se produire que par le passé !  Les Etats-Unis tentent de se substituer au rôle de gendarme du monde autrefois tenu par l’Europe mais ils ne cessent de s’attirer la haine des peuples.  Une haine lourde de conflits à venir.

 

Chapitre III : Existe-t-il une civilisation universelle ?  Modernisation et occidentalisation.

 

La civilisation universelle ?

 

 Samuel P. Huntington est très critique vis-à-vis du concept de civilisation universelle que l’on apparente souvent à la culture de Davos.  Sont convertis à cette culture nombre de nos hommes politiques, dirigeants d’entreprise, banquiers, hauts fonctionnaires, intellectuels et journalistes.  « Ils partagent tous la même foi dans les vertus de l’individualisme, de l’économie de marché et de la démocratie politique. »[7]  Cette culture est extrêmement importante parce que les personnes qui la partagent possèdent des responsabilités dans presque toutes les institutions internationales, dans plusieurs gouvernements, dans l’économie mondiale, dans la défense et dans les universités.   Cependant, souligne Huntington, que représentent ces convertis à l’échelle mondiale ?  Il est probable qu’en dehors de l’Occident, ils ne sont qu’une petite poignée (1% [peut-être moins] de la population) à partager ses valeurs et ils ne sont pas forcément en position de force au sein de leur propre société.  Il suffit pour cela de prendre comme exemple la Jordanie durant la dernière guerre du Golfe pour se rendre compte que seuls les dirigeants soutenaient l’effort américain dans la région tandis que la population jordanienne y était largement hostile.  Cette culture de Davos est donc loin de former une culture universelle.

 

De même, Huntington critique l’idée selon laquelle la diffusion des structures de consommation et de la culture populaire occidentale à travers le monde crée une civilisation universelle.  Entendez l’idée selon laquelle, puisqu’un hindou boit du coca-cola et porte des blue-jeans, il est forcément converti aux valeurs consuméristes de la société américaine.  En effet, nous sommes assez d’accord avec Huntington lorsqu’il affirme que nous ne pouvons identifier les simples aspects matériels d’une culture avec ses valeurs et ses idéaux profonds.  « Seule l’arrogance, dit-il, incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux « s’occidentaliseront » en consommant plus de produits occidentaux.  Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de l’Occident. »[8]  Cependant nous rajouterons qu’il ne faut pas sous-estimer, sur certains esprits plus faibles, le pouvoir attractif de toutes nos cochonneries.  La colonisation massive de peuples allochtones que l’Europe connaît à l’heure actuelle n’est hélas pas là pour le démentir.  Quoique, la capacité d’intégration de la société occidentale tende à diminuer à mesure que le nombre d’étrangers y est plus important.  Le regroupement communautaire massif de ces populations favorise en effet la conservation des pratiques culturelles issues du pays d’origine.  Face à un peuple s’identifiant aux marques de shampoing et aux voitures de luxe, il est normal que des cultures plus fortes comme la culture arabe prennent progressivement le dessus à l’extérieur, comme à l’intérieur de nos frontières !

 

Enfin Huntington bat également en brèche la thèse selon laquelle un surcroît d’interactions (commerces, investissements, tourisme, médias, communication électronique) engendrerait une culture mondiale.  Et dans la mesure où ce sont de grands groupes américains et européens qui dominent la diffusion de l’information à l’échelle planétaire, cette culture mondiale serait forcément occidentale.  Premier argument critique avancé par Huntington : les populations du monde ne perçoivent pas les informations avec les mêmes schèmes de pensée.  Chaque culture possède sa grille de lecture.  Les Chinois ne regardent pas Dallas de la même manière que les Américains !  Deuxième argument, à notre sens le plus important, sous forme de question critique : en quoi les interactions de plus en plus nombreuses entre les peuples seraient synonymes de paix et de solidarité ?  On avait déjà argué par le passé que si l’on augmentait les rapports commerciaux entre les nations, la probabilité qu’une guerre éclate entre elles diminuerait.  Cette affirmation est évidemment totalement fausse et tout le monde connaît à l’heure actuelle l’expression « guerre commerciale » qui n’a pas besoin d’être commentée tant elle est lourde de sens.  De même, la sociologie a abondamment prouvé cette règle très simple que beaucoup de nos « penseurs » contemporains s’évertuent pourtant à oblitérer. : « On se définit par ce qu’on n’est pas ».  En psychologie sociale, la théorie de la distinction montre que les personnes se définissent par leurs différences dans un certain contexte.  Autrement dit, comme les communications, le commerce et les voyages multiplient les interactions entre civilisations ; on accorde en général de plus en plus d’attention à son identité civilisationnelle.  « Deux Européens, un Allemand et un Français, qui interagissent ensemble s’identifieront comme allemand et français.  Mais deux Européens, un Allemand et un Français, interagissant avec deux Arabes, un Saoudien et un Egyptien, se définiront les uns comme Européens et les autres comme Arabes. »[9]

 

Huntington appuie sa critique du concept de civilisation universelle en constatant un renouveau des langues nationales au détriment des langues coloniales.  En Inde par exemple, il est plus facile pour un voyageur qui traverse le pays de communiquer en hindi qu’en anglais.  De même il constate une « indigénisation » de langues comme le français ou l’anglais, deux langues qui ont pourtant des prétentions universalistes. En effet, l’anglais parlé au Cachemire ou le français de Côte d’Ivoire sont loin d’avoir gardé les accents de leur métropole d’origine.  Le renouveau religieux notamment dans les pays musulmans est un autre signe manifeste d’une plus grande conscience identitaire des anciens pays colonisés.

 

Les réactions à l’Occident et à la modernisation.

 

Un autre versant intéressant de la réflexion du stratège américain réside dans sa conceptualisation des réactions des peuples traditionnels face à l’Occident et la modernisation.  Il en comptabilise trois :

 

-         Le rejet total de l’Occident, c’est-à-dire le rejet par de petites communautés traditionnelles non seulement des valeurs de l’Occident mais également des artifices de la modernisation.  Huntington affirme que ce rejet est quasi insoutenable dans le monde « hyperglobalisé » dans lequel nous vivons.  Une société traditionnelle ne peut lutter avec des arcs à flèches contre des chars !

 

-         Le kémalisme consiste à adhérer à la fois à la modernisation et à l’occidentalisation.  Il est fondé sur l’idée que la modernisation est désirable et nécessaire, que la culture indigène est incompatible avec la modernisation et doit être abandonnée ou abolie et que la société doit être entièrement occidentalisée afin de se moderniser convenablement.  L’exemple le plus frappant est celui de la Turquie de Mustafa Kemal.  Le problème des pays choisissant cette voie réside évidemment dans la déchirure profonde et douloureuse entre les valeurs ancestrales et la société moderne.

 

-         Le réformisme tente de combiner la modernisation avec la préservation des valeurs, des pratiques et des institutions fondamentales de la culture propre à la société concernée.  C’est la voie qu’ont choisie au XIXe siècle des pays comme la Chine ou le Japon : « éducation chinoise pour les principes fondamentaux, éducation occidentale pour la pratique. » - « esprit japonais, technique occidentale. »[10] 

 

Comme vous pouvez le constater, l’ouvrage de Huntington est intéressant car il contient une foule de concepts permettant d’abstraire et ainsi de comprendre la réalité.  A partir de ces concepts, l’esprit peut explorer de nouvelles voies.  Huntington constate par exemple que beaucoup de pays traditionnels ont évolué du kémalisme vers le réformisme.  En effet, durant les premières phases du changement, l’occidentalisation favorise la modernisation.  Pendant les phases suivantes, la modernisation favorise la désoccidentalisation et la résurgence de la culture indigène de deux manières.  « A l’échelon sociétal, la modernisation renforce le pouvoir économique, militaire et politique de la société dans son ensemble et encourage la population à avoir confiance dans sa culture et à s’affirmer dans son identité culturelle.  A l’échelon individuel, la modernisation engendre des sentiments d’aliénation et d’anomie à mesure que les liens et les relations sociales traditionnelles se brisent, ce qui conduit à des crises d’identité auxquelles la religion apporte une réponse. »[11] 

 

La religion comme moteur civilisationnel.

 

La place que Huntington confère à la religion est importante.  Il est évident que pour nombre de personnes désorientées, surtout dans des sociétés vides de sens, la religion peut constituer un refuge, voire une façon plus solide d’appréhender la vie dans son ensemble.  La religion rend aux gens la fierté qu’ils avaient perdue, elle leur donne un passé, un présent, un futur, une structure mentale et sociologique ainsi que des aspirations communes.  C’est ce qui fait la force des sociétés culturellement homogènes et la faiblesse des Etats multiethniques et multiculturels.  Les pays à majorité musulmane sont un bon exemple de ce phénomène.  Les organisations islamiques y sont de plus en plus présentes sur le terrain.  Elles ont compris que pour prendre le pouvoir, il fallait être les premières à agir en cas de problème et s’imposer comme la seule alternative possible face au gouvernement en place.  Lors des tremblements de terre en 1992, au Caire, ces dernières étaient souvent les premières à soigner les blessés tandis que les secours gouvernementaux tardaient.  Huntington note qu’en 1995, tous les pays majoritairement musulmans, sauf l’Iran, étaient culturellement, socialement et politiquement plus islamiques et islamistes que quinze ans auparavant.  L’exemple irakien est encore plus criant.  Dans la détresse la plus totale, le peuple irakien se retourne inexorablement vers ses racines sunnites ou chiites.  Les hôpitaux musulmans ne désemplissent pas car ils sont les seuls à offrir un service de soins efficaces et gratuits !  La suppression du régime laïc de Saddam a ouvert une voie royale à une réislamisation du pays, la présence américaine ne faisant qu’exacerber davantage la conscience identitaire de la population.  Huntington assimile donc la religion à un véritable moteur civilisationnel, source de dynamisme.  C’est une interprétation techniciste et bien américaine d’un phénomène à notre sens plus profond.  Cependant, ignorer superbement cette donnée essentielle en politique internationale serait une erreur.  Elle a déjà coûté cher à l’Occident et risque encore de lui poser des problèmes dans un proche avenir.

 

Chapitre IV : L’effacement de l’Occident : puissance, culture et indigénisation.

 

Si Huntington constate un déclin de l’Occident, il est néanmoins d’accord pour dire qu’à l’heure actuelle, après sa victoire contre le communisme, la société occidentale profite toujours de sa position d’hyper puissance avec à sa tête un leader américain incontesté.  Ouvrons une parenthèse pour remarquer au passage que Huntington prend bien soin de définir le communisme vaincu comme un phénomène extra-occidental.  Dans son obsession de séparer la Russie de l’Europe, Huntington commet là une faute grave.  Considérer le communisme indépendamment de ses racines occidentales est un non-sens historique.  En effet, quoi de plus « occidental » au sens traditionnel, que le progressisme et le matérialisme historique qui caractérisent la société communiste ? 

 

Vu sa position de leader, les sociétés appartenant à d’autres civilisations ont toujours besoin de l’Occident aujourd’hui pour parvenir à leurs fins et protéger leurs intérêts car les nations occidentales :

 

-         possèdent et animent le système bancaire international ;

-         contrôlent les monnaies fortes ;

-         représentent les principaux pays consommateurs ;

-         produisent la majorité des produits finis ;

-         dominent les marchés internationaux de capitaux ;

-         exercent une autorité morale considérable sur de nombreuses sociétés ;

-         contrôlent les voies maritimes ;

-         mènent les recherches techniques les plus avancées ;

-         contrôlent la transmission du savoir technique de pointe ;

-         dominent l’accès à l’espace ;

-         dominent l’industrie aéronautique ;

-         dominent les communications internationales ;

-         dominent le secteur des armements sophistiqués.[12]

 

Mais qu’adviendra-t-il demain de la société occidentale.  Huntington inventorie aussi les signes manifestes de notre déclin :

 

-         faible croissance économique ;

-         stagnation démographique ; (cf. figure n°2 = figure 5.2[13])

-         chômage ;

-         déficit budgétaire ;

-         corruption dans les affaires ;

-         faible taux d’épargne ;

-         déclin moral…[14]

 

Parmi les plus évidentes manifestations du déclin moral, Huntington cite avec une très grande lucidité :

 

-         Le développement de comportements antisociaux, tel que le crime, la drogue, et plus généralement la violence.

 

-         Le déclin de la famille, se traduisant par l’augmentation du taux des divorces, les naissances illégitimes, les grossesses d’adolescentes et les familles monoparentales.

 

-         Le déclin du « capital social », tout du moins aux Etats-Unis, c’est-à-dire la participation plus faible à des associations bénévoles et, de fait, le relâchement des relations de confiance qui s’y nouent.

 

-         La faiblesse générale de « l’éthique » et la priorité accordée à la complaisance.

 

-         La désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle, qui se manifeste aux Etats-Unis [comme en Europe] par la baisse du niveau scolaire.[15]

 

Il s’ensuit une certaine érosion de la culture occidentale, tandis que les mœurs, les langues, les croyances et les institutions indigènes, enracinées dans l’histoire, sont réaffirmées.  La puissance accrue des sociétés non occidentales sous l’effet de la modernisation engendre le renouveau des cultures non occidentales dans le monde entier.  « Le lien entre puissance et culture a presque toujours été négligé par ceux qui pensent qu’apparaît et doit apparaître une civilisation universelle comme par ceux pour qui l’occidentalisation est une condition nécessaire de la modernisation.  Ils refusent de reconnaître que la logique de ces raisonnements les incline à soutenir l’expansion et la consolidation de la domination de l’Occident sur le monde et que si les autres sociétés étaient libres de façonner leur propre destin, elles revigoreraient leurs croyances, leurs habitudes et leurs pratiques, ce qui, selon les universalistes, est contraire au progrès. »[16]  Et pourtant, désormais, les Extrêmes-Orientaux attribuent leur réussite économique non aux emprunts à la culture occidentale mais à leur adhésion à leur propre culture.  Ils réussissent, pensent-ils, parce qu’ils sont différents des Occidentaux.   Cette résurgence des cultures non occidentales, Huntington la désigne au moyen du concept d’ « indigénisation ».  Cette indigénisation s’accompagne d’un renouveau religieux favorisé notamment par la chute du communisme.  Les civilisations voient le communisme comme le dernier dieu laïc à avoir échoué.  La religion prend la place de l’idéologie, et le nationalisme religieux remplace le nationalisme laïc.  Nous sommes habitués dans nos pays d’Europe occidentale à associer la pratique religieuse à la vieille génération.  Force est de constater que dans les pays musulmans ou encore en Inde, ce sont les jeunes de la classe moyenne qui sont à la tête de ce mouvement religieux qu’Huntington appelle aussi « la revanche de Dieu. »  Face à cette déferlante jeune et dynamique, à forte conscience identitaire, Huntington n’a-t-il pas raison de lancer un cri d’alarme, n’en déplaise à ses détracteurs ?

 

Chapitre V : Economie et démographie dans les civilisations montantes.

 

Ce chapitre n’est pas essentiel.  Il ne fait qu’appuyer, colonnes de chiffres à l’appui que l’économie et la démographie occidentale régressent alors que plusieurs autres civilisations émergent dans les deux domaines.  Huntington écrit un peu avant la crise financière asiatique et n’en parle donc pas. 

 

Chapitre VI : La recomposition culturelle de la politique globale.

 

Une autre conséquence de la fin de la guerre froide est la suivante.  Alors qu’avant il était loisible à un peuple de se définir comme non aligné, c’est-à-dire comme n’appartenant ni à l’une ni à l’autre idéologie, il devient de plus en plus difficile à l’heure actuelle d’échapper à cette question : « Qui êtes-vous ? »  Selon Huntington, tous les Etats doivent pouvoir répondre à cette question au risque de ne pas trouver leur place dans le concert des nations.  Ce problème d’identité est évidemment d’autant plus intense dans les pays où vivent d’importants groupes de population appartenant à différentes civilisations.  C’est un élément crucial en effet.  Lorsque l’Inde entre en conflit avec son voisin pakistanais, les combats n’embrasent pas seulement les frontières mais également les centres urbains où cohabitent hindous et musulmans.   Huntington a très bien compris le danger que pouvaient représenter la cohabitation au sein d’une même entité politique de plusieurs communautés d’origine différentes.  La moindre étincelle est susceptible de mettre le feu aux poudres.  Nous croyons d’ailleurs que les dirigeants européens commencent tout doucement à comprendre le phénomène : leur refus de prendre part à la dernière guerre du Golfe n’était sans doute pas seulement motivé par le respect des institutions internationales.

