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La littĂ©rature catholique belge dans l’entre-deux-guerres

♩ Script du prĂ©sentation de l’ouvrage dans les Cercles de Bruxelles, LiĂšge, Louvain, Metz, Lille et GenĂšve

podcast

◘ Recension : CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, Écrire en Belgique sous le regard de Dieu, Ă©d. Complexe / CEGES, Bruxelles, 2004.

89714410.jpgDans son ouvrage majeur, qui dĂ©voile Ă  la communautĂ© scientifique les thĂšmes principaux de la littĂ©rature catholique belge de l’entre-deux-guerres, CĂ©cile Vanderpelen-Diagre aborde un continent jusqu’ici ignorĂ© des historiens, plutĂŽt refoulĂ© depuis l’immĂ©diat aprĂšs-guerre, quand le monde catholique n’aimait plus se souvenir de son exigence d’éthique, dans le sillage du Cardinal Mercier ni surtout de ses liens, forts ou tĂ©nus, avec le rexisme qui avait choisi le camp des vaincus pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pendant plusieurs dĂ©cennies, la Belgique a vĂ©cu dans l’ignorance de ses propres productions littĂ©raires et idĂ©ologiques, n’en a plus rĂ©activĂ© le contenu sous des formes actualisĂ©es et a, dĂšs lors, sombrĂ© dans l’anomie totale et dans la dĂ©chĂ©ance politique : celle que nous vivons aujourd’hui. Plus aucune Ă©thique ne structure l’action dans la CitĂ©.

Le travail de C. Vanderpelen-Diagre pourrait s’envisager comme l’amorce d’une renaissance, comme une tentative de faire le tri, de rappeler des traditions culturelles oubliĂ©es ou refoulĂ©es, mais il nous semble qu’aucun optimisme ne soit de mise : le ressort est cassĂ©, le peuple est avachi dans toutes ses composantes (Ă  commencer par la tĂȘte...). Son travail risque bien de s’apparenter Ă  celui de Schliemann : n’ĂȘtre qu’une belle Ɠuvre d’archĂ©ologue. L’avenir nous dira si son livre rĂ©activera la “virtĂč” politique, au sens que lui donnaient les Romains de l’antiquitĂ© ou celui qui entendait la rĂ©activer, Nicolas Machiavel.

“Une littĂ©rature qui a dĂ©sertĂ© la mĂ©moire collective”

DĂšs les premiers paragraphes de son livre, C. Vanderpelen-Diagre soulĂšve le problĂšme majeur : si la littĂ©rature catholique, qui exigeait un sens Ă©levĂ© de l’éthique entre 1890 et 1945, a cessĂ© de mobiliser les volontĂ©s, c’est que ses thĂšmes “ont dĂ©sertĂ© la mĂ©moire collective”. Le monde catholique belge (et surtout francophone) d’aujourd’hui s’est rĂ©duit comme une peau de chagrin et ce qu’il en reste se vautre dans la fange innommable d’un avatar lointain et dĂ©voyĂ© du maritainisme, d’un festivisme abject et d’un soixante-huitardisme d’une veulerie Ă©poustouflante. Aucun citoyen honnĂȘte, possĂ©dant un “trognon” Ă©thique solide, ne peut se reconnaĂźtre dans ce pandĂ©monium. Nous n’échappons pas Ă  la rĂšgle : nĂ© au sein du pilier catholique parce que nos racines paysannes ne sont pas trĂšs loin et plongent, d’une part, dans le sol hesbignon-limbourgeois, et, d’autre part, dans ce bourg d’Aalter Ă  cheval sur la Flandre occidentale et orientale et dans la rĂ©gion d’Ypres, comme d’autres naissent en Belgique dans le pilier socialiste, nous n’avons pas pu adhĂ©rer (un vrai “non possumus”), Ă  l’adolescence, aux formes rĂ©siduaires et dĂ©voyĂ©es du catholicisme des annĂ©es 70 : c’est sans nul doute pourquoi, en quelque sorte orphelins, nous avons prĂ©fĂ©rĂ© le filon, alors en gestation, de la “nouvelle droite”.

L’époque de gloire du catholicisme belge (francophone) est oubliĂ©e, totalement oubliĂ©e, au profit du bric-Ă -brac gauchiste et pseudo-contestataire ou de parisianismes de diverses moutures (dont la “nouvelle droite” procĂ©dait, elle aussi, de son cĂŽtĂ©, nous devons bien en convenir, surtout quand elle a fini par se rĂ©duire Ă  son seul gourou parisien et depuis que ses antennes intĂ©ressantes en dehors de la capitale française ont Ă©tĂ© normalisĂ©es, ignorĂ©es, marginalisĂ©es ou exclues). Cet oubli frappe essentiellement une â€œĂ©thique” solide, reposant certes sur le thomisme, mais un thomisme ouvert Ă  des innovations comme la doctrine de l’action de Maurice Blondel, le personnalisme dans ses aspects les plus positifs (avant les aggiornamenti de Maritain et Mounier), l’idĂ©al de communautĂ©. Cette â€œĂ©thique” n’a plus pu ressusciter, malgrĂ© les efforts d’un Marcel De Corte, dans l’ambiance matĂ©rialiste, moderniste et amĂ©ricanisĂ©e des annĂ©es 50, sous les assauts dĂ©lĂ©tĂšres du soixante-huitardisme des annĂ©es 60 et 70 et, a fortiori, sous les coups du relativisme postmoderne et du nĂ©olibĂ©ralisme.

L’exigence Ă©thique, pierre angulaire du pilier catholique de 1884 Ă  1945, n’a donc connu aucune rĂ©surgence. On ne la trouvait plus qu’en filigrane dans l’Ɠuvre de HergĂ©, dans ses graphic novels, dans ses “romans graphiques” comme disent aujourd’hui les Anglais. Ce qui explique sans doute la rage des dĂ©voyĂ©s sans Ă©thique — viscĂ©ralement hostiles Ă  toute forme d’exigence Ă©thique — pour extirper les idĂ©aux discrĂštement vĂ©hiculĂ©s par Tintin.

Les imitations serviles de modĂšles parisiens (ou anglo-saxons) ne sont finalement d’aucune utilitĂ© pour remodeler notre sociĂ©tĂ© malade. C. Vanderpelen-Diagre, qui fait Ɠuvre d’historienne et non pas de guide spirituelle, a amorcĂ© un vĂ©ritable travail de bĂ©nĂ©dictin. Que nous allons immanquablement devoir poursuivre dans notre crĂ©neau, non pour jouer aux historiens mais pour appeler Ă  la restauration d’une Ă©thique, fĂ»t-elle inspirĂ©e d’autres sources (Mircea Eliade, Seyyed Hossein Nasr, Walter Otto, Karl Kerenyi, etc.). Il s’agit dĂ©sormais d’analyser le contenu intellectuel des revues parues en nos provinces entre 1884 et 1945 au sein de toutes les familles politiques, de dĂ©cortiquer la complexitĂ© idĂ©ologique qu’elles recĂšlent, de trouver en elles les joyaux, aussi modestes fussent-ils, qui relĂšvent de l’immortalitĂ©, de l’impassable, avec lesquels une “reconstruction” lente et tĂątonnante sera possible au beau milieu des ruines (dirait Evola), en plein dĂ©sert axiologique, oĂč qui conforteront l’homme diffĂ©renciĂ© (Evola) ou l’anarque (JĂŒnger) pour (sur)vivre au milieu de l’horreur, dans le ChĂąteau de Kafka, ou dans labyrinthe de son ProcĂšs.

Les travaux de Zeev Sternhell sur la France, surtout son Ni gauche, ni droite, nous induisaient Ă  ne pas juger la complexitĂ© idĂ©ologique de cette pĂ©riode selon un schĂ©ma gauche/droite trop rigide et par lĂ  mĂȘme inopĂ©rant. Dans le cadre de la Belgique, et Ă  la suite de C. Vanderpelen-Diagre et de son homologue flamande Eva Schandervyl (cf. infra), c’est un mode de travail Ă  appliquer : il donnera de bons rĂ©sultats et contribuera Ă  remettre en lumiĂšre ce qui, dans ce pays, a Ă©tĂ© refoulĂ© pendant de trop nombreuses dĂ©cennies.

La “Jeune Droite” d’Henry Carton de Wiart

de_wia10.jpgPour C. Vanderpelen-Diagre, les origines de la “rĂ©volution conservatrice” belge-francophone, essentiellement catholique, plus catholique que ses homologues dans la France rĂ©publicaine, plus catholique que l’Action Française trop classiciste et pas assez baroque, se trouvent dans la Jeune Droite d’Henry Carton de Wiart (1869-1951), assistĂ© de Paul Renkin et de l’historien arlonnais germanophile Godefroid Kurth, animateur du Deutscher Verein avant 1914 (le dĂ©clenchement de la PremiĂšre Guerre mondiale et le viol de la neutralitĂ© belge l’ont forcĂ©, dira-t-il, de « brĂ»ler ce qu’il a adorĂ© » ; pour un historien qui s’est penchĂ© sur la figure de Clovis, cette parole a du poids...). La date de fondation de la Jeune Droite est 1891, 2 ans avant l’encyclique Rerum Novarum. La Jeune Droite n’est nullement un mouvement rĂ©actionnaire sur le plan social : il fait partie intĂ©grante de la Ligue dĂ©mocratique chrĂ©tienne. Il publie 2 revues : L’Avenir social et La Justice sociale. Les 2 publications s’opposent Ă  la politique libĂ©raliste extrĂȘme, prĂ©lude au nĂ©o-libĂ©ralisme actuel, prĂ©conisĂ©e par le ministre catholique Charles Woeste. Elles soutiennent aussi les revendications de l’AbbĂ© Adolf Daens, hĂ©ros d’un film belge homonyme qui a obtenu de nombreux prix et oĂč l’AbbĂ©, dĂ©fenseur des pauvres, est incarnĂ© par le cĂ©lĂšbre acteur flamand Jan Decleir.

Henry Carton de Wiart, alors jeune avocat, rĂ©clame une amĂ©lioration des conditions de travail, le repos dominical pour les ouvriers, s’insurge contre le travail des enfants, entend imposer une lĂ©gislation contre les accidents de travail. Il prĂ©conise Ă©galement d’imiter les programmes sociaux post-bismarckiens, en versant des allocations familiales et dĂ©fend l’existence des unions professionnelles. TrĂšs social, son programme n’est pourtant pas assimilable Ă  celui des socialistes qui lui sont contemporains : Carton de Wiart ne rĂ©clame pas le suffrage universel pur et simple, et lui substitue la notion d’un suffrage proportionnel Ă  partir de 25 ans, dans un systĂšme de reprĂ©sentation Ă©galement proportionnelle.

En parallĂšle, Henry Carton de Wiart s’associe Ă  d’autres figures oubliĂ©es de notre patrimoine littĂ©raire et idĂ©ologique, Firmin Van den Bosch (1864-1949) et Maurice Dullaert (1865-1940). Le trio s’intĂ©resse aux avant-gardes et rĂ©clame l’avĂšnement, en Belgique, d’une littĂ©rature ouverte Ă  la modernitĂ©. Deux autres revues serviront pour promouvoir cette politique littĂ©raire : d’abord, en 1884, la jeune Ă©quipe tente de coloniser Le Magasin littĂ©raire et artistique, ensuite, en 1894, 3 ans aprĂšs la fondation de la Jeune Droite et un an aprĂšs la proclamation de l’encyclique Rerum Novarum, nos 3 hommes fondent la revue Durandal qui paraĂźtra pendant 20 ans (jusqu’en 1914). Comme nous le verrons, le nom mĂȘme de la revue fera date dans l’histoire du “mouvement Ă©thique” (appellons-le ainsi...). Parmi les animateurs de cette nouvelle publication, citons, outre Henry Carton de Wiart lui-mĂȘme, Pol Demade, mĂ©decin spĂ©cialisĂ© en mĂ©decine sociale, et l’AbbĂ© Henri Moeller (1852-1918). Ils seront vite rejoints par une solide Ă©quipe de talents : Firmin Van den Bosch, Pierre Nothomb (stagiaire auprĂšs du cabinet d’avocat de Carton de Wiart), Victor Kinon (1873-1953), Maurice Dullaert, Georges VirrĂšs (1869-1946), Arnold Goffin (1863-1934), Franz Ansel (1874-1937), Thomas Braun (1876-1961) et Adolphe Hardy (1868-1954).

Spiritualité et justice sociale

Leur but est de crĂ©er un “art pour Dieu” et leurs sources d’inspiration sont les auteurs et les artistes s’inspirant du “symbolisme wagnĂ©rien”, Ă  l’instar des Français LĂ©on Bloy, Villiers de l’Isle-Adam, Francis Jammes et Joris Karl Huysmans. Pour cette Ă©quipe, comme aussi pour Bloy, les catholiques sont une “minoritĂ© souffrante”, surtout en France Ă  l’époque oĂč sont Ă©dictĂ©es et appliquĂ©es les lois du “petit PĂšre Combes”. Autres rĂ©fĂ©rences françaises : les Ɠuvres d’Ernest Psichari et de Paul Claudel. Le wagnĂ©risme et le catholicisme doivent, en fusionnant dans les Ɠuvres, gĂ©nĂ©rer une spiritualitĂ© offensive qui s’opposera au “matĂ©rialisme bourgeois” (dont celui de Woeste). La spiritualitĂ© et l’idĂ©e de justice sociale doivent donc marcher de concert. Le contexte belge est toutefois diffĂ©rent de celui de la France : les catholiques belges avaient gagnĂ© la bataille mĂ©tapolitique, ils avaient engrangĂ© une victoire Ă©lectorale en 1884, Ă  l’époque oĂč Firmin Van den Bosch tentait de noyauter Le Magasin littĂ©raire et artistique. Dans la guerre scolaire, les catholiques enregistrent Ă©galement des victoires partielles : face aux libĂ©raux, aux libĂ©raux de gauche (alliĂ©s implicites des socialistes) et aux socialistes, il s’agit, pour la jeune Ă©quipe autour de Carton de Wiart et pour la rĂ©daction de Durandal, de « gagner la bataille de la modernitĂ© ». À l’avant-garde socialiste (prestigieuse avec un architecte “Art Nouveau” comme Horta), il faut opposer une avant-garde catholique. La modernitĂ© ne doit pas ĂȘtre un apanage exclusif des libĂ©raux et des socialistes. La diffĂ©rence entre ces catholiques qui se veulent modernistes (sĂ»rement avec l’appui du Cardinal) et leurs homologues laĂŻques, c’est qu’ils soutiennent la politique coloniale lancĂ©e par LĂ©opold II en Afrique centrale. Le Congo est une terre de mission, une aire gĂ©ographique oĂč l’hĂ©roĂŻsme pionnier ou missionnaire pourra donner le meilleur de lui-mĂȘme.

Quelles valeurs va dĂšs lors dĂ©fendre Durandal ? Elle va essentiellement dĂ©fendre ce que ses rĂ©dacteurs nommeront le “sentiment patrial”, prĂ©sent au sein du peuple, toutes classes confondues. On retrouve cette idĂ©e dans le principal roman d’Henry Carton de Wiart, La CitĂ© ardente, Ɠuvre Ă©pique consacrĂ©e Ă  la ville de LiĂšge. La notion de “sentiment patrial”, nous la retrouvons surtout dans les textes annonciateurs de la “rĂ©volution conservatrice” dus Ă  la plume de Hugo von Hofmannsthal, oĂč l’écrivain allemand dĂ©plore la disparition des “liens” humains sous les assauts de la modernitĂ© et du libĂ©ralisme, qui brisent les communautĂ©s, forcent Ă  l’exode rural, laissent l’individu totalement esseulĂ© dans les nouveaux quartiers et faubourgs des grandes villes industrielles et engendrent des rĂ©flexes individualistes dĂ©lĂ©tĂšres dans la sociĂ©tĂ©, oĂč les plaisirs hĂ©donistes, furtifs ou constants selon la fortune matĂ©rielle, tiennent lieu d’ErsĂ€tze Ă  la spiritualitĂ© et Ă  la charitĂ©. Cette dĂ©chĂ©ance sociale appelle une “restauration crĂ©atrice”. Le sentiment d’Hofmannsthal sera partagĂ©, mutatis mutandis, par des hommes comme Arthur Moeller van den Bruck et Max Hildebert Boehm.

L’idĂ©e “patriale” s’inscrit dans le projet du Chanoine Halflants, issu d’une famille tirlemontoise qui avait assurĂ© le recrutement en Hesbaye de nombreux zouaves pontificaux, pour la guerre entre les États du Pape et l’Italie unitaire en gestation sous l’impulsion de Garibaldi. Avant 1910, le Chanoine Halflants prĂ©conisera tolĂ©rance et ouverture aux innovations littĂ©raires. AprĂšs 1918, il prendra des positions plus “rĂ©actionnaires”, plus en phase avec la “bien-pensance” de l’époque et plus liĂ©es Ă  l’idĂ©al classique. Qu’est ce que cela veut dire ? Que le Chanoine entendait, dans un premier temps, faire figurer les Ɠuvres littĂ©raires modernes dans les anthologies scolaires, ainsi que la littĂ©rature belge (catholique qui adoptait de nouveaux canons stylistiques et des thĂ©matiques romanesques profanes). Il s’opposait dans ce combat aux JĂ©suites, qui n’entendaient faire Ă©tudier que des auteurs grecs et latins antiques. Halflants gagnera son combat : les JĂ©suites finiront par accepter l’introduction de nouveaux Ă©crivains dans les curricula scolaires. De ces efforts naĂźtra une “anthologie des auteurs belges”. L’objectif, une fois de plus, est de ne pas abandonner les formes modernes d’art et de littĂ©rature aux forces libĂ©rales et socialistes qui, en Ă©pousant les formes multiples d’ “Art Nouveau” apparaissaient comme les pionniers d’une culture nouvelle et libĂ©ratrice.

Bourgeoisie ethĂ©tisante et prĂȘtres maurrassiens

Cette agitation de la Jeune Droite et de Durandal repose, mutatis mutandis, sur un clivage bien net, opposant une bourgeoisie industrielle et matĂ©rialiste Ă  une bourgeoisie cultivĂ©e et esthĂ©tique, qui a le sens du Bien et du Beau que transmettent bien Ă©videmment les humanitĂ©s grĂ©co-latines. La bourgeoisie matĂ©rialiste et industrielle est incarnĂ©e non seulement par les libĂ©raux sans principes Ă©thiques solides mais aussi par des catholiques qui se laissent sĂ©duire par cet esprit mercantile, contraire au “sentiment patrial”. Cette idĂ©e d’un clivage entre matĂ©rialistes et esthĂštes, on la retrouve dĂ©jĂ  dans l’Ɠuvre laĂŻque et irreligieuse de Camille Lemonnier (Ă©ditĂ© en Allemagne, dans des Ă©ditions superbes, par Eugen Diederichs). La bourgeoisie affairiste provoque une dĂ©cadence des mƓurs que l’esthĂ©tisme de ceux de ses enfants, qui sont pieux et contestataires, doit endiguer. Pour enrayer les progrĂšs de la dĂ©cadence, il faut, selon les directives donnĂ©es antĂ©rieurement par Louis de Bonald en France, lutter contre le libĂ©ralisme politique.

C’est Ă  partir du moment oĂč certains jeunes catholiques belges, soucieux des questions sociales, entendent suivre les injonctions de Bonald, que la Jeune Droite et Durandal vont s’inspirer de Charles Maurras, en lui empruntant son vocabulaire combatif et opĂ©rant. Les catholiques belges de la Jeune Droite et les Français de l’Action française s’opposent donc de concert au libĂ©ralisme politique, en le fustigeant allĂšgrement. Dans ce contexte Ă©merge le phĂ©nomĂšne des “prĂȘtres maurrassiens”, avec, Ă  LiĂšge, Louis Humblet (1874-1949), Ă  Mons, ValĂšre Honnay (1883-1949) et, Ă  Bruxelles, Ch. De Smet (1833-1911) et J. Deharveng (1867-1929). Ce maurrasisme est seulement stylistique dans une Belgique assez germanophile avant 1914. Les visions gĂ©opolitiques et anti-allemandes du filon maurrassien ne s’imposeront en Belgique qu’à partir de 1914. D’autres auteurs français influencent l’idĂ©ologie de Durandal, les 4 “B” : BarrĂšs, Bourget, Bordeaux et Bazin.

C’est Bourget qui exerce l’influence la plus importante : il veut, en des termes finalement trĂšs peu rĂ©volutionnaires, une “humanitĂ© non dĂ©gradĂ©e”, reposant sur la famille, l’honneur conjugal et les fortes convictions (religieuses). Le poids de Bourget sera de longue durĂ©e : on verra que cette Ă©thique trĂšs pieuse et trĂšs conventionnelle influencera le groupe de la “Capelle-aux-Champs” que frĂ©quentera HergĂ©, le crĂ©ateur de Tintin, et Franz Weyergans, le pĂšre de François Weyergans (qui rĂ©pondra par un livre aux idĂ©aux paternels, inspirĂ©s de Paul Bourget, livre qui lui a valu le “Grand Prix de la langue française” en 1997, ce qui l’amena plus tard Ă  occuper un siĂšge Ă  l’AcadĂ©mie Française ; cf. : Franz et François, Grasset, 1997 ; pour comprendre l’apport de Bourget, tout Ă  la fois Ă  la modernisation du sentiment littĂ©raire des catholiques et Ă  la critique des Ɠuvres contemporaines de Baudelaire, Stendhal, Taine, Renan et Flaubert, lire : Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Plon, Paris, 1937).

La PremiĂšre Guerre mondiale va bouleverser la scĂšne politique et mĂ©tapolitique d’une Belgique qui, de germanophile, virera Ă  la francophilie, surtout dans les milieux catholiques. La Grande Guerre gĂ©nĂšre d’abord une littĂ©rature inspirĂ©e par les souffrances des soldats. Parmi les morts au combat : le jeune Louis Boumal, lecteur puis collaborateur belge de L’Action française. Autour de ce personnage se crĂ©era le “mythe de la jeunesse pure sacrifiĂ©e”, que LĂ©on Degrelle, plus tard, reprendra Ă  son compte. Mais c’est surtout son camarade de combat Lucien Christophe (1891-1975), qui a perdu son frĂšre LĂ©on pendant la guerre, qui dĂ©fendra et illustrera la mĂ©moire de Louis Boumal. Celui-ci, tout comme Christophe, Ă©tait un disciple d’Ernest Psichari, chantre catholique de l’hĂ©roĂŻsme et du dĂ©vouement guerriers. Les anciens combattants de l’Yser, Christophe en tĂȘte, dĂ©ploreront l’ingratitude du pays Ă  partir de 1918, l’absence de solidaritĂ© nationale une fois les hostilitĂ©s terminĂ©es. Christophe et les autres combattants estiment dĂšs lors que les journalistes et les Ă©crivains doivent s’engager dans la CitĂ©. Un Ă©crivain ne peut pas rester dans sa tour d’ivoire. C’est ainsi que les anciens combattants rejettent l’idĂ©e d’un art pour l’art et ajoutent Ă  l’idĂ©e d’un art pour Dieu, prĂ©sent dans les rangs de la Jeune Droite avant 1914, celle d’un art social. Le catholicisme militant, social dans le sillage de Daens et de Rerum Novarum, national au nom du sacrifice de Louis Boumal et LĂ©on Christophe, rĂ©clame, Ă  l’instar d’autres idĂ©ologies, d’autres milieux sociaux ou habitus politiques, l’engagement.

ACJB et Cercle Rerum novarum

Lucien Christophe va donner l’éveil Ă  une gĂ©nĂ©ration nouvelle, qui comptera de jeunes plumes dans ses rangs : Luc Hommel (1896-1960), Carlo de Mey (1895-1962), Camille Melloy (de son vrai nom Camille De Paepe, 1891-1941) et LĂ©opold Levaux (1892-1956). C’est au dĂ©part de ce groupe, inspirĂ© par Christophe plutĂŽt que par Carton de Wiart, que se forme l’ACJB (Association Catholique de la Jeunesse Belge). Pierre Nothomb, qui entend prĂ©server l’unitĂ© du bloc catholique, Ɠuvrera pour que le groupe rassemblĂ© au sein de la revue Durandal fusionne avec l’ACJB. Quant Ă  la Jeune Droite de Carton de Wiart, avec ses aspirations Ă  la justice sociale, elle fusionnera avec le Cercle Rerum Novarum, animĂ©, entre autres personnalitĂ©s, par Pierre Daye, futur sĂ©nateur rexiste en 1936. Daye a des liens avec les Français Marc Sangnier et l’AbbĂ© Lugan, fondateurs d’une Action Catholique, hostile Ă  l’Action française de Maurras et Pujo.

Le Cercle Rerum Novarum poursuivait les mĂȘmes objectifs que ceux de la Jeune Droite de Carton de Wiart, dans la mesure oĂč il s’opposait Ă  toute politique Ă©conomique libĂ©rale outranciĂšre, comme celle d’un Charles Woeste pourtant ponte du parti catholique, entendait ensuite remobiliser les idĂ©aux de l’AbbĂ© Daens. Il n’était pas sur la mĂȘme longueur d’onde que l’Action française, plus nationaliste que catholique et plus prĂ©occupĂ©e de justifier la guerre contre l’Allemagne (mĂȘme celle de la rĂ©publique laĂŻcarde) que de rĂ©aliser en France, et pour les Français, des idĂ©aux de justice sociale. En Belgique, nous constatons donc, avec C. Vanderpelen-Diagre, que les idĂ©aux nationaux (surtout incarnĂ©s par Pierre Nothomb) sont intimement liĂ©s aux idĂ©aux de justice sociale et que cette fusion demeurera intacte dans toutes les expressions du catholicisme idĂ©ologique belge jusqu’en 1945 (mĂȘme dans des factions hostiles les unes aux autres, surtout aprĂšs l’émergence du rexisme).

En 1918, Pierre Nothomb et Gaston Barbanson plaident tous deux pour une “Grande Belgique”, en prĂ©conisant l’annexion du Grand-DuchĂ© du Luxembourg, du Limbourg nĂ©erlandais et de la Flandre zĂ©landaise. Ils prennent des positions radicalement anti-allemandes, rompant ainsi dĂ©finitivement avec la traditionnelle germanophilie belge du XIXe siĂšcle. Ces positions les rapprochent de l’Action française de Maurras et du maurrassisme implicite du Cardinal Mercier, hostile Ă  l’Allemagne prussianisĂ©e et protestante comme il est hostile Ă  l’éthique kantienne, pour lui trop subjectiviste, et, par voie de consĂ©quence, hostile au mouvement flamand et Ă  la flamandisation de l’enseignement supĂ©rieur, car ce serait lĂ  offrir un vĂ©hicule Ă  la germanisation rampante de toute la Belgique, provinces romanes comprises.

Les annexionnistes sont en faveur d’une alliance militaire franco-belge, qui sera fait acquis dĂšs 1920 mais que contesteront rapidement et l’aile gauche du parti socialiste et le mouvement flamand (cf. Dr. Guido Provoost, Vlaanderen en het militair-politiek beleid in BelgiĂ« tussen de twee wereldoorlogen – Het Frans-Belgisch militair akkoord van 1920, Davidsfonds, Leuven, 1977). En adoptant cette dĂ©marche, les adeptes de la “Grande Belgique” quittent l’orbite du “dĂ©mocratisme chrĂ©tien” qui avait Ă©tĂ© le leur et celui de leurs amis pour fonder une association nationaliste, le ComitĂ© de Politique Nationale (CPN), oĂč se retrouvent Pierre Daye (qui n’est plus alors Ă  proprement parler un “rerum-novarumiste” ou un “daensiste”), l’historien Jacques Pirenne (qui renie ses dettes intellectuelles Ă  l’historiographie allemande), LĂ©on Hennebicq, le leader socialiste et interventionniste Jules DestrĂ©e, ami des interventionnistes italiens regroupĂ©s autour de Mussolini et d’Annunzio, et un autre socialiste, Louis PiĂ©rard.