 

Si le livre d’Huntington a suscité tant de cris de chattes effarouchées de la part de nos intellectuels européens « immigrophiles », c’est sans doute parce qu’il est bâti sur un principe très simple, tellement simple mais aussi tellement dérangeant que la propagande émolliente caractérisant nos médias tente chaque jour de nous le faire oublier : les affinités culturelles facilitent la coopération et la cohésion, tandis que les différences culturelles attisent les clivages et les conflits.  C’est pourquoi, pour répondre à ses détracteurs, Huntington dresse dans son chapitre six, un argumentaire en six points appuyant ce principe :

 

  1. Dans un monde globalisé, les entités culturelles les plus larges sont les civilisations.  Il est donc logique que les conflits entre groupes appartenant à différentes civilisations soient centraux dans la politique globale.
  2. Dans la mesure où l’Occident ne se contente pas d’appliquer la doctrine Monroe à seule sphère civilisationnelle mais cherche à l’étendre au monde entier, il est logique que par réaction, les cultures se radicalisent et adoptent une position défensive sinon de combat.
  3. L’identité se définit toujours par rapport à l’autre.  Si tout le monde était blanc, il serait stupide de nous définir comme étant de race blanche, c’est parce qu’il existe d’autres types de population que cette distinction devient effective.  Les exemples historiques ne manquent pas pour prouver que l’attitude des peuples a toujours été modelée selon ce principe.  Dans la haute Antiquité, les Grecs se distinguaient des barbares, au Moyen Age et durant les Temps modernes, les règles régissant les relations entre nations chrétiennes étaient différentes de celles dictant l’attitude vis-à-vis des Turcs et des autres « infidèles ».  Enfin le Coran distingue clairement le Dar al-Islam et le Dar-al-Harb (c’est-à-dire la zone des convertis et la zone à convertir) et la guerre sainte ne sera jamais totalement terminée tant que l’Islam ne se sera pas imposé à l’ensemble de la planète.
  4. Les différents culturels sont difficiles à résoudre car les valeurs et les principes d’une culture ne sont pas négociables.  Il en va ainsi des problèmes territoriaux très aigus qui opposent musulmans d’Albanie et orthodoxes serbes à propos du Kosovo ou bien des Juifs et des Arabes à propos de Jérusalem, puisque ces lieux ont pour chaque camp une signification historique, culturelle et affective profonde.  La question du foulard qui secoue la politique française actuellement et qui pose également des problèmes en Belgique, relève du même type de conflit.  De tels problèmes culturels appellent des réponses par oui ou par non, non des demi-mesures.
  5. Les conflits ont existé, existent et continueront à exister.  La guerre est une dimension ontologiquement humaine même si elle est à déplorer.  Tout au plus l’homme peut-il diminuer la probabilité qu’elle survienne. 
  6. Huntington reprend enfin l’idée force de Karl Schmitt : l’essence de la politique est de définir qui sont nos amis et qui sont nos ennemis.  Une entité politique qui n’a que des amis est une utopie.

 

La structure des civilisations.

 

Parmi les concepts opératifs majeurs présents dans son ouvrage, les plus importants à notre sens sont relatifs à la structure des civilisations.  Huntington propose de classer les pays selon différentes catégories :

 

-         Etats phares : Une civilisation possède en général un lieu au moins qui est considéré par ses membres comme la source principale de sa culture.  Ce lieu est souvent constitué d’un Etat ou de plusieurs Etats.  Huntington parle dans ce cas d’Etat phare.  L’Etat phare possède un rôle important dans la sphère civilisationelle puisque c’est généralement lui qui fédère les autres Etats autour de lui.  Dans la civilisation orthodoxe, c’est la Russie qui joue ce rôle.  La civilisation chinoise porte chez Huntington le nom de son Etat phare, la Chine.  Nous avons déjà mentionné précédemment que la Chine avait des prétentions à réunir dans un même Etat l’ensemble de ce qu’elle considère comme la civilisation chinoise.  L’axe franco-allemand et les Etats-Unis constituent les Etats phares de la civilisation occidentale.  Par contre, le problème de la civilisation musulmane, note Huntington, est qu’elle ne possède pas d’Etat phare.

 

-         Pays isolés : Un pays isolé n’a pas d’affinités culturelles avec d’autres sociétés.  L’Ethiopie par exemple, est isolée culturellement par sa langue dominante, l’araméen, écrit en caractères éthiopiens, par sa religion dominante, l’orthodoxie copte, par son passé impérial, par ses différences religieuses vis-à-vis de ses voisins en majorité musulmans.  Le plus important pays isolé est le Japon.  Aucun autre pays n’a la même culture, et les émigrés japonais sont peu nombreux dans les autres pays et guère assimilés culturellement.

 

-         Pays divisés : Ce sont des pays dont le territoire est traversé par une frontière entre civilisations.  Ces pays sont confrontés à des problèmes aigus pour préserver leur unité.  De nombreux pays africains sont minés par des guerres civiles interminables entre chrétiens et musulmans : Soudan, Nigeria, Tanzanie, Ethiopie…  Avec la chute du communisme, la culture a bien souvent remplacé l’idéologie comme facteur d’attraction et de répulsion.  « L’effet de division a été particulièrement visible dans les pays divisés dont la cohérence, à l’époque de la guerre froide, était assurée par des régimes communistes légitimés par l’idéologie marxiste-léniniste.  La Yougoslavie et l’Union soviétique ont éclaté et se sont divisées en entités nouvelles regroupées sur des bases civilisationnelles : les républiques baltes (protestantes et catholiques) [qui vont d’ailleurs bientôt rejoindre l’Europe], les républiques orthodoxes et musulmanes de l’ex-Union soviétique ; la Slovénie et la Croatie catholiques ; la Bosnie-Herzégovine partiellement musulmane ; la Serbie-Monténégro et la Macédoine orthodoxes en ex-Yougoslavie.  Là où ces entités nouvelles rassemblent encore des groupes appartenant à plusieurs civilisations, des divisions de second ordre apparaissent. »[17]  Rappelons que le livre d’Huntington a été publié en 1996 et que la guerre du Kosovo n’avait pas encore eu lieu ; pourtant l’auteur écrit déjà à l’époque : « Le Kosovo, peuplé d’Albanais musulmans, restera-t-il paisible au sein de la Serbie orthodoxe slave ?  On ne le sait pas.  De même, des tensions apparaissent entre la minorité musulmane albanaise et la majorité orthodoxe slave en Macédoine. »[18]

 

-         Pays déchirés : Dans un pays divisé, des forces répulsives éloignent les groupes culturellement différents les uns des autres.  Un pays déchiré, par contraste, a une seule culture dominante qui détermine son appartenance à une civilisation, mais ses dirigeants veulent le faire passer à une autre civilisation.  La Turquie est le pays déchiré type depuis que, dans les années vingt, elle a tenté de se moderniser, de s’occidentaliser et de s’intégrer à l’Occident.

 

Chapitre VII : Etats phares, cercles concentriques et ordre des civilisations.

 

Les rôles assumés par l’Etat phare d’une civilisation sont multiples.  Il est à la fois un leader, un protecteur, un gendarme, un modèle et un centre autour duquel gravitent les autres Etats.  La création d’un bloc civilisationnel uni politiquement autour de son Etat phare n’est pas si saugrenue que certains voudraient le penser.  Elle génère en effet dynamisme et ordre au sein d’un vaste espace géographique et évite souvent nombre de guerres intestines au sein d’une même civilisation.   Dans la même logique, l’absence d’Etat phare à l’intérieur d’une civilisation condamne celle-ci à la stagnation et à la faiblesse face aux autres réellement cohérentes. 

 

Un cas particulier, le monde arabe.

 

A la lumière de cette règle on comprend mieux le manque d’unité du monde arabe.  En effet, en Occident, le parangon de la loyauté est depuis le XVIIe siècle l’Etat-nation.  Les groupes qui  transcendent les Etats-nations - communautés religieuses, linguistiques ou civilisations - requièrent une loyauté et un engagement moins intense.  Dans le monde islamique, au contraire, les deux structures fondamentales, originales et durables sont d’une part la famille, le clan, la tribu et d’autre part la Religion et l’Empire à plus grande échelle.  Les tribus ont été centrales dans la vie politique des Etats arabes, tandis que les gens se sentaient unis par de-là les différences tribales dans une même communauté de langue, de culture, de style de vie et surtout de religion, la communauté des croyants, la Oumma, transcendant les particularismes. 

 

Cependant, l’Islam est divisé en plusieurs centres de pouvoirs concurrents, chacun tentant de capitaliser à son profit l’identification des musulmans avec la Oumma afin de réaliser la cohésion islamique sous son égide.  Le concept de Oumma présuppose que l’Etat-nation n’est pas légitime, et pourtant la Oumma ne peut être unifiée que sous l’action d’au moins un Etat phare fort qui fait actuellement défaut.  Pour que l’Islam comme communauté religieuse se matérialise, il faudrait que les suprématies religieuse et politique (califat et sultanat) soient combinées en une seule entité gouvernementale.  Ce manque d’unité a été savamment entretenu tout au long de l’histoire coloniale, d’abord par les Britanniques puis après la Deuxième guerre mondiale par les Etats-Unis et leur allié israélien.  On sait maintenant que, dans la guerre fratricide qui a opposé l’Iran et l’Irak durant de nombreuses années, la politique des Etats-Unis ne consistait pas à s’engager pour un camp ou pour l’autre mais à en entretenir le conflit afin d’éviter l’émergence de tout Etat phare dans la région. 

 

Il est devenu banal d’affirmer que les Etats-Unis sont partis en guerre contre l’Irak pour s’accaparer les ressources pétrolières du pays.  Il l’est peut-être moins d’affirmer que les stratèges américains éliminaient de surcroît un pion gênant sur l’échiquier proche-oriental, cet Irak à l’idéologie ouvertement panarabe et où les discours présidentiels surfaient de plus en plus sur la vague du renouveau islamique.  Lorsque les dirigeants européens accusaient l’Amérique de ne pas ramener la paix dans la région mais de semer un trouble encore plus grand, sans doute ne se doutaient-ils pas qu’ils étaient fort proches de la vérité.  En prétendant devant les caméras du monde entier, vouloir ramener la paix et la sécurité au Proche-Orient, les Etats-Unis poursuivaient sur le terrain l’objectif inverse : diviser pour régner.  Parmi les Etats susceptibles de jouer le rôle de centre au sein de la civilisation islamique, Huntington cite l’Indonésie, l’Egypte, l’Iran, le Pakistan, l’Arabie Saoudite et la Turquie.  Il prend bien soin de ne pas mentionner l’Irak !    Notons que les groupes islamistes transnationaux tels les moudjahidin participant au djihad partout où leur foi leur dicte de combattre, ont bien compris la politique du « Grand Satan » et tentent aujourd’hui de fédérer la communauté des croyants par de-là les frontières.

 

Chapitre VIII : L’Occident et le reste du monde : problèmes intercivilisationnels.

 

Huntington précise sa théorie du choc des civilisations en hiérarchisant les relations entre les grands blocs civilisationnels.  Les aspirations universelles de la civilisation occidentale, la puissance relative déclinante de l’Occident et l’affirmation culturelle de plus en plus forte des autres civilisations suscitent des relations généralement difficiles entre l’Occident et le reste du monde.  Cependant leur nature et leur degré d’antagonisme varient considérablement et se décomposent en trois catégories (cf. figure n°4 = figure 9.1.[19]).  Avec ses civilisations rivales, l’Islam et la Chine, l’Occident risque d’entretenir des rapports très tendus et même souvent très conflictuels.  Ses relations avec l’Amérique latine et l’Afrique, civilisations plus faibles et dans une certaine mesure dépendantes vis-à-vis de lui, impliqueront des conflits moins forts, en particulier avec l’Amérique latine.  Les relations de la Russie, du Japon et de l’Inde avec l’Occident risquent, quant à elles, de se situer entre ces deux autres groupes.  Ce sont des civilisations qui hésitent entre l’Occident, d’un côté, et les civilisations islamique et chinoise, de l’autre.[20] 

 

Huntington dénoue en les explicitant plusieurs nœuds de problèmes attisant les conflits entre l’Occident et le reste du monde.    

 

La prolifération des armements.

 

Vu l’avance technologique acquise par les Etats-Unis dans le domaine de l’armement, il existe peu de moyens d’empêcher sa domination.  Un bon raccourci pour les Etats consiste à acquérir des armes de destruction massive (bombe nucléaire) avec les moyens de les utiliser (vecteurs tels les missiles).  Celles-ci leur permettent tout d’abord d’établir leur domination sur les autres Etats de leur civilisation et de leur région, et, ensuite, elles leur donnent les moyens d’empêcher une invasion de leur civilisation ou de leur région par les Etats-Unis ou d’autres puissances extérieures.  Huntington avoue que si l’Irak avait attendu deux ou trois ans pour envahir le Koweit, le temps de posséder des armes nucléaires, il en aurait très probablement pris possession et se serait peut-être même emparé des champs de pétrole saoudiens.  Ainsi, le résultat de la Guerre du Golfe n’est pas la réduction de la prolifération des armements mais l’inverse puisque les Etats non occidentaux ont tiré les leçons du conflit.  Désormais, des pays comme la Corée du Nord ou l’Inde savent qu’il ne faut pas se battre avec les Etats-Unis à moins d’avoir des armes nucléaires.  « Cette leçon, déclare Huntington, a été apprise par cœur par les dirigeants politiques et les généraux dans tout le monde non occidental, avec son corollaire : « Si vous avez des armes nucléaires, alors les Etats-Unis ne se battront pas avec vous. » »[21]   Nous le rappelons, ce livre a été écrit en 1996.  Peu de temps après se déroulaient effectivement les premiers essais nucléaires indiens.  Et dernièrement, la Corée du Nord a relancé son programme nucléaire !  Autre conséquence évidente de ce principe.  Alors que son armée est en pleine déliquescence, la Russie compte toujours parmi les grandes puissances parce qu’elle a réussi à maintenir un arsenal nucléaire suffisant en état de marche.  Paradoxalement, la possession de quelques armes nucléaires devient l’arme des faibles.  Le terrorisme constitue également une arme privilégiée des faibles ; la plupart des Etats étant démunis quant à la réponse à apporter à ce type d’agression.  L’Etat ne peut réagir en attaquant un autre Etat comme dans une guerre classique : le conflit possède désormais un caractère asymétrique !

 

Ce type de conflit est d’ailleurs tellement embarrassant pour les Etats modernes qu’il est souvent dénoncé comme « injuste ».  Les Américains parlent souvent, à propos de l’usage des armes de destruction massive ou d’attentats terroristes, d’attaques « non conventionnelles », « lâches », « contraires aux lois de la guerre » parce qu’elles s’en prennent à des civils.  Cette technique de propagande n’est pas neuve et il ne faut pas se laisser prendre à ce genre de jeu sémantique sur le caractère « juste » ou « injuste » des armes employées.  Peut-être faudrait-il d’ailleurs rappeler aux Etats-Unis que ces attaques « non conventionnelles » étaient considérées il n’y a pas si longtemps par leur Etat-Major comme tout à fait conventionnelles,  notamment dans le cadre de leur opération « Little Boy » à Nagasaki et Hiroshima.  Ces attaques « non conventionnelles » sont en réalité la conséquence logique de l’hyper puissance américaine puisqu’elles sont à ce jour les seuls moyens de résistance réellement efficaces des peuples qui ont choisi de résister au diktat U.S.  Toutefois, Huntington met en garde l’Occident : « Isolément, le terrorisme et les armements nucléaires sont l’arme des faibles hors d’Occident.  S’ils les combinent, les faibles non occidentaux deviendront forts. »[22]  

 

Les Etats-Unis ont toujours soutenu, depuis qu’ils maîtrisent l’atome, une politique de non-prolifération des armes nucléaires tant à l’extérieur de l’Alliance Atlantique qu’en son sein.  Seuls les Britanniques ont pu bénéficier de cette technologie qu’ils ont toutefois dû développer en partenariat avec leurs cousins d’outre-Atlantique.  La fronde française, face à cet état de fait, a permis à un autre pays membre de l’OTAN de développer son propre arsenal.  Selon Huntington, à cette politique de non-prolifération doit logiquement succéder une politique de « prolifération négociée ».  C’est ce qu’il appelle « la diffusion lente et inéluctable de la puissance dans un monde multicivilisationnel. »[23]  De plus, le politologue américain souligne que les Etats-Unis pourraient profiter de ce changement en stimulant la prolifération dans l’intérêt des Etats-Unis et de l’Occident.  En d’autres mots, certains Etats alliés recevraient l’autorisation de développer un arsenal nucléaire.  Huntington pense notamment au Japon qui pourrait ainsi contrecarrer la puissance nucléaire chinoise, permettant ainsi de sanctuariser leur propre pays et de placer en première ligne leurs alliés dans le cadre d’une guerre nucléaire.  Un exemple contemporain de l’efficacité de la prolifération négociée est l’arsenal nucléaire israélien permettant de contrebalancer toute volonté de puissance arabe au Proche-Orient.      

 

Les droits de l’homme et la démocratie.

 

L’auteur reconnaît honnêtement que les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas des valeurs partagées par l’ensemble des peuples de la planète et qu’il devient illusoire, voire même dangereux, vu la puissance déclinante de l’Occident, de vouloir absolument imposer ces valeurs.  Non seulement cette influence diminue, mais le paradoxe de la démocratie atténue aussi la volonté occidentale de défendre la démocratie dans le monde d’après la guerre froide.  « Le présupposé occidental selon lequel des gouvernements élus démocratiquement seront coopératifs et pro-occidentaux pourrait bien se révéler faux dans les sociétés non occidentales où la compétition électorale peut porter au pouvoir des nationalistes et des fondamentalistes anti-occidentaux. »   C’est sans doute la raison pour laquelle les Etats-Unis ne mettent pas trop d’ardeur à l’heure actuelle pour transmettre le pouvoir à un gouvernement de transition élu démocratiquement par l’ensemble du peuple irakien.  S’ils sont allés au feu, ils entendent bien préserver quelques avantages sur le terrain ![24]

 

L’immigration.