Les annexionnistes germanophobes et hostiles aux Pays-Bas rĂ©clament une occupation de l’Allemagne, son morcellement Ă  l’instar de ce que venait de subir la grande masse territoriale de l’Empire austro-hongrois dĂ©funt ou l’Empire ottoman au Levant. Ils rĂ©clament Ă©galement l’autonomisation de la RhĂ©nanie et le renforcement de ses liens Ă©conomiques (qui ont toujours Ă©tĂ© forts) avec la Belgique. Enfin, ils veulent rĂ©cupĂ©rer le Limbourg devenu officiellement nĂ©erlandais en 1839 et la Flandre zĂ©landaise afin de contrĂŽler tout le cours de l’Escaut en aval d’Anvers. Ils veulent les cantons d’Eupen-MalmĂ©dy (qu’ils obtiendront) mais aussi 8 autres cantons rhĂ©nans qui resteront allemands. Le Roi Albert Ier refuse cette politique pour ne pas se mettre dĂ©finitivement les Pays-Bas et le Luxembourg Ă  dos et pour ne pas crĂ©er l’irrĂ©parable avec l’Allemagne. Les annexionnistes du CPN se trouveront ainsi en porte-Ă -faux par rapport Ă  la personne royale, que leur option autoritariste cherchait Ă  valoriser.

Le ressourcement italien de Pierre Nothomb

nothom10.jpgLe passage du dĂ©mocratisme de la Jeune Droite au nationalisme du CPN s’accompagne d’un vĂ©ritable engouement pour l’Ɠuvre de Maurice BarrĂšs. Plus tard, quand l’Action française, et, partant, toutes les formes de nationalisme français hostiles aux anciens empires d’Europe centrale, se retrouvera dans le collimateur du Vatican, le nouveau nationalisme belge de Nothomb et la frange du parti socialiste regroupĂ©e autour de Jules DestrĂ©e va plaider pour un “ressourcement italien”, suite au succĂšs de la Marche sur Rome de Mussolini, que DestrĂ©e avait rencontrĂ© en Italie quand il allait, lĂ -bas, soutenir les efforts des interventionnistes italiens avant 1915. Nothomb   [ci-contre] traduira ce nouvel engouement italophile, post-barrĂšsien et post-maurrassien, en un roman, Le Lion ailĂ©, paru en 1926, la mĂȘme annĂ©e oĂč la condamnation de l’Action française est proclamĂ©e Ă  Rome. Le Lion ailĂ©, Ă©crit C. Vanderpelen-Diagre, est une ode Ă  la nouvelle Italie fasciste. Celle-ci est posĂ©e comme un modĂšle Ă  imiter : il faut, pense Nothomb, favoriser une “contagion romaine”, ce qui conduira inĂ©vitablement Ă  un “rajeunissement national”, par l’émergence d’un “ordre vivant”. Jules DestrĂ©e, le leader socialiste sĂ©duit par l’Italie, celle de l’interventionnisme et celle de Mussolini, salue la parution de ce roman et en encourage la lecture. La rĂ©ception d’élĂ©ments idĂ©ologiques fascistes n’est donc pas le propre d’une droite catholique et nationale : elle a animĂ© Ă©galement le pilier socialiste dans le chef d’un de ses animateurs les plus emblĂ©matiques.

Nothomb avait créé, comme pendant Ă  son CPN, les Jeunesses nationales en 1924. Ce mouvement appelle Ă  un renforcement de l’exĂ©cutif, Ă  une organisation corporative de l’État, Ă  l’émergence d’un racisme dĂ©fensif et d’un anti-maçonnisme, tout en prĂŽnant un catholicisme intransigeant (ce qui n’était pas du tout le cas dans l’Italie de l’époque, les Accords du Latran n’ayant pas encore Ă©tĂ© signĂ©s). Le CPN et les Jeunesses nationales entendant, de concert, poser un “compromis entre la raison et l’aventure”. Ce message apparaĂźt trop pauvre pour d’autres groupes en gestation, dont la Jeunesse nouvelle et le groupe royaliste Pour l’autoritĂ©. Ces 2 groupes, fidĂšles en ce sens Ă  la volontĂ© du Roi, refusent le programme de politique Ă©trangĂšre du CPN et des Jeunesses nationales : ils veulent maintenir des rapports normaux avec les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Allemagne. Ils insistent aussi sur la nĂ©cessitĂ© d’imposer une “direction de l’ñme et de l’esprit”. En rĂ©clamant une telle “direction”, ils enclenchent ce que l’on pourrait appeler, en un langage gramscien, une “bataille mĂ©tapolitique”, qu’ils qualifiaient, en reprenant certaines paroles du Cardinal Mercier, d’“apostolat par la plume”. Ils s’alignent ainsi sur la volontĂ© de Pie XI de promouvoir un “catholicisme plus intransigeant”, en dĂ©pit de l’hostilitĂ© du Pontife romain Ă  l’endroit de la francophilie maurrassienne du Primat de Belgique. Enfin, les 2 nouveaux groupes sur l’échiquier politico-mĂ©tapolitique belge entendent suivre les injonctions de l’encyclique Quas Primas de 1925, proclamant la « royautĂ© du Christ », du « Christus Rex », induisant ainsi le vocable “Rex” dans le vocabulaire politique du pilier catholique, ce qui conduira, aprĂšs de nombreux avatars, Ă  l’émergence du mouvement rexiste de LĂ©on Degrelle, quand celui-ci rompra les ponts avec ses anciens associĂ©s du parti catholique. Le « catholicisme plus intransigeant », rĂ©clamĂ© par Pie XI, doit s’imposer aux sociĂ©tĂ©s par des moyens modernes, par des technologies de communication comme la “TSF” et l’édition de masse (ce Ă  quoi s’emploiera Degrelle, sur ordre de la hiĂ©rarchie catholique la plus officielle, au dĂ©but des annĂ©es 30).

Beauté, intelligence, moralité

L’appareil de cette offensive mĂ©tapolitique s’est mis en place, par la volontĂ© du Cardinal Mercier, au moins dĂšs 1921. Celui-ci prĂ©side Ă  la fondation de La Revue catholique des idĂ©es et des faits (RCIF), revue plus philosophique que thĂ©ologique, Mercier n’étant pas thĂ©ologien mais philosophe. Le Cardinal confie la direction de cette publication Ă  l’AbbĂ© RenĂ©-Gabriel Van den Hout (1886-1969), professeur Ă  l’Institut Saint Louis de Bruxelles et animateur du futur quotidien La Libre Belgique dans la clandestinitĂ© pendant la PremiĂšre Guerre mondiale. L’AbbĂ© Van den Hout avait Ă©galement servi d’intermĂ©diaire entre Mercier et Maurras. Volontairement le Primat de Belgique et l’AbbĂ© Van den Hout vont user d’un ton et d’une verve polĂ©miques pour fustiger les adversaires de ce renouveau Ă  la fois catholique et national (ton que Degrelle et son caricaturiste Jam pousseront plus tard jusqu’au paroxysme). En 1924, avant la condamnation de Maurras et de l’Action française par le Vatican, les AbbĂ©s Van den Hout et Norbert Wallez, flanquĂ©s du franciscain Omer Englebert, envisagent de fonder une Action belge (AB), pendant de ses homologues française et espagnole (sur l’Accion Española, cf. RaĂčl Morodo, Los origenes ideologicos del franquismo : Accion Española, Alianza Editorial, Madrid, 1985). On a pu parler ainsi du “maurrassisme des trois abbĂ©s”. Le programme intellectuel de la RCIF et de l’AB (qui restera finalement en jachĂšre) est de lutter contre les formes de romantisme, mouvement littĂ©raire accusĂ© de vĂ©hiculer un “subjectivisme relativiste” (donc un individualisme), ou, comme le dĂ©crira Carl Schmitt en Allemagne, un “occasionalisme”. Les abbĂ©s et leurs journalistes plaideront pour le classicisme, reposant, lui, Ă  leurs yeux, sur 3 critĂšres : la beautĂ©, l’intelligence et la moralitĂ© (le livre de rĂ©fĂ©rence pour ce “classicisme” demeure celui d’Adrien de MeeĂŒs, Le coup de force de 1660, Nouvelle SociĂ©tĂ© d’Édition, Bruxelles, 1935 ; Ă  ce propos, voir plus bas notre article « AnnĂ©es 20 et 30 : la droite de l’établissement francophone en Belgique, la littĂ©rature flamande et le ‘nationalisme de complĂ©mentarité’ »).

Revenons maintenant Ă  l’ACJB. En 1921 Ă©galement, les abbĂ©s BrohĂ©e et Picard (celui-lĂ  mĂȘme qui mettra Degrelle en selle 10 ans plus tard) entament, eux aussi, un combat mĂ©tapolitique. Leur objectif ? “Guider les lectures” par le truchement d’un organe intitulĂ© Revue des auteurs et des livres. Au dĂ©part, cet organe se veut avant-gardiste mais proposera finalement des lectures figĂ©es, dĂ©duites d’une littĂ©rature bien-pensante. L’ACJB a donc des objectifs culturels et non pas politiques. C’est cette option mĂ©tapolitique qui provoque une rupture qui se concrĂ©tise par la fondation de la Jeunesse nouvelle, parallĂšle Ă  l’éparpillement de l’équipe de Durandal, dont les membres ont tous Ă©tĂ© appelĂ©s Ă  de hautes fonctions administratives ou politiques. La Jeunesse nouvelle se donne pour but de “rĂ©gĂ©nĂ©rer la CitĂ©â€, en y introduisant des ferments d’ordre et d’autoritĂ©. Elle vise l’instauration d’une monarchie antiparlementaire et nationaliste. Elle rĂ©agit Ă  l’instauration du “suffrage universel pur et simple”, imposĂ© par les socialistes, car celui-ci exprimerait la “dĂ©chĂ©ance morale et politique” d’une sociĂ©tĂ© (sa fragmentation et son Ă©miettement en autant de petites rĂ©publiques individuelles – la “verkaveling” dit-on en nĂ©erlandais ; cf. l’ouvrage humoristique mais intellectuellement fort bien charpentĂ© de Rik Vanwalleghem, BelgiĂ« Absurdistan – Op zoek naar de bizarre kant van BelgiĂ«, Lannoo, Tielt, 2006, livre qui met en exergue l’effet final et contemporain de l’individualisme et de la disparition de toute Ă©thique). La Jeunesse nouvelle s’oppose aussi au nouveau systĂšme belge nĂ© des “accords de Lophem” de 1919 oĂč les acteurs sociaux et les partis Ă©taient convenus d’un “deal”, que l’on entendait pĂ©renniser jusqu’à la fin des temps en excluant systĂ©matiquement tout challengeur survenu sur la piste par le biais d’élections. Ce “deal” repose sur un canevas politique donnĂ© une fois pour toutes, posĂ© comme dĂ©finitif et indĂ©passable, avec des forces seules autorisĂ©es Ă  agir sur l’échiquier politico-parlementaire.

L’organe de la Jeunesse nouvelle, soit La Revue de littĂ©rature et d’action devient La Revue d’action dĂšs que l’option purement mĂ©tapolitique cĂšde Ă  un dĂ©sir de s’immiscer dans le fonctionnement de la CitĂ©. La revue d’Action devient ainsi, de 1924 Ă  1934, la porte-paroles du mouvement Pour l’autoritĂ©, dont la cheville ouvriĂšre sera un jeune historien en vue de la matiĂšre de Bourgogne, Luc Hommel. Pour celui-ci, la revue est un “laboratoire d’idĂ©es” visant une rĂ©forme de l’État, qui reposera sur un renforcement de l’exĂ©cutif, sur le corporatisme et le nationalisme (Ă  rĂ©fĂ©rences “bourguignonnes”) et sur le suffrage familial, appelĂ© Ă  corriger les effets jugĂ©s pervers du “suffrage universel pur et simple”, imposĂ© par les socialistes dĂšs le lendemain de la PremiĂšre Guerre mondiale. Hommel et ses amis prĂ©conisent de rester au sein du Parti Catholique, d’y ĂȘtre un foyer jeune et rĂ©novateur. Les adeptes des thĂšses de la La Revue d’action ne rejoindront pas Rex. Parmi eux : Etienne de la VallĂ©e-Poussin (qui dirigera un moment Le VingtiĂšme siĂšcle fondĂ© par l’AbbĂ© Wallez), Daniel Ryelandt (qui tĂ©moignera contre LĂ©on Degrelle dans le fameux film que lui consacrera Charlier et qui Ă©tait destinĂ© Ă  l’ORTF mais qui ne passera pas sur antenne aprĂšs pression diplomatique belge sur les autoritĂ©s de tutelle françaises), GaĂ«tan Furquim d’Almeida, Charles d’Aspremont-Lynden, Paul Struye, Charles du Bus de Warnaffe. La revue et le groupe Pour l’autoritĂ© cesseront d’exister en 1935, quand Hommel deviendra chef de cabinet de Paul van Zeeland. Plusieurs protagonistes de Pour l’autoritĂ© Ɠuvreront ensuite au Centre d’Études pour la RĂ©forme de l’État (CERE), dont Hommel, de la VallĂ©e-Poussin et Ryelandt. Ils s’opposeront farouchement Rex en dĂ©pit d’une volontĂ© commune de renforcer l’exĂ©cutif autour de la personne du Roi. L’idĂ©al d’un renforcement de l’exĂ©cutif est donc partagĂ© entre adeptes et adversaires de Rex.

La “Troisiùme voie” de Raymond De Becker

raymon10.jpgLa pĂ©riode qui va de 1927 Ă  1939 est aussi celle d’une recherche fĂ©brile de la “troisiĂšme voie”. C’est dans ce contexte qu’émergera une figure que l’on commence seulement Ă  redĂ©couvrir en Belgique, en ce dĂ©but de deuxiĂšme dĂ©cennie du XXIe siĂšcle : Raymond De Becker. Contrairement Ă  tous les mouvements que nous venons de citer, qui veulent demeurer au sein du pilier catholique, les hommes partis en quĂȘte d’une “troisiĂšme voie” cherchent Ă  Ă©largir l’horizon de leur engagement Ă  toutes les forces sociales agissant dans la sociĂ©tĂ©. Ils ont pour point commun de rejeter le libĂ©ralisme (assimilĂ© au “vieux monde”) et entendent valoriser toutes les doctrines exigeant une adhĂ©sion qu’ils apparentent Ă  la foi : le catholicisme, le communisme, le fascisme, considĂ©rĂ©s comme seules forces d’avenir. C’est la dĂ©marche de ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle nommera, dans son ouvrage de rĂ©fĂ©rence, les “non-conformistes des annĂ©es 30”. Loubet del Bayle n’aborde que le paysage intellectuel français de l’époque. Qu’en est-il en Belgique ? Le cocktail que constituera la “troisiĂšme voie” ardemment espĂ©rĂ©e contiendra, francophonie oblige, bon nombre d’ingrĂ©dients français : Blondel (vu ses relations et son influence sur le Cardinal Mercier, sans oublier sa “doctrine de l’action”), Archambault, Mounier (le personnalisme), Gabriel Marcel (la distinction entre l’Être et l’Avoir), Maritain et Daniel-Rops. AprĂšs la condamnation de Maurras et de l’Action française par le Vatican, Jacques Maritain, que Paul SĂ©rant classe comme un “dissident de l’Action française”, remplace, dĂšs 1926, Maurras comme gourou de la jeunesse catholique et autoritaire en Belgique. R. de Becker et Henry Bauchau (toujours actif aujourd’hui, et qui nous livre un regard sur cette Ă©poque dans son tout rĂ©cent rĂ©cit autobiographique, L’enfant rieur, Actes Sud, 2011 ; R. De Becker y apparaĂźt sous le prĂ©nom de “Raymond” ; voir surtout les pp. 157 Ă  166) sont les 2 hommes qui entretiendront une correspondance avec Maritain et participeront aux rencontres de Meudon. Du “nationalisme intĂ©gral de Maurras”, que voulait importer Nothomb, on passe Ă  l’“humanisme intĂ©gral” de Maritain.

Le passage du maurrassisme au maritainisme implique une acceptation de la dĂ©mocratie et de ses modes de fonctionnement, ainsi que du pluralisme qui en dĂ©coule, et constate l’impossibilitĂ© de retrouver le pouvoir supratemporel du Saint Empire (vu de France, on peut effectivement affirmer que le Saint Empire, assassinĂ© par NapolĂ©on, ou l’Empire austro-hongrois, assassinĂ© par PoincarĂ© et Clemenceau, est une “forme morte” ; ailleurs, notamment en Autriche et en Hongrie, c’est moins Ă©vident... Il suffit d’évoquer les propositions trĂšs rĂ©centes du ministre hongrois Orban pour “resacraliser” l’État, notamment en le dĂ©pouillant du label de “rĂ©publique”). Par voie de consĂ©quence, les maritainistes ne rĂ©clameront pas l’avĂšnement d’une “CitĂ© chrĂ©tienne”. En ce sens, ils vont plus loin que le Chanoine Jacques Leclercq (cf. infra) en Belgique, dont le souci, tout au long de son itinĂ©raire, sera de maintenir une dose de divin et, subrepticement, un certain contrĂŽle clĂ©rical sur la CitĂ©, mĂȘme aux temps d’aprĂšs-guerre oĂč le maritainisme dĂ©bouchera partiellement sur la crĂ©ation et l’animation d’un parti politique “catho-communisant”, l’UDB (auquel adhĂšrera un William Ugeux, ancien journaliste au VingtiĂšme SiĂšcle et responsable de la “SĂ»retĂ© de l’État” pour le compte du gouvernement Pierlot revenu de son exil londonien).

La CitĂ©, rĂȘvĂ©e par les adeptes d’une “troisiĂšme voie” d’inspiration maritainiste, est un “contrat entre fidĂšles et infidĂšles”, visant l’unitĂ© de la CitĂ©, une unitĂ© minimale, certes, mais animĂ©e par l’amitiĂ© et la fraternitĂ© entre les hommes. Cette vision repose Ă©videmment sur la dĂ©finition “ouverte” que Maritain donne de l’humanisme. D’oĂč la question que lui poseront finalement R. de Becker et LĂ©on Degrelle : “OĂč sont les points d’appui ?”. En effet, l’idĂ©e d’une “humanitĂ© ouverte” ne permet pas de construire une CitĂ©, qui, toujours, par la force des choses, aura des limites et/ou des frontiĂšres. Le maritainisme ne fera pas l’unitĂ© des anciens maurrassiens, des chercheurs de “troisiĂšmes voies” voire des thomistes recyclĂ©s, modernisant leur discours, ou des “demanistes” socialistes non hostiles Ă  la religion : le monde catholique se divisera en chapelles antagonistes qui le conduiront Ă  l’implosion, Ă  une sorte de guerre civile entre catholiques (surtout Ă  partir de l’émergence de Rex) et Ă  une sorte d’aggiornamento technocratique (qui, parti du technocratisme Ă  l’amĂ©ricaine de Van Zeeland, donnera Ă  terme la “plomberie” de Dehaene et son basculement dans les fiascos financiers postĂ©rieurs Ă  l’automne 2008) ou Ă  un discours assez hystĂ©rique et filandreux, Ă©voquant justement le thĂšme de l’humanisme maritainien, avec JoĂ«lle Milquet qui abandonne l’appelation de Parti Social-ChrĂ©tien pour prendre celle de CdH (Centre DĂ©mocrate et Humaniste).

Marcel De Corte

mdecor10.jpg[En septembre 1975, Marcel De Corte accorde une entretien au Front de la jeunesse publié dans la rubrique "Europe-Jeunesse" du Nouvel Europe magazine (NEM)]

Quelles seront les expressions de l’humanisme intĂ©gral de Maritain en Belgique ? Il y aura notamment la Nouvelle Ă©quipe d’Yvan Lenain (1907-1965). Lenain est un philosophe thomiste de formation, qui veut “une CitĂ© rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e par la spiritualitĂ©â€. Si, au dĂ©part, Lenain s’inscrit dans le sillage de Maritain, les Ă©volutions et les aggiornamenti de ce dernier le contraindront Ă  adopter une position thomiste plus traditionnelle. Par ailleurs, l’ouverture aux gens de gauche, les “infidĂšles” avec lesquels on aurait pu, le cas Ă©chĂ©ant, conclure un contrat, s’est avĂ©rĂ©e un Ă©chec. Le repli sur un thomisme plus classique est sans doute dĂ» Ă  l’influence d’une figure aujourd’hui oubliĂ©e, Marcel De Corte (1905-1994), professeur de philosophie Ă  l’UniversitĂ© de LiĂšge. De Corte, actif partout, notamment dans une revue peu suspecte de “catholicisme”, comme HermĂšs de Marc. Eemans et RenĂ© Baert, est beaucoup plus ancrĂ© dans le catholicisme traditionnel (et aristotĂ©lo-thomiste) que ne l’était Lenain au dĂ©part : il rompra d’ailleurs avec Maritain en 1937, comme beaucoup d’autres auteurs belges, qui ne supportaient pas le soutien que l’humaniste intĂ©gral français apportait aux rĂ©publicains espagnols (en Belgique, l’hostilitĂ©, y compris Ă  gauche, Ă  la RĂ©publique espagnole vient du fait que l’ambassadeur de Belgique, qui avait fait des locaux de l’ambassade du royaume un centre de la Croix Rouge, fut abattu par la police madrilĂšne en 1936, laquelle vida ensuite le bĂątiment de la lĂ©gation de tous les rĂ©fugiĂ©s et Ă©clopĂ©s qui s’y trouvaient et massacra les blessĂ©s dans la foulĂ©e). La pensĂ©e de De Corte, consignĂ©e dans 2 gros volumes parus dans les annĂ©es 50, reste d’actualitĂ© : la notion de “dissociĂ©tĂ©â€, qu’il a contribuĂ© Ă  forger, est reprise aujourd’hui, mĂȘme Ă  gauche de l’échiquier politique français, notamment par le biais de l’ouvrage de Jacques GĂ©nĂ©reux, intitulĂ© La dissociĂ©tĂ© (Seuil, 2006 ; pour se rĂ©fĂ©rer Ă  De Corte directement, lire : Marcel De Corte, De la dissociĂ©tĂ©, Ă©d. Remi Perrin, 2002).

Raymond De Becker : électron libre

Entre toutes les chapelles politico-littĂ©raires de la Belgique francophone des annĂ©es 30, R. De Becker va jouer le rĂŽle d’intermĂ©diaire, tout en demeurant un â€œĂ©lectron libre”, comme le qualifie C. Vanderpelen-Diagre. De Becker, bien que catholique Ă  l’époque (aprĂšs la guerre, il ne le sera plus, lorsqu’il Ɠuvrera, avec Louis Pauwels, dans le rĂ©seau PlanĂšte), ne plaide jamais pour une orthodoxie catholique : il incarne en effet un mysticisme trĂšs personnel, rĂ©tif Ă  tout encadrement clĂ©rical. Dans ses efforts, il aura toujours l’appui de Maritain (avant la rupture suite aux Ă©vĂ©nements d’Espagne) et du Chanoine Jacques Leclercq, qui fut d’abord un maritainiste plus ou mois conservateur avant de devenir, via les revues et associations qu’il animait, le fondateur du nouveau dĂ©mocratisme chrĂ©tien, Ă  tentations marxistes, de l’aprĂšs-1945. De Becker va jouer aussi le rĂŽle du relais entre les “non-conformistes” français et leurs homologues belges. En 1935, il se rend ainsi Ă  la fameuse abbaye de Pontigny en Bourgogne, vĂ©ritable laboratoire d’idĂ©es nouvelles oĂč se rencontraient des hommes d’horizons diffĂ©rents soucieux de dĂ©passer les clivages politiques en place. C’est Ă  l’invitation de Paul Desjardins (2), qui organise en 1935 une rencontre sur le thĂšme de l’ascĂ©tisme, que De Becker rencontre Ă  Pontigny Nicolas Berdiaev, AndrĂ© Gide et Martin Buber.

Le reproche d’antisĂ©mitisme qu’on lui lancera Ă  la tĂȘte, surtout dans le milieu assez abject des “tintinophobes” parisiens, ne tient pas, ne fĂ»t-ce qu’au regard de cette rencontre ; par ailleurs, les sĂ©minaires de Pontigny doivent ĂȘtre mis en parallĂšle avec leurs Ă©quivalents allemands organisĂ©s par le groupe de jeunesse Köngener Bund, auxquelles Buber participait Ă©galement, aux cĂŽtĂ©s d’exposants communistes et nationaux-socialistes. En Ă©tudiant parallĂšlement de telles initiatives, on apprendra vĂ©ritablement ce que fut le “non-conformisme” des annĂ©es 30, dans le sillage de l’esprit de Locarno (sur l’impact intellectuel de Locarno : lire les 2 volumes publiĂ©s par le CNRS sous la direction de Hans Manfred Bock, Reinhart Meyer-Kalkus et Michel Trebitsch, Entre Locarno et Vichy – les relations culturelles franco-allemandes dans les annĂ©es 30, CNRS Ă©ditions, 1993 ; cet ouvrage explore dans le dĂ©tail les idĂ©aux pacifistes, liĂ©s Ă  l’idĂ©e europĂ©enne et au dĂ©sir de sauvegarder le patrimoine de la civilisation europĂ©enne, dans le sillage d’Aristide Briand, du paneuropĂ©isme Ă  connnotations catholiques, de Friedrich Sieburg, des personnalistes de la revue L’Ordre nouveau, de Jean de Pange, des germanistes allemands Ernst Robert Curtius et Leo Spitzer, de la revue Europe, oĂč officiera un Paul Colin, etc.).

De Becker, toujours soucieux de traduire dans les rĂ©alitĂ©s politiques et culturelles belges les idĂ©es d’humanisme intĂ©gral de Maritain, accepte le constat de son maĂźtre-Ă -penser français : il n’est plus possible de rĂ©tablir l’harmonie du corporatisme mĂ©diĂ©val dans les sociĂ©tĂ©s modernes ; il faut donc de nouvelles solutions et pour les promouvoir dans la sociĂ©tĂ©, il faut crĂ©er des organes : ce sera , d’une part, la Centrale politique de la jeunesse, prĂ©sidĂ©e par AndrĂ© Mussche, dont le secrĂ©taire sera De Becker, et, d’autre part, la revue L’esprit nouveau, oĂč l’on retrouve l’ami de toujours, celui qui ne trahira jamais De Becker et refusera de le vouer aux gĂ©monies, Henry Bauchau. Les objectifs que se fixent Mussche, De Becker et Bauchau sont simples : il faut traduire dans les faits la teneur des encycliques pontificales, en instaurant dans le pays une Ă©conomie dirigĂ©e, anti-capitaliste, ou plus exactement anti-trust, qui garantira la justice sociale. Toujours dans l’esprit de Maritain, De Becker se fait le chantre d’une “nouvelle culture”, personnaliste, populaire et attrayante pour les non-croyants (comme on disait Ă  l’époque). Il appellera cette culture nouvelle, la “culture communautaire”. Lors du CongrĂšs de Malines de 1936, Bauchau se profile comme le thĂ©oricien et la cheville ouvriĂšre de ce mouvement “communautaire” ; il est rĂ©dacteur depuis 1934 Ă  La CitĂ© chrĂ©tienne du Chanoine Leclercq, qui essaie de rĂ©imbriquer le christianisme (et, partant, le catholicisme) dans les soubresauts de la vie politique, animĂ©e par les totalitarismes souvent victorieux Ă  l’époque, toujours challengeurs. Cette volontĂ© de “rĂ©-imbriquer” passe par des compromissions (qu’on espĂšre passagĂšres) avec l’esprit du temps (ouverture au socialisme voire au communisme).