 

Lorsqu’il lit le chapitre d’Huntington consacré à l’immigration, le lecteur se rend vite compte qu’il n’a pas affaire à un auteur de gauche.  Un auteur belge ou français s’autorisant de telles assertions aurait tôt fait d’être taxé de raciste et de fasciste, voire d’être traduit devant un tribunal pour incitation à la xénophobie.  Huntington ne fait pourtant que constater des évidences. 

 

-         « Si la démographie dicte le destin de l’histoire, les mouvements de population en sont le moteur. (…) S’il y a une « loi » de l’immigration, soutient Myron Weiner, elle stipule que le flux migratoire, une fois qu’il a commencé à couler, induit son propre flux.  Les émigrés permettent à leurs frères et à leurs proches restés au pays d’émigrer en leur donnant des informations sur la façon de s’y prendre, en leur fournissant des moyens pour se déplacer et de l’aide pour trouver un travail et un logement. »  Il en résulte selon ses propres termes, une « crise migratoire globale ». »[25]

 

Les citations ci-après prouvent également que Huntington est particulièrement bien renseigné sur la situation européenne :

 

-         « Au début des années quatre-vingt-dix, les deux tiers des immigrés en Europe étaient musulmans.  La préoccupation des Européens en la matière concernait par-dessus tout l’immigration musulmane.  Le défi est démographique – les immigrés représentent 10 % des naissances en Europe occidentale et les Arabes 50 % de celles-ci à Bruxelles – et culturel.  Les communautés musulmanes, turque en Allemagne ou algérienne en France, n’étaient pas intégrées dans leur culture d’accueil et, au grand dam des Européens, ne semblaient pas devoir l’être. »[26]

 

-         « Vis-à-vis des immigrés, l’hostilité européenne est étrangement sélective.  Peu de gens en France s’inquiètent d’un afflux de ressortissants de l’Est – les Polonais, après tout, sont européens et catholiques.  Les immigrés africains qui ne sont pas arabes ne sont pour la plupart ni redoutés ni méprisés.  Le mot « immigré » est potentiellement synonyme de musulman, l’Islam étant aujourd’hui la deuxième religion en France (…). »[27]

 

-         « L’opposition publique à l’égard de l’immigration et l’hostilité vis-à-vis des immigrés se manifestent dans des cas extrêmes par des violences perpétrées contre des communautés musulmanes et des personnes.  Ce fut en particulier un problème en Allemagne au début des années quatre-vingt-dix.  Plus significative est l’augmentation des suffrages ralliés par les partis d’extrême droite, nationalistes et anti-immigrés.  En France, le Front national, négligeable en 1981, est monté à 9,6 % en 1988 et s’est ensuite stabilisé entre 12 et 15 % aux élections régionales et législatives.  En 1995, les deux candidats nationalistes à la présidence de la République ont rassemblé 19,9 % des voix (…).  En Belgique, le Bloc flamand et le Front national ont progressé de 9 % aux élections locales de 1994, le Bloc obtenant 28 % à Anvers.  (…) Ces partis européens hostiles à l’immigration étaient pour une bonne part l’image en miroir des partis islamistes dans les pays musulmans.  C’étaient des outsiders dénonçant un establishment social et politique corrompu. »[28]

 

-         « L’Europe ou bien les Etats-Unis peuvent-ils inverser la tendance ?  En France, le pessimisme démographique est de mise, depuis le roman de Jean Raspail[29]dans les années soixante-dix jusqu’aux analyses académiques de Jean-Claude Chesnais[30]dans les années quatre-vingt-dix.  Pierre Lellouche l’a bien résumé en 1991 : « L’histoire, la géographie et la pauvreté montrent que la France et l’Europe sont destinées à être noyés par la population des pays à problèmes du Sud.  L’Europe était blanche et judéo-chrétienne dans le passé ; elle ne le sera plus à l’avenir. »[31] »[32]

 

-         « Les sociétés européennes ne veulent en général pas assimiler les immigrés ou bien elles éprouvent de grandes difficultés à le faire.  Les immigrés musulmans et leurs enfants sont également ambigus quant à leur désir d’assimilation[33].  Une immigration importante ne peut donc que produire des pays divisés entre chrétiens et musulmans.  Ce phénomène pourrait être évité si les gouvernements et les électeurs européens étaient prêts à payer le prix de mesures restrictives (…). »[34]

 

Chapitre IX : La politique globale des civilisations.

 

Etats phares et conflits frontaliers.

 

Dans un monde reposant sur l’ordre des civilisations, les relations entre entités appartenant à différentes civilisations seront souvent conflictuelles, prophétise Huntington.  La paix froide, la guerre froide, la guerre commerciale, la quasi-guerre, la drôle de paix, les relations agitées, la rivalité intense, la coexistence dans la concurrence, la course aux armements seront autant d’expression caractérisant les relations intercivilisationnelles.  La confiance et l’amitié seront rares.  Huntington prévoit deux grands types de conflit :

 

-         Au niveau local, les conflits civilisationnels surviendront entre Etats voisins appartenant à différentes civilisations comme dans l’ex-Union soviétique et l’ex-Yougoslavie.

 

-         Au niveau global, les conflits entre Etats phares auront lieu entre les grands Etats appartenant à différentes civilisations.  Les conflits surviendront par exemple lorsqu’un Etat phare d’une civilisation donnée montera en puissance et mettra ainsi en péril la position d’Etats phares appartenant à d’autres civilisations.

 

L’Islam et l’Occident.

 

Huntington développe à propos de l’Islam, et de sa relation avec l’Occident, toute une série d’idées assez sulfureuses.  Le fait que le politologue attribue à cette relation un caractère problématique est une des raisons majeures expliquant l’ire que son ouvrage a suscitée dans les milieux bien pensant européens.  Toutefois, vous allez pouvoir constater que ces idées ne sont pas totalement dénuées de sens.  « Certains Occidentaux, déclare-t-il, comme le président Bill Clinton, soutiennent que l’Occident n’a pas de problèmes avec l’Islam, mais seulement avec les extrémistes violents.  Quatorze cents ans d’histoire démontrent le contraire.  Les relations entre l’Islam et le Christianisme, orthodoxe comme occidental, ont toujours été agitées.  Chacun a été l’autre de l’autre. (…) C’est la seule civilisation qui a mis en danger l’existence même de l’Occident, et ce à deux reprises.[35]»[36] 

 

Les causes de cet affrontement pluriséculaire et irréductible ne sont pas contingentes mais résident dans la nature même des deux religions, déclare Huntington : « Tous deux sont universalistes et prétendent incarner la vraie foi, à laquelle tous les humains doivent adhérer.  Tous deux sont des religions missionnaires dont les membres ont l’obligation de convertir les non-croyants.  Depuis ses origines, l’Islam s’est étendu par la conquête et, le cas échéant, le Christianisme aussi.  Les concepts parallèles de « Jihad » et de « Croisade » se ressemblent beaucoup et distinguent ces deux fois des autres grandes religions du monde. »[37]

 

A l’heure actuelle, le conflit a toutefois changé de visage.  En effet, c’est moins contre l’Occident chrétien que les musulmans se battent aujourd’hui que contre l’Occident athée, ayant élevé le matérialisme au rang de religion universelle.  Auparavant, l’ennemi des musulmans était le matérialisme dialectique en provenance des pays communistes.  Désormais, l’ennemi principal des musulmans est le matérialisme marchand.

 

Dernier élément sur lequel Huntington insiste dans la relation Islam/Occident : à mesure que l’influence de l’Occident s’efface des anciennes colonies du Proche-Orient, l’émergence d’Etats phares capables d’unir le monde arabe se fait plus pressante, elle est aussi plus probable.  On considère trop souvent que les musulmans engagés dans la guerre contre l’Occident ne représentent que la minorité.  Les scènes de liesse dans les rues de nombreux pays à majorité musulmane où dans certains faubourgs musulmans de nos villes européennes le 11 septembre 2001 laissent présumer le contraire !  Soutenir et applaudir, fussent-ils des actes passifs, constituent les premières étapes de la résistance… et de la résistance à la lutte, le pas est vite franchi.

 

L’Asie, la Chine et l’Amérique.

 

Pour Huntington, l’Asie, particulièrement l’Extrême-Orient, constitue le théâtre le plus probable des conflits entre civilisations.  Il donne d’ailleurs à cette région le nom de « chaudron des civilisations ».  En effet, « rien qu’en Extrême-Orient, on trouve des sociétés qui appartiennent à six civilisations – japonaise, chinoise, orthodoxe, bouddhiste, musulmane et occidentale -, plus l’Hindouisme en Asie du Sud.  Les Etats phares de quatre civilisations, le Japon, la Chine, la Russie et les Etats-Unis, sont des acteurs de poids en Extrême-Orient ; l’Inde joue également un rôle majeur en Asie du Sud, tandis que l’Indonésie, pays musulman, monte de plus en plus en puissance. »[38] 

 

Le risque de conflit généralisé dans la région est encore aggravé par les interactions de plus en plus nombreuses entres les sociétés asiatiques et les Etats-Unis.  Or, constate Huntington, il existe des différences fondamentales de valeur entre les civilisations asiatiques et la civilisation américaine : « L’ethos confucéen dominant dans de nombreuses sociétés asiatiques valorise l’autorité, la hiérarchie, la subordination des droits et des intérêts individuels, l’importance du consensus, le refus du conflit, la crainte de « perdre la face » et, de façon générale, la suprématie de l’Etat sur la société et de la société sur l’individu.  En outre, les Asiatiques ont tendance à penser l’évolution de leur société en siècles et en millénaires, et à donner la priorité aux gains à long terme.  Ces attitudes contrastent avec la primauté, dans les convictions américaines, accordée à la liberté, à l’égalité, à la démocratie et à l’individualisme, ainsi qu’avec la propension américaine à se méfier du gouvernement, à s’opposer à l’autorité, à favoriser les contrôles et les équilibres, à encourager la compétition, à sanctifier les droits de l’homme, à oublier le passé, à ignorer l’avenir et à se concentrer sur les gains immédiats. »[39]

 

Enfin, comme nous l’avons théorisé ici plus haut, les Etats-Unis ne peuvent supporter l’émergence de la Chine comme puissance régionale en Extrême-Orient car elle est contraire selon Huntington, aux intérêts vitaux américains.  Notons au passage que le gros problème de la politique américaine est le suivant : ils adoptent la doctrine Monroe à l’échelle de leur continent mais ils ne supportent pas que les Etats phares des autres civilisations fassent de même avec leur propre sphère de rayonnement !  Précisons toutefois qu’une Chine trop dynamique au point de vue démographique, serait contraire également à nos propres intérêts.  En effet, la Chine risque à terme de déverser son trop plein de population en Europe ou dans les vastes espaces de la Sibérie, riches en matière première.  A l’inverse des Etats-Unis, nous ne sommes pas opposés au rayonnement de la Chine en Extrême-Orient, du moment que cette expansion ne déborde pas sur notre propre sphère civilisationnelle qui comprendra nécessairement la Sibérie.

 

Face à cette montée en puissance de la Chine, les Américains espèrent jouer la carte du Japon, Etat traditionnellement « suiviste » de la puissance U.S. depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.  Le « suivisme » est un des autres concepts développés par Huntington.  Selon lui, les Etats peuvent réagir de deux manières à la montée d’une puissance nouvelle.  « Seuls ou alliés à d’autres, ils peuvent s’efforcer d’assurer leur sécurité en recherchant l’équilibre avec la puissance émergeante, la refouler ou, si nécessaire, entrer en guerre avec elle pour la vaincre.  Au contraire, ils peuvent se rallier à elle, se mettre d’accord avec elle et adopter une position secondaire ou subordonnée vis-à-vis d’elle dans l’espoir de voir leurs intérêts clés protégés. »[40]  Une solution médiane constituerait à alterner recherche de l’équilibre et « suivisme » mais elle risquerait à terme de vexer à la fois la puissance émergeante et les alliés alternatifs.  On comprendra aisément, suite à cette définition du « suivisme », que la solution japonaise n’est pas idéale pour les Etats-Unis puisque la particularité d’un Etat « suiviste » est d’abandonner la puissance dominante, une fois qu’une autre puissance émerge.  Effectivement, suite au déclin de l’Occident, le Japon restera-t-il fidèle à son allié américain ?  Choisira-t-il l’orbite chinoise ?  Nous ne pouvons qu’espérer l’émergence d’une nouvelle puissance dans la région : l’Empire eurosibérien qui saura séduire et rallier la civilisation japonaise et son porte-avions insummersible.

 

Chapitre X : Des guerres de transition aux guerres civilisationnelles.

 

Caractéristiques des guerres civilisationnelles.

 

Elles ont tendance à être très violentes et sanglantes parce qu’elles mettent en jeu des questions fondamentales d’identité.  En outre, elles traînent souvent en longueur ; il arrive qu’elles soient entrecoupées de trêves ou d’ententes, mais en général ces dernières ne durent pas, et les combats reprennent.  « D’autre part, en cas de victoire militaire décisive de l’un des deux camps, les risques de génocide sont plus élevés lorsqu’il s’agit d’une guerre civile identitaire.  (…) Les conflits civilisationnels sont parfois des luttes pour le contrôle des populations.  Mais, le plus souvent, c’est le contrôle du sol qui est en jeu.  Le but de l’un des participants au moins est de conquérir un territoire et d’en éliminer les autres peuples par l’expulsion, l’assassinat ou les deux à la fois, c’est-à-dire par la purification ethnique. »[41]  Les exemples du Ruanda ou encore du Kosovo sont éloquents à cet égard !   Retenons en tout cas ces deux caractéristiques fondamentales :

 

-         Comme elles mettent en jeu des questions fondamentales d’identité et de pouvoir, on a du mal à les résoudre par des négociations ou des compromis.  Un armistice obtenu ne signifie d’ailleurs jamais la fin d’un conflit qui, tel un feu de forêt maîtrisé, peut reprendre avec violence à tout instant.

 

-         Les guerres civilisationnelles éclatent entre groupes qui font respectivement partie d’ensembles culturels plus larges.  Les risques d’extension de la guerre sont donc énormes, surtout dans le monde « connecté » et « internationalisé » qui est le nôtre. « Les migrations ont donné naissance à des diasporas dans des tierces civilisations.  Les communications permettent plus facilement aux parties en présence d’appeler à l’aide, et à leurs « proches parents » d’apprendre immédiatement ce qui arrive à leurs alliés.  Le rétrécissement permet ainsi aux « groupes apparentés » de fournir un soutien moral, diplomatique, financier et matériel aux parties en présence. (…) A son tour, le soutien apporte un renfort aux parties en présence et prolonge le conflit. »[42]

 

Chapitre XI : La dynamique des guerres civilisationnelles.

 

Les guerres civilisationnelles sont particulièrement intenses, non seulement sur le terrain mais également psychologiquement, puisqu’elles mobilisent tout autant l’énergie des combattants que leur conscience identitaire.  De par ce caractère identitaire, elles ont des retombées néfastes sur l’ensemble des habitants des civilisations concernées.  Une menace localisée est naturellement magnifiée et généralisée à l’échelle de la civilisation.  Au début des années quatre-vingt-dix, les Russes ont ainsi défini les guerres entre clans et régions du Tadjikistan, ou la guerre en Tchétchénie, comme des épisodes d’un affrontement plus large, pluriséculaire, entre l’Orthodoxie et l’Islam, tandis que les opposants musulmans étaient engagés dans un djihad, soutenus par des groupes islamistes radicaux exploitant la conscience identitaire des révoltés.  De même une défaite locale d’un pays face à un pays appartenant à une autre civilisation, peut résonner comme un échec cuisant à l’échelle civilisationnelle.  On comprend dès lors l’acharnement que certains Etats phares mettent pour soutenir des Etats secondaires dans des conflits locaux.  La « théorie des dominos » en vogue durant la guerre froide est remise à l’honneur : une défaite dans un conflit local peut provoquer des pertes de plus en plus lourdes et conduire ainsi au désastre à l’échelle de la civilisation.[43]  Huntington note également que les processus de « diabolisation » sont particulièrement intenses dans les affrontements de civilisations : les opposants sont souvent dépeints comme des sous-hommes, ce qui donne le droit de les tuer.  De même, leur culture est vouée aux gémonies : tous les symboles, tous les objets culturels de l’adversaire deviennent des cibles.  On se rappellera au Kosovo des mosquées détruites par les forces serbes mais aussi des monastères orthodoxes saccagés par les Albanais.  « Dans les guerres entre culture, la culture est toujours perdante. »[44]

 

Les ralliements de civilisation : pays apparentés et diasporas.

 

A la différence de la guerre froide, les conflits de civilisation ne s’écoulent pas du haut vers le bas.  Ils bouillonnent à partir du bas.  Les Etats et les groupes ont différents niveaux d’engagement dans une guerre de ce genre (cf. figure n°5 = figure 11.1.[45]) :

 

-         Niveau primaire : les parties belligérantes qui s’entre-tuent.  Ce sont parfois des Etats, parfois des Etats embryonnaires comme en Bosnie ou au Nagorny-Karabakh ou des groupes locaux.

 

-         Second niveau : Ce sont généralement des Etats directement apparentés aux belligérants de base.  Par exemple l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Caucase.  La Serbie et la Croatie en ex-Yougoslavie.

 

-         Troisième niveau : Ce sont des Etats éloignés du théâtre des affrontements mais qui ont des liens de civilisation avec les belligérants, tels l’Allemagne, la Russie et les Etats islamiques dans le conflit yougoslave ou tels la Russie, l’Iran et la Turquie dans le cas du différend arméno-azéri.