“CommunautĂ©â€ et “Capelle-aux-Champs”

evany_pv182030.jpgEn 1937, les “communautaires” maritainiens crĂ©ent l’École supĂ©rieure d’humanisme, Ă©tablie au n°21 de la Rue des Deux Églises Ă  Bruxelles. Cette Ă©cole prodigue des cours de “formation de la personnalitĂ©â€, comprenant des leçons de philosophie, d’esthĂ©tique et d’histoire de l’art et de la culture. Le corps acadĂ©mique de cette Ă©cole est prestigieux : on y retrouve notamment le Professeur De Corte. Cette Ă©cole dispose Ă©galement de relais, dont l’auberge “Au Bon Larron” de Pepinghem, oĂč l’AbbĂ© Leclercq reçoit ses Ă©tudiants et disciples, le cercle “CommunautĂ©â€ Ă  Louvain chez la mĂšre de De Becker, oĂč se rend rĂ©guliĂšrement Louis Carette, le futur FĂ©licien Marceau. Enfin, dernier relais Ă  signaler : le groupe de la “Capelle-aux-Champs”, sous la houlette bienveillante du PĂšre Bonaventure Feuillien et du peintre Evany [EugĂšne van Nijverseel] (ami d’HergĂ©). Le crĂ©ateur de Tintin frĂ©quentera ce groupe, qui est nettement moins politisĂ© que les autres et oĂč l’on ne pratique pas la haute voltige philosophique. Quelles autres figures ont-elles frĂ©quentĂ© le groupe de la “Capelle-aux-Champs” ? La “Capelle-aux-Champs” ou Kapelleveld se situe exactement Ă  l’endroit du campus de Louvain-en-WoluwĂ© et de l’hĂŽpital universitaire Saint Luc. C’était avant guerre un lieu idyllique, comme en tĂ©moigne la fresque ornant la station de mĂ©tro “Vandervelde” qui y donne accĂšs aujourd’hui.

C’est donc lĂ , au beau milieu de ce sable et de ces bouleaux, que se retrouvaient Marcel Dehaye (qui Ă©crira dans la presse collaborationniste sous le pseudonyme plaisant de “Jean de la Lune”), Jean Libert (qui sera Ă©purĂ©), Franz Weyergans (le pĂšre de François Weyergans) et Jacques Biebuyck. L’idĂ©al qui y rĂšgne est l’idĂ©al scout (ce qui attire justement HergĂ©) ; on n’y cause pas politique, on vise simplement Ă  donner Ă  ses contemporains “un cƓur simple et bon”. L’initiative a l’appui de Jacques Leclercq. En dĂ©pit de ses connotations catholiques, le groupe se reconnaĂźt dans un refus gĂ©nĂ©ral de l’esprit clĂ©rical et bondieusard (voilĂ  sans doute pourquoi Tintin, hĂ©ros créé par la presse catholique, n’exprime aucune religion dans ses aventures. Comme bon nombre d’avatars du maritainisme, les amis de la “Capelle-aux-Champs” manifestent une volontĂ© d’ouverture sur l’“ailleurs”. Mais leurs recherches implicites ne sont pas tournĂ©es vers une rĂ©forme en profondeur de la CitĂ©. Les thĂšmes sont plutĂŽt moraux, au sens de la biensĂ©ance de l’époque : on y rĂ©flĂ©chit sur le pĂ©chĂ©, l’adultĂšre, un peu comme dans l’Ɠuvre de François Mauriac, qui avait appelĂ© Ă  jeter « un regard franc sur un monde dĂ©naturĂ© ».

L’esprit de “Capelle-aux-Champs” est Ă©galement, dans une certaine mesure, un avatar lointain et original de l’impact de Bourget sur la littĂ©rature catholique du dĂ©but du siĂšcle (pour saisir l’esprit de ce groupe, lire entre autres ouvrages : J. Libert, Capelle aux Champs, Les Ă©crits, Bruxelles, 1941 [5°éd.] et PlĂ©nitude, Les Ă©crits, 1941 ; J. Biebuyck, Le rire du cƓur, Durandal, Bruxelles, [s. d., probablement aprĂšs guerre] et Le serpent innocent, Casterman, Tournai, 1971 [prĂ©f. de F. Weyergans] ; Franz Weyergans, Enfants de ma patience, Ă©d. Universitaires, Paris, 1964 et Raisons de vivre, Les Ă©crits, 1944 ; cet ouvrage est un hommage de F. Weyergans Ă  son propre pĂšre, exactement comme son fils François lui dĂ©diera Franz et François en 1997).

Notons enfin que les Ă©ditions “Les Écrits” ont Ă©galement publiĂ© de nombreuses traductions de romans scandinaves, finnois et allemands, comme le firent par ailleurs les fameuses Ă©ditions de “La Toison d’Or”, elles carrĂ©ment collaborationnistes pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le but de dĂ©gager l’opinion publique belge de toutes les formes de parisianismes et de l’ouvrir Ă  d’autres mondes. Le traducteur des Ă©ditions “Les Écrits” fut-il le mĂȘme que celui des Ă©ditions “La Toison d’Or”, soit l’IsraĂ©lite estonien Sulev J. Kaja (alias Jacques Baruch, 1919-2002), condamnĂ© sĂ©vĂšrement par les tribunaux incultes de l’épuration et sauvĂ© de la misĂšre et de l’oubli par HergĂ© lors du lancement de l’hebdomadaire Tintin dĂšs 1946 ? Le pays aurait bien besoin de quelques modestes traducteurs performants de la trempe d’un Sulev J. Kaja...) (2).

Revenons aux animateurs du groupe de la Capelle-aux-Champs. Il y a d’abord Marcel Dehaye (1907-1990) qui explore le monde de l’enfance, exalte la puretĂ© et l’innocence et, avec son personnage Bob ou l’enfant nouveau campe un garçonnet « qui ne sera ni banquier ni docteur ni soldat ni dĂ©putĂ© ». Pendant la DeuxiĂšme Guerre mondiale, Dehaye collabora au Soir et au Nouveau Journal sous le pseudonyme de “Jean de la Lune”, ce qui le sauvera sans nul doute des griffes de l’épuration : il aurait Ă©tĂ© en effet du plus haut grotesque de lire une manchette dans la presse signalant que « l’auditorat militaire a condamnĂ© Jean de la Lune Ă  X annĂ©es de prison et Ă  l’indignitĂ© nationale ».

Jacques Biebuyck (1909-1993) est issu, lui, d’une famille riche, ruinĂ©e en 1929. Il a fait un sĂ©jour de 3 mois Ă  la Trappe. Il a d’abord Ă©tĂ© fonctionnaire au ministĂšre de l’intĂ©rieur puis journaliste. C’est un ami de Raymond De Becker. Il professe un anti-intellectualisme et prĂŽne de se fier Ă  l’instinct. Pour lui, la jeunesse doit demeurer “vierge de toute corruption politique”. Biebuyck rejette la politique, qui se dĂ©ploie dans un “monde de malhonnĂȘtes”. Il renoue lĂ  avec un certain esprit de l’ACJB Ă  ses dĂ©buts, oĂč le souci culturel primait l’engagement proprement politique. L’illustrateur des Ɠuvres de Biebuyck, et d’autres protagonistes de la Capelle-aux-Champs fut Pierre Ickx, ami d’HergĂ© et spĂ©cialisĂ© dans les dessins de scouts idĂ©alisĂ©s.

Jean Libert (1913-1981), lui, provient d’une famille qui s’était Ă©loignĂ©e de la religion, parce qu’elle estimait que celle-ci avait basculĂ© dans le “mercantilisme”. À 16 ans, Libert dĂ©couvre le mouvement scout (comme HergĂ© auparavant). Ses options spirituelles partent d’une volontĂ© de suivre les enseignements de Saint François d’Assise, comme le prĂ©conisait aussi le PĂšre Bonaventure Feuillien. “Nono”, le hĂ©ros de J. Libert dans son livre justement intitulĂ© Capelle-aux-Champs (cf. supra), va incarner cette volontĂ©. Il s’agit, pour l’auteur et son hĂ©ros, de conduire l’homme vers une vie joyeuse et digne, hĂ©roĂŻque et fĂ©conde. Libert se fait le chantre de l’innocence, de la spontanĂ©itĂ©, de la puretĂ© (des sentiments) et de l’instinct.

Jean Libert et la “mystique belge”

En 1938, avec Antoine Allard, Jean Libert opte pour l’attitude pacifiste et neutraliste, induite par le rejet des accords militaires franco-belges et la dĂ©claration subsĂ©quente de neutralitĂ© qu’avait proclamĂ©e le Roi LĂ©opold III en octobre 1936, tout en arguant qu’une conflagration qui embraserait toute l’Europe entraĂźnerait le dĂ©clin irrĂ©mĂ©diable du Vieux Continent (cf. les idĂ©es pacifistes de Maurice Blondel, Ă  la fin de sa vie, consignĂ©e dans son ouvrage, Lutte pour la civilisation et philosopohie de la paix, Flammarion, 1939 ; cet ouvrage est rĂ©digĂ© dans le mĂȘme esprit que le “manifeste neutraliste” et inspire, fort probablement, le discours royal aux belligĂ©rants dĂšs septembre 1939). J. Libert signe donc ce fameux manifeste neutraliste des intellectuels, notamment patronnĂ© par Robert Poulet.

ParallĂšlement Ă  cet engagement neutraliste, dĂ©pourvu de toute ambigĂŒitĂ©, Libert plaide pour l’éclosion d’une “mystique belge” que d’autres, Ă  la suite de l’engouement de Maeterlinck pour Ruusbroec l’Admirable au dĂ©but du siĂšcle, voudront Ă  leur tour raviver. On pense ici Ă  Marc. Eemans et RenĂ© Baert, qui, outre Ruusbroec (non considĂ©rĂ© comme hĂ©rĂ©tique par les catholiques sourcilleux car il refusera toujours de dĂ©daigner les “Ɠuvres”), rĂ©habiliteront SƓur Hadewijch, Harphius, Denys le Chartreux et bien d’autres figures mĂ©diĂ©vales (cf. Marc. Eemans, Anthologie de la Mystique des Pays-Bas, Ă©d. de la Phalange / J. Beernaerts, Bruxelles, s. d. ; il s’agit des textes sur les mystiques des Pays-Bas publiĂ©s dans les annĂ©es 30 dans la revue HermĂšs). R. De Becker se penchera Ă©galement sur la figure de Ruusbroec, notamment dans un article du Soir, le 11 mars 1943 (« Quand Ruysbroeck l’Admirable devenait prieur Ă  Groenendael »). Comme dans le cas du mythe bourguignon, inaugurĂ© par Luc Hommel (cf. supra) et Paul Colin, le recours Ă  la veine mystique mĂ©diĂ©vale participe d’une volontĂ© de revenir Ă  des valeurs nĂ©es du sol entre Somme et Rhin, pour Ă©chapper Ă  toutes les folies idĂ©ologiques qui secouaient l’Europe, Ă  commencer par le laĂŻcisme rĂ©publicain français, dont la nuisance n’a pas encore cessĂ© d’ĂȘtre virulente, notamment par le filtre de la “nouvelle philosophie” d’un marchand de “prĂȘt-Ă -penser” brutal et sans nuances comme Bernard-Henri LĂ©vy (classĂ© rĂ©cemment par Pascal Boniface comme « l’intellectuel faussaire », le plus emblĂ©matique).

FidĂšle Ă  son double engagement neutraliste et mystique, Jean Libert voudra Ɠuvrer au relĂšvement moral et physique de la jeunesse, en prolongeant l’effet bienfaisant qu’avait le scoutisme sur les adolescents. Au lendemain de la dĂ©faite de mai 1940, J. Libert rejoint les Volontaires du Travail, regroupĂ©s autour de Henry Bauchau, ThĂ©odore d’Oultremont et Conrad van der Bruggen. Ces Volontaires du travail devaient prester des travaux d’utilitĂ© publique, de terrassement et de dĂ©blaiement, dans tout le pays pour effacer les destructions dues Ă  la campagne des 18 jours de mai 1940. C’était Ă©galement une maniĂšre de soustraire des jeunes aux rĂ©quisitions de l’occupant allemand et de maintenir sous bonne influence “nationale” des Ă©quipes de jeunes appelĂ©s Ă  redresser le pays, une fois la paix revenue. Pendant la guerre, J. Libert collaborera au Nouveau Journal de Robert Poulet, ce qui lui vaudra d’ĂȘtre Ă©purĂ©, au grand scandale d’HergĂ© qui estimait, Ă  juste titre, que la rĂ©pression tuait dans l’Ɠuf les idĂ©aux positifs d’innocence, de spontanĂ©itĂ© et de puretĂ© (le “cƓur pur” de Tintin au Tibet). Jamais le pays n’a pu se redresser moralement, Ă  cause de cette violence “officielle” qui effaçait les ressorts de tout sursaut Ă©thique, Ă  coup de dĂ©cisions fĂ©roces prises par des juristes dĂ©pourvus de “Sittlichkeit” et de culture. On voit les rĂ©sultats aprĂšs plus de 6 dĂ©cennies...

Franz Weyergans

Parmi les adeptes du groupe de la “Capelle-aux-Champs”, signalons encore Franz Weyergans (1912-1974), pĂšre de François Weyergans. Lui aussi s’inspire de Saint François d’Assise. Il sera d’abord journaliste radiophonique comme Biebuyck. La littĂ©rature, pour autant qu’elle ait retenu son nom, se rappellera de lui comme d’un dĂ©fenseur doux mais intransigeant de la famille nombreuse et du mariage. Weyergans plaide pour une sexualitĂ© pure, en des termes qui apparaissent bien dĂ©suets aujourd’hui. Il fustige notamment, sans doute dans le cadre d’une campagne de l’Église, l’onanisme.

Franz Weyergans est revenu sous les feux de la rampe lorsque son fils François, publie chez Grasset Franz et François une sorte de dialogue post mortem avec son pĂšre. Le livre recevra un prix littĂ©raire, le Grand Prix de la Langue Française (1997). Il constitue un trĂšs beau dialogue entre un pĂšre vertueux, au sens oĂč l’entendait l’Église avant-guerre dans ses recommandations les plus cagotes Ă  l’usage des tartufes les plus assomants, et un fils qui s’était joyeusement vautrĂ© dans une sexualitĂ© picaresque et truculente dĂšs les annĂ©es 50 qui annonçaient dĂ©jĂ  la libĂ©ration sexuelle de la dĂ©cennie suivante (avec Françoise Sagan not.). Deux Ă©poques, deux rapports Ă  la sexualitĂ© se tĂ©lescopent dans Franz et François mais si François rĂšgle bien ses comptes avec Franz — et on imagine bien que l’affrontement entre le paternel et le fiston a dĂ» ĂȘtre haut en couleurs dans les dĂ©cennies passĂ©es — le livre est finalement un immense tĂ©moignage de tendresse du fils Ă  l’égard de son pĂšre dĂ©funt.

L’angoisse profonde et terrible qui se saisit d’HergĂ© dĂšs le moment oĂč il rencontre celle qui deviendra sa seconde Ă©pouse, Fanny Vleminck, et lĂąche progressivement sa premiĂšre femme Germain Kieckens, l’ancienne secrĂ©taire de l’AbbĂ© Wallez au journal Le VingtiĂšme siĂšcle, ne s’explique que si l’on se souvient du contexte trĂšs prude de la “Capelle-aux-Champs” ; de mĂȘme, son recours Ă  un psychanalyste disciple de Carl Gustav Jung Ă  ZĂŒrich ne s’explique que par le tournant jungien qu’opĂšreront R. De Becker, futur collaborateur de la revue PlanĂšte de Louis Pauwels, et Henry Bauchau dĂšs les annĂ©es 50.

Biebuyck et Weyergans, mĂȘme si nos contemporains trouveront leurs Ɠuvres surannĂ©es, demeurent des Ă©crivains, peut-ĂȘtre mineurs au regard des critĂšres actuels, qui auront voulu, et parfois su, confĂ©rer une “dignitĂ© Ă  l’ordinaire”, comme le rappelle C. Vanderpelen-Diagre. Jacques Biebuyck et Franz Weyergans, sans doute contrairement Ă  Tintin (du moins dans une certaine mesure), ne visent ni le sublime ni l’épique : ils estiment que “la vie quotidienne est un pĂšlĂ©rinage ascĂ©tique”.

De l’ACJB à Rex

Mais dans toute cette effervescence, inĂ©galĂ©e depuis lors, quelle a Ă©tĂ© la genĂšse de Rex, du mouvement rexiste de LĂ©on Degrelle ? Les 29, 30 et 31 aoĂ»t 1931 se tient le congrĂšs de l’ACJB, prĂ©sidĂ© par LĂ©opold Levaux, auteur d’un ouvrage apologĂ©tique sur LĂ©on Bloy (LĂ©on Bloy, Ă©d. Rex, Louvain, 1931). À la tribune : Monseigneur Ladeuze, Recteur magnifique de l’UniversitĂ© Catholique de Louvain, l’AbbĂ© Jacques Leclercq et LĂ©on Degrelle, alors directeur des Éditions Rex, fondĂ©es le 15 janvier 1931. Le futur fondateur du parti rexiste se trouvait donc Ă  la fin de l’étĂ© 1931 aux cĂŽtĂ©s des plus hautes autoritĂ©s ecclĂ©siastiques du pays et du futur mentor de la dĂ©mocratie chrĂ©tienne, qui finira par se situer trĂšs Ă  gauche, trĂšs proche des communistes et du rĂ©sistancialisme qu’ils promouvaient Ă  la fin des annĂ©es 40. L’organisation de ce congrĂšs visait le couronnement d’une sĂ©rie d’activitĂ©s apostoliques dans les milieux catholiques et, plus prĂ©cisĂ©ment, dans le monde de la presse et de l’édition, ordonnĂ©es trĂšs tĂŽt, sans doute dĂšs le lendemain de la PremiĂšre Guerre mondiale, par le cardinal Mercier lui-mĂȘme. L’annĂ©e de sa mort, qui est aussi celle de la condamnation de l’Action française par le Vatican (1926), est suivie rapidement par la fameuse “substitution de gourou” dans les milieux catholiques belges : on passe de Maurras Ă  Maritain, du nationalisme intĂ©gral Ă  l’humanisme intĂ©gral. En cette fin des annĂ©es 20 et ce dĂ©but des annĂ©es 30, Maritain n’a pas encore une connotation de gauche : il ne l’acquiert qu’aprĂšs son option en faveur de la RĂ©publique espagnole.

C’est une Ă©poque oĂč le futur Monseigneur Picard s’active, notamment dans le groupe La nouvelle Ă©quipe et dans les Cahiers de la jeunesse catholique. En aoĂ»t 1931, Ă  la veille de la rentrĂ©e acadĂ©mique de Louvain, il s’agit de promouvoir les Ă©ditions Rex, sous la houlette de Degrelle (c’est pour cela qu’il est hissĂ© sur le podium Ă  cĂŽtĂ© du Recteur), de Robert du Bois de Vroylande (1907-1944) et de Pierre Nothomb. En 1932, l’équipe, dynamisĂ©e par Degrelle, lance l’hebdomadaire SoirĂ©es qui parle de littĂ©rature, de théùtre, de radio et de cinĂ©ma. Les catholiques, auparavant rĂ©tifs Ă  toutes les formes de modernitĂ© mĂȘme pratiques, arraisonnent pour la premiĂšre fois, avec Degrelle, le secteur des loisirs. La forme, elle aussi, est moderne : elle fait usage des procĂ©dĂ©s typographiques amĂ©ricains, utilise en abondance la photographie, etc. La parution de SoirĂ©es, hebdomadaire en apparence profane, apporte une vĂ©ritable innovation graphique dans le monde de la presse belge. Les Ă©ditions Rex ont Ă©tĂ© fondĂ©es “pour que les catholiques lisent”. L’objectif avait donc clairement pour but de lancer une offensive “mĂ©tapolitique”.

L’équipe s’étoffe : autour de LĂ©on Degrelle et de Robert du Bois de Vroylande, de nouvelles plumes s’ajoutent, dont celle d’Aman GĂ©radin (1910-2000) et de JosĂ© Streel (1911-1946), auteur de 2 thĂšses, l’une sur PĂ©guy, l’autre sur Bergson. Plus tard, Pierre Daye, Joseph Mignolet et Henri-Pierre Faffin rejoignent les Ă©quipes des Ă©ditions Rex. Celles-ci doivent offrir aux masses catholiques des livres Ă  prix rĂ©duit, par le truchement d’un systĂšme d’abonnement. C’est le pendant francophone du Davidsfonds catholique flamand (qui existe toujours et est devenu une maison d’édition prestigieuse). Cependant, l’épiscopat, autour des ecclĂ©siastiques Picard et Ladeuze, n’a pas mis tous ses Ɠufs dans le mĂȘme panier. À cĂŽtĂ© de Rex, il patronne Ă©galement les Éditions Durandal, sous la direction d’Edouard Ned (1873-1949). Celui-ci bĂ©nĂ©ficie de la collaboration du Chanoine Halflants, de Firmin Van den Bosch, de Georges Vaxelaire, de Thomas Braun, de LĂ©opold Levaux et de Camille Melloy. L’épiscopat a donc créé une concurrence entre Rex et Durandal, entre Degrelle et Ned. C’était sans doute, de son point de vue, de bonne guerre. Les Ă©ditions Durandal, offrant des ouvrages pour la jeunesse, dont nous disposions Ă  la bibliothĂšque de notre Ă©cole primaire (vers 1964-67), continueront Ă  publier, aprĂšs la mort de Ned, jusqu’au dĂ©but des annĂ©es 60.

Degrelle rompt l’unitĂ© du parti catholique

rex-0410.jpgLĂ©on Degrelle veut faire triompher son Ă©quipe jeune (celle de Ned est plus ĂągĂ©e et a fait ses premiĂšres armes du temps de la Jeune Droite de Carton de Wiart). Il multiplie les initiatives, ce qui donne une gestion hasardeuse. Les stocks d’invendus sont faramineux et les productions de Rex contiennent dĂ©jĂ , avant mĂȘme la formation du parti du mĂȘme nom, des polĂ©miques trop politiques, ce qui, ne l’oublions pas, n’est pas l’objectif de l’ACJB, organisation plus culturelle et mĂ©tapolitique que proprement politique et Ă  laquelle les Ă©ditions Rex sont thĂ©oriquement infĂ©odĂ©es. Degrelle est dĂ©savouĂ© et Robert du Bois de Vroylande quitte le navire, en dĂ©nonçant vertement son ancien associĂ©. Meurtri, accusĂ© de malversations, Degrelle se venge par le fameux coup de Courtrai, oĂč, en plein milieu d’un congrĂšs du parti catholique, il fustige les “banksters”, c’est-Ă -dire les hommes politiques qui ont créé des caisses d’épargne et ont jouĂ© avec l’argent que leur avaient confiĂ© des petits Ă©pargnants pieux qui avaient cru en leurs promesses (comme aujourd’hui pour la BNP et Dexia, sauf que la disparition de toute Ă©thique vivante au sein de la population n’a suscitĂ© aucune rĂ©action musclĂ©e, comme en Islande ou en GrĂšce par ex.).

Degrelle, en dĂ©boulant avec ses “jeunes plumes” dans le congrĂšs des “vieilles barbes”, a commis l’irrĂ©parable aux yeux de tous ceux qui voulaient maintenir l’unitĂ© du parti catholique, mĂȘme si, parfois, ils entendaient l’inflĂ©chir vers une “voie italienne” (comme Nothomb avec son “Lion ailĂ©â€) ou vers un maritainisme plus Ă  gauche sur l’échiquier politique, ouvert aux socialistes (notamment aux idĂ©es planistes de Henri De Man et pour mettre en selle des coalitions catholiques / socialistes) voire carrĂ©ment aux idĂ©es marxistes (pour absorber une Ă©ventuelle contestation communiste). De l’équipe des Ă©ditions Rex, seuls Daye, Streel, Mignolet et GĂ©radin resteront aux cĂŽtĂ©s de Degrelle : ils forment un parti concurrent, le parti rexiste qui remporte un formidable succĂšs Ă©lectoral en 1936, fragilisant du mĂȘme coup l’épine dorsale de la Belgique d’aprĂšs 1918, forgĂ©e lors des fameux accords de Lophem. Ceux-ci prĂ©voyaient une dĂ©mocratie rĂ©duite Ă  une sorte de circuit fermĂ© sur 3 formations politiques seulement : les catholiques, les libĂ©raux et les socialistes, avec la bĂ©nĂ©diction des “acteurs sociaux”, les syndicats et le patronat. Les Accords de Lophem ne prĂ©voyaient aucune mutation politique, aucune irruption de nouveautĂ©s organisĂ©es dans l’enceinte des Chambres. Et voilĂ  qu’en 1936, 3 partis, non prĂ©vus au programme de Lophem, entrent dans l’hĂ©micycle du parlement : les nationalistes flamands du VNV, les rexistes et les communistes.

Toute innovation est assimilée à Rex et à la Collaboration

Les rexistes (en mĂȘme temps que les nationalistes flamands et les communistes), en gagnant de nombreux siĂšges lors des Ă©lections de 1936, relativisent ipso facto les fameux accords de Lophem et fragilisent l’édifice Ă©tatique belge, dont les critĂšres de fonctionnement avaient Ă©tĂ© dĂ©finis Ă  Lophem. Depuis lors, toute nouveautĂ©, non prĂ©vue par les accords de Lophem, est assimilĂ©e Ă  Rex ou au mouvement flamand. Fin des annĂ©es 60 et lors des Ă©lections de 1970, des affiches anonymes, placardĂ©es dans tout Bruxelles, ne portaient qu’une seule mention : “FDF = REX”, alors que les prĂ©occupations du parti de Lagasse n’avaient rien de commun avec celles du parti de Degrelle. Ce n’est pas le contenu idĂ©ologique qui compte, c’est le fait d’ĂȘtre simplement challengeur des accords de Lophem. MĂȘme scĂ©nario avec la Volksunie de Schiltz (qui, pour sauver son parti, fera son aggiornamento belgicain, lui permettant de se crĂ©er une niche nouvelle dans un scĂ©nario de Lophem Ă  peine rĂ©novĂ©). Et surtout mĂȘme scĂ©nario dĂšs 1991 avec le Vlaams Blok, assimilĂ© non seulement Ă  Rex mais Ă  la collaboration et, partant, aux pires dĂ©rives prĂȘtĂ©es au nazisme et au nĂ©o-nazisme, surtout par le cinĂ©ma amĂ©ricain et les Ă©lucubrations des intellectuels en chambre de la place de Paris.

Le choc provoquĂ© par le rexisme entraĂźne Ă©galement l’implosion du pilier catholique belge, jadis trĂšs puissant. Le voilĂ  disloquĂ© Ă  jamais : une recomposition sur la double base de l’idĂ©al d’action de Blondel (avec exigence Ă©thique rigoureuse) et de l’idĂ©al de justice sociale de Carton de Wiart et de l’AbbĂ© Daens, s’est avĂ©rĂ©e impossible, en dĂ©pit des discours inlassablement rĂ©pĂ©tĂ©s sur l’humanisme, le christianisme, les valeurs occidentales, la notion de justice sociale, la volontĂ© d’ĂȘtre au “centre” (entre la gauche socialiste et la droite libĂ©rale), etc. Une telle recomposition, s’il elle avait Ă©tĂ© faite sur base de vĂ©ritables valeurs et non sur des bricolages idĂ©ologiques Ă  base de convictions plus sulpiciennes que chrĂ©tiennes, plus pharisiennes que mystiques, aurait permit de souder un bloc contre le libĂ©ralisme et contre toutes les formes, plus ou moins Ă©dulcorĂ©es ou plus ou moins radicales, de marxisme, un bloc qui aurait vĂ©ritablement constituĂ© un modĂšle europĂ©en et praticable de “TroisiĂšme Voie” dĂšs le dĂ©clenchement de la guerre froide aprĂšs le coup de Prague de 1948.

Cet idĂ©al de “TroisiĂšme Voie”, avec des ingrĂ©dients plus aristotĂ©liciens, grecs et romains, aurait pu Ă©pauler avec efficacitĂ© les tentatives ultĂ©rieures de Pierre Harmel, un ancien de l’ACJB, de rapprocher les petites puissances du Pacte de Varsovie et leurs homologues infĂ©odĂ©es Ă  l’OTAN (sur Harmel, lire : Vincent Dujardin, Pierre Harmel, Le Cri, Bruxelles, 2004). L’absence d’un pĂŽle vĂ©ritablement personnaliste (mais un personnalisme sans les aggiornamenti de Maritain et des personnalistes parisiens affectĂ©s d’un tropisme pro-communiste et craignant de subir les foudres du tandem Sartre-De Beauvoir) n’a pas permis de rĂ©aliser cette vision harmĂ©lienne d’une “Europe Totale” (probablement inspirĂ©e de Blondel, cf. supra), qui aurait parfaitement pu anticiper de 20 ans la “perestroĂŻka” et la “glasnost” de Gorbatchev.

Une véritable implosion du bloc catholique

Le pilier catholique de l’aprĂšs-guerre n’ose plus revendiquer expressis verbis un personnalisme Ă©thique exigeant. FragmentĂ©, il erre entre plusieurs mĂŽles idĂ©ologiques contradictoires : celui d’un personnalisme devenu communisant avec l’UDB (oĂč se retrouve un William Ugeux, ex-journaliste du VingtiĂšme SiĂšcle de l’AbbĂ© Wallez, l’admirateur sans faille de Maurras et de Mussolini !), qui, aprĂšs sa dissolution dans le dĂ©sintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, va gĂ©nĂ©rer toutes les variantes Ă©phĂ©mĂšres du “christianisme de gauche”, avec le MOC et en marge du MOC (Mouvement Ouvrier ChrĂ©tien) ; celui du technocratisme qui, comme toutes les autres formes de technocratisme, exclut la question des valeurs et de l’éthique de l’orbite politique et laisse libre cours Ă  toutes les dĂ©rives du capitalisme et du libĂ©ralisme, provoquant Ă  terme le passage de bon nombre d’anciens dĂ©mocrates chrĂ©tiens du PSC, ceux qui confondent erronĂ©ment “droite” et “libĂ©ralisme”, dans les rangs des PLP, PRL et MR libĂ©raux ; le technocratisme fut d’abord importĂ© en Belgique par Paul Van Zeeland, immĂ©diatement dans la foulĂ©e de sa victoire contre Rex, lors des Ă©lections de 1937, provoquĂ©es par Degrelle qui espĂ©rait dĂ©clencher un nouveau raz-de-marĂ©e en faveur de son parti.

Van Zeeland avait besoin d’un justificatif idĂ©ologique en apparence neutre pour pouvoir diriger une coalition regroupant l’extrĂȘme-gauche communiste, les socialistes, les libĂ©raux et les catholiques. Les avatars multiples du premier technocratisme zeelandien dĂ©boucheront, dans les annĂ©es 90, sur la “plomberie” de Jean-Luc Dehaene, c’est-Ă -dire sur les bricolages politiciens et institutionnels, sur les expĂ©diants de pure fabrication, menant d’abord Ă  une Belgique sans personnalitĂ© aucune (et Ă  une Flandre et Ă  une Wallonie sans personnalitĂ© sĂ©duisante) puis sur une “absurdie”, un “Absurdistan”, tel que l’a dĂ©crit l’écrivain flamand Rik Vanwalleghem (cf. supra). Enfin, on a eu des formes populistes vulgaires dans les annĂ©es 60 avec les “listes VDB” de Paul Van den Boeynants qui ont dĂ©bouchĂ© au fil du temps dans le vaudeville, le stupre et la corruption. Autre rĂ©sultat de la mise entre parenthĂšse des questions axiologiques ou Ă©thiques...

De l’UDB au PSC et du PSC au CdH, l’évacuation de toutes les “valeurs” structurantes a Ă©tĂ© perpĂ©trĂ©e parce que Degrelle avait justifiĂ© son “Coup de Courtrai”, son “OpĂ©ration Balais” et ses Ă©ditoriaux au vitriol au nom de l’éthique, une Ă©thique qu’il avait d’abord partagĂ©e avec bon nombre d’hommes politiques ou d’écrivains catholiques (qui ne deviendront ni rexistes ni collaborateurs). Toute rĂ©fĂ©rence Ă  une Ă©thique (catholique ou maritainiste au sens du premier Maritain) pourrait autoriser, chez les amateurs de thĂ©ories du complot et les maniaques de l’amalgame, un rapprochement avec Rex, donc avec la collaboration, ce que l’on voulait Ă©viter Ă  tout prix, en mĂȘme temps que les campagnes de presse diffamatoires, oĂč l’adversaire est toujours, quoi qu’il fasse ou dise, un “fasciste”. Cette Ă©thique pouvait certes indiquer une “proximitĂ©â€ avec Rex, sur le plan philosophique, mais non une identitĂ©, vu les diffĂ©rences notoires entre Rex et ses adversaires (catholiques) sur les rĂ©formes Ă  promouvoir aux plans politique et institutionnel. Le fait que Degrelle ait justifiĂ© ses actions perturbantes de l’ordre Ă©tabli Ă  Lophem au nom d’une certaine Ă©thique catholique, thĂ©orisĂ©e notamment par JosĂ© Streel, qui lui ajoute des connotations populistes tirĂ©es de PĂ©guy (“les petites et honnĂȘtes gens”), n’exclut pas qu’un pays doit ĂȘtre structurĂ© par une Ă©thique nĂ©e de son histoire, comme des auteurs aussi diffĂ©rents que Colin, Hommel, Streel, Libert, De Becker ou Bauchau l’ont rĂ©clamĂ© dans les annĂ©es 30.

En changeant de nom, le PSC devenu CdH (Centre dĂ©mocrate et humaniste) optait pour un retour Ă  l’universalisme gauchisant du dernier Maritain, s’îtant par lĂ  mĂȘme tout socle Ă©thique et concret sous prĂ©texte qu’on ne peut exiger de la rigueur au risque de froiser d’autres croyants ou des “incroyants” ; on se privait volontairement d’une Ă©thique capable de redonner vigueur Ă  la vie politique du royaume. L’idĂ©ologie vague du CdH, sans plus beaucoup de volontĂ© affichĂ©e d’ancrage local en Wallonie et mĂȘme sans plus aucun ancrage catholique visibilisĂ©, laisse un pan (certes de plus en plus tĂ©nu en Wallonie mais qui se fortifie Ă  Bruxelles grĂące aux voix des immigrants subsahariens) de l’électorat ouvert Ă  toutes les dĂ©rives du festivisme contemporain ou d’un utilitarisme libĂ©ral, nĂ©o-libĂ©ral et sans profondeur : la sociĂ©tĂ© marchande, la dictature des banquiers et des financiers, ne rencontre plus aucun obstacle dans l’intĂ©rioritĂ© mĂȘme des citoyens. Cette fraction de l’électorat, que l’on juge, Ă  tort, susceptible d’opposer un refus Ă©thique, puisque “religieux” ou “humaniste”, Ă  la dicature mĂ©diatique, festiviste et utilitariste dominante, est alors “neutralisĂ©â€ et ne peut plus contribuer Ă  redonner vigueur Ă  la virtĂč de machiavĂ©lienne mĂ©moire. De cette façon, on navigue de Charybde en Scylla. La spirale du dĂ©clin moral, physique et politique est en phase descendante et “catamorphique” sans remĂšde apparent.

La théorie de Pitirim Sorokin pour théoriser la situation

Quel outil thĂ©orique pourrait-on utiliser pour saisir toute la problĂ©matique du catholicisme belge, oĂč il y a eu d’abord exigence d’éthique dans le sillage du Cardinal Mercier, sous l’impulsion directe de celui-ci, puis dĂ©construction progressive de cette exigence Ă©thique, aprĂšs le paroxysme du dĂ©but des annĂ©es 30 (avec l’ouvrage de Monseigneur Picard, Le Christ-Roi, Ă©d. Rex, Louvain, 1929). La condamnation de l’Action française par Rome en 1926, le remplacement de l’engouement pour l’Action Française par l’universalisme catholique de Maritain, qui deviendra vite vague et dĂ©pourvu de socle, la tentation personnaliste thĂ©orisĂ©e par Mounier, le choc du rexisme qui fait imploser le bloc catholique sont autant d’étapes dans cette recherche fĂ©brile de nouveautĂ© au cours des annĂ©es 30 et 40.

Le sociologue russe blanc Pitirim Sorokin (1889-1968), Ă©migrĂ© aux États-Unis aprĂšs la rĂ©volution bolchevique, nous offre sans doute, Ă  nos yeux, la meilleure clef interprĂ©tative pour comprendre ce double phĂ©nomĂšne contradictoire d’exigence Ă©thique, parfois vĂ©hĂ©mente, et de deconstruction frĂ©nĂ©tique de toute assise Ă©thique, qui a travaillĂ© le monde politico-culturel catholique de la Belgique entre 1884 et 1945 et mĂȘme au-delĂ . P. Sorokin dĂ©finit 3 types de mentalitĂ© Ă  l’Ɠuvre dans le monde, quand il s’agit de façonner les sociĂ©tĂ©s. Il y a la mentalitĂ© “ideational”, la mentalitĂ© “sensate” et la mentalitĂ© intermĂ©diaire entre “ideational” et “sensate”, l’”idealistic”. Pour Sorokin, les hommes animĂ©s par la mentalitĂ© “ideational” sont mus par la foi, la mystique et/ou l’intuition. Ils crĂ©ent les valeurs artistiques, esthĂ©tiques, suscitent le Beau par leurs actions. Certains sont ascĂštes. Ceux qui, en revanche, sont animĂ©s par la mentalitĂ© “sensate”, entendent dominer le monde matĂ©riel en usant d’artifices rationnels. Les “idealistic” dĂ©tiennent des traits de caractĂšre communs aux 2 types. La dynamique sociale repose sur la confrontation ou la coopĂ©ration entre ces 3 types d’hommes, sur la disparition et le retour de ces types, selon des fluctuations que l’historien des idĂ©es ou de l’art doit repĂ©rer.

La civilisation grecque connaĂźt ainsi une premiĂšre phase “ideational” (quand Ă©merge la “pĂ©riode axiale” selon Karl Jaspers ou Karen Armstrong), suivie d’une phase “idealistic” puis d’une phase de dĂ©cadence “sensate”. De mĂȘme, le Moyen Âge ouest-europĂ©en commence par une phase “ideational”, qui dure jusqu’au XIIe siĂšcle, suivie d’une phase hybride de type “idealistic” et du commencement d’une nouvelle phase “sensate”, Ă  partir de la fin du XVe siĂšcle. Sorokin estimait que le dĂ©but du XXe siĂšcle Ă©tait la phase terminale de la pĂ©riode “sensate” commencĂ©e fin du XVe siĂšcle et qu’une nouvelle phase “ideational” Ă©tait sur le point de faire irruption sur la scĂšne mondiale. La vision du temps selon Sorokin n’est donc pas linĂ©aire ; elle n’est pas davantage cyclique : elle est fluctuante et vĂ©hicule des valeurs toujours immortelles, toujours susceptibles de revenir Ă  l’avant-plan, en dĂ©pit des retraits provisoires (le “withdrawal-and-return” de Toynbee), qui font croire Ă  leur disparition. Une volontĂ© bien prĂ©sente dans un groupe d’hommes Ă  la mentalitĂ© “ideational” peut faire revenir des valeurs non matĂ©rielles Ă  la surface et amorcer ainsi une nouvelle pĂ©riode fĂ©conde dans l’histoire d’une civilisation (cf. Prof. Dr. S. Hofstra, « Pitirim Sorokin », in : Hoofdfiguren uit de sociologie, deel 1, Het Spectrum, coll. “Aula”, nr. 527, Utrecht / Antwerpen, 1974, pp. 202-220).

De l’”ideational” au “sensate”

La phase “ideational” est celle qui recĂšle encore la virtus politique romaine, ou la virtĂč selon Machiavel. Elle correspond au sentiment religieux de nos auteurs catholiques (rexisants ou non) et Ă  leur volontĂ© d’Ɠuvrer au Beau et au Bien. Face Ă  ceux-ci, les dĂ©tenteurs de la mentalitĂ© “sensate” qui, dans une premiĂšre phase, sont matĂ©rialistes ou technocratistes ; ils ne jugent pas la recherche du profit comme moralement indĂ©fendable ; ils seront suivis par des “sensate” encore plus radicaux dans le sillage de mai 68 et du festivisme qui en dĂ©coule puis dans la vague nĂ©o-libĂ©rale qui a conduit l’Europe Ă  la ruine, surtout depuis l’automne 2008. Le bloc catholique en liquĂ©faction dans le paysage politique belge a d’abord Ă©tĂ© animĂ© par une frange jeune, nettement perceptible comme “ideational”, une frange au sein de laquelle Ă©mergera un conflit virulent, celui qui opposera les adeptes et les adversaires de Rex.

Au dĂ©part, ces 2 factions “ideational” partageaient les mĂȘmes aspirations Ă©thiques et les mĂȘmes vues politiques (renforcement de l’exĂ©cutif, etc.) : les uns feront des compromis avec les tenants des idĂ©ologies “sensate” pour ne pas ĂȘtre marginalisĂ©s ; les autres refuseront tout compromis et seront effectivement marginalisĂ©s. Les premiers se forceront Ă  oublier leur passĂ© “ideational” pour ne pas ĂȘtre confondus avec les seconds. Ces derniers seront mis au ban de la sociĂ©tĂ© aprĂšs la dĂ©faite de l’Allemagne en 1945 et des mesures d’ordre judiciaire les empĂȘcheront de s’exprimer aux tribunes habituelles d’une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique (journalisme, enseignement, etc.). Toute forme d’expression politique de nature “ideational” sera rĂ©ellement ou potentiellement assimilĂ©e Ă  Rex (et Ă  la collaboration). C’est ce que C. Vanderpelen-Diagre veut dire quand elle dit que les valeurs vĂ©hiculĂ©es par ces auteurs catholiques, les scriptores catholici, « ont dĂ©sertĂ© la mĂ©moire collective ». On les a plutĂŽt exilĂ© de la mĂ©moire collective...

Sa collĂšgue de l’ULB, Bibiane FrĂ©chĂ©, Ă©voque, elle, l’émergence dans l’immĂ©diat aprĂšs-guerre d’une « littĂ©rature sous surveillance », bien encadrĂ©e par les institutions Ă©tatiques qui procurent subsides (souvent chiches) et sinĂ©cures Ă  ceux qui veulent bien s’aligner en « ignorant le prĂ©sent », « en se dĂ©tachant des choses qui passent », bref en ne prenant jamais parti pour un mouvement social ou politique. On prĂ©conise la naissance d’une nouvelle littĂ©rature post-rexiste ou post-collaborationniste, et aussi post-communiste, qui serait dĂ©tachĂ©e des rĂ©alitĂ©s socio-politiques concrĂštes, des engagements tels qu’ils sont exaltĂ©s par les existentialistes français : bref, la littĂ©rature ne doit pas aider Ă  crĂ©er les conditions d’une contestation des accords de Lophem. Il y a donc bien eu une tentative d’aligner la littĂ©rature sur des canons “gĂ©rables”, dĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale (Bibiane FrĂ©chĂ©, LittĂ©rature et sociĂ©tĂ© en Belgique francophone (1944-1960), Le Cri / CIEL-ULB-Ulg, Bruxelles, 2009). L’implosion du bloc catholique suite Ă  la victoire de Rex en 1936 et la volontĂ© de “normaliser” la littĂ©rature aprĂšs 1945 crĂ©ent une situation particuliĂšre, un blocage, qui empĂȘche la restauration du politique au dĂ©part de toute initiative mĂ©tapolitique. Les verrous ont Ă©tĂ© mis.

Quand un homme comme le SĂ©nateur MR de Bruxelles, Alain Destexhe, entend, dans plusieurs de ses livres, “restaurer le politique” contre la dĂ©liquescence politicienne, il exprime un vƓu impossible dans le climat actuel, hĂ©ritier de cet envahissement du “sensate”, de cette inquisition rĂ©pressive des auditorats militaires de l’aprĂšs-guerre et de la volontĂ© permanente et vigilante de “normalisation” voulue par les nouveaux pouvoirs : on ne peut restaurer ni le politique (au sens oĂč l’entendaient Carl Schmitt et Julien Freund) ni la force dynamisante de la virtĂč selon Machiavel, sans recours Ă  l’ “ideational” fondateur de valeurs qui puise ses forces dans le plus lointain passĂ©, celui des pĂ©riodes axiales de l’histoire (Jaspers, Armstrong). Pour revenir Ă  Sorokin, la transition subie par la Belgique au cours du XXe siĂšcle est celle qui l’a fait passer brutalement d’une pĂ©riode pĂ©trie de valeurs “ideational” Ă  une pĂ©riode entiĂšrement dominĂ©e par les non valeurs “sensate”.

La réhabilitation tardive de Raymond De Becker

La rĂ©cente rĂ©habilitation de R. De Becker par les universitĂ©s belges, exprimĂ©e par un long colloque de 3 jours au dĂ©but avril 2012 dans les locaux des FacultĂ©s Universitaires Saint Louis de Bruxelles, est une chose dont il faut se fĂ©liciter car De Becker a d’abord Ă©tĂ© totalement ostracisĂ© depuis sa condamnation Ă  mort en 1946 suivie de sa grĂące, sa longue dĂ©tention sur la paille humide des cachots et le procĂšs qu’il a intentĂ© Ă  l’État belge en 1954 et qu’il a gagnĂ©. Il est incontestablement l’homme qu’il ne fallait plus ni Ă©voquer ni citer pour “chasser de la mĂ©moire collective” une Ă©poque dont beaucoup refusaient de se souvenir. La fidĂ©litĂ© que lui a conservĂ©e Bauchau a sans doute Ă©tĂ© fort prĂ©cieuse pour dĂ©cider le monde acadĂ©mique Ă  rĂ©ouvrir le dossier de cet homme-orchestre unique en son genre. L’intĂ©rĂȘt intellectuel qu’il y avait Ă  rĂ©habiliter complĂštement De Becker vient justement de sa nature dâ€™â€Ă©lectron libre” et de “passeur” qui allait et venait d’un cĂ©nacle Ă  l’autre, correspondait avec d’innombrables homologues et surtout avec Jacques Maritain.

CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, dans un ouvrage rĂ©digĂ© avec le Professeur Paul Aron (VĂ©ritĂ©s et mensonges de la collaboration, Ă©d. Labor, Loverval, 2006 ; sur De Becker, lire les pp. 13-36) souligne bien cette qualitĂ© d’homme-orchestre de De Becker et surtout l’importance de son ouvrage Le livre des vivants et des morts, oĂč il retrace son itinĂ©raire intellectuel (jusqu’en 1941). Elle reproche Ă  De Becker, qui n’avait jamais Ă©tĂ© germanophile avant 1940-41, de s’octroyer dans cet ouvrage une certaine germanophilie dans l’air du temps. Ce reproche est sans nul doute fondĂ©. Mais l’historienne des idĂ©es semble oublier que la conversion, somme toute assez superficielle, de De Becker Ă  un certain germanisme (organique et charnel) vient de l’écrivain catholique Gustave Thibon, inspirateur de Jean Giono, qui avait rĂ©digĂ© sa thĂšse sur le philosophe paĂŻen et vitaliste Ludwig Klages, animateur en vue de la BohĂšme munichoise de Schwabing au dĂ©but du siĂšcle puis exilĂ© en Suisse sous le national-socialisme mais inspirateur de certains protagonistes du mouvement anti-intellectualiste völkisch (folciste), dont certains s’étaient ralliĂ©s au nouveau rĂ©gime.

UbiquitĂ© de De Becker : personnalisme, socialisme demaniste + “Le Rouge et le Noir”

Vu l’ubiquitĂ© de De Becker dans le paysage intellectuel des annĂ©es 30 en Belgique comme en France, et vu ses sympathies pour le socialisme Ă©thique de Henri De Man, il est impossible de ne pas inclure, dans nos rĂ©flexions sur le devenir de notre espace politique, l’histoire des idĂ©es socialistes, notamment aprĂšs analyse de l’ouvrage rĂ©cent d’Eva Schandevyl, professeur Ă  la VUB, qui vient de consacrer un volume particuliĂšrement dense et bien charpentĂ© sur l’histoire des gauches belges : Tussen revolutie en conformisme – Het engagement en de netwerken van linkse intellectuelen in BelgiĂ«, 1918-1956 (ASP, Bruxelles, 2011). Sans omettre non plus l’histoire du mouvement et de la revue Le Rouge et le Noir, organe et tribune anarchiste-humaniste avant-guerre, dont l’un des protagonistes, Gabriel Figeys (alias Mil Zankin), se retrouvera sous l’occupation aux cĂŽtĂ©s de Louis Carette (le futur FĂ©licien Marceau) Ă  l’Institut National de Radiodiffusion (INR) et dont l’animateur principal, Pierre Fontaine, se retrouvera Ă  la tĂȘte du seul hebdomadaire de droite anti-communiste aprĂšs la guerre, l’Europe-Magazine (avant la reprise de ce titre par Émile Lecerf).

Les alĂ©as du Rouge et Noir sont trĂšs bien dĂ©crits dans l’ouvrage de Jean-François FĂŒeg (Le Rouge et le Noir : La tribune bruxelloise non-conformiste des annĂ©es 30, Quorum, Ottignies / Louvain-la-Neuve, 1995). FĂŒeg, professeur Ă  l’ULB, montre trĂšs bien comment l’anti-communisme des libertaires non-conformistes, nĂ© comme celui d’Orwell dans le sillage de l’affontement entre anarcho-syndicalistes ibĂ©riques et communistes Ă  Barcelone pendant la guerre civile espagnole, comment le neutralisme pacifiste des animateurs du Rouge et Noir a fini par accepter la politique royale de rupture de l’alliance privilĂ©giĂ©e avec une France posĂ©e comme indĂ©crottablement belliciste et premiĂšre responsable des Ă©ventuelles guerres futures (Koestler mentionne cette attitude pour la critiquer dans ses mĂ©moires), ce qui conduira, trĂšs logiquement, aprĂšs l’effondrement de la structure que constituait “le rouge et le noir”, Ă  redessiner, pendant la guerre et dans les annĂ©es qui l’ont immĂ©diatement suivie, un paysage intellectuel politisĂ© trĂšs diffĂ©rent de celui des pays voisins. La lecture de ces itinĂ©raires interdit toute lecture binaire de notre paysage intellectuel tel qu’il s’est dĂ©ployĂ© au cours du XXe siĂšcle. Ce que nous avions toujours prĂ©conisĂ© depuis la toute premiĂšre confĂ©rence de l’EROE sur Henri De Man en septembre 1983, en prĂ©sence de tĂ©moins directs, aujourd’hui tous dĂ©cĂ©dĂ©s, tels LĂ©o Moulin, Jean Vermeire (du VingtiĂšme SiĂšcle et puis du Pays RĂ©el) et Edgard Delvo (sur Delvo, lire : Frans Van Campenhout, Edgard Delvo – Van marxist en demanist naar Vlaams-nationalist, chez l’auteur, Dilbeek, 2003 ; l’auteur est un spĂ©cialiste du mouvement “daensiste”).

Au-delĂ  du clivage gauche/droite

Nos initiatives ont toujours voulu transcender le clivage gauche/droite, notamment en incluant dans nos rĂ©flexions les critiques prĂ©coces du nĂ©o-libĂ©ralisme par les auteurs des Ă©ditions “La DĂ©couverte” qui prĂ©conisaient le “rĂ©gulationnisme”. C’était Ange Sampieru qui se faisait Ă  l’époque le relais entre notre rĂ©daction et l’éditeur parisien de gauche, tout en essuyant les critiques ineptes et les sabotages irrationnels d’un personnage tout Ă  la fois bouffon et malfaisant, l’inĂ©narrable et narcissique Alain de Benoist, qui s’empressera de se placer, 2 ou 3 ans plus tard, dans le sillage de Sampieru, qu’il ignorera par haine jalouse et complexe d’infĂ©rioritĂ© et qu’il Ă©vincera avant de l’imiter. Le “Pape de la ‘nouvelle droite’” ira flatter de maniĂšre ridiculemernt obsĂ©quieuse les animateurs du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), qui publiaient chez “la DĂ©couverte”, pour essuyer finalement, sur un ton goguenard, une fin de non recevoir et glĂąner une “lettre ouverte” moqueuse et bien tournĂ©e... Notre lecture de Nietzsche Ă©tait Ă©galement tributaire de ce refus, dans la mesure oĂč nous n’avons jamais voulu le lire du seul point de vue de “droite” et que nous avons toujours inclu dans nos rĂ©flexions l’histoire de sa rĂ©ception Ă  gauche des Ă©chiquiers politiques, surtout en Allemagne.

Quant au catholicisme politique belge, il s’est suicidĂ© et perpĂ©tue son suicide en basculant toujours davantage dans les fanges les plus Ă©cƓurantes du festivisme (Milquet) ou de la corruption banksterienne (Dehaene), au nom d’une trĂšs hypothĂ©tique “efficacitĂ© politique” ou par veulerie Ă©lectoraliste. Il est Ă©vident qu’il ne nous attirera plus, comme il ne nous a d’ailleurs jamais attirĂ©. Il n’empĂȘche que la Belgique, de mĂȘme qu’une Flandre Ă©ventuellement indĂ©pendante et que la Wallonie, est le produit de la reconquĂȘte des Pays-Bas par les armĂ©es de FarnĂšse et de la Contre-RĂ©forme, comme le disait dĂ©jĂ  avant guerre le Professeur louvaniste LĂ©on van der Essen et que cette reconquĂȘte est celle des iconodules prĂ©-baroques qui reprennent le contrĂŽle du pays aprĂšs les exactions des iconoclastes, qui avaient ravagĂ© le pays en 1566 (3) : un Martin Mosebach, Ă©toile de la littĂ©rature allemande contemporaine, dirait qu’il s’agit d’une victoire de la forme sur la “Formlosigkeit”, tout comme l’installation des “sensate” dans les rouages de la politique et de l’État est, au contraire, une victoire de la “Formlosigkeit” sur les formes qu’avaient voulu sauver les “ideational” ou gentiment maintenir les “idealistic”.

MĂȘme si la foi a disparu sous les assauts du relativisme postmoderne ou par Ă©puisement, 2 choses demeurent : le territoire sur lequel nous vivons est une part dĂ©tachĂ©e de l’ancien Saint-Empire, dont la rĂ©fĂ©rence Ă©tait catholique, et la philosophie qui doit nous animer est surtout, mĂȘme chez les adversaires de Philippe II ralliĂ©s au Prince d’Orange ou Ă  Marnix de Sainte-Aldegonde, celle d’Érasme, trĂšs liĂ©e Ă  l’antiquitĂ© et trĂšs marquĂ©e par le meilleur des humanismes renaissancistes. Érasme n’a pas rejoint le camp de la RĂ©forme non pas pour des raisons religieuses, mais parce qu’un retour au biblisme le plus littĂ©ral, hostile au recours de la Renaissance Ă  l’AntiquitĂ©, le rĂ©vulsait et suscitait ses moqueries : autre volontĂ© sereine de maintenir les formes antiques, nĂ©e Ă  la pĂ©riode axiale de l’histoire et ravivĂ©e sous Auguste, contre la “Formlosigkeit” que constitue les autres formes, importĂ©es ou non. Nous devons donc rester, devant cet hĂ©ritage du XXe siĂšcle et devant les ruines qu’il a laissĂ©s, des Ă©rasmiens impĂ©riaux, bien conscients de la folie des hommes.

â–ș Robert Steuckers (Forest-Flotzenberg, mai 2012).