 

Dans le cadre d’un conflit régional entre des factions appartenant à deux civilisations différentes, les intérêts des gouvernements de deuxième et troisième échelon sont plus compliqués que ceux des belligérants de base.  Ils apportent généralement leur soutien aux combattants élémentaires et même s’ils ne le font pas, dit Huntington, ils sont soupçonnés de le faire par les pays ennemis.  Toutefois, ces gouvernements ont souvent intérêt à contenir les tensions de la base, afin de ne pas être entraînés dans un conflit civilisationnel plus large et plus destructeur.  De ce constat très ingénieux, Huntington élabore une méthodologie de résolution des conflits.

 

Arrêter les guerres civilisationnelles.

 

Les parties de la base ont souvent beaucoup de mal à s’asseoir à la même table des négociations.  Les enjeux et les haines sont trop aiguës pour espérer par ce biais une résolution pacifique du conflit.  Les guerres entre pays d’une même civilisation ont l’avantage de pouvoir parfois être résolues par la médiation d’une tierce partie désintéressée, ayant une légitimité auprès des pays belligérants.  Souvent l’Etat phare joue un rôle d’arbitre au sein de la civilisation et limite les tensions entre les communautés.  Par contre, il est difficile dans un conflit civilisationnel de trouver une tierce partie qui ait la confiance des deux protagonistes.  C’est pourquoi « les guerres civilisationnelles ne sont pas interrompues par des individus, groupes ou organisations désintéressés, mais par des parties intéressées de deuxième et troisième échelon, parties qui se sont attiré le soutien de leur parentèle et qui ont la capacité de négocier des accords avec leurs homologues, d’une part, et de convaincre leur parenté d’accepter ces accords, d’autre part. »[46]  C’est également la raison pour laquelle, « les guerres sans parties de deuxième et de troisième échelon ont moins tendance à s’étendre que les autres guerres, mais elles sont aussi plus difficiles à arrêter, tout comme les guerres entre groupes appartenant à des civilisations sans Etat central. »[47]

 

Huntington, grâce aux outils de pensée qu’il a façonnés, modélise ainsi l’arrêt des combats complet dans un conflit civilisationnel.  Cet arrêt suppose :

 

-         « l’implication active des parties de deuxième et troisième échelon,

-         des négociations entre parties de troisième échelon sur les termes généraux d’un arrêt des combats,

-         l’utilisation par ces parties de troisième échelon de la carotte et du bâton pour obtenir que les parties de deuxième échelon acceptent ces termes et fassent pression dans le même sens sur les parties de premier échelon,

-         le retrait du soutien venant du deuxième échelon et, en fait, la trahison du premier échelon par les parties du deuxième échelon,

-         et, résultat de ces pressions, l’acceptation des termes par les parties du premier échelon qui, bien entendu, les subvertiront quand elles considéreront que c’est là leur intérêt. »[48]

 

Chapitre XII : L’Occident, les civilisations et la civilisation.

 

Dans son dernier chapitre, Huntington développe sa réflexion sur le déclin de l’Occident.  Autant dire qu’il n’y va pas avec le dos de la cuillère.  Nous avons déjà évoqué plus haut les caractéristiques du déclin de l’Occident et de l’Europe.  Celui-ci touche les domaines moraux, démographiques, culturels et partiellement militaires.   Nous n’y reviendrons pas davantage.  Huntington insiste cependant sur le fait que « du déclin naît le risque d’invasion « quand la civilisation n’est plus capable de se défendre elle-même parce qu’elle n’a plus la volonté de le faire, elle s’ouvre aux envahisseurs barbares » qui viennent souvent « d’une autre civilisation plus jeune et plus puissante. »[49] »[50]  Néanmoins « tout est possible, mais rien n’est inévitable : tel est l’enseignement primordial qui ressort de l’histoire des civilisations.  Les civilisations peuvent, et ont pu, se réformer, se renouveler.  Le problème majeur pour l’Occident est le suivant : indépendamment de tout défi extérieur, est-il capable d’arrêter le processus de déclin interne et d’inverser la tendance. »[51]

 

L’un des grands périls qui guette notre civilisation d’après le politologue américain, c’est la modification du substrat ethnique européen avec comme conséquence l’émergence d’une société prétendument multiculturelle.  Dans le cas de l’Europe, la forte minorité arabo-islamique en pleine progression, ne manifestant désormais plus aucun désir de s’intégrer culturellement, devient un foyer de contestation et même de rejet des valeurs européennes en terre européenne !  Aux Etats-Unis comme en Europe, une coalition de politiciens irénistes et de gauchistes utopistes prétendent y voir un enrichissement et les prémisses d’une société multiethnique et multiculturelle harmonieuse.  Face à ces délires, le jugement d’Huntington est sans appel : « L’histoire nous apprend qu’aucun Etat ainsi constitué n’a jamais perduré en tant que société cohérente.  (…) L’avenir des Etats-Unis et celui de l’Occident dépend de la foi renouvelée des Américains en faveur de la civilisation occidentale.  Cela nécessite de faire taire les appels au multiculturalisme, à l’intérieur de leurs frontières.  (…) Les Américains font partie de la famille culturelle occidentale ; les partisans du multiculturalisme peuvent entamer, voire détruire cette relation, ils ne peuvent lui en substituer une autre.  Quand les Américains cherchent leurs racines culturelles, ils les trouvent en Europe. »[52]

 

Huntington préconise aussi une nouvelle construction géopolitique autour d’une zone de libre-échange transatlantique, suivie d’une véritable intégration politique, capable de donner les moyens d’un redressement civilisationnel et de redonner à l’Occident son statut de puissance hégémonique.  C’est ici que l’on voit tout l’intérêt que les Américains ont d’empêcher la création d’un bloc impérial eurosibérien car selon lui : « le rejet des principes fondamentaux et de la civilisation occidentale signifie la fin des Etats-Unis d’Amérique tels que nous les avons connus.  Cela signifie également la fin de la civilisation occidentale.  Si les Etats-Unis se désoccidentalisent, l’Ouest se réduira à l’Europe et à quelques zones d’implantation européenne, faiblement peuplées.  Sans les Etats-Unis, l’Occident ne représente plus qu’une fraction minuscule et déclinante de la population mondiale, abandonnée sur une petite péninsule à l’extrémité de la masse eurasienne. »[53]

 

Clefs pour l’avenir.

 

L’auteur, après avoir dressé un tableau de l’état déplorable de la civilisation occidentale, préconise toute une série de solutions mais il insiste surtout sur le fait que l’Occident doit renoncer à « sa prétention à l’universalité, [qui] tient pour évident que les peuples du monde entier devraient adhérer aux valeurs, aux institutions et à la culture occidentale parce qu’elles constituent le mode de pensée le plus élaboré, le plus lumineux, le plus libéral, le plus rationnel, le plus moderne.  Dans un monde traversé par les conflits ethniques et les chocs entre civilisations, la croyance occidentale dans la vocation universelle de sa culture a trois défauts majeurs : elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. (…)  L’impérialisme est la conséquence logique de la prétention à l’universalité. »[54]  Il constate que les prétentions dans ce domaine pourraient mener à des conflits graves avec les autres civilisations et conduire éventuellement à la défaite de l’Occident.  « En résumé, pour éviter une guerre majeure entre civilisations, il est nécessaire que les Etats phares s’abstiennent d’intervenir dans les conflits survenant dans des civilisations autres que la leur.  C’est une évidence que certains Etats, particulièrement les Etats-Unis, vont avoir, sans aucun doute, du mal à admettre. »[55]  C’est la règle de l’abstention.  Cette règle préconise aussi que les Etats phares s’entendent pour contrôler et réduire les conflits frontaliers entre leur civilisation respective. 

 

Huntington propose aussi que les institutions internationales soient profondément remaniées afin que le Conseil de Sécurité de l’ONU cesse d’être le club des vainqueurs de la Seconde guerre mondiale et qu’il accueille la nation phare de chaque grande civilisation, créant ainsi un forum permanent de dialogue intercivilisationnel.

 

Analyse : Ce que nous retenons, ce que nous critiquons.

 

Ce que nous retenons.

 

Nous considérons cet ouvrage comme fondamental et très stimulant pour une pensée prospective dans les relations internationales et civilisationnelles.  Les nombreux concepts opératifs contenus dans son livre se révèlent précieux et peuvent être repris dans nos propres analyses et nos propres théories.  Le caractère essentiel du livre n’a pas échappé à la critique universitaire et médiatique qui comme à son habitude, incapable qu’elle est de répondre à une pensée bien construite, s’est contentée de falsifier et de diffamer l’auteur et sa thèse afin de le discréditer.  

 

Si Huntington ne cite pas des géopoliticiens comme Carl Schmitt ou Karl Haushofer, il nous a semblé que le concept de « civilisation » qu’il développe n’est pas sans lien avec celui de Großräume (Grand Espace) présent dans l’œuvre des deux théoriciens allemands.  « Il [Carl Schmitt] souhaite surtout que différents grands espaces se constituent entre lesquels un nouveau nomos [en grec : la Loi, le Principe ordonnateur] devrait voir le jour. (…) La rivalité de ces grands espaces au sein d’un droit international reconnu[56]assurerait la présence d’amis et d’ennemis et maintiendrait l’histoire en mouvement. »[57]Contre la vision économico-matérialiste des libéraux, Carl Schmitt rejoint le schéma huntingtonien d’une unité politique basée sur une culture civilisationnelle : « Mais si l’idée de Großräume, de « Grand Espace », est née de la conviction que les Etats étaient devenus trop petits au regard du développement de la technique et de l’économie, les théoriciens de ce « Grand Espace » ont également dit que celui-ci ne pouvait être ni bâti ni organisé en priorité sur l’économie.  La conservation de la multiplicité des cultures est désormais un acte politique. »[58]  Cependant Carl Schmitt va plus loin que la conception immanente d’Huntington car il insuffle à sa théorie une dimension transcendantale : « L’Etat universel technicisé et normalisé lui semble l’œuvre de l’Antéchrist : contre cette possibilité, il entend mobiliser la puissance « catéchontique » d’un nouvel ordre juridique liant entre eux les grands espaces. »[59]  De même il semble qu’on puisse rapprocher le concept huntingtonien d’ « Etat phare » avec le concept schmittien d’ « Hegemon » qui doivent tous deux être le moteur de la création d’un « Grand Espace » (ou Etat civilisationnel) : « (…) L’idée d’unir plusieurs Etats sans qu’il n’y ait de puissance hégémonique est une impossibilité sociologique.  Aucune véritable fédération, au sens propre du terme, ne peut voir le jour sans hegemon. »[60]  Toute cette analyse mériterait cependant une recherche plus approfondie, nous nous bornons ici à tracer des pistes.

 

Huntington fait une analyse très intéressante de la méthode par laquelle les élites islamiques ont entrepris la reconquête de leur sphère civilisationnelle.  Alors que les milieux néo-droitistes nous ont gavé de théories sur la prise de contrôle du pouvoir culturel, sans grande réussite effective d’ailleurs, les Islamistes, eux, nous donnent l’exemple d’une réussite indéniable dans le domaine. Tout comme les Musulmans, nous devons faire de la métapolitique (gramscisme) efficace en investissant non seulement la sphère politique mais surtout la sphère sociale et culturelle.  L’idéologie révolutionnaire ne doit pas seulement s’exprimer dans le domaine intellectuel para-universitaire mais doit répondre aussi aux questions et aux problèmes concrets des gens.  Elle doit ensuite montrer sur le terrain que ses idées sont efficaces au contraire de celle du pouvoir, raison majeure pour laquelle la population doit la soutenir.  Prendre le pouvoir, c’est s’imposer comme la seule alternative possible, y compris en cassant les autres mouvements contestataires.  D’ailleurs, selon le mot d’ordre de Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle : « Le premier mérite d’une théorie critique exacte est de faire instantanément paraître ridicule toutes les autres. »  « Mais il faut aussi qu’elle soit une théorie parfaitement inadmissible [par le système et son discours].  Il faut qu’elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature exacte. »

 

Ce que nous critiquons.

 

La question russe.

 

Dans son livre, Huntington pose la question suivante : « La Russie doit-elle adopter les valeurs, les institutions et les pratiques occidentales, et tenter de s’intégrer à l’Occident ?  Ou bien incarne-t-elle une civilisation orthodoxe et eurasiatique différente de l’Occident et dont le destin serait de relier l’Europe et l’Asie ? Les élites intellectuelles et politiques et l’opinion sont divisées sur ces questions.  D’un côté, on trouve les partisans de l’occidentalisation, les « cosmopolites », les « atlantistes », et de l’autre, les successeurs des slavophiles, qualifiés diversement de « nationalistes », d’ « eurasianistes » ou de « derzhavniki » (Etatistes). »[61]  Huntington répond clairement à cette question dans sa conclusion.  Il faut selon lui intégrer à l’Union européenne et à l’OTAN les Etats occidentaux de l’Europe centrale, c’est-à-dire les Etats du sommet de Visegrad[62], les Républiques baltes, la Slovénie et la Croatie.  Il faut considérer la Russie comme l’Etat phare du monde orthodoxe et comme une puissance régionale essentielle, ayant de légitimes intérêts dans la sécurité de ses frontières sud.  Les intérêts des Etats-Unis seront mieux défendus s’ils évitent de prendre des positions extrêmes en cherchant par exemple à intervenir dans les affaires des autres civilisations et s’ils adoptent une politique atlantiste de coopération étroite avec leurs partenaires européens, afin de sauvegarder et d’affirmer les valeurs de leur civilisation commune.[63]  Nous ne sommes pas d’accord avec Huntington pour deux raisons :

 

-         Premièrement la Russie fait partie intégrante de l’Europe.  Huntington considère qu’il existe une séparation entre ce qu’il appelle l’Europe occidentale et le monde orthodoxe.  Or nous ne voyons pas pourquoi la séparation entre peuples latins catholiques et germaniques protestants d’une part et peuples slaves orthodoxes d’autre part serait plus grave et plus fondamentale que la séparation entre peuples latins et germaniques.  Au contraire, puisque Huntington affirme dans son ouvrage que la religion est un élément primordial pour définir la culture d’une civilisation, nous pourrions arguer que le catholicisme considère les orthodoxes comme simplement schismatiques alors qu’il qualifie les protestants d’hérétiques.  L’histoire européenne elle-même vient infirmer les thèses du politologue américain.  En effet, la Russie n’a-t-elle pas été au cours des derniers siècles un protagoniste majeur dans les relations entre pays européens ?

 

-         Deuxièmement, l’Europe ne fait pas partie de l’Occident.  Comme l’avait déjà démontré dans les années quatre-vingt Guillaume Faye, il n’y a pas identité entre Occident et Europe.  Les deux termes sont même antagonistes.  Osons l’affirmer, l’Occident tel que défini par Huntington, moderne, héritier de l’Antiquité classique remise à l’honneur par la Renaissance et les Lumières, caractérisé par l’Etat de droit, le pluralisme social et l’individualisme, et spirituellement ancré dans le catholicisme de Vatican II lié au protestantisme, cet Occident là est une couverture répugnante qui étouffe le vieux brasier européen sommeillant au plus profond de nous, un feu qui couve et qui ne demande qu’à renaître.  Nos cousins d’outre-Atlantique ne possèdent pour culture que cette couverture odieuse, émergence cancéreuse de nos racines profondes et saines.  Marc Rousset, dans son livre sur les Euro-ricains, dresse à la fin de celui-ci le portrait de l’authentique Européen.  En voici un petit florilège :

 

-         « Gouverner [pour un Européen], c’est croire dans le politique, au sens noble et gaullien du terme (…). Gouverner, ce n’est pas flatter l’opinion, mais faire les choix qui s’imposent dans l’intérêt du pays ! »

 

-         « Etre Européen, c’est croire en des valeurs culturelles, nationales, familiales, religieuses ou mythiques pour s’opposer à l’envahissement de l’argent. » 

 

-         « Etre Européen, c’est refuser la société multi-ethnique. »

 

-         « Etre Européen, c’est refuser l’économie hédoniste, unidimensionnelle et futile des biens de consommation. »

 

-         « Etre Européen, c’est croire en des valeurs au lieu d’amasser et de consommer. »

 

-         « Etre Européen, c’est accorder de l’importance à la mentalité héroïque : tâche, désintéressement, abnégation, sacrifice, fidélité, candeur, vénération, bravoure, remplir ses devoirs.  C’est accorder moins d’importance à la mentalité mercantile : utilitarisme, hédonisme, droit au bonheur par l’argent, réclamer ses droits. »

 

-         « Etre Européen selon Nietzsche ce n’est pas être une brute blonde ou un être avide de gains mais un individu avide de connaissances qui se dépasse sans cesse.  Le salut de l’homme [est] (…) de se détacher du troupeau pour rejoindre Zarathoustra. »

 

-         « Etre Européen, c’est avoir le sens du beau. »[64]  

 

Outre les propositions détachées par Marc Rousset, nous rajoutons :  ETRE EUROPEEN c’est :

 

-         Avoir le sens de l’honneur, de la parole donnée et de la loyauté.

-         Avoir le sens de la honte (de déroger à ses propres yeux et aux yeux de Dieu).

-         Savoir qu’avec les Musulmans, les Chinois, les Hindous, les Japonais… nous partageons bien des valeurs communes mais pas celles du genre des droits de l’homme !!!

-         Faire de sa vie  (et de celle des autres) sa propre œuvre d’art.

-         Aimer le raffinement et le luxe sans jamais tomber dans le snobisme et la préciosité.

-         Pouvoir vivre avec un esprit égal, dans un palais ou dans un bivouac.

-         Aimer les femmes et les hommes, pas les PLAYBOY bellâtres « homomorphes » ou les collectionneuses vulgaires et superficielles.

-         Vouloir des hommes toujours plus hommes et des femmes toujours plus femmes.

 

Donc vous l’aurez compris, à l’inverse de Huntington, nous plaçons la séparation dans le monde blanc, non sur la frontière superficielle entre le monde orthodoxe et le monde catholique mais plutôt au niveau de l’Atlantique entre d’une part la « Vieille Europe » et d’autre part le « Nouveau Monde ».  Les motivations réelles qui se cachent derrière cette séparation artificielle sont clairement exprimées par Huntington lui-même à deux endroits de son livre :

 

« Depuis plus de deux cent ans, les Etats-Unis s’efforcent d’empêcher qu’émerge une puissance dominante en Europe.  Depuis presque cent ans, avec la politique de « la porte ouverte » vis-à-vis de la Chine, ils procèdent de même en Extrême-Orient.  Pour ce faire, ils se sont battus dans deux guerres mondiales et dans une guerre froide avec l’Allemagne impériale, l’Allemagne nazie, le Japon impérial, l’Union soviétique et  la Chine communiste. »[65]

 

« Cela serait conforme à la tradition, l’Amérique s’étant toujours souciée d’empêcher que l’Europe et l’Asie soient dominées par une seule puissance.  Ce n’est plus d’actualité en Europe, mais en Asie, cet objectif reste valide.  En Europe occidentale, une fédération relativement lâche [ndlr. dans les deux sens du terme], liée intimement aux Etats-Unis d’un point de vue culturel, politique et économique ne menacerait pas la sécurité américaine. »[66]

 

D’un point de vue européaniste, nous devons bien évidemment nous atteler à réaliser cet empire eurosibérien que les Américains redoutent tant.  Mais dès lors, une question se pose :

 

Une entité politique voulant correspondre avec une réalité civilisationnelle peut-elle contenir des minorités n’appartenant pas à la civilisation dominante ?  A notre sens, un empire eurosibérien majoritairement européen peut, dans un cadre institutionnel impérial, englober des territoires ne faisant pas partie de sa civilisation mais liés à lui historiquement et géopolitiquement, telles les républiques musulmanes d’Asie centrale.  A l’inverse la présence massive d’une immigration bariolée dans nos ensembles urbains ne peut être intégrée à un système fédéral basé sur les peuples et les ethnies.  Nous devons privilégier au sein de l’Empire européen l’ancrage des peuples sur leur terre d’origine.  Le concept de civilisation n’est donc pas réducteur !  D’aucuns voudraient nous faire croire qu’il enferme la diversité des communautés sous un même vocable et finit par tuer cette diversité.  Le fait qu’un Empire s’identifie à une civilisation (Chine, projet de Synergie Européenne) ne veut pas dire pour autant que les minorités y seront automatiquement brimées.  C’est la politique adoptée par les dirigeants qui conditionne la bonne cohabitation des différentes communautés.  La Chine est certes un mauvais exemple qu’on nous ressert d’ailleurs un peu trop souvent pour nous convaincre que toute volonté de politique civilisationnelle rime automatiquement avec impérialisme et disparition à long terme des minorités culturelles tel le peuple tibétain au sein de la sphère chinoise.  Pourtant  la Russie impériale (sauf durant la courte période de russification intensive pratiquée au XIXe siècle sous l’influence du nationalisme occidental) et surtout l’Empire austro-hongrois ne sont-ils pas des beaux exemples de cohabitation réussie de différentes communautés sous une seule et même autorité politique ?   Et au contraire, ne sont-ce pas justement le métissage, le multiculturalisme, le « mélange » des civilisations bref la grande soupe des peuples que nos « élites » politiques, culturelles et médiatiques nous préparent en chantant un hymne à la tolérance, ne sont-ce pas tous ces termes prononcés sur un ton solennel pour leur donner le relief qu’ils ne possèdent pas, tous ces mots creux et vides de sens qui seront dans le futur les véritables fossoyeurs des cultures ?

 

Les mouvements entre civilisations sont comparables à la tectonique des plaques : Sur les pourtours des sphères civilisationnelles se développent des zones de trouble comparables aux failles volcaniques.  Le fait de construire la civilisation européenne n’impliquera pourtant pas automatiquement l’absence de conflits également intracivilisationnels mais ces conflits ne seront pas insurmontables dans la mesure ou deux régions d’une même civilisation qui s’opposent doivent pouvoir s’entendre au nom d’intérêts civilisationnels communs.  Sauf si une civilisation ennemie vient bien entendu exciter les antagonismes.  Il faut faire la promotion d’une généralisation de la doctrine Monroe au niveau civilisationnel.  L’Amérique aux Américains, l’Asie aux Asiatiques, la Oumma islamique aux Musulmans et bien entendu l’Europe aux Européens !

 

 

Index des concepts clefs.

 

-         Abstention (Règle de l’…, p.24)

 

-         Chaudron des civilisations (p.19)

 

-         Civilisation comme entité culturelle (p.4)

 

-         Civilisation comme entité « englobante » (p.4)

 

-         Civilisation universelle (critique) (p.6-7-8)

 

-         Déclin moral (p.10)

 

-         Diffusion de la puissance (p.16)

 

-         Dominos (théorie des …, p.21)

 

-         Etat phare (p.12)

 

-         Fin de l’histoire (p.2)

 

-         Guerres civilisationnelles (p.20-23)

 

-         Indigénisation (p.10)

 

-         Kémalisme (p.8)

 

-         Niveaux d’engagement dans une guerre civilisationnelle (p.21-22)

 

-         Pays déchiré (p.13)

 

-         Pays divisé (p.13)

 

-         Pays isolé (p.12-13)

 

-         Prolifération négociée (p.16)

 

-         Réformisme (p.8)

 

-         Rejet (p.8)

 

-         Religion comme moteur civilisationnel (p.9)

 

-         Suivisme (p.20)

 

Notes

[1]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.25.

[2]ZINOVIEV (Alexandre), L’Occidentisme.  Essai sur le triomphe d’une idéologie. (traduction française)- Saint-Amand-Montrond, Plon, 1995

[3]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.35.

[4]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.22.

[5]Idem, p.231.

[6]Idem, p.61.

[7]Idem, p.71

[8]Idem, p.72-73.

[9]Idem, p.86.

[10]Idem, p.97.

[11]Idem, p.99.

[12]Idem, p.107-108.  D’après BARNETT (Jeffery R.), Exclusion as National Security Policy dans Parameters, 24, printemps 1994, p.54.

[13]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.127.

[14]Idem, p.108.

[15]Idem, p.458.

[16]Idem, p.125-126.

[17]Idem, p.197.   Si on possède l’honnêteté intellectuelle suffisante pour admettre que les pays divisés sont continuellement minés par des guerres civiles larvées, il devient très facile d’appliquer cette règle simple à nos propres pays.  L’arrivée massive de populations d’origine étrangère ne saurait effectivement qu’y multiplier la probabilité de conflits futurs entre les communautés de culture différente.

[18]Ibidem.

[19]Idem, p.364.

[20]Si nous parvenons à rétablir la Tradition en Europe, l’Inde pourrait devenir un allié important, d’autant plus que nous possédons des racines indo-européennes communes avec la civilisation hindoue.

[21]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.271.

[22]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.272-273.  Pensons notamment à l’usage de valises nucléaires mises au point par les Russes pendant la guerre froide.  Ces armes combinent habilement le facteur nucléaire avec la stratégie terroriste.

[23]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.280.

[24]Les Etats-Unis et l’Europe, « champions toute catégorie de la démocratie », poursuivent dans ce domaine une politique particulièrement hypocrite, condamnant les élections truquées ou annulées par des juntes militaires opposées à leurs intérêts mais fermant discrètement les yeux là où, comme en Algérie, l’armée annule le résultat d’élections légitimant l’arrivée au pouvoir de partis religieux tels le FIS algérien.

[25]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.289-290.

[26]Idem, p.292.

[27]Idem, p.292-293.  D’après ROBERSON (B.A.), Islam and Europe : An Enigma or a Myth ?, dans Middle East Journal, 48, printemps 1994, p.302

[28]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.293-294.

[29]RASPAIL (Jean), Le Camp des saints, Paris, Robert Laffont, 1973.

[30]CHESNAIS (Jean-Claude), Le Crépuscule de l’Occident : démographie et politique, Paris, Robert Laffont, 1995.

[31]LELLOUCHE (Pierre), cité dans MILLER, Strangers at the Gate, p.80.

[32]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.298.

[33]Notons que l’essor des moyens de communication n’a pas favorisé l’intégration des communautés étrangères.  Cablées sur les chaînes de leur pays respectif et retournant au pays chaque fois qu’elles en ont l’occasion, comment les familles musulmanes pourraient-elles réellement se sentir européennes ? 

[34]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.298-299.

[35]Au VIIIe siècle, l’invasion arabe n’ayant pu être stoppée que par Charles Martel à Poitiers en 732 et au XVIe siècle, le siège de Vienne en 1529 marquant un terme à l’avancée arabe.

[36]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.306-307.

[37]Idem, p.309.

[38]Idem, p.322.

[39]Idem, p.331-332.

[40]Idem, p.342.

[41]Idem, p.376-377.

[42]Idem, p.379-380.

[43]Idem, p.406-407.

[44]Idem, p.408.

[45]Idem, p.411.

[46]Idem, p.442.

[47]Ibidem.

[48]Idem, p.445.

[49]QUIGLEY, Evolution of Civilizations, p.138-139 et p.158-160.

[50]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.456.

[51]Ibidem.

[52]Idem, p.461- 462.

[53]Ibidem.

[54]Idem, p.467- 468.

[55]Idem, p.478.  Les missions de sécurité et de défense définies par les membres de l’UE sont également complètement opposées à cette règle puisqu’elles prévoient de s’immiscer dans des conflits étrangers où les droits de l’homme sont bafoués.

[56]Et non imposé comme l’actuel droit international d’obédience anglo-saxonne.

[57]WEYEMBERGH (Maurice), Carl Schmitt et le problème de la technique, dans CHABOT (Pascal) et HOTTOIS (Gilbert), Les philosophes et la technique.- Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2003, p. 161.

[58]MASCHKE (Günther), Unité du monde et Grand Espace européen, dans Vouloir n°1 (nouvelle série), avril-juin 1994, p.42.

[59]WEYEMBERGH (Maurice), Carl Schmitt et le problème de la technique, dans CHABOT (Pascal) et HOTTOIS (Gilbert), Les philosophes et la technique.- Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2003, p. 161.

[60]MASCHKE (Günther), Unité du monde et Grand Espace européen, dans Vouloir n°1 (nouvelle série), avril-juin 1994, p.43.

[61]Idem, p.205.

[62]Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie.

[63]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.470-471.

[64]ROUSSET (Marc), Les Euros-Ricains.- Paris, Ed. Godefroid de Bouillon, 200, p.469-484.

[65]HUNTINGTON (Samuel P.), Le choc des civilisations.- Paris, Odile Jacob, 2000, p.338.

[66]Idem, p.344.

Celtes/Temps

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Quand les Celtes mesuraient le temps

 

Le calendrier celtique remonte à des époques extrêmement éloignées. Il était transmis de bouche à oreille.

 

Les Druides furent les gardiens jaloux du calcul traditionnel des jours, des mois, des années et de l'évolution des saisons.

 

De la façon dont les Celtes subdivisaient l'année et les saisons, il ne nous reste plus que de rares indications, souvent peu objectives, qui nous viennent d'auteurs latins comme César ou Pline. Mais nous disposons aussi de quelques témoignages directs, très intéressants. Beaucoup d'encre a coulé après la découverte de fragments de calendriers gallo-romains en 1807 près du lac d'Antre, dans le Jura français et, en 1897, à Coligny, dans l'Ain. L'étude approfondie de ces restes nous révèle que le calendrier celtique remonte, pour ce qui est de son élaboration, à des époques extrêmement éloignées et, pendant des siècles, il a été transmis de génération en génération, exclusivement sous forme orale. C'est ainsi que le calcul des jours, des mois et des années, la cadence des fêtes au cours de l'année et le cycle des saisons, constituent une partie importante du vaste patrimoine des traditions celtiques, jalousement gardé par les Druides, ces prêtres qui étaient en quelque sorte les dépositaires de la sagesse dans le monde celtique. Les Druides étaient les seuls à connaître les vertus des plantes, à utiliser l'alphabet, à maîtriser les forces de la nature et à prévoir le cours d'événements et phénomènes naturels.

 

La doctrine numérique de Pythagore

 

D'après d'anciennes sources, les Druides étaient aussi des philosophes et ils connaissaient la doctrine numérique de Pythagore: c'est la preuve qu'ils possédaient un niveau de culture raffiné et qu'ils savaient accepter les apports culturels d'autres civilisations sans dénaturer la leur. Il semblerait que ce soient bien les Druides qui aient inventé le calendrier des Celtes et gardé ses secrets pendant des siècles. Selon les chercheurs, il est possible de distinguer deux phases d'élaboration du calendrier celtique: une très ancienne phase, puis une autre, plus récente et plus complexe, laissant transparaître l'influence d'autres civilisations, surtout latine et grecque. La phase la plus ancienne de l'élaboration de ce calendrier est aussi la moins connue.

 

Grâce à des études très poussées en archéo-astronomie, il a été possible de faire remonter ses origines à l'Age du Bronze. Ce genre de calendrier était établi d'après le lever du soleil, sur cette base, les dates les plus importantes de l'année étaient les solstices et les équinoxes. Ce fait a amené certains chercheurs à en conclure que déjà à l'Age du Bronze l'année était divisée d'après le nombre de jours pendant lesquels le soleil se trouvait en déclinaison +16° ou -16°. Puisque cela se vérifie aux alentours du 2 février (-16°), du 5 mai (+16°), du 6 août (+16°) et du 2 novembre (-16°) ces quatre jours devinrent les points de repère de l'année et on leur associait les fêtes principales qui marquaient ainsi les changements des saisons. Les fêtes, liées à des cultes et à des rites ancestraux avec la Terre et les éléments naturels, furent plus tard christianisées par l'Eglise Catholique qui entendait ainsi déraciner à tout prix le paganisme et l'héritage du monde celtique. Elles furent modifiées dans leur nom et leur signification, mais malgré ces changements, elles sont encore aujourd'hui bien vivantes, témoignage d'un lien plus étroit que jamais, et tout à redécouvrir, entre notre culture et celle de nos ancêtres celtiques.

 

Imbolc et Beltaine, Lughnasad et Samain

 

La fête de Imbolc était célébrée le 2 février ; celle dédiée au dieu de la lumière se tenait le 5 mai. Le 2 février on célébrait la fête de Imbolc, fête qui a survécu jusqu'à nos jours et qui est plus connue sous le nom de "Chandeleur". Quant à la fête de Beltaine, elle était célébrée le 5 mai et était dédiée à Bel, le dieu celtique de la lumière. Parfois elle était aussi appelée Cetsamain, qui signifie "début de la chasse". Comme cette date désignait l'apogée du printemps, c'était la fête de la liesse et de la musique : les jeunes dansaient et chantaient autour de l'arbre sacré en tapissant le sol de fleurs pendant que dans les champs on allumait des feux. Plus tard la date du 5 mai fut déplacée au 1 mai ; en Italie, elle est toujours célébrée sous le nom de Calendimaggio (Calendes de mai).

 

Le 6 août c'était la fête de Lammas, appelée aussi Lughmasa ou Lugnasad dans la tradition britannique; en Italie, cette fête correspond au 15 août et est connue sous le nom de Ferragosto. Enfin, Samain, qui inaugurait le long hiver celtique. Elle tombait le 2 novembre, était dédiée au culte du feu et entretenait des liens très étroits avec le culte des morts. Peut-être l'Eglise catholique choisit-elle le 2 novembre pour la commémoration des morts justement à cause de cette tradition ancestrale, dans le but évident d'éteindre tout souvenir du paganisme, en lui procurant une nouvelle signification, toute chrétienne.

 

Le Calendrier de Coligny

 

Les meilleures informations directes sur le calendrier celtique sont connues grâce à une table en bronze découverte à Coligny et qui date de la fin du IIième siècle après Jésus-Christ. La table, dont ne subsistent aujourd'hui que des fragments, fut gravée par les Druides pour préserver leurs connaissances astronomiques et leurs traditions du danger que la conquête romaine de la Gaule représentait, en quelque sorte pour que ces connaissances ne soient pas perdues à jamais. Ce calendrier témoigne d'une connaissance avancée des normes qui régissent les mouvements des astres et prouve que les Celtes, contrairement à ce qu'affirment péremptoirement les panégyristes de la culture latine, maîtrisaient des notions astronomiques et mathématiques fort avancées.