◘ nota bene : retrouvez les textes de RS sur : robertsteuckers.blogspot.com & euro-synergies.hautetfort.com

♩ Notes :

(1) Paul Desjardins inaugure un filon de la pensĂ©e qui apaise et fortifie les esprits tout Ă  la fois. Dreyfusard au moment de l’”affaire”, il achĂšte en 1906 l’Abbaye de Pontigny confisquĂ©e et vendue suite aux mesures du “P’tit PĂšre Combes”. Dans cette vĂ©nĂ©rable bĂątisse, il crĂ©e les DĂ©cades de Pontigny, pĂ©riodes de chaque fois 10 jours de sĂ©minaires sur un thĂšme donnĂ©. Elles commencent avant la PremiĂšre Guerre mondiale et reprennent en 1922. ParallĂšlement Ă  ces activitĂ©s qui se tenaient dans le dĂ©partement de l’Yonne, P. Desjardins suit les Cours universitaires de Davos, en Suisse, oĂč, de 1928 Ă  1931, des intellectuels français et allemands, flanquĂ©s d’homologues venus d’autres pays, se rencontreront en terrain neutre. En 1929, Heidegger, Gonzague de Reynold, Ernst Cassirer et le thĂ©ologien catholique et folciste (völkisch) Erich Przywara y participent en tant que confĂ©renciers. Parmi les Ă©tudiants invitĂ©s, il y avait Norbert Elias, Karl Mannheim, Emmanuel LĂ©vinas, LĂ©o Strauss et Rudolf Carnap. L’axe des rĂ©flexions des congressistes est l’anti-totalitarisme. En 1930, on y trouve Henri De Man et Alfred Weber (le frĂšre trop peu connu en dehors d’Allemagne de Max Weber, dĂ©cĂ©dĂ© en 1920). En 1931, on y retrouve l’Italien Guido Bartolotto, thĂ©oricien de la notion de “peuple jeune”, Marcel DĂ©at, Hans Freyer et Ernst Michel (disciple de Carl Schmitt). On peut comparer mutatis mutandis ces activitĂ©s intellectuelles de trĂšs haut niveau au projet lancĂ© Ă  l’époque par Karl Jaspers, visant Ă  Ă©tablir l’état intellectuel de la nation (allemande) dans une perspective pluraliste et constructive, initiative que JĂŒrgen Habermas tentera, Ă  sa façon, d’imiter Ă  l’aube des annĂ©es 80 du XXe siĂšcle. P. Desjardins collabore Ă©galement Ă  la Revue politique et littĂ©raire, plus connue sous le nom de Revue Bleue, vu la couleur de sa couverture. Sa fille Anne Desjardins, Ă©pouse Heurgon, poursuit l’Ɠuvre de son pĂšre mais vend l’Abbaye de Pontigny pour acheter des locaux Ă  Cerisy-la-Salle, oĂč se tiendront de nombreux colloques philosophico-politiques.

Plus tard, surgit sur la scĂšne française un auteur, apparemment sans lien de parentĂ© avec P. Desjardins, qui porte le mĂȘme patronyme, Arnaud Desjardins (1925-2011). Ce disciple de Gurdjieff, comme le sera aussi Louis Pauwels qui s’assurera pour PlanĂšte le concours de Raymond De Becker, influence Ă©galement De Becker (et par le truchement de De Becker, HergĂ©) et inflĂ©chit les rĂ©flexions de ses lecteurs en direction du yoga et de la spiritualitĂ© indienne, dans le sillage de SwĂąmi PrĂąjnanpad. Son ouvrage Chemins de la sagesse influencera un grand nombre d’Occidentaux friands d’un “ailleurs” parce que leur civilisation, sombrant dans le matĂ©rialisme et la frĂ©nĂ©sie acquisitive, ne les satisfaisait plus. A. Desjardins participera Ă  plusieurs expĂ©ditions, en minibus Volkswagen, en Afghanistan, dont il rapportera, Ă  l’époque, des reportages cinĂ©matographiques Ă©poustouflants. Signalons Ă©galement qu’A. Desjardins fut un animateur en vue du mouvement scout, auquel il voulait insuffler une vigueur nouvelle, plus aventureuse et plus friande de grands voyages, Ă  la façon des Nerother allemands. Le scoutisme d’A. Desjardins participera Ă  la rĂ©sistance, notamment en facilitant l’évasion de personnes cherchant Ă  fuir l’Europe contrĂŽlĂ©e par l’Axe.

Le fils d’Arnaud, Emmanuel Desjardins, prend le relais, Ɠuvre actuellement, et a notamment publiĂ© Prendre soin du monde – Survivre Ă  l’effondrement des illusions (Ă©d. AlphĂ©e / Jean-Paul Bernard, Monaco, 2009), oĂč il dresse le bilan de la « crise du paradigme du progrĂšs » inaugurant le « rĂšgne de l’illusion » suite au « dĂ©ni du rĂ©el » et de la « dĂ©nĂ©gation du tragique ». Il analyse de maniĂšre critique l’”intransigeance idĂ©aliste” (Ă  laquelle un De Becker, par ex., avoue avoir succombĂ©). E. Desjardins tente d’esquisser l’émergence d’un nouveau paradigme, oĂč il faudra avoir le « sens du long terme » et « agir dans la complexitĂ© ». Il place ses espoirs dans une Ă©cologie politique bien comprise et dans la capacitĂ© des ĂȘtres de qualitĂ© Ă  « se changer eux-mĂȘmes » (par une certaine ascĂšse). Enfin, E. Desjardins appelle les hommes Ă  « retrouver du sens au cƓur du tragique » (donc du rĂ©el) en « renonçant au confort idĂ©ologique » et en « prenant de la hauteur ».

La trajectoire cohĂ©rente des 3 gĂ©nĂ©rations Desjardins est peut-ĂȘtre le vĂ©ritable filon idĂ©ologique que cherchaient en tĂątonnant, et dans une fĂ©brilitĂ© “prĂ©-zen”, ceux de nos rĂȘveurs qui cherchaient une “troisiĂšme voie” spiritualisĂ©e et politique (qui devait spiritualiser la politique), surtout De Becker et Bauchau, dont les derniĂšres parties du journal, Ă©ditĂ© par “Actes Sud”, recĂšlent d’innombrables questionnements mystiques, autour de MaĂźtre Eckart notamment. HergĂ©, trĂšs influencĂ© par De Becker en toutes questions spirituelles, surtout le De Becker d’aprĂšs-guerre, avait reconnu sa dette Ă  l’endroit d’Arnaud Desjardins dans un article intitulĂ© « Mes lectures » et reproduit 23 ans aprĂšs sa mort dans un numĂ©ro spĂ©cial du Vif-L’Express et de Lire – Hors-SĂ©rie, 12 dĂ©c. 2006. HergĂ© insiste surtout sur l’Ɠuvre de Carl Gustav Jung et sur les travaux d’Alan Wilson Watts (1915-1973), ami d’A. Desjardins. Alan Watts est considĂ©rĂ© comme le pĂšre d’une certaine “contre-culture” des annĂ©es 50, 60 et 70, qui puise son inspiration dans les philosophies orientales.

(2) Sur Sulev J. Kaja, lire : Michel FincƓur, Sulev J. Kaja, un Estonien de cƓur.

(3) Lire : Solange Deyon et Alain Lottin, Les casseurs de l’étĂ© 1566 : l’iconoclasme dans le Nord de la France, Hachette, 1981.

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AnnĂ©es 20 et 30 : la droite de l’établissement francophone en Belgique, la littĂ©rature flamande et le “nationalisme de complĂ©mentaritĂ©â€

489px-10.jpgLe blocage politique actuel des institutions fĂ©dĂ©rales belges est l’aboutissement ultime d’une mĂ©comprĂ©hension profonde entre les deux communautĂ©s linguistiques. En Ă©crivant cela, nous avons bien conscience d’énoncer un lieu commun. Pourtant les lieux communs, jugĂ©s inintĂ©ressants parce que rĂ©pĂ©tĂ©s Ă  satiĂ©tĂ©, ont des racines comme tout autre phĂ©nomĂšne social ou politique. Dans la Belgique du XIXe siĂšcle et de la premiĂšre moitiĂ© du XXe, l’établissement se veut “sĂ©rieux” donc branchĂ© sur la langue française, perçue comme un excellent vĂ©hicule d’universalitĂ© et comme un bon instrument pour sortir de tout enlisement dans le vernaculaire, qui risquerait de rendre la Belgique “incomprĂ©hensible” au-delĂ  de ses propres frontiĂšres exigĂŒes. Certes, les grands tĂ©nors de la littĂ©rature francophone belge de la fin du XIXe siĂšcle, comme Charles De Coster et Camille Lemonnier, avaient plaidĂ© pour l’inclusion d’élĂ©ments “raciques” dans la littĂ©rature romane de Belgique : De Coster “mĂ©diĂ©valisait” et germanisait Ă  dessein la langue romane de son Tijl Uilenspiegel et Lemonnier entendait peindre une rĂ©alitĂ© sociale avec l’acuitĂ© plastique de la peinture flamande (comme aussi, de son cĂŽtĂ©, EugĂšne Demolder) et truffait ses romans de mots et de tournures issus des parlers wallons ou borains pour se dĂ©marquer du parisianisme, au mĂȘme titre que les FĂ©libriges provençaux qui, eux, rĂ©habilitaient l’hĂ©ritage linguistique occitan. Ces concessions au vernaculaire seront le propre d’une Ă©poque rĂ©volue : celle d’une Belgique d’avant 1914, finalement plus tournĂ©e vers l’Allemagne que vers la France. La dĂ©faite de Guillaume II en 1918 implique tout Ă  la fois une alliance militaire franco-belge, une imitation des modĂšles littĂ©raires parisiens, l’expurgation de toute trace de vernaculaire (donc de wallon et de flamand) et une subordination de la littĂ©rature nĂ©erlandaise de Flandre Ă  des canons “classiques”, inspirĂ©s du Grand SiĂšcle français (le XVIIe) et dĂ©tachĂ©s de tous les filons romantiques ou pseudo-romantiques d’inspiration plus germanique.

Le thĂ©oricien et l’historien le plus avisĂ© du “style classique” sera Adrien de MeeĂŒs, auteur d’un livre remarquablement bien Ă©crit sur la question : Le coup de force de 1660 (Nouvelles SociĂ©tĂ© d’éditions, Bruxelles, 1935). Cet ouvrage est un survol de la littĂ©rature française depuis 1660, annĂ©e oĂč, sous l’impulsion de Louis XIV, le pouvoir royal capĂ©tien dĂ©cide de soutenir la littĂ©rature, le théùtre et la poĂ©sie et de lui confĂ©rer un style inĂ©galĂ©, qu’on appelle Ă  imiter. La droite littĂ©raire de l’établissement francophone belge va adopter, comme image de marque, ce “classicisme” qu’Adrien de MeeĂŒs thĂ©orisera en 1935. Par voie de consĂ©quence, pour les classicistes, seule la langue française exprime sans dĂ©tours ce style issu du “Grand SiĂšcle” et de la Cour de Louis XIV. Mais que faire de la littĂ©rature flamande, qui puisse aussi Ă  d’autres sources, quand on est tout Ă  la fois “classiciste” et partisan de l’unitĂ© nationale ? On va tenter de sauver la Flandre de l’emprise des esprits qui ne sont pas “classiques”. Antoine Fobe (1903-1987) et Charles d’Ydewalle (1901-1985) vont fonder Ă  Gand des revues comme Les Ailes qui s’ouvrent et L’EnvolĂ©e, afin de dĂ©fendre un certain classicisme (moins accentuĂ© que celui que prĂ©conisera de MeeĂŒs) et les valeurs morales catholiques contre les dadaĂŻstes flamands, campĂ©s comme appartenant Ă  un « Ă©cole de loustics et de dĂ©sĂ©quilibrĂ©s ».  Outre ces foucades contre une avant-garde, gĂ©nĂ©ralement “progressiste” sur le plan politique, les milieux francophones de Flandre, dĂ©fenseurs de droite d’une unitĂ© belge de plus en plus contestĂ©e, ne s’intĂ©ressent en aucune façon Ă  la production littĂ©raire nĂ©erlandaise : comme si de hautes figures comme Herman Teirlinck ou le Hollandais “Multatuli” ne mĂ©ritaient aucune attention. On Ă©voque quelque fois une Flandre idĂ©ale ou pittoresque mais on ne lit jamais Ă  fond les productions littĂ©raires nouvelles de l’espace nĂ©erlandais, de haute gamme. La Flandre francophone et belgicaine pratique le “refoulement” de sa propre part flamande, Ă©crit la philologue CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, dans une Ă©tude remarquable qui nous permet enfin de faire le tri dans une littĂ©rature catholique, de droite, francophone, qui a tenu en haleine nos compatriotes dans les annĂ©es 20 et 30 mais a Ă©tĂ© “oubliĂ©e” depuis, vu les rĂ©flexes autoritaires, royalistes, nationalistes et parfois prĂ©-rexistes ou carrĂ©ment rexistes qu’elle recelait.

davign10.jpgOr le contexte a rapidement changĂ© aprĂšs le TraitĂ© de Versailles, dont la Belgique sort largement dupĂ©e par les 4 grandes puissances (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie), comme l’écrivait clairement Henri Davignon [ci-contre], dans son ouvrage La premiĂšre tourmente, consacrĂ© Ă  ses activitĂ©s diplomatiques en Angleterre pendant la PremiĂšre Guerre mondiale. AprĂšs Versailles, nous avons Locarno (1925), qui Ă©veille les espoirs d’une rĂ©conciliation gĂ©nĂ©ralisĂ©e en Europe. Ensuite, les accords militaires franco-belges sont de plus en plus contestĂ©s par les socialistes et les forces du mouvement flamand, puis, dans un deuxiĂšme temps, par le Roi et son Ă©tat-major (qui critiquent l’immobilisme de la stratĂ©gie française marquĂ©e par Maginot) et, enfin, par les catholiques inquiets de la progression politique des gauches françaises. Tout cela suscite le dĂ©sir de se redonner une originalitĂ© intellectuelle et littĂ©raire marquĂ©e de “belgicismes”, donc de “vernacularitĂ©s” wallonne et flamande. L’univers littĂ©raire de la droite catholique francophone va donc simultanĂ©ment s’ouvrir, dĂšs la fin des annĂ©es 20, Ă  la Flandre en tant que Flandre flamande et Ă  la Wallonie dans toutes ses dimensions vernaculaires.

C’est Henri Davignon, l’homme installĂ© comme diplomate Ă  Londres pendant la guerre de 1914-18, qui ouvrira la brĂšche : il est en effet le premier Ă  vouloir faire glisser cette littĂ©rature francophone de Flandre et de Belgique d’un anti-flamandisme exaspĂ©rĂ© au lendemain de la PremiĂšre Guerre mondiale Ă  une dĂ©fense de toutes les identitĂ©s collectives et rĂ©gionales du royaume. Pour Davignon, que cite C. Vanderpelen-Diagre, il faut, en littĂ©rature, substituer au nationalisme unitaire — qui veut rĂ©genter les goĂ»ts au dĂ©part d’un seul Ă©ventail de critĂšres esthĂ©tiques ou veut aligner les diffĂ©rences inhĂ©rentes aux rĂ©gions du pays sur un et un seul modĂšle unificateur — un nationalisme fait de complĂ©mentaritĂ©s (les complĂ©mentaritĂ©s propres aux particularismes raciques “germanique / flamand” et “roman / wallon”, qu’ils soient gĂ©nĂ©raux ou locaux). Dans ce cas, pour Davignon, les particularismes raciques ne seraient plus centrifuges mais centripĂštes. « La vigueur de la nation ne procĂšde pas de l’unification des idiomes, des coutumes et des tempĂ©raments » ; au contraire, « cette vigueur se renouvelle au contact de leurs diversitĂ©s », Ă©crit Davignon tout en ajoutant ce qu’il faut bien considĂ©rer comme une restriction qui nous ramĂšne finalement Ă  la case de dĂ©part : « quand une haute tradition et une pensĂ©e constructive prĂ©sident Ă  leur adoption ». Quelle est-elle cette « haute tradition » ? Et cette « pensĂ©e constructive » ? Il est clair que cette haute tradition, dans le chef de Davignon, n’existe que dans l’usage de la langue française et dans l’imitation de certains modĂšles français. Et que la « pensĂ©e constructive » correspond Ă  tous les efforts visant Ă  maintenir l’unitĂ© nationale / Ă©tatique belge. Cependant, en dĂ©pit du contexte belge des annĂ©es 20 et 30 du XXe siĂšcle, Henri Davignon Ă©nonce une vĂ©ritĂ© littĂ©raire, trĂšs gĂ©nĂ©rale, extensible Ă  la planĂšte entiĂšre : l’intĂ©rĂȘt pour le vernaculaire, toujours pluriel au sein d’un cadre national, quel qu’il soit, que ce soit en Allemagne ou en France (avec les FĂ©libriges qui fascinaient tant les Flamands que les Francophones), ne saurait ĂȘtre un but en soi. Mais les vĂ©ritĂ©s universelles — qui se profilent derriĂšre tout vernaculaire, se cachent en ses recoins, en ses plis, et le justifient pour la pĂ©rennitĂ© — ne sauraient exclusivement s’exprimer en une seule langue, a fortiori dans les zones d’intersection linguistique, et ne doivent jamais dĂ©pendre d’un projet politique somme toute rigide et toujours incapable d’assumer une diversitĂ© trop bigarrĂ©e. La « haute tradition » pourrait ĂȘtre finalement beaucoup de choses : un catholicisme audacieux (Barbey d’Aurevilly, LĂ©on Bloy, Ernest Psichari, G. K. Chesterton, Carl Schmitt, Giovanni Papini, etc.), s’exprimant en français, en anglais, en allemand, en espagnol ou en italien ; une adhĂ©sion Ă  la Tradition (GuĂ©non, Evola, Coomaraswamy, Schuon, etc.) ; un « transcendement » volontaire du cadre national trop Ă©troit dans un mythe bourguignon (le « Grand HĂ©ritage » selon Luc Hommel) ou impĂ©rial ou, plus simplement, dans un idĂ©al europĂ©en (chez un Drion du Chapois, oĂč il se concentre dans une vaste zone mĂ©diane, lotharingienne et danubienne, c’est-Ă -dire en Belgique, en Lorraine, en RhĂ©nanie, en Suisse, dans le Bade-Wurtemberg, en BaviĂšre et dans tout l’espace austro-hongrois, Italie du Nord comprise). Ces cadres, transcendant l’étroitesse d’une nation ressentie comme trop petite, permettent tout autant l’éclosion d’une « pensĂ©e constructive ».

Henri Davignon en reste lĂ . C’était son point de vue, partagĂ© par bien d’autres auteurs francophones restant en marge des Ă©vĂ©nements littĂ©raires nĂ©erlandais de Flandre ou des Pays-Bas.

22083510.jpgL’aristocrate gantois Roger Kervyn de Marcke ten Driessche (nĂ© en 1896) [ci-contre] franchit un pas de plus dans ce glissement vers la reconnaissance de la diversitĂ© littĂ©raire belge, issue de la diversitĂ© dialectale et linguistique du pays. Kervyn se veut “passeur” : l’élite belge, et donc son aristocratie, doit viser le bilinguisme parfait pour conserver son rĂŽle dans la sociĂ©tĂ© Ă  venir, souligne C. Vanderpelen-Diagre. Kervyn assume dĂšs lors le rĂŽle de “passeur” donc de traducteur ; il passera toutes les annĂ©es 30 Ă  traduire articles, essais et livres flamands pour la Revue Belge et pour les Éditions Rex. On finit par considĂ©rer, dans la foulĂ©e de cette action individuelle d’un Gantois francophone, que le « monolinguisme est trahison ». Le terme est fort, bien sĂ»r, mais, mĂȘme si l’on fait abstraction du cadre Ă©tatique belge, avec ses institutions Ă  l’époque trĂšs centralisĂ©es (le fĂ©dĂ©ralisme ne sera rĂ©alisĂ© dĂ©finitivement qu’au dĂ©but des annĂ©es 90 du XXe siĂšcle), peut-on saisir les dynamiques Ă  l’Ɠuvre dans l’espace entre Somme et Rhin, peut-on sonder les mentalitĂ©s, en ne maniant qu’une et une seule panoplie d’outils linguistiques ? Non, bien Ă©videmment. NĂ©erlandais, français et allemand, avec toutes leurs variantes dialectales, s’avĂšrent nĂ©cessaires. Pour C. Vanderpelen-Diagre, le bel ouvrage de Charles d’Ydewalle, Enfances en Flandre (1935) ne dĂ©crit que les sentiments et les mƓurs des francophones de Flandre, essentiellement de Bruges et de Gand. À ce titre, il ne participe pas du mouvement que Kervyn a voulu impulser. C’est exact. Et les humbles du menu peuple sont les grands absents du livre de d’Ydewalle, de mĂȘme que les reprĂ©sentants de l’élite alternative qui se dressait dans les collĂšges catholiques et dans les cures rurales (Cyriel Verschaeve !). Il n’empĂȘche qu’une bonne lecture d’Enfances en Flandre de d’Ydewalle permettrait Ă  des auteurs flamands, et surtout Ă  des crĂ©ateurs cinĂ©matographiques, de mieux camper bourgeois et francophones de Flandre dans leurs Ɠuvres. Ensuite, les notes de d’Ydewalle sur le passĂ© de la terre flamande de CĂ©sar aux “Communiers”, et sur le dialecte ouest-flamand qu’il dĂ©fend avec chaleur, mĂ©ritent amplement le dĂ©tour.

La dĂ©marche de Roger Kervyn et les rĂ©flexions gĂ©nĂ©rales d’Henri Davignon, sur la variĂ©tĂ© linguistique de l’espace Somme / Rhin nous forcent Ă  analyser Ɠuvres et auteurs oĂč le tĂ©lescopage entre rĂ©flexes flamands et wallons, flamands et rhĂ©nans, ardennais et “Eifeler” sont bien prĂ©sents : songeons aux poĂšmes de Maurice Gauchez sur la Flandre occidentale, Ă  ceux du Condrusien Gaston CompĂšre sur le littoral flamand, au culte de l’espace Ardenne / Eifel chez le Pierre Nothomb d’aprĂšs-guerre, Ă  l’ouverture progressive du germanophobe maurassien Norbert Wallez Ă  l’esprit rhĂ©nan et Ă  la synthĂšse austro-habsbourgeoise (via les Cahiers bleus de Maeterlinck ?), Ă  la prĂ©sence allemande ou de thĂšmes allemands / rhĂ©nans / mosellans dans certains romans de Gaston CompĂšre, ou, plus rĂ©cemment, Ă  la fascination exercĂ©e par Gottfried Benn sur un ponte de la littĂ©rature belge actuelle, Pierre Mertens ? Ou, cĂŽtĂ© allemand, Ă  l’influence exercĂ©e par certains LiĂ©geois sur l’éclosion du Cercle de Stefan George ? CĂŽtĂ© flamand, la porositĂ© est plus nette : ni la France ni l’Allemagne ne sont absentes, a fortiori ni les Pays-Bas ni la Scandinavie ni les Îles Britanniques.

Pour cerner la diversitĂ© littĂ©raire de nos lieux, sans vouloir la surplomber d’un quelconque corset Ă©tatique qui finirait toujours par paraĂźtre artificiel, il faut plaider pour l’avĂšnement d’une littĂ©rature comparĂ©e, spĂ©cifique de notre Ă©ventail d’espaces d’intersection, pour la multiplication des “passeurs” Ă  la Kervyn, au-delĂ  des criailleries politiciennes, au-delĂ  d’une crise qui perdure, au-delĂ  des cadres Ă©tatiques ou sub-Ă©tatiques qui, esthĂ©tiquement, ne signifient rien. Car, empressons-nous de l’ajouter, cela ne reviendrait pas Ă  fabriquer du “fusionnisme” stĂ©rile mais Ă  se dĂ©marquer des universalismes planĂ©taires et mĂ©diatiques qui pĂ©trifient notre pensĂ©e, nous arrachent Ă  notre rĂ©el et font de nous de vĂ©ritables “chiens de Pavlov”, condamnĂ©s Ă  rĂ©pĂ©ter des slogans prĂ©fabriquĂ©s ou Ă  aboyer des vocifĂ©rations vengeresses, dĂšs qu’un de ces dogmes ou un autre se verrait Ă©corner par le simple principe de rĂ©alitĂ©. La France fait pareil : tandis que les mĂ©dias sont alignĂ©s sur tous les poncifs du “politiquement correct”, que Bernard-Henri LĂ©vy organise la guerre contre Kadhafi, au-delĂ  de la prĂ©sidence et de l’état-major des armĂ©es, les rayons des librairies de province et des supermarchĂ©s des petites bourgades croulent sous le poids des romans rĂ©gionalistes, vernaculaires, rĂ©els, prĂ©sentent les anciennes chroniques rĂ©gionales et villageoises Ă©ditĂ©es par l’excellent M.-G. Micberth. L’an passĂ©, on trouvait jusqu’aux plus reculĂ©s des villages franc-comtois des histoires de cette province, oĂč l’on exaltait son passĂ© bourguignon, espagnol et impĂ©rial, ou encore une solide biographie de Nicolas Perrenot de Granvelle, serviteur insigne de l’Empereur Charles-Quint. Cette annĂ©e, on trouve 3 nouveaux ouvrages sur le parler rĂ©gional, sur les termes spĂ©cifiques des mĂ©tiers artisanaux, agricoles et sylvicoles de la province et un lexique copieux de vocables dialectaux. RĂ©colte analogue en Lorraine et en Savoie. Un signe des temps


â–ș Robert Steuckers (extrait d’un Ă©ventail de causeries sur les littĂ©rature et paralittĂ©rature belges, tenues au Mont-des-Cats, Ă  Bruxelles, LiĂšge, Douai, GenĂšve, entre dĂ©cembre 2007 et mars 2011).

◘ Bibliographie :

CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, Écrire en Belgique sous le regard de Dieu, Ă©d. Complexe / CEGES, Bruxelles, 2004.

Seront également consultés lors de futurs séminaires :

  • Textyles (revue des lettres belges de langue française) n°24, 2004, « Une Europe en miniature ? », Dossier dirigĂ© par Hans-Joachim Lope & Hubert Roland.

  • Die horen – Zeitschrift fĂŒr Literatur, Kunst und Kritik n°150, 1988, « Belgien : Ein Land auf der Suche nach sich selbst » - Texte & Zeichen aus drei Sprachregionen. Zusammengestellt von Heinz Schneeweiss.


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Les rĂ©sultats de la libĂ©ration et de l’épuration en Belgique

js210.gif[Ci-contre : AssassinĂ© il y a 50 ans, le 20 mai 1920, Joris Van Severen, officier dans l'armĂ©e belge pendant la Grande Guerre, passera au frontisme et fondera le Verdinaso (Verband der Dietse Nationaal-Solidaristen). En 1934, il accepte l'État belge comme base de dĂ©part pour la construction d'un ensemble plus vaste regroupant les 3 pays de l'actuel BĂ©nĂ©lux. Son mouvement, constituĂ© d'une petite Ă©lite militante triĂ©e sur le volet, avait les allures d'un ordre religieux et exerçait une rĂ©elle fascination sur les jeunes gens au souci Ă©thique rigoureux. Partisan de la neutralitĂ© proclamĂ©e par le Roi en 1936, peu suspect de germanopholie, Van Severen se montrera parfaitement loyal, ce qui n'empĂȘchera pas la SĂ»retĂ© belge de l'arrĂȘter le 10 mai 1940 et de le livrer Ă  une puissance Ă©trangĂšre, la France. EnfermĂ© la nuit du 19 au 20 mai dans un kiosque Ă  Abbeville, Joris Van Severen et son fidĂšle lieutenant Jan Rijckoort sont abattus le matin du 20 par une bande de soldats français complĂštement ivres, qui massacrĂšrent ensuite Ă  coup de feu et de baĂŻonnette les autres prisonniers, femmes et vieillards compris. L'hebdomadaire anversois 't Pallieterke signalait en 1989 que ce crime abject Ă©tait demeurĂ© impuni et que les coupables, belges et français, n'avaient jamais Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ©s]

Sans nul doute, la collaboration a connu une plus grande ampleur en Belgique qu’en France. En mai 1940, les services de la SĂ»retĂ© belge et les autoritĂ©s françaises commettent une maladresse de taille en arrĂȘtant tous les partisans de la paix ou de la neutralitĂ© qui ne voulaient pas “mourir pour Dantzig” : les communistes, juifs de nationalitĂ© allemande, italiens anti-fascistes, nationalistes flamands, rexistes et partisans de Joris Van Severen, le “national-solidariste thiois”, chef d’un “ordre militant”, purement idĂ©aliste, sublime et patriotique.