 

Le calendrier de Coligny est un calendrier lunaire qui s'étale sur une période de 5 ans, totalisant 62 mois; 5 mois comptaient 29 jours et 7 mois en comptaient 30, pour un total de 355 jours. La non correspondance avec l'année normale de 365 jours était corrigée en insérant, au long du cycle de 5 ans, deux fois un mois supplémentaire de 30 jours: une fois au début de la première année et une deuxième fois au milieu de la troisième année. Dans le calendrier de Coligny les 62 mois du cycle sont disposés en 16 colonnes comprenant chacune trois ou quatre mois. Les mois sont numérotés de 1 à 12, pendant que les jours de chaque mois sont subdivisés en quinzaines et précédés par des abrégés qui en indiquent la nature: D (jour), MB (bonne journée), AMB (mauvaise journée). Devant chaque jour il y avait un trou dans lequel on plantait un petit bout de bois pour signaler le jour en cours. Au début du mois apparaissait le nom du mois suivi par le terme MAT(U), complet, pour les mois de 30 jours, ou le terme ANM(ATU), incomplet, pour les autres mois.

 

Les prêtres connaissaient la doctrine numérique de Pythagore. Une journée était calculée, comme le font encore aujourd'hui les Juifs et les Musulmans, de coucher de soleil à coucher de soleil. Le mois débutait à la pleine lune. Les noms des mois et leur position reflètent le lien profond des Celtes avec la Terre et les saisons agricoles. L'année commençait au mois de Samonios (chute des semis qui correspondait à octobre/novembre), c'est-à-dire quand, à l'arrivée de l'automne, les noix et leurs coquilles tombent des arbres.

 

Le cycle celtique des mois

 

Suivaient, dans l'ordre: Dumannios (les plus sombres profondeurs, novembre/décembre), Riuros (temps froid, décembre/janvier), Anagantinos (temps de rester à la maison, littéralement: incapable de sortir, janvier/février), Ogronios (temps de la glace, février/mars), Cutios (temps des vents, mars/avril). A la fin du premier semestre, tous les 5 semestres, on intercalait un mois supplémentaire appelé Mid Samonios. Avec Giamonios (exposition des bourgeons, avril/ mai) commençait le deuxième semestre suivi par Simivisonios (temps de la lumière, mai/juin, quand le soleil est à son zénith), Equos (temps des chevaux, juin/juillet, idéal pour les voyages), Elembivos (temps des réclamations, juillet/août quand, à l'occasion des foires, on fêtait les mariages et on présentait les cas à débattre devant les juges), Edrinios (temps d'arbitrages, août/septembre, quand on tranchait les litiges) et Cantlos (temps des chants, septembre/octobre, quand les poètes s'installaient dans les villages pour y passer l'hiver).

 

Outre les tables de Coligny et du Lac d'Antre, il y a plus de trente ans, en 1967, ont été retrouvés d'autres fragments d'un calendrier celtique dans le sanctuaire de Villards d'Héria. Tout ce matériel constitue la preuve irréfutable de l'importance que les Celtes attachaient à la subdivision de l'année et à leur rapport, franc et direct, avec les saisons et les éléments de la nature dont dépendait la vie de leur civilisation. Les fêtes que nous célébrons aujourd'hui, les noms de nos territoires et de nos villes et la langue que nous parlons révèlent des matrices celtiques certaines. Et malgré les millénaires d'histoire et les différentes dominations, chacune apportant sa propre culture, notre lien avec la civilisation celtique reste extrêmement vivant et irréfutable. Aujourd'hui plus que jamais.

 

Elena PERCIVALDI.

(article issu de La Padania, Milan; trad. Franç.: LD)

Nationalismes/Typologie

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Archives de Synergies Européennes - 1990

Pour une typologie opératoire des nationalismes

par Robert STEUCKERS

 

Le mot «nationalisme» recouvre plu­sieurs acceptions. Dans ce vocable, les langages politique et politologique ont fourré une pluralité de contenus. Par ailleurs, le nationalisme, quand il agit dans l'arène politique, peut promouvoir des valeurs très différentes selon les cir­constances. Par exemple, le nationa­lis­me peut être un programme de libéra­tion nationale et sociale. Il se situe alors à «gauche» de l'échiquier poli­tique, si toutefois on accepte cette dicho­tomie con­ventionnelle, et désormais dé­passée, qui, dans le langage politique, distingue fort abruptement entre une «droite» et une «gauche». Les gauches convention­nelles, en général, avaient accepté com­me «progressistes», il y a une ou deux dé­cennies, les nationa­lismes de libéra­tion vietnamien, algé­rien ou nicara­guéen car ils se dres­saient contre une forme d'oppression à la fois colonialiste et capitaliste. Mais le nationalisme n'est pas toujours de libé­ration: il peut éga­lement servir à asseoir un programme de soumission, d'impérialisme. Un cer­tain nationa­lisme français, dans les an­nées 50 et 60, voulait ainsi oblitérer les nationalismes vietnamien et algérien de valeurs jaco­bines, décrétées quintessen­ce du «nationalisme français» même dans les rangs des droites, pourtant tra­ditionnel­lement hostiles à la veine idéo­logique ja­cobine. Nous constatons donc, au regard de ces exemples historiques récents, que nous nageons en pleine con­fusion, à moins que nous ayons af­faire à une coïncidentia oppositorum...

 

Pour clarifier le débat, il importe de se poser une première question: depuis quand peut-on parler de «nationa­lis­me»? Les historiens ne sont pas d'accord entre eux pour dire à quelle époque, les hommes se sont vraiment mis à parler de nationalisme et à rai­sonner en ter­mes de nationalisme. Avant le XVIIIiè­me siècle, on peut re­pérer le messia­nisme national des Juifs, la notion d'ap­partenance culturelle commune chez les Grecs de l'Antiquité, la notion d'im­pe­rium chez les Romains. Au Moyen Age, les nations connaissent leurs différences mais les assument dans l'œkumène chrétien, qui reste, en ultime instance, le seul véritable réfé­rent. A la Renais­san­ce, en Italie, en France et en Alle­magne, la notion de «nation», comme ré­férent politique im­portant, est réservée à quelques huma­nistes comme Ma­chia­vel ou Ulrich von Hutten. En Bohème, la tragique aven­ture hussite du XVième siè­cle a marqué la mémoire tchèque, con­tribuant forte­ment à l'éclosion d'un par­ticularisme très typé. Au XVIIième siècle, l'Angleterre connaît une forme de na­tionalisme en instaurant son Egli­se na­tionale, indépendante de Rome, mais celle-ci est défiée par les non-con­for­mistes religieux qui se réclament de la lettre de la Bible.

 

Avec la Révolution Française, le senti­ment national s'émancipe de toutes les formes religieuses traditionnelles. Il se laïcise, se mue en un nationalisme pu­rement séculier, en un instrument pour la mobilisation des masses, appelées pour la première fois aux armées dans l'histoire européenne. Le nationalisme moderne survient donc quand s'effondre l'universalisme chrétien. Il est donc un ersatz de religion, basé sur des éléments épars de l'idéologie des Lumières. Il naît en tant qu'idéologie du tiers-état, aupa­ravant exclus du pouvoir. Celui-ci, à cause précisément de cette exclusion, en vient à s'identifier à LA Nation, l'aristo­cratie et le clergé étant jugés comme des corps étrangers de souche franque-ger­manique et non gallo-ro­mane (cf. Sié­yès). Ce tiers-état bourgeois accède seul aux affaires, barrant en même temps la route du pouvoir au qua­trième état qu'est de fait la paysan­nerie, et au quint-état que sont les ou­vriers des manu­factures, encore très minoritaires à l'é­poque (1). Le nationa­lisme moderne, il­lu­ministe, de facture jacobine, est donc l'idéologie d'une par­tie du peuple seu­lement, en l'occurrence la bourgeoisie qui s'est émancipée en instrumen­ta­li­sant, en France, l'appareil critique que sont les Lumières ou les modes angli­cisantes du XVIIIième siècle. Après la parenthèse révolutionnaire effervescen­te, cette bourgeoisie se militarise sous Bo­naparte et impose à une bonne partie de l'Europe son code juridique. La Res­tau­ration d'après Waterloo conserve cet appareil juridique et n'ouvre pas le che­min du pouvoir, ne fût-ce qu'à l'échelon com­munal/municipal, aux éléments a­van­­cés des quart-état et quint-état (celui en croissance rapide), créant ainsi les con­ditions de la guerre sociale. En Al­le­magne, les observateurs, d'abord en­thou­siastes, de la Révolution, ont bien vi­te vu que les acteurs français, surtout parisiens à la suite de l'élimination de toutes les factions fédéralistes (Lyon, Mar­seille), ne cherchaient qu'à hisser au pouvoir une petite «élite» clubiste, cou­pée du gros de la population. Ces ob­servateurs développeront, à la suite de cette observation, un «nationalisme» au-delà de la bourgeoisie, capable d'orga­ni­ser les éléments du tiers-état non encore politisés, c'est-à-dire les pay­sans et les ou­vriers (que l'on pourrait appeler quart-état ou quint-état). Ernst-Moritz Arndt prend pour modèles les consti­tutions suédoises des XVIIième et XVIIIiè­me siècles, où le paysannat, fait unique en Europe, était représenté au Parlement en tant que «quart-état», aux côtés de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie marchande et industrielle (2). Le Baron von Stein, juriste inspiré par la praxis prussienne de l'époque fré­­déricienne, par les théories de Herder et de Justus Möser, par les leçons de l'è­re révolutionnaire et bonapartiste, éla­bo­re une nouvelle politique agraire, pré­voyant l'émancipation paysanne en Prus­se, projette de réorganiser la bu­reaucratie d'Etat et d'instaurer l'auto­no­mie administrative à tous les niveaux, depuis la commune jusqu'aux instances suprêmes du Reich. Les desiderata d'Arndt et du Baron von Stein ne seront pas traduits dans la réalité, à cause de la «trahison des princes allemands», de l'«obstination têtue des principules et du­caillons», préférant l'expédiant d'une restauration absolutiste pure et simple.

 

Comment le nationalisme va-t-il évo­luer, à la suite de cette naissance tu­mul­­tueuse dans les soubresauts de la Révolution ou du soulèvement allemand de 1813? Il évoluera dans le plus parfait désordre: la bourgeoisie invoquera le na­­tionalisme dans l'esprit de 1789 ou de la Convention, les socialistes dans la perspective fédéraliste ou dans l'espoir de voir la communauté populaire politi­sée s'étendre à tous les états de la so­ciété, les Burschenschaften  allemandes contre les Princes et l'ordre imposé par Metternich à Vienne en 1815, les narod­niki  russes dans la perspective d'une émancipation paysanne généralisée, etc. Le mot «nationalisme» en vient à dési­gner des contenus très divers, à recou­vrir des acceptions très hétérogènes. En Hongrie, avec Petöfi, le nationalisme est un nationalisme ethnique de libération comme chez Arndt et Jahn. En Pologne, l'ethnisme slavisant se mêle, chez Mi­ckiewicz, d'un messianisme catholique anti-russe et anti-prussien, donc anti-or­­thodoxe et anti-protestant. En Italie, avec Mazzini, il est libéral et illuministe. En Allemagne avec Jahn et au Dane­mark, avec Grundtvig, il est nationa­lis­me de libération, ethniste, ruraliste, ra­cia­lisant et s'oppose au droit romain (non celui de la vieille Rome républi­cai­ne mais celui de la Rome décadente et orientalisée, réinjecté en Europe cen­tra­le entre le XIIIième et le XVIième siè­cles), c'est-à-dire à la généralisation d'un droit où l'individu reçoit préséance, au détriment des communautés ou de la nation.

 

Dans l'Allemagne nationale-libérale de Bismarck, le tiers-état allemand accède au pouvoir tout en concédant une bonne législation sociale au quint-état ouvrier. La France de la IIIième République con­solide le pouvoir bourgeois mis en selle lors de la Convention. Entre 1914 et 1918, le monde assiste à la conflagration généralisée des nationalismes tiers-éta­tistes. En 1919, à Versailles, l'Ouest im­pose le principe de l'auto-détermina­tion dans la Zwischeneuropa, l'Europe sise en­tre l'Allemagne et la Russie. La Fran­­­­ce va ainsi accorder aux Polonais et aux Tchèques ce qu'elle refusera tou­jours aux Bretons, aux Alsaciens, aux Corses et aux Flamands. Mais cette au­to-détermination n'est pas accordée di­rec­tement aux peuples pris dans leur globalité, mais aux militaires polonais ou roumains, aux clubs tchèques (Ma­sa­ryk), etc. Ces strates dirigeantes, ex­ploitant à fond les idéologèmes nationa­listes, ont affaibli leurs peuples en im­po­sant des budgets militaires colossaux, notamment en Pologne et en Roumanie. Dans ce dernier pays, ce n'est pas un ha­­sard non plus si la contestation néo-na­tionaliste, hostile au nationalisme de la monarchie et des militaires, se soit basée sur les idéologies agrariennes (po­po­ranisme) ou les ait faits dévier dans une sorte de millénarisme paysan, com­parable, écrit Nolte (3), aux milléna­ris­mes de la fin du Moyen Age ouest-euro­péen (Légion de l'Archange Michel, Gar­­de de Fer).

 

Devant ce désordre événémentiel, la pen­­sée européenne n'a pas été capable d'énoncer tout de suite une théorie scien­tifique, assortie d'une classification claire des différentes manifestations de l'idéologie nationaliste. Avec un tel dé­sor­dre de faits, une typologie est néces­saire, vu qu'il y a pluralité d'acceptions. Les linéaments de nationalisme se sont de surcroît mêlés à divers résidus, plus ou moins fortement ancrés, d'idéologies non nationales, non limitées à un espace ou à un temps précis. La première clas­sification opératoire n'a finalement été sug­gérée qu'en 1931 par l'Américain Carl­ton J.H. Hayes (4). Celui-ci distin­guait:

 

1) Un nationalisme humanitaire, fai­sant appel à des valeurs intériorisées et critique vis-à-vis du système en place. L'idéologie humanitaire pouvant repo­ser tantôt sur la morale tantôt sur la cul­­ture;

 

2) Un nationalisme jacobin, réclamant une adhésion formelle, donc extérieure, et s'instaurant comme système de gou­vernement;

 

3) Un nationalisme traditionaliste, auto­ritaire et contre-révolutionnaire, explo­rant peu les ressorts de l'intériorité hu­maine, et s'opposant au système en pla­ce au nom d'une tradition, posée comme pure, comme réceptacle exclu­sif de la vérité;

 

4) Un nationalisme libéral, se réclamant du droit ou des droits, généralement hos­tile au système en place, car celui-ci n'accorde aucun droit à certaines caté­gories de la population ou n'en accorde pas assez au gré des protagonistes du nationalisme;

 

5) Un nationalisme intégral, opérant une synthèse de différents éléments idéo­logiques pour les fusionner en un na­tionalisme opératoire. Maurras est le théoricien par excellence de ce type de nationalisme de synthèse, hostile, lui aussi, au régime en place.

 

Le découpage que nous suggère Carlton J.H. Hayes est intéressant mais l'ex­périence historique nous prouve que les nationalismes qui ont fait irruption sur la scène politique européenne ont sou­vent été des mixtes plus complexes, vu les affinités qui pouvait exister entre ces différents nationalismes, comme par exemple entre le nationalisme humani­taire et le nationalisme libéral, entre le libéralisme et le jacobinisme, entre les traditionalistes et les natio­na­listes in­té­graux, etc.

 

Hans Kohn (5), disciple de Meinecke, ré­duira conceptuellement la pluralité des nationalismes à deux types de base: 1) les nationalismes émanant de la Nation-Etat, d'essence subjective et politique, où l'on adhère à une nation comme à un parti. C'est une conception occidentale, d'après Kohn;

 

2) les nationalismes émanant de la Na­tion-Culture, d'essence objective et cul­turelle, déterminée par une apparte­nan­ce ethnique dont on ne peut se dé­barrasser aisément. C'est une concep­tion orientale, slave et germanique, d'a­près Kohn.

 

L'Occident, selon sa classification, déve­lopperait donc une idée de la nation comme communauté volontaire, comme un «plébiscite de tous les jours» (Re­nan). Jordis von Lohausen, géopoliti­cien autrichien contemporain, disait dans ce sens que l'on pouvait de­venir français ou américain comme l'on devient musul­man: par simple décision personnelle et par acceptation de valeurs universelles non liées à du réel concret, à un lieu précis et objectif.

 

L'Est européen développe une approche contraire des faits nationaux. Cette ap­proche, dit Kohn, est déterministe: on ap­partient à une nation comme on ap­partient à une famille, pour le meilleur et pour le pire.

 

Kohn en déduit que les approches occi­dentales sont libérales, démocratiques, rationnelles et progressistes. Les ap­proches orientales, quant à elles, sont irrationnelles, anti-individualistes, pas­séistes, voire «fascistes» et «racistes».

 

Cette dichotomie, un peu simple, mérite une critique; en effet, les nationalismes jacobins, occidentaux, de facture libérale et démocratique, se sont montrés agres­sifs dans l'histoire, bellogènes, inca­pables de créer des consensus réels et d'organiser les peuples (de faire des peuples des organismes harmonisés). Quant aux nationalismes dits orientaux, ils reposent sur un humanisme cultu­rel, dérivé de Herder, qu'il serait difficile de qualifier de «fasciste», à moins de condamner comme telle toute investiga­tion d'ordre culturel ou littéraire dans un humus précis. Par ailleurs, l'Irlan­de qui est située à l'Ouest du continent européen, n'est ni slave ni germanique mais celtique, déploye un nationalisme objectif, ethnique, culturel, littéraire qui n'a jamais basculé dans le fascisme. De même pour l'Ecosse, le Pays de Galles, la Flandre, la Catalogne, le Pays Bas­que. La Pologne, située à l'Est, assimile de force les Ruthènes, les Kachoubes, les Lithuaniens, les Ukrai­niens, les Alle­mands et les Tchèques qui tombent sous sa juridiction non pas au nom d'un nationalisme ethnique polo­nais mais au nom d'une idéologie uni­versaliste mes­sia­nisée, le catholicisme. Si bien que tous les Slaves catholiques sont considé­rés comme Po­lo­nais, en dépit de leur na­­tionalité pro­pre. Dans la Russie du XIXième siècle, le natio­na­lisme est un mixte qui n'a rien de la netteté dichoto­mique de Kohn: l'étatisme anti-volonta­riste, mi-occidental mi-orien­tal, se con­jugue au panslavisme culturel, «orien­tal» et non humaniste, et au narodni­kis­me, «oriental» et humaniste.