Les policiers belges livrent leurs co-nationaux aux Français qui les traĂźnent de Dunkerque au pied des PyrĂ©nĂ©es en leur faisant subir les pires sĂ©vices : LĂ©on Degrelle et RenĂ© Lagrou (nationaliste flamand), qui ont survĂ©cu de justesse Ă  ce calvaire nous ont laissĂ© des tĂ©moignages poignants : Ma guerre en prison (Ă©d. Ignis, Bruxelles, 1941) et Wij Verdachten (Nous, les suspects ; Steenlandt, Bruxelles, 1941). Joris Van Severen et son adjoint Jan Ryckoort sont abattus, avec une vingtaine d’innocents, Ă  la sortie du kiosque d’Abbeville, oĂč on les avait enfermĂ©s. AprĂšs la capitulation de l’armĂ©e belge et du roi LĂ©opold III, Paul Reynaud fustige le souverain en usant d’un vocabulaire particuliĂšrement maladroit et, du coup, les rĂ©fugiĂ©s flamands et wallons sont mal accueillis en France, ce qui ruine 30 ans d’amitiĂ© franco-belge.

Les prisonniers politiques de mai 1940 reviennent au pays animĂ©s par un ressentiment dont on ne mesure plus guĂšre l’ampleur (1). L’ancienne solidaritĂ© franco-belge, sĂ©vĂšrement critiquĂ©e par le mouvement flamand pendant l’entre-deux-guerres, fait place Ă  une germanophilie qui conduit une frange de l’opinion, favorable aux personnalitĂ©s arrĂȘtĂ©es et dĂ©portĂ©es dans les camps pyrĂ©nĂ©ens, Ă  rĂ©clamer aux Allemands le retour des 2 dĂ©partements (Nord, Pas-de-Calais), enlevĂ©s aux Pays-Bas par Louis XIV et considĂ©rĂ©s comme d’anciennes “terres impĂ©riales”. Ces dĂ©partements sont effectivement placĂ©s sous l’égide du gouverneur militaire allemand de Bruxelles, mesure ambigĂŒe destinĂ©e Ă  calmer les esprits, sans offenser Vichy.

Un an plus tard, la “croisade anti-bolchĂ©vique”, avec le dĂ©part de la LĂ©gion Wallonie de Degrelle pour le front russe, va Ă©clipser cette prĂ©-collaboration francophobe et inaugurer un “europĂ©isme” national-socialiste, qui reprend Ă  son compte certains accents de l’internationale socialiste. Une bonne part de la collaboration nouvelle ne repose plus sur des rĂ©miniscences historiques ou des ressentiments personnels, mais sur une admiration du systĂšme social allemand, basĂ© sur la notion de Volksgemeinschaft (communautĂ© populaire). Les groupes collaborateurs les plus extrĂ©mistes sont d’ailleurs issus de la gauche et de l’extrĂȘme-gauche, oĂč les rĂ©flexes patriotiques classiques ne jouaient plus beaucoup : pour ces militants, l’allĂ©geance allait au pays qui avait le systĂšme social le plus avantageux pour la classe ouvriĂšre, en l’occurrence, l’Allemagne, mĂšre-patrie de la social-dĂ©mocratie.

Et quand Degrelle proclame que les « Wallons sont des Germains de langue romane », ce n’est pas qu’une vile flatterie Ă  l’égard du vainqueur, mais une volontĂ© tactique :

  • 1) de participer Ă  un ensemble politique “impĂ©rial”, oĂč les “Pays-Bas autrichiens”, qui allaient devenir la Belgique en 1830, avaient jouĂ© un rĂŽle important, notamment sur le plan militaire, et

  • 2) de ne pas ĂȘtre exclus, en tant que Wallons, d’un “ordre social” qui sĂ©duisait les masses ouvriĂšres du “Pays Noir”, dont l’idĂ©ologie Ă©tait “sociale-dĂ©mocrate” Ă  la mode allemande et dont le type de vie Ă©tait trĂšs proche de ceux de la Ruhr ou de la Sarre. Mines et sidĂ©rurgie forgent une solidaritĂ© implicite qui va au-delĂ  de tous les autres clivages.

Ces quelques faits montrent que la collaboration n’allait pas se limiter aux seuls mouvements nationalistes, mais se capillariser dangereusement dans tout le corps social. Le gouvernement Spaak-Pierlot — ou du moins ses vestiges d’aprĂšs la tourmente — qui s’était transplantĂ© Ă  Londres, percevait le danger du clivage insurmontable qui se dessinait en Belgique : 2 camps antagonistes se faisaient face, les partisans de l’ordre ancien (toutes oppositions sociales sublimĂ©es) et les partisans de l’Ordre Nouveau. Entre les 2, un Ă©tablissement fidĂšle au Roi qui tente d’imposer une voie mĂ©diane, de sauver l’indĂ©pendance du pays, d’avancer quelques-uns de ses pions dans une certaine collaboration “nationaliste de droite”. Mais cet Ă©tablissement demeure hostile Ă  la IIIe RĂ©publique, au gouvernement de Londres, aux communistes et, au sein de la collaboration, aux nationalistes flamands indĂ©pendantistes et “rĂ©publicains”. Il se mĂ©fie bien sĂ»r des autoritĂ©s proprement nationales-socialistes et table sur les Ă©lĂ©ments traditionnels et conservateurs de la diplomatie et de l’État allemands.

Dans la rue et les campagnes, surtout Ă  partir de 1943, rĂšgne une atmosphĂšre de guerre civile : rexistes et nationalistes flamands, ainsi que les membres de leurs familles, sont abattus sans autre forme de procĂšs, sans distinction d’ñge ou de sexe. En 1944, les collaborateurs passent Ă  la contre-offensive qui, Ă  son tour, entraĂźne de nouvelles reprĂ©sailles : la spirale atteint son horreur maximale Ă  Courcelles en aoĂ»t 1944, quand la Brigade Z du parti rexiste venge cruellement la mort des siens, notamment l’assassinat du maire de Charleroi et de sa famille, en exĂ©cutant sommairement 27 personnes (2).

Ce formidable imbroglio aurait dĂ», aprĂšs la victoire des armes anglaises et amĂ©ricaines, ĂȘtre dĂ©mĂȘlĂ© par une justice sereine, patiente, douĂ©e de beaucoup de tact. Il n’en fut rien. Personne n’a mieux stigmatisĂ© cette « justice de roi nĂšgre » que le Professeur Raymond Derine, un Ă©minent juriste de l’UniversitĂ© Catholique de Louvain (3). La justice militaire de l’épuration est une honte pour la Belgique, explique ce juriste, pour 4 faisceaux de raisons :

  • 1) Le gouvernement de Londres prĂ©pare dĂšs 1942 une Ă©puration sĂ©vĂšre, sans plus avoir le moindre contact physique avec la Belgique occupĂ©e et sans comprendre les motivations rĂ©elles, et si complexes, des futurs rĂ©prouvĂ©s. Paul Struye, PrĂ©sident du SĂ©nat et rĂ©sistant, Ă©crira dans ses mĂ©moires : « les 20.000 hĂ©ros revenant de Londres et dĂ©couvrant en Belgique 8.000.000 de suspects dont 4.000.000 au moins de coupables » (4). La collaboration fonctionnera dĂšs lors Ă  coup de lois rĂ©troactives, hĂ©rĂ©sie juridique dans tout État de droit.
  • 2) Les juridictions d’exception sont essentiellement militaires : elles ont donc tendance Ă  rĂ©clamer des peines maximales. Dans ces excĂšs, le ressentiment des vaincus de 1940 et des pensionnaires des Oflag, appelĂ©s Ă  prononcer les peines, a jouĂ© un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant. Ces militaires n’avaient pas eu de contact avec la Belgique rĂ©elle et n’avaient vĂ©cu la guerre qu’au travers de fantasmes rĂ©pĂ©tĂ©s Ă  satiĂ©tĂ© pendant de longues annĂ©es d’inactivitĂ© forcĂ©e.
  • 3) La nomination de substituts trĂšs jeunes et inexpĂ©rimentĂ©s, tentĂ©s de faire du zĂšle en matiĂšre de rĂ©pression.
  • 4) Enfin, en Flandre, les magistrats civils et militaires appelĂ©s Ă  juger les faits de collaboration sont majoritairement issus de la bourgeoisie francisĂ©e, procĂ©duriĂšre, marchande, gĂ©nĂ©ralement inculte, confinĂ©e dans l’étroitesse d’esprit de son pauvre unilinguisme et hostile Ă  toute intellectualitĂ© ; ces hommes vont tout naturellement ĂȘtre tentĂ©s d’éradiquer dĂ©finitivement une idĂ©ologie populaire, intellectuelle, polyglotte, donc ouverte au monde, et plus honnĂȘte dans ses pratiques : le nationalisme de libĂ©ration flamand, qui contestait leur pouvoir Ă  la racine, opiniĂątre et infatigable. Avec un tel ressentiment, ces individus ne pouvaient Ă©videmment prononcer une justice sereine. Mais la rĂ©pression frappera plus durement les intellectuels francophones que leurs homologues flamands. Pour plusieurs raisons : le vivier intellectuel flamand Ă©tait presque entiĂšrement “contaminĂ©â€ par des Ă©lĂ©ments idĂ©ologiques que l’établissement considĂ©rait “subversifs” par dĂ©finition tel le populisme romantique qui mettait le peuple au-dessus de toutes les instances Ă©tatiques et gĂ©nĂ©rait ainsi une contestation permanente de l’État belge calquĂ© Ă  l’époque sur le modĂšle centraliste jacobin. La rĂ©pression a certes frappĂ© les intellectuels flamands, plus nombreux que leurs collĂšgues wallons, mais les condamnations Ă  mort ont Ă©tĂ© rares et aucune n’a Ă©tĂ© suivie d’exĂ©cution. Le poĂšte Wies Moens, le poĂšte et humoriste Bert Peleman, le prĂȘtre, thĂ©ologien, philosophe et historien de l’art Cyriel Verschaeve ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă  mort : Peleman a Ă©tĂ© grĂąciĂ©, Moens a fui en Hollande (les autoritĂ©s nĂ©erlandaises ont refusĂ© de l’extrader), Verschaeve s’est rĂ©fugiĂ© dans un couvent tyrolien (des militants flamands ramĂšneront sa dĂ©pouille dans son village en 1975). Beaucoup d’écrivains ont Ă©tĂ© arbitrairement arrĂȘtĂ©s, emprisonnĂ©s voire maltraitĂ©s, dans les premiĂšres semaines de la libĂ©ration, mais n’ont Ă©tĂ© ni jugĂ©s ni poursuivis ni condamnĂ©s. Ils ont toutefois gardĂ© une ineffaçable rancune contre l’État et se sont jurĂ© de lui faire payer les avanies subies, mĂȘme les pĂ©cadilles : l’État belge n’a plus reçu l’aval de l’intelligentsia dans son ensemble, qui n’a plus cessĂ© de le dĂ©nigrer, de rĂ©pandre un “mauvais esprit” et d’en saper les assises. En revanche, les responsables politiques flamands, grands idĂ©alistes, payent le prix du sang ; le martyrologue est aussi long qu’épouvantable, surtout quand on connaĂźt la probitĂ© morale des condamnĂ©s : Leo Vindevogel, Theo Brouns, Lode Huyghen, Marcel Engelen, Karel De Feyter, Lode Sleurs, August Borms


La rĂ©pression contre les intellectuels, surtout en Wallonie, prendra, dans ce contexte, une tournure dramatique et particuliĂšrement cruelle, comme si le pouvoir, dĂ©tenu par des classes en dĂ©clin, voulait Ă©liminer par tous les moyens ceux qui, par leurs efforts, Ă©taient la preuve vivante de leur infĂ©rioritĂ© culturelle, c’est-Ă -dire de leur infĂ©rioritĂ© absolue. Paul Colin, le brillant critique d’art qui introduisit l’expressionnisme allemand Ă  Bruxelles et Ă  Paris, le plus talentueux journaliste du pays Ă  qui l’on doit une merveilleuse histoire des Ducs de Bourgogne, est abattu comme un chien dans son bureau Ă  Bruxelles en 1943, son remplaçant Paul Herten sera fusillĂ© en octobre 1944, dans des conditions abominables, qu’a dĂ©noncĂ©es l’ancien rĂ©sistant Louis De Lentdecker, Ă©cƓurĂ© par l’hystĂ©rie de cette Ă©poque (5). Le philosophe JosĂ© Streel [auteur de La rĂ©volution du XXe siĂšcle, rééditĂ© en mai 2010 aux Ă©ditions DĂ©terna avec une prĂ©face de Lionel Baland], qui avait pourtant abandonnĂ© la collaboration en 1943, est fusillĂ© en 1946 (6), de mĂȘme que les journalistes Victor Meulenyser et Jules Lhoste. Pierre Daye, correspondant de Je suis partout, parvient Ă  fuir en Argentine [les mĂ©moires inĂ©dites de P. Daye, dactylographiĂ©es par M. Crockaert entre 1961 et 1963, sont conservĂ©es aux Archives du MusĂ©e de la LittĂ©rature]. Raymond de Becker, correspondant avant-guerre de la revue Esprit, Ă©cope de 20 ans de bagne, de mĂȘme que Henri De Man, un des plus grands thĂ©oriciens socialistes du siĂšcle. Robert Poulet est condamnĂ© Ă  mort et attendra sa grĂące pendant 1.056 jours d’isolement, pour ensuite Ă©migrer Ă  Paris et offrir son grand talent Ă  la presse non-conformiste de France. Parmi les Ă©crivains “prolĂ©tariens”, d’origine communiste ou socialiste, Pierre Hubermont, animateur des Cercles Culturels Wallons, est condamnĂ© Ă  20 ans de travaux forcĂ©s et sa carriĂšre est dĂ©finitivement brisĂ©e ; son jeune disciple Charles Nisolles est fusillĂ© en 1947. RenĂ© Baert est abattu par des militaires belges en Allemagne en 1945. Son ami le peintre surrĂ©aliste Marc. Eemans, qui n’a Ă©crit que des articles sur les arts, le tourisme et les traditions populaires, est condamnĂ© Ă  8 ans de prison (il en fera 4). Le brillant germaniste Paul Lespagnard est Ă©galement fusillĂ©. Le sublime Michel de Ghelderode est insultĂ©, humiliĂ© publiquement et chassĂ© de son modeste emploi de fonctionnaire municipal Ă  Schaerbeek. FĂ©licien Marceau se rĂ©fugie Ă  Paris, oĂč il deviendra acadĂ©micien. Simenon, le pĂšre du fameux Maigret, se replie Ă  GenĂšve. HergĂ©, le crĂ©ateur de Tintin, est importunĂ© Ă  plusieurs reprises (7) et devra aller vivre sur les rives helvĂ©tiques du Lac LĂ©man pendant quelque temps ; son collĂšgue, l’inimitable caricaturiste Paul Jamin (alias “Jam” puis “Alidor”) est condamnĂ© Ă  mort mais heureusement ne sera pas exĂ©cutĂ© : octogĂ©naire avancĂ© aujourd’hui, sa verve et son coup de crayon rehaussent toujours les pages de l’hebdomadaire satirique bruxellois PĂšre Ubu. L’intelligentsia francophone non-conformiste fut littĂ©ralement dĂ©capitĂ©e Ă  la suite de la rĂ©pression, qui rĂ©ussit lĂ  un coup de maĂźtre : plus personne ne peut se faire l’avocat des rĂ©prouvĂ©s en dehors des frontiĂšres, en usant d’une langue trĂšs rĂ©pandue sur la planĂšte.

Les personnalitĂ©s qui ont Ă©mis des critiques sĂ©vĂšres Ă  l’encontre de la justice rĂ©pressive belge, ne nient pas pour autant la nĂ©cessitĂ© de punitions justes et appropriĂ©es, surtout pour 3 motifs :

  • 1) Le soutien apportĂ© aux manƓuvres arbitraires de l’ennemi, qui ont causĂ© des dommages Ă  la population ou lui ont apportĂ© des souffrances inutiles ; en clair, cela signifie rĂ©clamer des peines exemplaires pour les auxiliaires de la police allemande, surtout ceux qui ont agi pour des mobiles vĂ©naux ;
  • 2) Le soutien apportĂ© Ă  l’armĂ©e ennemie aprĂšs la libĂ©ration du territoire en septembre 1944 (not. au cours de l’offensive von Rundstedt dans les Ardennes) ;
  • 3) Les actions qui ne sont pas moralement avalisables (dĂ©nonciations vĂ©nales, etc.).

Ces 3 faisceaux de motifs qu’avançait l’Action Catholique auraient permis une rĂ©pression modĂ©rĂ©e, qui n’aurait pas laissĂ© de sĂ©quelles psychologiques graves dans la population ni induit une frange de l’intelligentsia dans un nĂ©gativisme permanent et systĂ©matique. Malheureusement ces suggestions humanistes restĂšrent lettre morte.

À partir de septembre 1943, la terreur prend une ampleur considĂ©rable ; en 1944, elle fera 740 victimes politiques (principalement des collaborateurs). Le nombre d’actes de pur banditisme atteint des proportions jamais vues depuis l’ñge sinistre des guerres de religion. Paul Struye Ă©tait attĂ©rĂ© :

« Le respect de la vie humaine a disparu. On tue pour un rien. Il arrive qu’un homme soit abattu comme un chien sans qu’on sache s’il est victime de justiciers patriotes, de rexistes ou nationalistes flamands, de vulgaires gangsters, d’une vengeance individuelle ou simplement d’une erreur sur la personne. Des gens armĂ©s et masquĂ©s (
) terrorisent certaines rĂ©gions, y introduisant des procĂ©dĂ©s de ku-klux-klan qu’on n’y avait jamais connus ou cru possibles » (8).

AprĂšs la conquĂȘte-Ă©clair du territoire belge par les armĂ©es britanniques Ă  l’Ouest et amĂ©ricaines Ă  l’Est, des individus mus par une “colĂšre populaire spontanĂ©e”, surtout orchestrĂ©e par les communistes, procĂšdent Ă  des arrestations en masse, non seulement de collaborateurs, mais de membres innocents de leurs familles ou de simples patriotes dont les opinions de droite Ă©taient connues. Les hommes politiques modĂ©rĂ©s des partis traditionnels (libĂ©raux, socialistes, catholiques) sont scandalisĂ©s et multiplient les protestations, parfois vĂ©hĂ©mentes sans rien pouvoir changer Ă  la situation ; le catholique Verbist s’écrie Ă  la Chambre, fustigeant la “rĂ©sistance” de l’aprĂšs-occupation : « Les bourreaux nazis ont fait Ă©cole » (9).

Ces arrestations Ă©taient perpĂ©trĂ©es par des personnes privĂ©es ou des organismes partisans qui n’avaient aucun pouvoir de justice et n’agissaient que de leur propre chef. 50.000 Ă  100.000 personnes s’entassaient dans les prisons, dans des camps de concentration improvisĂ©s, dans les cages du jardin zoologique d’Anvers, dans les Ă©coles rĂ©quisitionnĂ©es, etc., alors que les principaux collaborateurs s’étaient repliĂ©s en Allemagne, continuaient le combat sur le front de l’Est ou travaillaient dans les usines du Reich ! Jamais les auteurs de ces actes de terrorisme n’ont Ă©tĂ© jugĂ©s pour leurs crimes et pour s’ĂȘtre arbitrairement substituĂ© Ă  l’État ou Ă  ses services de police.

Le 17 dĂ©cembre 1942, le gouvernement de Londres, agissant sans l’assentiment d’un Parlement Ă©lu (!), modifie les articles de loi rĂ©primant l’intelligence avec l’ennemi, en rĂ©introduisant la peine de mort et surtout en remplaçant les termes anciens (« a favorisĂ© les desseins de l’ennemi dans une intention mĂ©chante ») par un terme nouveau, plus vague et permettant toutes les interprĂ©tations (« sciemment »). Les prĂ©venus seront donc jugĂ©s sur des lois rĂ©troactives non sanctionnĂ©es par un Parlement. En mai 1944, les “Londoniens” dĂ©cident de nouveaux renforcements qui ne seront publiĂ©s que le 2 septembre, un jour avant l’arrivĂ©e des chars de Montgomery Ă  Bruxelles : les condamnĂ©s perdront leurs droits civiques pour au moins dix ans, ne pourront plus devenir fonctionnaires, ĂȘtre jurĂ©s, experts ou tĂ©moins, faire partie d’un conseil de famille, etc. ni exercer les mĂ©tiers d’enseignant, de journaliste (presse Ă©crite et radiodiffusĂ©e), d’acteur de théùtre ou de cinĂ©ma ni occuper des postes de direction dans une entreprise commerciale, une banque, une association professionnelle, une association sans but lucratif (Ă©quivalent de l’assoc. loi 1901 en France) de caractĂšre culturel, sportif ou philanthropique. Plus tard, les restrictions seront encore plus drastiques, prenant mĂȘme une tournure ridicule par leur mesquinerie : suppression des indemnitĂ©s pour les invalides de 1914-18 condamnĂ©s pour collaboration, interdiction de s’inscrire dans une universitĂ©, de recevoir des allocations familiales, d’avoir un compte-chĂšque postal (!) ou un raccord tĂ©lĂ©phonique et
 de possĂ©der des pigeons voyageurs (!!). 300.000 personnes, plus de 10% du corps Ă©lectoral de l’époque sont frappĂ©es de mesures de ce type (10). En comptant leurs familles, cela fait plus d’un million de personnes jetĂ©es dans la prĂ©caritĂ© et livrĂ©es Ă  l’arbitraire.

Pourtant, Ă  Londres en 1942, le socialiste Louis De BrouckĂšre ne rĂ©clamait que 700 Ă  900 arrestations, son collĂšgue Balthazar, 1.500 ! Le ministre de la justice Delfosse, qui arrive en 1942 Ă  Londres et connaĂźt l’ampleur de la collaboration, rĂ©clame 70.000 Ă  90.000 incarcĂ©rations. De BrouckĂšre, rapportent les tĂ©moins (11), l’a regardĂ© ahuri et lui a lancĂ© : cela « nous paraĂźt dangereux, sinon impossible ». Du camp de concentration d’Oranienburg-Sachsenhausen, l’ancien ministre libĂ©ral Vanderpoorten, avant de mourir, donne des instructions humaines, tĂ©moignant de sa grandeur d’ñme : « pas d’exĂ©cutions, envoyer les chefs, les meurtriers et les dĂ©nonciateurs dans un camp au Congo et laisser les autres tels qu’ils sont ». Finalement, 405.067 dossiers s’accumuleront sur les bureaux des “auditeurs militaires”, aprĂšs la libĂ©ration des innocents internĂ©s arbitrairement, mais toujours inscrits sur l’une ou l’autre liste noire et privĂ©s de leurs droits !

Il Ă©tait bien sĂ»r impossible de traiter une telle masse de dossiers, ni de gĂ©rer le systĂšme pĂ©nitentiaire quand les cellules individuelles abritaient de 4 Ă  8 pensionnaires : de cette masse de dossiers, on en a extrait 58.784, on a poursuivi 57.052 personnes dont 53.005 seront condamnĂ©es. Parmi celles-ci, 2.940 condamnations Ă  mort, suivies de 242 exĂ©cutions ; 2340 peines Ă  perpĂ©tuitĂ©. 43.093 personnes non condamnĂ©es restaient sur la liste noire, ce qui les excluait de l’administration ou de l’enseignement.

Dans son ouvrage sobre et serein, qui est le plus redoutable rĂ©quisitoire jamais posĂ© sur la justice belge du temps de l’épuration, le Prof. Derine a Ă©numĂ©rĂ© les vices de forme et les aberrations juridiques qui ont entachĂ© cet Ă©pisode sombre de l’histoire de Belgique. Son mĂ©rite est d’avoir ressorti toutes les critiques rĂ©dhibitoires formulĂ©es Ă  l’époque par J. Pholien, futur premier ministre du royaume. Ces critiques portent essentiellement sur la rĂ©troactivitĂ© des lois (une loi pĂ©nale ne vaut que pour l’avenir, toute autre disposition en ce domaine Ă©tant aberrante), sur le fait qu’elles ont Ă©tĂ© imposĂ©es par l’exĂ©cutif seul, sans sanction du pouvoir lĂ©gislatif et sur le caractĂšre largement “interprĂ©tatif” du terme “sciemment” (remplaçant “avec une intention mĂ©chante”, cf. supra).

Ensuite, le juriste H. De Page remarquait qu’une loi, pour ĂȘtre valable, devait, selon la tradition juridique belge, bĂ©nĂ©ficier « d’une publicitĂ© effective ». Or une loi votĂ©e en mai 44 qui ne paraĂźt au Journal Officiel que le 2 septembre et est applicable dĂšs le 3, ne bĂ©nĂ©ficie pas d’une telle publicitĂ©. « Il n’est pas admissible d’astreindre tyranniquement, en vertu d’une prĂ©somption reconnue matĂ©riellement impossible, les citoyens au respect de rĂšgles qu’ils ignorent certainement » (12). Le recrutement de trĂšs jeunes juristes inexpĂ©rimentĂ©s, pour faire fonction de magistrat dans les tribunaux spĂ©ciaux et auxquels on attribuait des pouvoirs exorbitants, quasi illimitĂ©s, ne pouvait conduire qu’à cette « justice de rois nĂšgres », dĂ©noncĂ©e par Pholien (13). Ensuite, le fameux article 123 sexies, qui interdisait aux “inciviques” l’exercice de quantitĂ© de professions, rĂ©introduisait subrepticement la “mort civile”, et le montant Ă©norme de certaines amendes exigĂ©es Ă©quivalait Ă  la confiscation gĂ©nĂ©rale des biens et, parfois, Ă  leur mise sous sĂ©questre, toutes mesures abrogĂ©es par la Constitution. Autre artifice douteux : le prolongement fictif de l’état de guerre jusqu’au 15 juin 1949, ce qui permettait de maintenir en place les juridictions d’exception et de considĂ©rer les conseils de guerre comme Ă©tant “en campagne”, de façon Ă  ce que leurs compĂ©tences territoriales demeurent illimitĂ©es (notamment sur le territoire allemand). Cet artifice permettait de procĂ©der Ă  des exĂ©cutions, contrairement aux dispositions qui supprimaient celles-ci en dehors des pĂ©riodes de belligĂ©rance effective.

Parmi les incongruitĂ©s, rappellons que l’Union SoviĂ©tique n’était pas alliĂ©e Ă  la Belgique qui n’entretenait pas avec elle de relations diplomatiques. Les volontaires des diverses unitĂ©s allemandes luttant contre les armĂ©es soviĂ©tiques n’auraient normalement pas dĂ» ĂȘtre inquiĂ©tĂ©s, du moins s’ils n’avaient pas agi sur le territoire belge contre des citoyens belges : pour pouvoir les punir, on a stipulĂ©, dans la loi du 17 dĂ©cembre 1942, « qu’est alliĂ© de la Belgique tout État qui, mĂȘme en l’absence d’un traitĂ© d’alliance, poursuit la guerre contre un État avec lequel la Belgique elle-mĂȘme est en guerre ». L’Union SoviĂ©tique Ă©tait donc l’alliĂ© d’un alliĂ©, en l’occurrence la Grande-Bretagne. Or celle-ci, tout comme la France, n’était pas un alliĂ© de la Belgique, mais un simple garant tout comme l’Allemagne, puisque la Belgique Ă©tait neutre. De surcroĂźt, elle n’était plus tout-Ă -fait belligĂ©rante depuis la capitulation du 28 mai 1940.

Une loi du 10 novembre 1945 introduit le systĂšme dit “des transactions” : l’accusĂ© accepte sa faute et nĂ©gocie avec “l’auditeur militaire” le montant de sa peine ; s’il accepte la suggestion de l’auditeur, il est condamnĂ© Ă  cette peine ; s’il refuse, il reçoit une peine plus lourde ! Porte ouverte aux pires maquignonnages, qui n’ont pas grand chose Ă  voir avec le droit
 Une loi de 1888 prĂ©voyait la libĂ©ration anticipĂ©e d’un dĂ©tenu qui avait dĂ©jĂ  purgĂ© le tiers de sa peine (ou dix ans en cas de perpĂ©tuitĂ©). Cette procĂ©dure, courante pour les condamnĂ©s de droit commun, n’a pas Ă©tĂ© retenue par “l’Auditorat militaire” pour les condamnĂ©s politiques, ce qui induisait une discrimination notable en dĂ©faveur de ces derniers.

La lĂ©gislation arbitraire de l’épuration belge a conduit le pays dans une situation Ă©tonnante pour les critĂšres occidentaux, dĂ©noncĂ©e par le doyen de la facultĂ© de droit de l’UniversitĂ© Catholique de Louvain (francophone), le Prof. P. de Visscher :

« La lĂ©gislation sur l’épuration civique (
) a (
) donnĂ© naissance Ă  une masse considĂ©rable de citoyens de seconde zone qui se trouvent dans l’impossibilitĂ© pratique de se rĂ©adapter Ă  la vie sociale. La notion mĂȘme des droits de l’homme, jadis considĂ©rĂ©s comme intangibles par cela mĂȘme qu’ils tiennent Ă  la qualitĂ© d’homme, s’en trouve dangereusement Ă©branlĂ©e de mĂȘme que le principe fondamental suivant lequel aucune peine ne peut ĂȘtre prononcĂ©e sinon par les tribunaux de l’ordre judiciaire » (14).

Le Prix Nobel de mĂ©decine flamand, le Prof. C. Heymans a rappelĂ© fort opportunĂ©ment que l’Occident s’insurgeait Ă  juste titre contre le sort fait Ă  Monseigneur Mindzenty en Hongrie et au Cardinal croate Stepinac en Yougoslavie titiste mais ne soufflait mot sur le fait que Monseigneur van Assche avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© arbitrairement en Belgique et torturĂ© jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Tous ces vices de formes, ces anomalies juridiques, ces entorses aux droits de l’homme, constatĂ©s par les plus Ă©minents juristes du royaume, flamands et francophones confondus, devait tout naturellement amener une fraction de l’opinion Ă  rĂ©clamer l’amnistie pure et simple, voire la rĂ©vision de certains procĂšs ou des rĂ©habilitations. Derine remarque que l’établissement belge et, pourrions-nous ajouter, ses auxiliaires communistes ou gauchistes (Ă  qui on avait confiĂ© le “sale travail” des arrestations arbitraires en leur garantissant l’impunitĂ©), n’a cessĂ© de rĂ©clamer l’amnistie en Espagne franquiste, au Chili ou en Afrique du Sud (Mandela) pour mieux cacher derriĂšre un Ă©cran de fumĂ©e idĂ©ologique et mĂ©diatique la cruelle rĂ©alitĂ© belge en ce domaine. Avocat d’une amnistie sereine, dĂ©gagĂ©e de tout carcan idĂ©ologique collaborationniste, Derine rappelle que la France a rĂ©solu le problĂšme de l’amnistie par un train de lois (1951, 1953, 1959) et que l’Union SoviĂ©tique a procĂ©dĂ© de mĂȘme dĂšs le 18 septembre 1955 (y compris pour les soldats de l’armĂ©e Vlassov et pour les auxiliaires de la police allemande, pour autant qu’il n’y ait pas eu assassinat ou torture). Les termes du dĂ©cret soviĂ©tique Ă©taient les suivants : « Afin d’offrir Ă  ces citoyens la possibilitĂ© de retrouver une existence et du travail convenables et de redevenir des membres utiles Ă  la communautĂ© populaire ».

Aujourd’hui, en 1994, la Belgique, contrairement Ă  l’URSS d’avant la perestroĂŻka, n’a toujours pas accordĂ© l’amnistie et certains citoyens subissent encore les sĂ©quelles de la rĂ©pression. Le vaste mouvement en faveur de l’amnistie a touchĂ© toute l’opinion flamande, tous partis confondus. Mais cette mobilisation n’a servi Ă  rien. En 1976, le juriste A. Bourgeois constatait que 770 dossiers de sĂ©questre (thĂ©oriquement anti-constitutionnels !) n’avaient pas encore Ă©tĂ© refermĂ©s, 3.500 Ă  4.000 citoyens Ă©taient encore privĂ©s de certains de leurs droits, 10.000 citoyens environ n’avaient pas rĂ©cupĂ©rĂ© leurs droits politiques et un nombre incalculable d’anciens fonctionnaires et enseignants n’avaient jamais pu rĂ©intĂ©grer leur fonction et avaient dĂ» choisir une autre carriĂšre. Des milliers d’autres Ă©taient toujours privĂ©s de certains droits concrets comme le remboursement de dommages de guerre, des limitations dans le montant de leur retraite, etc. (15).

Le combat en faveur de l’amnistie revĂȘt surtout une dimension morale : si la Belgique avait agi humainement comme le Soviet SuprĂȘme en septembre 1955, elle aurait cessĂ© d’ĂȘtre une dĂ©mocratie fictive, aurait alignĂ© son comportement politique sur les principes gĂ©nĂ©raux inscrits dans la Charte des droits de l’homme et du citoyen et prouvĂ© Ă  l’ensemble de ses citoyens et au monde qu’elle est en mesure de garantir leurs droits comme n’importe quel pays civilisĂ©. En proclamant l’amnistie, elle aurait abjurĂ© la phase la plus noire de son passĂ© et dĂ©montrĂ© aux prophĂštes de la haine, qui sont si tenaces, que toute entorse au droit doit nĂ©cessairement, un jour, ĂȘtre effacĂ©e et que l’obstination dans la rancune est la pire des vanitĂ©s humaines.


â–ș Elsa Van Brusseghem-Loorne, Le Crapouillot, juin 1994.

◘ Nota bene : Les lecteurs français liront avec profit les pages que Paul SĂ©rant consacre Ă  la rĂ©pression belge dans Les vaincus de la libĂ©ration, R. Laffont, 1964.

◘ Notes :

  • (1) Maurice De Wilde, De Kollaboratie, deel 1, DNB, Anvers/Amsterdam, 1985. L’histoire de ce livre est intĂ©ressante Ă  plus d’un titre ; son auteur, prĂ©sentateur de la tĂ©lĂ©vision d’État nĂ©erlandophone en Belgique, dont la sensibilitĂ© est nettement de gauche, a animĂ© une sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e sur la collaboration qui l’a amĂ©nĂ© progressivement Ă  rĂ©viser ses jugements et Ă  rendre justice aux idĂ©alistes. Dans ce premier tome de sa fresque, il dĂ©montre avec brio que si Belges, Français et, dans une moindre mesure, Britanniques n’avaient pas procĂ©dĂ© Ă  des arrestations arbitraires en mai 1940, et si Joris Van Severen n’avait pas Ă©tĂ© assassinĂ©, la collaboration n’aurait pas connu une telle ampleur. Maurice De Wilde rĂ©ouvre lĂ  le dossier d’un contentieux franco-belge qui n’a jamais Ă©tĂ© rĂ©glĂ©.
  • (2) Alfred Lemaire, Le crime du 18 aoĂ»t ou les journĂ©es sanglantes des 17 et 18 aoĂ»t 1944 dans la rĂ©gion de Charleroi, Imprimerie/Maison d’éd. S.C., Couillet, 1947.
  • (3) Prof. Raymond Derine, Repressie zonder maat of einde ?, Davidsfonds, Louvain, 1978.
  • (4) Paul Struye, « Justice ! Que faut-il penser de la rĂ©pression ? », texte d’une confĂ©rence prononcĂ©e Ă  Bruxelles le 24 dĂ©cembre 1944 avec le futur ministre catholique A. Verbist.
  • (5) Louis De Lentdecker, Tussen twee vuren, Davidsfonds, Louvain, 1985.
  • (6) Jean-Marie Delaunois, De l’Action Catholique Ă  la collaboration, Ă©d. Legrain/Bourtembourg, Courcelles/Bruxelles, 1993. Biographie de JosĂ© Streel, version grand public d’un mĂ©moire dĂ©fendu Ă  l’UniversitĂ© Catholique de Louvain, ayant obtenu la plus grande distinction. Capital pour comprendre le rexisme. Pour saisir l’ampleur de la collaboration intellectuelle en Flandre, se rĂ©fĂ©rer Ă  l’ouvrage de Herman Van de Vijver, Het cultureel leven tijdens de bezetting, DNB/Pelckmans, Kapellen, 1990.
  • (7) Thierry Smolderen & Pierre Sterckx, HergĂ©, portrait biographique, Casterman, 1988.
  • (8) Paul Struye, L’évolution du sentiment public en Belgique sous l’occupation allemande, Bruxelles, 1945.
  • (9) ConfĂ©rence prononcĂ©e Ă  Bruxelles le 24 dĂ©cembre 1944, aux cĂŽtĂ©s de Paul Struye, cf. note (4).
  • (10) A. Bourgeois, « Over Amnestie », in Kultuurleven, aoĂ»t-sept. 1976 ; « Balans van de repressie en epuratie », ibid. ; « Opruiming van de gevolgen der repressie », ibid.
  • (11) TĂ©moignage du Ministre des Colonies du gouvernement de Londres ; A. de Vleeschauwer, le 29 mars 1949.
  • (12) H. de Page, TraitĂ© Ă©lĂ©mentaire de droit civil belge, tome 1, 1962, 3Ăšme Ă©d.
  • (13) Actes du Parlement, SĂ©nat, 16 dĂ©cembre 1948, p. 235.
  • (14) P. de Visscher, « Les nouvelles tendances du droit public belge », in La Revue Nouvelle, 1951, p. 125.
  • (15) A. Bourgeois, cf. articles citĂ©s en note (10).
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Libéral-libertaire

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33119010.jpgEn dĂ©pit de l'origine du terme “libertaire”, le philosophe social et thĂ©oricien polĂ©miste marxiste Michel Clouscard a introduit l'expression synthĂ©tique « libĂ©ral-libertaire » dans son livre NĂ©o-fascisme et idĂ©ologie du dĂ©sir (1972) pour dĂ©noncer le permissivisme moral des Ă©tudiants gauchistes de mai 1968 qu'il considĂšre comme une attitude contre-rĂ©volutionnaire, expression depuis revendiquĂ©e par certains, Ă  l'instar du dĂ©putĂ© europĂ©en Daniel Cohn-Bendit. L'idĂ©ologie libertaire se dĂ©marque du libertarianisme en prĂŽnant le collectivisme et souvent l'Ă©galitarisme. 

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DĂ©mythifier Mai 68 ou comment l’idĂ©ologie soixante-huitarde est devenue un instrument de domination

Werner Olles, ancien activiste du 68 allemand, a Ă©tĂ© membre du SDS de Francfort-sur-le-Main puis de divers groupes de la “nouvelle gauche” avant de rejoindre les cercles nationaux-rĂ©volutionnaires et nĂ©o-droitistes allemands. Dans cet article, rĂ©digĂ© en 2001, il explique les raisons qui l’ont poussĂ© Ă  abandonner l’univers politico-intellectuel des gauches extrĂȘmes allemandes. On notera qu’il cite Pier Paolo Pasolini et dĂ©plore que l’arrivĂ©e aux postes du pouvoir des premiers anciens activistes, avec un Joschka Fischer devenu ministre des Affaires  Ă©trangĂšres, n’a rien changĂ© Ă  la donne : l’Allemagne est toujours dĂ©pendante des États-Unis, sinon davantage, et le dĂ©bat intellectuel est toujours bĂ©tonnĂ©...

Marx, en se rĂ©fĂ©rant Ă  Hegel, avait dit, Ă  propos du 18 brumaire de Bonaparte, que les Ă©vĂ©nements historiques importants, touchant le monde entier, se dĂ©roulaient toujours deux fois : la premiĂšre fois comme tragĂ©die, la seconde fois comme farce. Cette remarque est Ă©galement pertinente quand s’échaffaudent les mythes politiques. Mais tandis que les mythologies qui Ă©voquent les fondations d’une nation articulent toujours les actions collectives d’un peuple, qui se hisse d’un Ă©tat de nature Ă  un degrĂ© plus Ă©levĂ© de civilisation, l’histoire du mouvement soixante-huitard ressemble plus Ă  une parodie de ce passage qu’à une vĂ©ritable transition “anamorphique”. Mais cette histoire du soixante-huitardisme a tout de mĂȘme un point commun avec la formation des mythes nationaux : « Le mensonge du mythe hĂ©roĂŻque culmine dans l’idolĂątrie du hĂ©ros », comme l’écrit Freud dans sa Psychologie des masses et analyse du moi (1921). En ce sens, le mythe de mai 68 n’est rien de plus, aujourd’hui, qu’un instrument servant Ă  asseoir la domination d’une nouvelle classe politique.

Pier Paolo Pasolini, le cĂ©lĂšbre Ă©crivain, poĂšte, journaliste et metteur en scĂšne italien, nous a laissĂ© un poĂšme, Ă©crit justement en 1968 : “Le PCI aux jeunes !”. Pasolini, observateur trĂšs prĂ©cis de l’aliĂ©nation gĂ©nĂ©ralisĂ©e qui frappait toutes les couches de la population et tous les domaines de l’existence, Ă©tait communiste et homme de gauche, une Ă©quatioin qui n’est pas toujours Ă©vidente, mais qui l’était dans son cas. Dans ce fameux poĂšme, il prend ses distances expressis verbis et en termes clairs avec les Ă©tudiants radicaux de gauche, qui avaient pourtant rĂ©ussi Ă  faire battre la police en retraite, lors des premiĂšres grandes batailles de rue, Ă  Rome, au printemps de l’annĂ©e 1968. Il dĂ©signait ces Ă©tudiants comme des “bourgeois, fils Ă  la mamma” et se solidarisait avec les policiers rossĂ©s, parce qu’ils Ă©taient “les fils de pauvres gens nĂ©s dans les zones dĂ©shĂ©ritĂ©es des campagnes ou des grandes villes”.

En tant que marxiste, Pasolini ne rejettait pas la violence en gĂ©nĂ©ral mais s’insurgeait contre celle que pratiquaient les “Brigades rouges” des annĂ©es 70 qui commettaient des attentats et des enlĂšvements, tout en menant une guĂ©rilla urbaine assez efficace dans toute l’Italie. La gauche lui a en voulu. Et quand il s’est opposĂ© Ă  la libĂ©ralisation de l’avortement et s’est insurgĂ© avec vĂ©hĂ©mence contre la permissivitĂ© sexuelle dans la sociĂ©tĂ© nouvelle, la mesure Ă©tait comble pour les gauches conventionnelles : en effet, pour Pasolini, la libĂ©ralisation des mƓurs et de la sexualitĂ© ne voulait qu’en apparence le bonheur des gens ; en rĂ©alitĂ©, il s’agissait d’introduire les ferments d’un dressage des corps pour qu’ils soient le support d’homoncules destinĂ©s Ă  une seule chose : accroĂźtre dĂ©mesurĂ©ment la consommation et ce qui en dĂ©coule logiquement, la croissance exponentielle des marchĂ©s. Du coup l’hĂ©rĂ©tique et dissident Pasolini a subi un cordon sanitaire: on ne le reconnaissait plus comme un clerc de la religion marxiste.

Pasolini a donc reconnu la montĂ©e du nouveau totalitarisme introduit par le mouvement soixante-huitard, quand les plupart des conservateurs et des droitiers dormaient encore du sommeil du juste. Pasolini dĂ©signait la tolĂ©rance pour ce nouveau systĂšme de domination et son « idĂ©ologie hĂ©doniste incontournable » comme « la pire de toutes les formes de rĂ©pression de l’histoire de l’humanitĂ© », parce qu’elle niait les anciens schĂ©mes culturels. Malheureusement, son message n’est pas passĂ© en RĂ©publique fĂ©dĂ©rale allemande dĂšs la fin des annĂ©es 60 et le dĂ©but des annĂ©es 70. Pasolini Ă©tait animĂ© d’un courage dĂ©sespĂ©rĂ© quand il s’est opposĂ© au libĂ©ralisme dĂ©bordant mis en selle par le carnaval de 68, un libĂ©ralisme qui n’avait qu’un seul objectif : dilater dĂ©mesurĂ©ment la sphĂšre de l’économie marchande. En Allemagne, personne n’a posĂ© d’analyse aussi pertinente, certainement pas les “intellectuels”.

Ce sont surtout les ouvriers des usines qui ont compris ; nous, les intellectuels soixante-huitards, ricanions avec mĂ©chancetĂ© et affichions un net complexe de supĂ©rioritĂ© : nous les traitions de “masses dĂ©pendantes du salariat”, trahissant du mĂȘme coup que nous ne voulions pas leur Ă©mancipation. Pour eux, nous ne prĂ©voyions pas “l’auto-rĂ©alisation de l’individu”. Les ouvriers comprenaient que le dĂ©montage systĂ©matique des valeurs traditionnelles par l’esprit de 68 ouvrait la voie Ă  un capitalisme dĂ©bridĂ©, consumĂ©riste et utilitariste, cynique et dĂ©tachĂ© de tout impĂ©ratif Ă©thique ou social. Sans jamais avoir entendu parler de “Diamat”, de “matĂ©rialisme dialectique”, sans jamais avoir lu Marx — qui considĂ©rait la persistance des sociĂ©tĂ©s traditionnelles comme le plus grand obstacle Ă  la percĂ©e du socialisme et, qui, logique avec lui-mĂȘme, saluait la destruction des vieilles cultures d’Inde par les impĂ©rialistes britanniques — les ouvriers allemands de la fin des annĂ©es 60 comprenaient instinctivement que les schĂšmes, les structures et les valeurs traditionnelles du monde traditionnel leur offraient encore une protection, certes limitĂ©e et fragile, contre le dĂ©ferlement d’un capitalisme sans plus aucun garde-fou : ils barraient la route Ă  nos Ă©quipes subversives devant la porte des usines, gĂ©nĂ©ralement sans y aller par 4 chemins.

La classe qui aurait dĂ» incarner ces valeurs traditionnelles, c’est-Ă -dire la bourgeoisie d’aprĂšs-guerre, trĂšs vite, s’est retrouvĂ©e la queue entre les pattes, a exprimĂ© toute sa lĂąchetĂ© et n’a pas forgĂ© une alliance avec la classe ouvriĂšre contre les “soixante-huitards” et leurs Ă©pigones. De plus, elle a tout fait pour interdire Ă  l’État, dĂ©tenteur du monopole de la violence, d’intervenir efficacement contre ses propres gamins et gamines, tourneboulĂ©s par les “idĂ©es nouvelles”. Alors, forcĂ©ment, la dynamique de cette lutte des classes exemplaire a pu se dĂ©ployer sans entraves venues de haut. AprĂšs la lecture d’Herbert Marcuse, notamment sa Critique de la tolĂ©rance pure, ouvrage-culte et vulgarisation extrĂȘme du nĂ©o-marxisme de l’époque, et surtout le chapitre intitulĂ© « La tolĂ©rance rĂ©pressive », on s’est senti autorisĂ© Ă  commettre les pires violences irrationnelles. À cela s’est ajoutĂ© le refus net, dans l’Allemagne d’alors, de prendre en compte les contradictions entre la rhĂ©torique catastrophiste du SDS (l’opposition extra-parlementaire Ă©tudiante) et de ses Ă©pouvantables successeurs, d’une part, et, d’autre part, la rĂ©alitĂ© socio-Ă©conomiques de l’Allemagne de l’Ouest des annĂ©es 60, rĂ©alitĂ© encore acceptable, potable, contrairement Ă  ce qui se passait dans les pays du Tiers Monde.

Dans le processus politique et historique qu’elle inaugurait, la mentalitĂ© de 1968 anticipait tout ce que nous dĂ©plorons Ă  juste titre aujourd’hui : une sociĂ©tĂ© dĂ©sormais totalement massifiĂ©e, l’omnipotence des mĂ©dias, la destruction de traditions culturelles aux racines pourtant profondes, le processus ubiquitaire de nivellement, par lequel tout ce qui est authentique et particulier se voit dĂ©truit et qui, finalement, ne tolĂšre que la seule idĂ©ologie du consumĂ©risme, flanquĂ©e d’une industrie des loisirs, des variĂ©tĂ©s et de la comĂ©die qui se dĂ©ploie jusqu’à la folie. Le processus de destruction de toute forme de culture et la perte de tout socle identitaire, qui est allĂ©e en s’accĂ©lĂ©rant depuis les annĂ©es 70, ne cessent de s’amplifier et d’atteindre tous les domaines de nos existences.

Certes, les valeurs traditionnelles, dites “bourgeoises” par leurs adversaires, n’étaient dĂ©jĂ  plus assez fortes, avant 1968, pour constituer un contre-poinds Ă  la “rĂ©volution culturelle”. Quasiment personne, Ă  l’époque, n’a eu le courage de s’opposer aux bandes violentes qui dĂ©ferlaient sur les universitĂ©s et les hautes Ă©coles, personne, sauf le professeur social-dĂ©mocrate Carlo Schmid, n’a osĂ© dire : “l’autoritĂ© ne cĂšdera pas !”. Personne n’a eu le courage de dire, sauf sans doute, le bourgmestre de Francfort, le chrĂ©tien-dĂ©mocrate Wilhelm Fay, que la violence et le fanatisme du SDS et de l’APO constituaient un retour Ă  l’exigence, par la coercition, d’un nouveau conformisme, d’une nouvelle fidĂ©litĂ© forcĂ©e Ă  des idĂ©aux minoritaires, d’une obligation Ă  suivre les impĂ©ratifs idĂ©ologiques d’une caste rĂ©duite en nombre, comme ce fut le cas sous le national-socialisme.

AprĂšs que le mouvement et sa mythologie aient littĂ©ralement remplacĂ© la rĂ©alitĂ©, tout en refusant avec entĂȘtement la sanction du rĂ©el, une forme imprĂ©vue jusqu’alors d’hystĂ©rie de masse s’est libĂ©rĂ©e, alors qu’on imaginait qu’une telle hystĂ©rie n’était le fait que des seules sectes religieuses. On peut affirmer que les groupuscules nĂ©s de la dissolution du SDS, comme les partis “ML” (marxistes-lĂ©ninistes), n’ont pas Ă©tĂ© autre chose qu’un mĂ©lange d’aveuglement politique, qu’un cocktail perfide de “scientologie” et d’“Hell’s Angels”, oĂč les phĂ©nomĂšnes psychopathologiques donnaient le ton, avec tout le cortĂšge voulu de dĂ©rives emblĂ©matiques : lavage de cerveau, apologie du pire kitsch rĂ©volutionnaire, et surtout les fameuses “discussions” sans fin, Ă©pouvantablement emmerdantes, crispĂ©es et sans Ă©paisseur. Le sommet de la bĂȘtise a Ă©tĂ© atteint quand ces associations staliniennes de “sports de combat”, avec leurs jeunes bourgeois se complaisant dans une culture fabriquĂ©e sur le mode “sous-prolĂ©tarien”, se vantaient d’ĂȘtre des analphabĂštes politiques et culturels complets, tout en voulant imiter dans les rues les bagarres qui avaient opposĂ©, dans les annĂ©es 20 et 30, les nationaux-socialistes aux communistes. Pendant que ces bourgeois de souche se donnaient des airs de rĂ©volutionnaires prolĂ©tariens d’antan, les jeunes ouvriers, eux, roulaient vers le soleil de l’Espagne (franquiste !) au volant de leurs Ford Taunus flambant neuves.

Quand on lit aujourd’hui les textes de ces activistes, tentant de justifier et d’expliquer leurs revendications ou leurs actes — et on les lira avec profit — on perd le souffle. Jamais, ils ne se montrent honteux de leurs simplismes. Jamais ils ne s’excusent d’avoir commis des dĂ©pradations ou des dĂ©rapages. Jamais un regret. On dirait que la table de bistrot, autour de laquelle ils refaisaient le monde ou jouaient Ă  prĂ©parer l’hypothĂ©tique rĂ©volution finale, en usant d’un jargon intellectuel de gauche, est toujours la mĂȘme : les discours sont toujours impavides, inflexibles, relĂšvent toujours d’une bande qui n’a rien appris, ne veut rien apprendre. Ce n’est peut-ĂȘtre pas Ă©vident chez tous les protagonistes du 68 allemand, ou ce n’est pas immĂ©diatement perceptible, comme chez un Gerd Koenen, un K. D. Wolff ou un Christian Semmler. Mais ce l’est assurĂ©ment chez un Joseph Fischer ou un Joscha Schmierer. On nage lĂ  dans le “radical chic” et toutes les idĂ©es avancĂ©es ne sont rien d’autre que des dĂ©ductions ultĂ©rieures des vieilles et fausses visions de la fin des annĂ©es 60 et du dĂ©but des annĂ©es 70.

La RĂ©publique FĂ©dĂ©rale en est sortie Ă©branlĂ©e et ce n’est finalement qu’une maigre consolation de savoir qu’Ulrike Meinhof n’est pas devenue ChanceliĂšre, que Joscha Schmierer n’est pas devenu ministre de la justice, que JĂŒrgen Trittin n’est pas devenu un nouveau “ministre de la propagande”, bref, que la RĂ©publique FĂ©dĂ©rale n’est pas devenue une “RĂ©publique Ouest-Allemande des Conseils” (“Westdeutsche RĂ€terrepublik”). Mais si c’est une consolation, ce n’est pas pour autant matiĂšre Ă  rĂ©jouissance. Dans le gouvernement Schröder / Fischer, finalement, nous avons vu surgir l’accomplissement du mouvement soixante-huitard : nous avons une dĂ©mocratie trĂšs teintĂ©e Ă  gauche (la gauche de 68 et non plus la vieille social-dĂ©mocratie), sans personnalitĂ© d’envergure, avec une mĂ©diocritĂ© trĂšs nettement perceptible, oĂč l’on se bornera Ă  l’avenir de changer les pions : tous auront les mĂȘmes rĂ©flexes, les mĂȘmes tares, rĂ©pĂ©teront les mĂȘmes schĂšmes mentaux. Car il n’est pas restĂ© davantage de 68. Et aussi longtemps que les intĂ©rĂȘts des “Global Players” sont plus ou moins identiques Ă  ceux de cette gauche allemande aux assises branlantes, on peut s’attendre au retour rĂ©current de ces schĂšmes mentaux dans les allĂ©es du pouvoir en Allemagne.