 

Theodor Schieder (6) critique les classi­fi­­cations de Hayes et de Kohn, parce qu'il les juge trop figées et parce qu'elles ne tiennent pas compte du facteur temps. La formation des nationalismes européens s'est déroulée en plusieurs étapes, dans trois zones différentes. La première étape s'est déroulée en Europe occidentale; la seconde étape, en Europe centrale; la troisième étape, en Europe orientale. En Europe occidentale, c'est-à-dire en France et en Angleterre, le cadre territorial national était déjà là; il n'y a donc pas eu besoin de l'affirmer. Le tiers-état s'émancipe dans ce cadre et conserve les éléments d'universalisme propre au Lumières parce que le ro­man­tisme attentif aux spécificités ethno-culturelles ne s'est pas encore dé­velop­pé. La culture est toujours au stade du subjectif-universaliste et non encore au stade de l'objectif-particulariste. Ce qui explique qu'en Angleterre, le terme «na­tionalisme» sert à désigner des mou­­vements de mécontents sociaux en Irlande, en Ecosse, au Pays de Galles. Cette acception, à l'origine typiquement britannique, du terme nationalisme est passée aux Etats-Unis: on y parle du «nationalisme noir» pour désigner le mé­contentement des descendants des es­claves africains importés en Amé­ri­que, jadis, dans les conditions que l'on sait. Aux Etats-Unis comme en France, le nationalisme ne peut être ni objectif ni linguistique ni ethnique mais doit être subjectif et politique parce ces pays sont pluri-ethniques et, au départ, peu peu­plés, donc contraints de faire appel à l'im­migration. Tout recours à l'objecti­vité ethno-linguistique y briserait la co­hésion artificielle, obtenue à coup de pro­pagande idéologique.

 

En Europe centrale, il a fallu d'abord que les nationalismes créent le cadre territorial sur le modèle des cadres oc­cidentaux. C'est ainsi que l'on a pu ob­server, dans la première moitié du XIXième siècle, les lents processus des unifications allemande et italienne. Il a fallu aussi chasser les puissances tu­tri­ces (la France en Allemagne; l'Autriche en Italie). L'obsession de se débarrasser des armées napoléoniennes et de l'ad­mi­nistration française ainsi que de ses re­liquats juridiques est bien présente dans les écrits des ténors du natio­na­lis­me allemand du début du XIXième: chez Arndt, chez Jahn et chez Kleist. Dans cette première phase, le nationa­lis­me émergeant révèle une xénophobie, qui unit le peuple en vue d'un objectif précis, la libération du territoire natio­nal, et qui, sur le plan théorique, cher­che à démontrer une homogénéité so­ma­tique de tout le corps social et popu­laire. Ensuite, la démarche unificatrice passe par l'élaboration d'un droit al­ternatif, devant nécessairement accor­der un plus en matière de représen­ta­tion que le droit ancien, imposé par une puissance extérieure. D'où, en Alle­ma­gne, la recherche constante d'une al­ter­native au droit romain et la volonté d'un retour au droit coutumier germanique, laissant plus de place aux dimensions communautaires, territoriales ou pro­fes­­sion­nelles (cf. Otto von Gierke), ce qui permet de répondre aux aspirations con­­crètes d'autonomie communale et aux volontés d'organisation syndicale, ex­primées dans la population.

 

En Europe orientale, les processus na­tio­­nalitaires se heurtent à une difficulté de taille: créer un cadre est excessi­ve­ment compliqué, vu la mosaïque ethni­que, à enclaves innombrables, qu'est la partie d'Europe sise entre l'Allemagne et la Russie. Cette difficulté explique la neutralisation de cette zone bigarrée au sein d'empires pluri-nationaux. La rai­son d'être de la monarchie austro-hon­groise était précisément due à l'impos­si­bilité d'un découpage territorial co­hé­rent sur base nationale dans cette ré­gion, ce qui l'aurait affaiblie face à la menace otto­mane. Pendant la guerre 14-18, Alle­mands et Autrichiens renon­cent, sur le plan théorique, à l'idéologie na­tionale, tandis que l'Entente et les Etats-Unis, malgré leurs idéologies do­minantes cos­mopolites, instrumentali­sent, contre la lo­gique fédérative autri­chienne, le fa­meux principe wilsonien de l'«auto-dé­ter­mination nationale» (7). Quand, à Versailles, sous l'impulsion de Wilson et de Clémenceau, on accorde à l'Europe orientale l'auto-détermi­na­tion, on le fait par placage irréfléchi du modèle jacobin, subjectivo-politique, sur la mosaïque ethnique, objectivo-cultu­rel­­le. Le mélange du nationalisme sub­jectif et des faits objectifs d'ordre ethni­que et culturel a provoqué l'explosion d'ir­rédentismes délétères.                     

 

Le nationalisme des «petits peuples» dans les travaux de Miroslav Hroch

 

Miroslav Hroch (8), de nationalité tchè­que, analyse le nationalisme des «petits peu­ples», soit les nationalismes norvé­gien, fin­landais, flamand, baltes et tchè­que. Ces nationalismes, tous culturels à la base, ont également évolué en trois étapes. La pre­mière de ces étapes est la phase intellec­tuelle, «philologique», où des érudits redé­couvrent le Kalevala en Finlande ou ex­hument de vieilles poésies ou épopées ou, encore, créent des romans historiques com­me Conscience en Flan­dre. L'archéologie, la littérature et la lin­guis­tique sont mo­bilisées pour une «pri­se de conscience». Vient ensuite la seconde phase, celle du réveil, où cette nou­velle culture encore marginale passe des érudits aux intellec­tuels et aux étu­diants. Le Tchèque Pa­lac­ky (9) a été, par exemple, l'initiateur d'un tel passage dans la société tchèque du dé­but du XIXième. La troisième phase est celle où le nationalisme, au préalable en­goue­ment d'érudits et d'intellectuels, de­vient «mouvement populaire», atteint les mas­­ses qui passent, ainsi, à une «cons­cience historique». C'est la litté­rature, dans tous ces cas, qui est le moteur d'un mouvement social. Au XIXième, dans le sillage du romantisme, c'est le roman qui a joué le rôle de diffuseur. Aujour­d'hui, ce pourrait être le cinéma ou la ban­de des­sinée.

 

Qui porte cette évolution? Ce n'est pas, comme dans les cas des nationalismes tiers-étatistes, la bourgeoisie industrielle ou marchande. Celle-ci ne montre aucun intérêt pour la philologie, la poésie ou le roman historique. Sur le plan culturel, elle est strictement analphabète (Kultur­anal­­­pha­bet, dirait-on en allemand). Le na­­tio­na­lisme des «petits peuples» émane au con­traire de personnalités cultivées, issues de classes diverses, mais toutes hos­tiles à la caste marchande inculte (les «Philistins», disait l'humaniste anglais Matthew Ar­nold). Schumpeter, en éco­no­­mie, Veblen, en sociologie, ont montré combien puis­san­te était cette hostilité du peuple, des cler­gés et des aristocrates  à l'encontre des ri­ches sans passé, por­teurs de la civilisation capitaliste. Cons­ta­tant que cette haine al­lait croissante, Schumpeter prévoyait la fin du capita­lis­me. Cette haine est donc partagée entre d'une part, les nationa­lis­mes culturels et, d'autres part, les gau­chismes de tou­tes moutures, qui, quand ils conjuguent leurs efforts et abandonnent le faux clivage gauche/droite en induisant un nouveau clivage, cette fois entre cultivés et non-cultivés, font sauter la domination des castes marchandes, spéculatrices et incultes («middelmatiques» disait le so­cia­liste belge Edmond Picard).

 

Des intellectuels issus des milieux paysans

 

Les intellectuels qui initient ces natio­na­lismes de culture sont souvent issus de mi­lieux populaires paysans, ruraux, ou sont de petits hobereaux cultivés, déposi­taires d'une «longue mémoire». Miros­lav Hroch pose, après ce constat sur l'o­rigine sociale de ce type d'intellectuels, une question cruciale: sont-ils des «mo­der­­nisa­teurs» (progressistes) ou des «tra­­ditiona­listes» (réactionnaires et pas­sa­tistes)? Dans sa réponse, Hroch recon­naît que ces intellectuels sont plutôt des «moderni­sa­teurs», vu qu'ils cherchent à redonner un bel éclat à leur patrie et à souder leur peuple, de façon à ce qu'il échappe au dé­racinement de la révolu­tion industrielle. Les nationalismes de cul­ture sont tous nés dans des régions d'Europe développées, au passé riche. La Flandre a été une zone ur­banisée depuis le Moyen Age. Le Pays Basque est la zone la plus évoluée d'Es­pagne, qui, après une brève éclipse au XIXième siècle sur fond de pronuncia­men­tos castillans, a connu un nouvel essor au XXième. Même chose pour la Catalogne. La Finlande dispose d'une bonne industrie et présente un bon alliage politique fait de ruralité et de mo­dernité. La Norvège a toujours eu d'ex­cel­lents chantiers navals et dispose, au­jour­d'hui, d'une industrie élec­tronique de premier plan, capable de fa­briquer des missiles modernes. La Bo­hè­me-Moravie a été, après l'Allemagne, la principale zo­ne industrielle d'Europe cen­trale et Pra­gue a une université pluri-sé­culaire. Au vu de ces faits, le reproche de pas­séis­me qu'adressait Kohn aux nationa­lismes de culture ne tient pas. Notre con­clusion: le nationalisme est difficile­ment acceptable quand il émane du tiers-état, parce qu'il véhicule alors l'égoïsme de classe et l'impolitisme délétère à long terme du libéralisme; il est acceptable quand il émane d'une sorte de «première fonction» reconstituée dans le fond-de-peuple enraciné et encore doté de sa «longue mémoire». 

 

E.H. Carr et le reflet des périodes de l'histoire européenne dans la définition des nationa­lismes

 

Pour l'historien britannique E.H. Carr, les nationalismes, aux divers moments de leur évolution, sont des reflets de l'i­déo­logie politique et économique domi­nan­te de leur époque. Ainsi, avant 1789, le na­tionalisme  —ou ce qui en tenait lieu avant que le vocable ne se soit imposé dans le vocabulaire politique—  dans les Etats au cadre ter­ritorial formé, comme la France ou l'An­gleterre, est régalien; il est le coro­llaire du pouvoir royal et inclut dans ses corpus doctrinaux l'idéal mé­ca­niciste et abso­lu­tiste en vigueur chez les théoriciens du politique au XVIIIiè­me siècle. De 1789 à 1870, le nationalisme est démocratique; la révolution de 1789 est démocratique et li­bé­rale, bourgeoise et tiers-étatiste. En 1813, en Allemagne, avec Arndt et Jahn, elle s'adresse à l'en­semble du peuple, pay­sannerie compri­se. En 1848, elle est démo­cratique au sens le plus utopique du ter­me, tant à Paris qu'à Francfort. De 1870 à 1939, quand on abandonne petit à petit les principes libé­raux et l'économie du «lais­ser-faire», le nationalisme devient socia­liste car il faut impérativement organiser  l'industrie et les masses ou­vrières, ce que l'utopisme libéral n'avait pas prévu, aveu­glé qu'il était par le mythe de la «main invisible» que Hayek nommera, quelques décennies plus tard, la «catallaxie». Bis­marck ac­cor­de aux ouvriers une protection so­cia­le. Les idéologies planistes (De Man, Fre­yer), le stalinisme, le fascisme (sur-tout dans sa dimension futuriste et in-dustria­liste), le New Deal de Roosevelt et le natio­nal-socialisme hitlérien (avec ses construc­tions d'autoroutes et son Front du Travail) visent à faire accèder leur na­tion à la puis­sance et y parviennent en appliquant de nouvelles méthodes, cha­que fois différen­tes mais radicalement autres que celles appliquées aux époques antérieures. La France et l'Angleterre, vé­hiculant des na­tionalismes anciens, de type régalien, et appliquant en économie les théorèmes du libéralisme, intègrent mal leurs classes ouvrières et ne par­viennent pas à asseoir en elles une loyauté optimale.

 

L'Allemagne bismarckienne, en effet, a été un modèle d'intégration social à son époque. Appliquant les théories de l'éco­nomiste List sur les tarifs douaniers pro­tecteurs de toute industrie naissante, le gouvernement impérial impose les Schutz­zölle  en 1879 qui protègent non seu­lement le capital national mais aussi le travail national, ce qui lui vaut la re­con­naissance de la social-démocratie di­rigée à l'époque par Ferdinand Lassalle. Dès que le capital et le travail sont proté­gés, il faut les organiser, c'est-à-dire les rendre ou les re-rendre «organiques». Pour ce faire, il a fallu injecter de la pro­tection sociale et légiférer dans le sens d'une sé­curité sociale. La nation, dans cette opti­que, était le système qui «or­ga­nisait» et oc­troyait de la protection. Na­tion et sys­tème social se voyaient dé­sor­mais con­fondus dans la classe ouvrière: le pa­trio­tisme du «prolétariat» allemand en 1870 et en 1914 venait du simple fait que ces masses ne souhaitaient ni le knout russe archaïsant ni l'arbitraire libéral français ou anglais. En août 1914, les travailleurs al­lemands couraient aux armes pour que Russes et Français ne viennent pas ré­duire à néant la sécurité sociale cons­trui­te depuis Bismarck et non pas pour la gloire du Kaiser ou de la Sainte-Alle­magne des réactionnaires et des roman­ti­ques médiévisants.

 

Pour E.H. Carr, la phase 1 du natio­na­lis­me est régalienne et portée par les cours et l'aristocratie; la phase 2 est poli­ti­que et démocratique; sa classe por­teuse est la bourgeoisie; la phase 3 est éco­no­mique et portée par les masses. Les na­tions à nationalisme de phases 1 et 2 ont opté pour un colonialisme, où les terri­toi­res d'outre-mer devaient servir de dé­bou­chés à l'industrie métropolitaine que, du coup, on ne modernisait plus. Les na­tionalismes de phase 3 préfèrent la «co­lo­nisation intérieure», c'est-à-dire la ren­tabilisation maximale des terres en friches de la métropole, des énergies na­tionales, des ressources du territoire. Cette «colonisation intérieure» a pour corollaire un système d'éducation très so­lide et très complexe. En bout de cour­se, ce sont les nations qui ont renoncé au libéralisme stricto sensu et au colonia­lisme qui sortent victorieuses de la cour­se économique: le Japon et l'Allemagne.

 

Le nationalisme contre les établissements?

 

Donc tout nationalisme efficace doit être une idéologie contestatrice; il doit tou­jours vouloir miner les établissements qui s'endorment sur leurs lauriers ou veulent bétonner des injustices. Il doit vou­­loir l'émancipation des masses et des catégories sociales dont l'établis­se­ment re­fuse l'envol et vouloir aussi leur inté­gration optimale dans un cadre soli­de, épuré de toutes formes de dys­fonc­tion­ne­ments. Il n'y a aucun vrai na­tio-nalisme possible dans une société qui dys­fonc­tion­­ne à cause de sa maladie li­bé­rale. Les discours nationalistes dans les so­ciétés libérales sont des hochets, des jou­joux, de la propagande, de la pou­dre aux yeux. Dans les sociétés pro­té­gées, appli­quant intelligemment et sou­plement les principes du protection­nis­me, qui per­met l'éclosion d'un capi­ta­lis­me national, d'un socialisme natio­nal, d'une péda­go­gie nationale, le nationa­lis­me devient au­to­matiquement l'idéologie de ceux que favorise le protectionnisme, contre le cos­mopolitisme libéral et l'in­ter­­na­­tiona­lisme prolétarien qui sont des fois sans ancrage social réel et con­dui­sent les so­ciétés à la ruine ou à la déli­ques­cence. Au­jourd'hui, comme il n'y a plus de vo­lon­té protectionniste, ni à l'é­chelon étati­que ni à l'échelon continen­tal, il n'y a plus de nationalisme, si ce n'est des con­tre-façons grotesques, à ver­bo­sité mili­ta­riste, qui servent de véhicule à d'autres utopies internationalistes, com­­­me, par exemple, les intégrismes re­­­ligieux ou les stratégies néo-spiri­tua­listes qui nous vien­nent des Etats-Unis ou de Corée.

 

Les nouveaux fronts

 

Chaque étape du développement de la pensée nationale crée de nouveaux fronts politiques, que le manichéisme de la pen­­sée d'aujourd'hui refuse de perce­voir. Avant 1789, le morcellement terri­to­rial des Etats et les douanes intérieures constituaient des freins à l'expansion du libéralisme et de l'industrie. La nécessité de les éliminer a généré une idéologie à la fois nationale (parce que la nation était le cadre élargi nécessaire à la promotion des industries et manufactures) et libé­ra­le (l'accession du tiers-état marchand à la gestion des affaires). Cette idéologie mettait un terme aux dimensions ri­gi­difiantes et fossilisantes de l'Ancien Ré­gime. Mais quand le libé­ra­lisme a atteint ses limites et montré qu'il pouvait dis­soudre mais non orga­ni­ser, l'idéo­logie idéale à appliquer dans le cadre concret de la nation est devenue le pro­tection­nis­me. Par la création de zones au­­tarciques à dimensions territoriales pré­cises  —la nation, l'Etat—  le pouvoir met­tait un frein aux velléités cosmo­po­li­tes donc dis­solutives du libéralisme. L'An­gleterre, ayant une longueur d'a­van­­ce dans la cour­se à l'industria­lisa­tion, exploitait à fond la pratique du libre-échange pour inonder de ses produits les pays d'Europe non encore industrialisés ou moins in­dustrialisés, empêchant du même coup le développement d'un tissu industriel au­tochtone et privant la popu­la­tion d'op­por­tunités multiples. Le cos­mo­politisme est précisément l'idéo­lo­gie qui, sous pré­texte d'élargir les horizons à l'in­fi­ni, re­fuse de tourner son regard vers la con­crétude ambiante et con­dam­ne du même coup la population fixée dans et sur la concrétude ambiante à de­meurer dans ses chaînes. L'idéologie cos­mopolite des Lumières servait l'An­gle­terre au XIXiè­me siècle comme elle sert les Etats-Unis aujourd'hui.

 

De cet état de choses découlent préci­sé­ment les nouveaux fronts. Le regalien, qui est politique pur, et le pro­­tec­tion­nis­me, qui veut intégrer les masses ouvriè­res et fortifier l'économie, s'opposent avec une égale vigueur au libéralisme cos­mo­polite. Le monarchisme, le socia­lis­me et le syndicalisme (ersatz à l'ère in­dustirelle des associations pro­fes­sion­nel­les d'ancien régime) s'oppose tantôt dans le désordre tantôt dans l'ordre au libéralisme. Les idéologues libéraux com­me Hayek et von Mises ou, dans une moindre mesure, Myrdal, décrivent le socialisme et le syndicalisme comme «ré­actionnaires» parce qu'ils s'opposent à l'expansion illimitée du capitalisme. Cette attitude procède d'un refus des lé­viathans équilibrants, d'un refus de met­tre un frein aux désirs utopiques et sub­jectifs, irréalisables parce que trop pré­tentieux. Le politique étant pré­cisé­ment la création de tels «léviathans é­qui­librants», on peut déduire que le li­bé­ralisme, fruit de l'idéologie des Lumiè­res, est anti-politique, cherche à briser le travail éminemment humain —l'hom­me étant zoon politikon—  du politi­que. Le retour de Hayek et de von Mises dans un certain discours conservateur, aux Etats-Unis, en Angleterre et en France et d'une vulgate idéologique insipide ayant pour thème les «droits de l'homme», de même que la destruction de l'Irak baa­siste et de l'institutionalisation, amorcée par Kouchner, du droit d'ingérence dans les affaires intérieures de pays tiers, avec la triste affaire des Kurdes, participe d'u­ne totalitarisation du libéralisme qui, par la force militaire les trois puissances où le conser­vatisme se réclame de Hayek et les gauches du discours «droits-de-l'hommard», cher­che à homogénéiser la planète en brisant par déchaînement de violence outran­ciè­re (la destruction des colonnes irakien­nes en retraite par bom­bes à neutrons et à effet de souffle) les pe­tits léviathans locaux, ancrés régiona­lement. Comme par hasard, les trois puis­sances qui a­mor­cent cette apoca­lyp­se sont celles dites de l'«Ouest» dans le discours anti-im­pé­ria­liste de l'école na­tio­nale-bolchévique (Niekisch, Pae­tel)...

 

Le commun dénominateur politisant du con­servatisme monarchiste, créateur de lé­viathans non socialisés, et du syn­di­ca­lisme, organisateur du tissu social, ex­pli­que le rapprochement entre l'AF et les syndicalistes soréliens au sein du Cercle Proudhon en 1911-12, le rappro­che­ment en­tre De Man et Léopold III en Belgique, le rapprochement  —hélas mar­gina­li­sé—  entre le CERES de Che­vénement et la NAR monarchiste...

 

L'exemple latino-américain

 

En 1945, le monde assiste à l'achèvement de la dynamique enclenchée par les na­tionalismes européens. Ce ne sont plus désormais des nations qui s'af­fron­tent mais des blocs idéologiques trans­na­tio­naux à vocation globale. Une sorte de nouvelle guerre de religion commence, ré­cla­mant, sur­tout chez les commu­nis­tes, une forte do­se de foi, qu'un Sartre con­tribuera no­tamment à injecter. Le na­tionalisme glisse alors vers le tiers-monde, comme l'avait prévu le géopoliti­cien allemand Karl Haushofer. En effet, en 1949, la Chine de Mao pro­cla­me son au­tarcie par rapport aux grands flux fi­nanciers in­ternationaux, vecteurs du pro­cessus de dénationa­li­sa­tion. Malgré le discours communiste-in­ter­nationa­lis­te, la Chine se replie sur el­le-même, re­devient natio­nale-chinoise, re­­pli qui sera encore ac­centué par la «ré­volution cul­tu­relle» des années 60. En 1954, l'Egypte de Nasser, à son tour, ten­te de se décon­nec­ter des grands circuits occidentaux. Les natio­nalismes du tiers-monde visent donc l'indépendance, es­sa­yent la non-intégra­tion dans la sphère américaine, que Roosevelt et Truman vou­laient éten­dre au monde entier (d'où l'expression «mondialisme»). Le modèle dans le tiers-monde est, tacitement, celui de l'Al­lemagne nationale-socialiste, et, plus officiellement, celui de la Russie de Sta­line. Mais le tiers-monde n'est pas ho­mo­gène: l'Amérique latine, par ex­em­ple, était déjà, par l'action des bour­geoi­sies «monroeïstes», dans l'orbite amé­­­ri­caine avant-guerre comme nous le som­mes aujourd'hui. C'est pourquoi, les La­tino-Américains ont pensé un natio­na­­­lisme de libération continental qui peut nous servir d'exemple, à condition que nous ne le concevions plus sur le mo­de trop roman­tique du guévarisme d'ex­por­tation qui avait, jadis, séduit la géné­ra­tion de ceux qui ont aujourd'hui entre 40 et 50 ans. Mis à part ce natio­na­lisme de libération, l'Amérique latine pré­sente:

 

1) Un nationalisme d'intégration pour po­­pulations hétérogènes (Mexique-Bré­sil).

 

2) Un nationalisme hostile aux investis­seurs étrangers à l'espace latino-amé­ri­cain. Ce nationalisme continentaliste avait été surtout développé au Chili (a­vant Pinochet) et en Bolivie.

 

3) Un nationalisme qui est recours au pas­sé pré-colonial. Ce nationalisme a sur­­tout été théorisé par le Péruvien Ma­riategui. Il s'apparente du point de vue des principes aux nationalismes de cul­tu­re européens, comme le nationalisme finlandais qui exhume le Kalevala ou le nationalisme irlandais qui exhume ba­la­des celtiques et épopée de Cuchulain, etc. Ou qui recourt au passé pré-chrétien de l'Europe.

 

4) Un nationalisme dérivé du populisme urbain, dont l'expression archétypique de­­meure le péronisme argentin.

 

Ces quatre piliers théoriques du natio­na­­­lisme continentaliste latino-américain ré­duisent à néant les clivages gau­che/ droi­­te conventionnels; en effet, on a vu al­ter­nati­ve­ment groupes de «gauche» et groupes de «droite» se revendiquer tour à tour de l'un ou l'autre de ces pi­liers théoriques.

 

En quoi ces piliers théoriques peuvent-ils servir de modèles pour l'Europe?

 

A. Quand le nationalisme de la gauche chilienne exprime son agressivité tran­chée à l'égard des exploiteurs étrangers, il a le mérite de la clarté dans la défi­ni­tion et la désignation de l'ennemi, acte po­­litique par excellence, comme nous l'ont enseigné Carl Schmitt et Julien Freund.   

 

Quant au nationalisme péruvien, théo­ri­sé par Mariategui, il constitue un mixte de dialectique indigéniste et de dia­lecti­que économiste. La lutte contre l'exploi­ta­tion économique passe par une prise de conscience indigéniste, dans le sens où le retour aux racines indigènes implique automatiquement une négation du sys­tè­me économique colonial. L'anti-impé­ria­lisme, dans la perspective péru­vien­ne-in­digéniste, consiste à recourir aux ra­cines naturelles, non aliénées, du peu­ple. Cet indigénisme est hostile aux na­tionalismes des «bourgeoisies mon­roe­istes», d'origine coloniale et alignées généralement sur les Etats-Unis avec, comme seul supplément d'âme, un es­thé­tisme européisant, tantôt hispano­phi­­le, tantôt francophile ou anglophile.

 

Les mythes castriste, guévariste, sandi­niste, chilien ont eu du succès en Europe parce qu'inconsciemment, ils corres­pon­daient à des désirs que les Européens n'exprimaient plus en leur langage pro­pre, qu'ils avaient refoulés. Lorsque l'on analyse des textes cubains officiels, pa­rus dans la célèbre revue Politica In­ter­nacional  (La Havane) (10), on dé­couvre une analyse pertinente de l'offensive cul­turelle américaine en Amérique lati­ne. Par l'action dissolvante de l'améri­ca­nisme, la culture cesse d'être cons­cien­ce historique et politique et se mue en instrument de dépolitisa­tion, d'alié­na­tion, par surenchère de fic­tion, de psy­chologisme, etc. Nous pour­rions com­parer cette analyse, très cou­rante et gé­néralisée dans le continent la­tino-a­mé­ricain, à celle qu'un Steding (11) avait fait du neutralisme culturel dépoli­tisé en Hollande, en Suisse et en Scandi­navie ou à celle que Gobard avait fait de l'alié­na­tion culturelle et linguistique en France (12).

 

Indigénisme, populisme ou nationa­lisme?

 

En conclusion, toute idéologie et toute pra­tique politique qui veulent prendre en compte les racines du peuple, ses pro­duc­tions culturelles doivent: 1) tenir comp­te des lieux et du destin qu'ils im­po­sent, ce qui implique une politique ré­gionaliste fédérante à tous les échelons; c'est là une logique fédérante 2) opérer un retour aux racines, par un travail ar­­chéologique et généalogique constant, de façon à pouvoir repérer les moments où ont été imposées des structures alié­nantes, à comprendre les circonstances de cette anomalie et à en combattre les ré­sidus; c'est là une logique indigéniste; 3) déconstruire les mécanismes alié­nants introduits dans nos tissus sociaux au moment de la révolution industrielle (une relecture de Carlyle s'impose à ce niveau) et organiser les nouvelles jun­gles urbaines, ce qui signifie ré-enra­ci­ner les populations agglutinées dans les grandes métropoles; c'est là une logique justicialiste et populiste; 4) ras­sembler les peuples et les entités poli­tiques de di­mensions réduites au sein de grands es­paces économiques semi-au­tarciques, dé­passant l'étroitesse de l'Etat-Nation; c'est une logique continen­taliste ou «re­g­nique» (reichisch);  5) rompre avec les nationa­lismes séculiers et laïques clas­siques, nés à l'époque des Lumières et véhicu­lant sa logique d'homo­généisa­tion, éli­minatrice de nombreux possibles (l'omologazzione  de Pier Paolo Pasolini); rompre également avec les nationa­lis­mes qui se sont rebiffés contre les Lu­miè­res pour retomber dans le fantasme de la conversion forcée, dans un cultu­ra­­lisme passéiste conservateur et dé­réa­lisé.

 

Une idéologie politique est acceptable  —qu'elle se donne ou non l'étiquette de «na­tionaliste»—  si et seulement si 1) elle se fonde sur une «culture» enraci­née, impliquant une conscience histo­ri­que et portée par une sorte de nouvelle «pre­mière fonction» (au sens dumézilien du terme); 2) si cette nouvelle «première fonction» est issue du fond-du-peuple (prin­cipe d'indigénat); 3) si elle donne ac­cès à une représentation juste et com­plè­te à toutes les strates sociales; 4) si el­le organise une sécurité sociale et pré­voit une allocation fixe garantie à chaque ci­toyen, ce qui n'est possible que si l'on li­mi­te sévèrement l'accès à la citoyen­neté, laquelle doit désormais com­prendre le droit à un pécule mensuel ga­ranti, per­mettant une relative indépen­dance de tous (diminution de la dépen­dance du sa­lariat, égalité des chances, accès pos­si­ble au recylage professionnel ou à de nou­velles études, garantie de survie et d'indépendance de la mère au foyer, meil­leures chances pour les en­fants des familles nombreuses); comme la riches­se nationale ou régionale n'est pas ex­ten­sible à l'infini, les droits inhé­rents à la citoyenneté doivent rester limi­tés à l'«indigénat» (selon certains principes institués en Suisse); 5) si elle organise l'affectation des richesses fi­nancières nées des prestations de l'indigénat dans le cadre de son «espace vital», de façon à renoncer à toutes formes de colonialisme ou de néo-colonialisme financier alié­nant et à n'accepter, en matières de co­lo­nisa­tion, que les «colonisations inté­rieu­res» (ère agronomique en France au XIXième, assèchement des Polders aux Pays-Bas ou des marais pontins en Ita­lie, colonisation des terres en friche du Brandebourg ou de Transylvanie par des communautés paysannes autonomes, mobilisation de toutes les énergies de la population sans recours à l'immigration comme au Japon); 6) si elle traque toutes les traces d'universalisme militant et ho­mogénéisant, toujours susceptible de faire basculer les communautés hu­mai­nes concrètes dans l'aliénation par ir­réa­lisme têtu: cette traque, objet d'une vi­gilance constante, permet l'envol d'une appréhension du monde réellement uni­verselle, qui accepte le monde tel qu'il est: soit bigarré et kaléidoscopique.

 

Enfin, toute idéologie acceptable doit af­fronter et résoudre les grands problèmes de l'heure; ce serait notamment aujour­d'hui l'écologie. Le nationalisme classi­que, ou celui qui resurgit aujourd'hui, n'in­siste pas assez sur les dimensions in­digénistes, populistes-justicialistes et con­tinentalistes. Il est dans ce sens ana­chronique et incapacitant.  Il reste tiers-éta­tiste dans le sens où il n'est plus uni­versel comme l'était la pensée de la caste souveraine des sociétés traditionnelles, ce qui explique qu'il est incapable de pen­ser la dimension continentale ou l'i­dée de Regnum (Reich)  et qu'il refuse de prendre en compte le fait du fond-du-peu­­ple, propre des quart-état et quint-état. Le nationalisme risque d'occulter deux dimensions: l'ouverture au monde et le charnel populaire. Il reste à mi-che­­min entre les deux sans pouvoir les englober dans une pensée qui va au-delà du simple positivisme.

 

Robert STEUCKERS.   

 

1) Olof Petersson, Die politischen Systeme Nordeuropas. Eine Einführung, Nomos, Baden-Baden, 1989.

 

(2) Olof Petersson, op. cit.

 

(3) Ernst Nolte, Die faschistischen Bewegungen, dtv 4004, München, 1966-71, pp. 212-226.

 

(4) C.J.H. Hayes, Essays on Nationalism, New York, 1966; The Historical Evolution of Modern Nationalism, New York, 1968 (3ième éd.); Nationalism: A Religion, New York, 1960.

 

(5) H. Kohn, The Age of Nationalism. The First Era of Global History, New York, 1962; The Idea of Nationa­lism. A Study in its Origin and Background, New York, 1948 (4ième éd.); Prophets and Peoples: Studies in 19th Century Nationalism, New York, 1952.

 

(6) Th. Schieder, «Typologie und Erscheinungsformen des Nationalstaats in Europa», in Historische Zeitschrift, 202, 1966, pp. 58-81 (repris in: Heinrich August Winkler, Na­tionalismus, Athenäum/Hain, Königstein/Ts, 1978, pp. 119-137); Der Nationalstaat in Europa als historisches Phä­nomen,  Köln, 1964.

 

(7) Rudolf Kjellen, Die politischen Probleme des Welt­krieges,  1916.

 

(8) Miroslav Hroch, Die Vorkämpfer der nationalen Be­wegung bei den kleinen Völkern Europas, Prag, 1968; «Das Erwachen kleiner Nationen als Problem der kompa­rativen Forschung», in H.A. Winkler, Nationalismus, op. cit., pp. 155-172.

 

(9) Joseph F. Zacek, Palacky. The Historian as Scholar and Nationalist,  Mouton, Den Haag/Paris, 1970.

 

(10) Pedro Simón Martínez, «Penetración y explotación del imperialismo en la Cultura Latinoamericana», in Poli­tica Internacional, Instituto de politica internacional, La Ha­bana/Cuba, 19, 1967, pp. 252-255.

 

(11) Christoph Steding, Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, 1942 (3ième éd.).

 

(12) Henri Gobard, L'aliénation linguistique. Analyse té­traglossique, Flammarion, Paris, 1976; La guerre cultu­rel­le. Logique du désastre, Copernic, Paris, 1979.  

 

 

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