â–ș Werner Olles, Junge Freiheit n°9/2001. (tr. fr. : RS, avril 2012)

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olcovers220-L.zip&file=2205096-L.jpgPORTRAIT PSYCHOLOGIQUE DES “BABA COOLS”

Je confesse avoir commis une nĂ©gligence, avoir laissĂ© moi­sir pendant 5 ans un excellent livre dans un coin sombre de la petite bibliothĂšque qui se dresse Ă  mon chevet. Ce livre est l'Ɠuvre de Matthias Horx (nĂ© Ă  DĂŒsseldorf en 1955), chroniqueur Ă  Pflasterstrand, Tempo et Die Zeit, auteur de 2 ouvrages de science-fiction et de 2 critiques des engouements contemporains (ceux des alternatifs et ceux des “battants” reagano-thatchĂ©riens du dĂ©but des annĂ©es 80). Son titre ? Aufstand im Schlaraffenland (RĂ©volte au pays de cocagne). C'est une sorte de biographie politique et culturelle d'une gĂ©nĂ©ration d'enfants gĂątĂ©s, la premiĂšre gé­nĂ©ration du siĂšcle qui n'a pas Ă©tĂ© confrontĂ©e Ă  une grande guerre et qui n'avait qu'un souci, fort fĂ©brile : expĂ©rimenter du neuf, ĂȘtre contre tout, rĂȘver d'un trip Ă  la marijuana ou d'une passe exaltante, comme dans les manuels de sexualitĂ© a­vancĂ©e, mais qui n'est Ă©videmment jamais venue. Horx :

« Si nous sommes honnĂȘtes, nous devons confesser que nous Ă©tions tout de mĂȘme des privilĂ©giĂ©s. Enfants, nous avons encore vĂ©cu dans de petites familles intactes, dans le con­texte d'un progrĂšs ininterrompu et c'est avec cet arriĂšre-plan finalement solide que nous avons expĂ©rimentĂ© la rĂ©volution tout en grandissant, alors que les utopies, promettant une “autre vie” ; n'avaient pas encore Ă©tĂ© tentĂ©es et n'avaient pas encore déçu ; Ă  l'Ă©poque, existait encore bel et bien un “systĂšme” que l'on pouvait critiquer radicalement, pour de bonnes raisons. Nous, garçons et filles d'une gĂ©nĂ©ration qui, comme aucune autre, a cherchĂ© l’ALTERNATIVE, le HORS­-NORMES, n'avons, en fin de compte qu'accĂ©lĂ©rer un pro­cessus que cette sociĂ©tĂ©, que nous faisions mine de haĂŻr, a “normalisĂ©â€. Car notre rĂ©volte, avec ses rĂȘves Ă  la fois fous et comiques, ses prĂ©tentions ridicules, ses appels empha­tiques Ă  l'Ă©mancipation totale, n'a finalement contribuĂ© qu'Ă  maintenir Ă  flot la modernitĂ© dans la sociĂ©tĂ©. En empruntant les chemins de dĂ©tour du fondamentalisme le plus bizarre, elle a fait en sorte que l'hĂ©ritage de nos pĂšres, c'est-Ă -dire un pays un peu figĂ©, encore marquĂ© par notre passĂ© prĂ©-­dĂ©mocratique mais oĂč le miracle Ă©conomique a Ă©tĂ© possible, soit devenu le chaos actuel. La dĂ©mocratie de nos pĂšres é­tait imparfaite : elle Ă©tait encore en chantier, mais ce chantier n'Ă©tait pas le plus mauvais du monde ».

Ensuite, Matthias Horx croque avec cruauté et à propos les 11 principaux défauts du fondamentaliste soixante-huitard :

1. La rouspétance idéologique.

Elle a pris des proportions insoupçonnĂ©es. Indice quotidien de cette maladie : le courrier des lecteurs des journaux de la “gauche branchĂ©e” : « Si X Ă©crit encore des articles dans vo­tre journal, je me dĂ©sabonne sur le champ ». La menace : je vous retire mon amour. RĂšgne des positionnements binaires : l'homme (nous) et les cochons (les autres, les vieux cons, les beaufs et les inĂ©vitables fachos), l'État (policier, bien sĂ»r) et la RĂ©sistance (nous), le Bien et le Mal. Sur la persistance de ces agrĂ©gats, il est impossible de bĂątir un corpus idĂ©olo­gique pragmatique, donc le seul exercice que peuvent en­core pratiquer ces messieurs-dames, conclut Horx, c'est la dĂ©nonciation. On pense Ă  messires Monzat, Soudais, O­lender, Grodent, Brewaeys, Duplat et Ă  d'autres reliques ina­movibles du sous-journalisme contemporain.

2. La régression permanente.

Dans les rĂ©sidus du soixante-huitardisme allemand, le voca­bulaire infantile fait recette : « Mon nounours adorĂ©, Ta petite souris te salue, te fait un bisou, Je t'aime mon gros Lapinos, etc. ». Horx a repĂ©rĂ© cette phrasĂ©ologie dans le courrier des lecteurs du TAZ berlinois, organe par excellence de ce pu­blic infantilisĂ©. Les petits couples, nĂ© sur les campus, d'in­tellos branchĂ©s sur les idĂ©es abstraites et dĂ©connectĂ©s du rĂ©el charnu ou Ăąpre, rugueux ou enflammĂ©, sont aujourd'hui bien fĂąnĂ©s, affectĂ©s de vilains embonpoints, aiment les auto­collants pour orner l'arriĂšre de leur Golf orange : les plus pri­sĂ©s sont ceux avec un gros matou yankee fatiguĂ© : Garfield. Symptomatique. D'un rousseauisme non individualiste, ajou­te Horx, posant comme acquis que nous serions tous des “copains solidaires”, si la sociĂ©tĂ© ne nous avait pas pervertis, n'avait pas cassĂ© nos rĂ©flexes communautaires. L'axiome de cette dĂ©marche, c'est que les conflits sociaux ne surviennent qu'Ă  cause des institutions (État, justice, etc.). Mais le temps a prouvĂ© que mĂȘme (et surtout) dans les “communes alter­natives”, les “communautĂ©s de squatters”, les “groupes de base”, inimitiĂ©s, jalousies, incompatibilitĂ©s d'humeur, luttes pour la conquĂȘte sexuelle, Ă©taient le lot quotidien. Les re­cours artificiels Ă  des “communautĂ©s”, sectes dĂ©tachĂ©es des flux rĂ©els de l'existence, conduit Ă  des chamailleries Ă  l'infini. En dehors de la famille rĂ©elle, des liens de sang, il n'y a pas de communautĂ© idĂ©ale possible. Les imitateurs droitiers de ce rĂ©gressisme de 68 (oĂč la psychologie est la mĂȘme que dans cette gauche infantilisĂ©e, mais oĂč seul varient discours et rĂ©fĂ©rences) tombent dans les mĂȘmes travers, comme le souligne par ailleurs le philosophe allemand GĂŒnter Masch­ke, issu des agitateurs du SDS gauchiste pour dĂ©boucher aujourd'hui dans le “schmittisme” contre-rĂ©volutionnaire : la lecture rapide et imprĂ©parĂ©e, a-critique, de Nietzsche entraĂźne souvent, si elle est concomitante Ă  celle des aventures d'AstĂ©rix, vers un imaginaire nĂ©o-paĂŻen qui reconstitue in­consciemment le petit village d'Armorique, protĂ©gĂ© des a­gressions du monde extĂ©rieur par la potion magique d'un discours jugĂ© “vrai et pur”, baptisĂ© “nos idĂ©es” (Ă  prononcer avec trĂ©molos dans la voix). Aux fermes biologiques des gauchistes devenus “verts” correspondent certaines de­meures “communautaires” avec pierre solaire ou menhir, oĂč quinquagĂ©naires bedonnants et adolescents boutonneux dansent en rond, au coucher du soleil, en Ă©voquant les Gau­lois, les Vikings ou la Hitlerjugend. À gauche comme Ă  droi­te, en dĂ©pit des “façons de parler” idĂ©ologiques, en dĂ©pit des poses que l'on prend, on est finalement fils d'une mĂȘme é­poque, enfants gĂątĂ©s d'une mĂȘme civilisation de la consom­mation, oĂč s'estompe le sens du rĂ©el et des responsabilitĂ©s, au profit d'esthĂ©tismes infĂ©conds et d'utopies niaises (cf. G.Maschke, « Kraut & RĂŒben : Vorletzte Lockerungen », in E­tappe, 3, 1989, p.136).

3. Se complaire dans les (auto)applaudissements.

Toutes les réunions sont ponctuées d'applaudissements, comme les messes de jadis étaient ponctuées d'amen. L'ou­vrier qui a basculé dans le chÎmage et qui s'égare dans ces poulaillers pour lever timidement le doigt et demander au pu­blic de retomber à pieds joints dans le concret est applaudi. Ses contradicteurs du podium qui lui reprochent sa naïveté, de ne pas comprendre les mécanismes subtils de l'aliéna­tion, sont également applaudis. Les rituels sont immuables : désigner l'ennemi, prononcer une blague amÚre sur Helmut Kohl, critiquer les flics, entrelarder le tout d'appels au concret jamais suivis d'effets.

4. La pensée d'un camp retranché.

Toute question doit ĂȘtre Ă©ludĂ©e si elle ne conforte pas les certitudes du groupe, de la “gauche” comme “camp my­thique” : toute dĂ©marche critique, tout apport de paramĂštres nouveaux sont exclus. Il est interdit de penser ce qui peut re­lativiser les certitudes. Risque : l'ensemble du corpus doctri­nal perdra toute crĂ©dibilitĂ© sur le long terme, parce que toute innovation, tout Ă©cart, sont soustraits au discours, Ă  la dis­cussion, rĂ©duisant par lĂ  mĂȘme le corpus Ă  un jeu de co­quilles vides : celui qui voit dans l'adversaire, ou dans l'esprit critique de son propre camp, un “mauvais” ou un “traĂźtre” fini­ra par perdre la bataille. RigidifiĂ©e, pĂ©trifiĂ©e, la doctrine ne travaille ni n'absorbe plus de substance et ne peut pas faire face Ă  l'adversaire qui, ignorant les interdits de langage, rĂ©cupĂšre cette substance, la travaille et l'instrumentalise.

5. Un besoin et une nostalgie d'identification.

Il faut s'identifier Ă  quelque chose, Ă  un camp, Ă  un petit groupe repliĂ© sur lui-mĂȘme, jouissant de l'infaillibilitĂ©, fermĂ© Ă  tout compromis. Survient la moindre contrariĂ©tĂ©, le camp n'offrant plus la perfection tant attendue et espĂ©rĂ©e, ne cor­respondant plus Ă  100% Ă  l'idĂ©e, le militant, rigoriste, migre vers une nouvelle “totalitĂ©â€, oĂč il croit pouvoir s'investir Ă  fond, rĂ©aliser son fantasme Ă  100%. Ces militants-fan­tasmeurs, ces fanas du 100%, s'avĂšrent vite inintĂ©ressants : leurs images du monde ne tolĂšrent plus de contradictions fé­condes.

6. Tout savoir.

Croire qu'on sait tout, qu'on est dĂ©tenteur d'une infaillible Besserwisserei. Le militant de la commune sait tout : com­ment on rĂšgle la politique extĂ©rieure du Zimbabwe, la politi­que Ă©conomique du Cuba de Castro, les nĂ©gociations amĂ©ri­cano-soviĂ©tiques sur la rĂ©duction des missiles nuclĂ©aires balistiques, comment on met une piĂšce de Brecht en scĂšne, on joue le rĂŽle de modĂ©rateur dans un talkshow. Ce savoir implicite du sectaire ou du gourou, expert universel, est bien entendu pourvu de toutes les qualitĂ©s, sauf une : la curiositĂ©. Plus besoin de chercher, on sait dĂ©jĂ  tout, on a des recettes pour tout. Affirmer joyeusement ses propres vĂ©ritĂ©s peut ĂȘtre fĂ©cond, Ă  la condition, ajoute Horx, que l'on garde une distance critique.

7. La nostalgie.

Les activistes d'hier se sont calmĂ©s. Ils sont rassis. Mais ils croient toujours aux phrases qu'ils ont hurlĂ©es dans les ma­nifs ou aux oreilles de leurs contradicteurs, musclĂ©s ou ironiques. Toutes les sous-cultures, de gauche comme de droite, rĂ©agissent Ă  des chiffres, signes et symboles, Ă  des petits dessins connus, des lettrages complices, Ă  des petites faucilles et croix, Ă  des marteaux soviĂ©tiques ou de Thor, etc. La rĂ©alitĂ©, hyper-complexe, que ces malheureux mili­tants sont incapables de saisir, cette rĂ©alitĂ© qui fait peur, cet­te rĂ©alitĂ© que l'on doit malgrĂ© tout affronter quand on quitte papa et maman, son ours en peluche ou sa petite armĂ©e de soldats Airfix qui ne peut prendre aucun palais d'hiver, ne dĂ©livrer aucun Stalingrad, ne sauter sur aucun DiĂȘn BiĂȘn Phu, est rĂ©duite Ă  des dĂ©nominateurs communs forts sim­ples. À gauche, les termes “solidaritĂ©â€, “rĂ©volution”, â€œĂ©manci­pation”, etc., sont investis d'une aura positive : il suffit de les Ă©voquer, mĂȘme furtivement, pour que les circonstances dé­signĂ©es sous l'un ou l'autre de ces labels soient d'office considĂ©rĂ©es comme “positives”. Ainsi, la “rĂ©volution iranien­ne” est restĂ©e longtemps une “chose finalement positive” pour les tenants de l'idĂ©ologie de 68, qui pourtant, selon leur propre logique, devaient refuser toute forme d'autoritarisme religieux. Horx cite l'ambivalence des discours de gauche sur l'Iran (“Chah t'Iran”), sur le port du tchador (symbole d'anti-impĂ©rialisme), sur les nationalismes basque et irlan­dais (pourtant bel et bien farouchement identitaires), sur la corruption de la junte rĂ©volutionnaire nicaraguĂ©enne, etc. La nostalgie d'une “bonne rĂ©volution”, non encore advenue, se retrouve dans les jugements sur les rĂ©volutions rĂ©elles, qui ont utilisĂ©, pour briser les rĂ©sistances des rĂ©gimes en place, des argumentaires non progressistes, archĂ©typaux, religieux (opium du peuple ?), thĂ©ocratiques, nationalistes, mytholo­giques, etc. Sans de tels agrĂ©gats et rĂ©sidus, aucune foule ne peut ĂȘtre activĂ©e, aucun bouleversement violent n'est possible. Le progressisme n'est donc pas bon pour la rĂ©vo­lution : il l'inhibe. Constat qui aurait dĂ» forcer les soixante­-huitards Ă  davantage de scepticisme.

8. Le statut de victime.

La sempiternelle et aveugle glorification des “petits et des justes" conduit Ă  un culte de l'Ă©chec. Le militant, que Horx nomme le Politfreak, a connu tant de rĂ©volutions qui, au lieu d'apporter libĂ©ration et Ă©mancipation, ont mis en place des rĂ©gimes durs, policiers et obscurantistes, qu'il en vient Ă  croi­re que les vaincus seuls restent purs. Sentiment que parta­gent dĂ©sormais droites post-collaborationnistes et gauches post-modernes. Il vaut dĂšs lors mieux demeurer victime des circonstances, rester un opprimĂ© que de se rendre complice d'un activisme qui trahit l'idĂ©e, l'utopie. Ce sentiment d'im­puissance se transpose dans la vie quotidienne : je trouve pas d'appart' ? C'est la faute Ă  la sociĂ©tĂ© ; pas de boulot... ? Toujours cette foutue sociĂ©tĂ©... J'peux plus parler Ă  France-­Culture ? C'est la sociĂ©tĂ© d'exclusion qui m'exclut, moi, le gé­nie tant attendu, l'infaillible d'entre les infaillibles...

9. L'envie sociale.

Certains soixante-huitards ont rĂ©ussi : dans la publicitĂ©, dans le dessin, dans la crĂ©ation culturelle. Cette rĂ©ussite a gĂ©né­ralement exigĂ© beaucoup de travail, d'abnĂ©gation : mais les vieilles rĂšgles du labeur acharnĂ© paient toujours. Malheur Ă  ces battants ! Leurs camarades-victimes leur en veulent Ă  mort, leur reprochent leur petite Golf, leur appartement, leur vacances. Mais la pauvretĂ© de ces jaloux n'est pas pauvretĂ© rĂ©elle, explique Horx, c'est une pauvretĂ© “idĂ©ologisĂ©e”, arti­ficielle : le jaloux qui feint de haĂŻr l'argent est en rĂ©alitĂ© obnubilĂ© par l'argent. Il en veut, et il veut du luxe, mais sans efforts, pour rĂ©compenser son gĂ©nie, mĂȘme si celui-ci n'est producteur de rien. La conjugaison de ces dĂ©sirs et de cette paresse le conduit dans l'orniĂšre de l'incompatibilitĂ© sociale. Le marginal de ce type, plus que le capitaliste, fait de l'ar­gent la mesure de toutes choses.

10. Le mélange des genres.

Le soixante-huitard G., pas plus douĂ© qu'un autre, parvient Ă  gĂ©rer ses salles de cinĂ©ma. Il distingue la sphĂšre privĂ©e de la sphĂšre professionnelle. Sa copine K. ne parvient pas Ă  fai­re tourner sa petite boutique alternative : mais elle engage des copains, se fournit chez d'autres camarades, paie des salaires que ne peut rapporter l'entreprise, etc. Elle mĂ©lange politique et privĂ©, entreprise et copinage, idĂ©ologie et rĂ©alitĂ©. Ces pratiques conduisent Ă  des bricolages inimaginables, Ă  de la corruption, Ă  une dictature des paramĂštres psycho-af­fectifs. Une quantitĂ© inutile de grains de sable s'infiltre dans les rouages de la machine, des intĂ©rĂȘts qui ne sont pas ra­tionnellement dĂ©finissables, et que personne d'extĂ©rieur n'est Ă  mĂȘme de comprendre, bloquent le bon fonctionne­ment de l'entreprise ou de l'appareil.

11. L'exagération obligatoire.

Les exagĂ©rations de la scĂšne 68arde sont bien connues : en France, une Claire BrĂ©techer et un Lauzier les ont croquĂ©es avec une causticitĂ© aussi vraie que pertinente. Quand la po­lice ouest-allemande recherchait la bande Ă  Baader, c'Ă©tait le fascisme qui revenait, la peste brune qui se rĂ©installait ; quand le gouvernement organise un recensement, il met un terme Ă  la dĂ©mocratie ; etc. Ces mĂ©taphores didactiques avaient, aux yeux de ceux qui les ont employĂ©es pour la pre­miĂšre fois, une valeur â€œĂ©ducative”. Faire rĂ©flĂ©chir, montrer les dĂ©viances possibles, nuancer, contraindre Ă  plus de modĂ©ra­tion, etc., au dĂ©part d'une description volontairement carica­turale, sont des pratiques rhĂ©toriques trĂšs anciennes : le pro­blĂšme, c'est que la gĂ©nĂ©ration 68 a pris les figures de style, les mĂ©taphores, pour des rĂ©alitĂ©s bien tangibles. Et les a transposĂ©es dans la vie quotidienne privĂ©e, affective, poli­tique. On a commencĂ© Ă  parler d'“exploitation Ă©motionnelle” dans le mĂ©nage, de “fonctionnalisation” dans le travail mili­tant au sein mĂȘme du projet alternatif, etc. Ce soupçon per­manent, qui voit en tout une simple façade masquant une exploitation ou une tromperie, conduit Ă  tout examiner, tout retourner, tout dĂ©cortiquer, pour trouver, en bout de course, quelque chose de fondamentalement pourri, mauvais, per­vers. La consĂ©quence de cette mĂ©fiance quasi pathologique, paranoĂŻaque, c'est l'incapacitĂ© Ă  nouer des relations nor­males avec des hommes et des femmes d'un autre parti, d'un autre bord, avec d'autres catĂ©gories professionnelles, plus axĂ©es sur la technique, plus focalisĂ©es sur des critĂšres pragmatiques, Ă  accepter les goĂ»ts d'autrui, pire, dans les cas extrĂȘmes, Ă  n'ĂȘtre plus capable de nouer des relations humaines normales. FatalitĂ© : l'exagĂ©rateur a toujours raison: il est vrai que l'amour, le couple, recĂšlent toujours, quelque part, une forme ou une autre de dĂ©pendance, que la vie de groupe implique toujours une dose d'exploitation rĂ©ciproque. Mais le soupçon incessant, la volontĂ© constante de dĂ©non­cer l'exploitation larvĂ©e, le dĂ©faut cachĂ©, l'immoralitĂ© oc­cultĂ©e, conduit au nĂ©ant social, au solipsisme. Le jusqu'au­boutisme du processus de dĂ©nonciation conduit Ă  des pro­blĂ©matisations ad infinitum. La vie ne peut se dĂ©ployer que si l'on refuse ces problĂ©matisations inutiles. Si on est capa­ble de “laisser tomber”... Horx : « Cela, justement, nous l'a­vons trĂšs mal appris ».

◘ Matthias Horx, Aufstand im Schlaraffenland. Selbsterkenn­tnisse einer rebellischen Generation, Carl Hanser Verlag, MĂŒnchen, 1989, 216 p.

â–ș Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies EuropĂ©ennes n°6, 1994.

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  piÚces-jointes :


pierpa10.jpgQuelques charges polĂ©miques du dramaturge et cinĂ©aste Pasolini contre le capitalisme consumĂ©riste tirĂ©es des Écrits corsaires qui, parmi d'autres Ă©crits, firent scandale Ă  leur parution. À la fois marxiste et mystique, traitĂ© comme un « proscrit » par la presse (son assassinat en 1975 reste encore trouble), il  y est quasi seul en Italie, Ă  se battre contre une violence neuve, et encore souterraine dans les annĂ©es 70, la violence de ce qu'il nomme par provocation le “vrai fascisme”, Ă  savoir la violence du conformisme, de l’homogĂ©nĂ©isation sociale, et de sa consĂ©quence, l’acculturation.

C’est quoi, la culture d’une nation ? D’habitude, on croit, mĂȘme chez les personnes intelligentes, que la culture d’une nation est la culture des scientifiques, des hommes politiques, des professeurs, des fins lettrĂ©s, des cinĂ©astes, etc. Et donc qu’elle est la culture de l’intelligentsia. En fait, ce n’est pas du tout ça. Ce n’est pas non plus la culture de la classe dominante, qui, justement, Ă  travers la lutte des classes, cherche Ă  l’imposer au moins formellement. Ce n’est pas plus la culture de la classe dominĂ©e, c’est-Ă -dire la culture populaire des ouvriers et des paysans. La culture d’une nation est l’ensemble de toutes ces cultures de classes : c’est la moyenne de toutes. Elle serait complĂštement abstraite si elle n’était pas directement reconnaissable — ou pour le dire mieux, visible — dans le vĂ©cu et dans l’existence, et si elle n’avait pas, en consĂ©quence, une dimension pratique. Pendant longtemps, en Italie, ces cultures ont pu ĂȘtre distinguĂ©es, mĂȘme si elles ont Ă©tĂ© unies par l’Histoire. Aujourd’hui, distinction sociale et unification historique ont laissĂ© la place Ă  une homologation entre toutes les classes.

En revanche, le nouveau fascisme, la sociĂ©tĂ© de consommation, a profondĂ©ment transformĂ© les jeunes ; elle les a touchĂ©s dans ce qu'ils ont d'intime, elle leur a donnĂ© d'autres sentiments, d'autres façons de penser, de vivre, d'autres modĂšles culturels. Il ne s'agit plus, comme Ă  l'Ă©poque mussolinienne, d'un enrĂ©gimentement superficiel, scĂ©nographique, mais d'un enrĂ©gimentement rĂ©el, qui a volĂ© et changĂ© leur Ăąme. Ce qui signifie, en dĂ©finitive, que cette “civilisation de consommation” est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot de “fascisme” signifie violence du pouvoir, la “sociĂ©tĂ© de consommation” a bien rĂ©alisĂ© le fascisme. 

Accumulation et acculturation

Nombreux sont ceux qui se lamentent (en ces temps d’austerity) devant les incommoditĂ©s dues Ă  un manque de vie sociale et culturelle organisĂ©e (en dehors du Centre “pourri”) dans les banlieues “saines” (dortoirs sans verdure, sans services, sans autonomie, sans aucun vĂ©ritable rapport humain). Lamentations rhĂ©toriques ! En effet, si ce dont on dĂ©plore le manque dans les banlieues existait, ce serait le Centre qui l’organiserait ; ce mĂȘme Centre qui, en peu d’annĂ©es a dĂ©truit toutes les cultures pĂ©riphĂ©riques qui — oui, jusqu’à il y a quelques annĂ©es — assuraient une vie Ă  soi, et, au fond, libre, mĂȘme dans les banlieues les plus pauvres ou carrĂ©ment misĂ©rables.

Aucun centralisme fasciste n’est parvenu Ă  faire ce qu’a fait le centralisme de la sociĂ©tĂ© de consommation. Le fascisme proposait un modĂšle, rĂ©actionnaire et monumental, qui est toutefois restĂ© lettre morte. Les diffĂ©rentes cultures particuliĂšres (paysannes, sous-prolĂ©tariennes, ouvriĂšres) continuaient imperturbablement Ă  s’identifier Ă  leurs anciens modĂšles, car la rĂ©pression se limitait Ă  obtenir leur adhĂ©sion en paroles. De nos jours, au contraire, l’adhĂ©sion aux modĂšles imposĂ©s par le Centre est totale et inconditionnĂ©e. Les vĂ©ritables modĂšles culturels sont reniĂ©s. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la “tolĂ©rance” de l’idĂ©ologie hĂ©doniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des rĂ©pressions de toute l’histoire humaine. Mais comment une telle rĂ©pression a-t-elle pu s’exercer ? À travers 2 rĂ©volutions, qui ont pris place Ă  l’intĂ©rieur de l’organisation bourgeoise : la rĂ©volution des infrastructures, et la rĂ©volution du systĂšme d’information. Les routes, la motorisation, etc., ont dĂ©sormais uni la pĂ©riphĂ©rie au Centre, en abolissant toute distance matĂ©rielle. Mais la rĂ©volution des mass media a Ă©tĂ© encore plus radicale et dĂ©cisive. Via la tĂ©lĂ©vision, le centre a assimilĂ© , sur son modĂšle, le pays entier, ce pays qui Ă©tait historiquement si contrastĂ© et riches de cultures originales. Une grande Ɠuvre de normalisation, destructrice de toute authenticitĂ©, a commencĂ©e. Le Centre a imposĂ© — comme je le disais — ses modĂšles : des modĂšles exigĂ©s par la nouvelle industrialisation, qui ne se contente plus d’un “individu-consommateur” mais qui prĂ©tend par sucroit que d’autres idĂ©ologies que celle de la consommation sont inadmissibles. C’est un hĂ©donisme nĂ©olaĂŻque, aveugle et oublieux de toute valeur humaniste.

L’idĂ©ologie prĂ©cĂ©dente voulue et imposĂ©e par le pouvoir Ă©tait, comme on sait, la religion. Et le catholicisme Ă©tait en effet formellement l'unique phĂ©nomĂšne culturel qui “unifiait” les Italiens. Maintenant il est devenu concurrent de ce nouveau phĂ©nomĂšne culturel “unificateur” qu’ est l’hĂ©donisme de masse. Aussi, en tant que concurrent, le nouveau pouvoir a dĂ©jĂ  depuis quelques annĂ©es commencĂ© Ă  le liquider. Il n’y a en fait rien de religieux dans le modĂšle du Jeune Homme et de la Jeune Femme proposĂ© et imposĂ© par la tĂ©lĂ©vision. Ceux-ci sont 2 personnes ne donnant valeur Ă  la vie qu'Ă  travers ses biens de consommation (et, bien sĂ»r, ils vont encore Ă  la messe le dimanche : en voiture). Les Italiens ont acceptĂ© avec enthousiasme ce nouveau modĂšle que la tĂ©lĂ©vision leur impose selon les normes de la Production instigatrice de bien-ĂȘtre (ou, plutĂŽt, de prĂ©servation de la misĂšre). Ils l’ont acceptĂ© ; mais sont-ils vraiment en mesure de le rĂ©aliser ?

Non. Ou bien ils le rĂ©alisent matĂ©riellement en partie seulement et en deviennent la caricature, ou bien ils n’arrivent Ă  le rĂ©aliser que dans une mesure si restreinte qu’ils en deviennent victimes. Frustration et mĂȘme angoisse nĂ©vrotique sont dĂ©sormais des Ă©tats d’ñme collectifs. Prenons un exemple : les sous-prolĂ©taires, jusqu’à ces derniers temps, respectaient la culture et n’avaient pas honte de leur ignorance ; au contraire, ils Ă©taient mĂȘme fiers de leur propre modĂšle populaire d’analphabĂštes apprĂ©hendant pourtant le mystĂšre de la rĂ©alitĂ©. C'est avec un certain mĂ©pris effrontĂ© qu'ils considĂ©raient les “fils Ă  papa”, ces petits-bourgeois dont il tenaient Ă  se distinguer quand bien mĂȘme Ă©taient-ils dans contraints de travailler Ă  leur service. Maintenant, Ă  l'inverse, ils se mettent Ă  avoir honte de leur ignorance : ils ont abjurĂ© leur propre modĂšle culturel (les trĂšs jeunes ne s’en souviennent mĂȘme plus, ils l’ont complĂštement perdu) et le nouveau modĂšle qu’ils cherchent Ă  imiter ne prĂ©voit pas l’analphabĂ©tisme et la grossiĂšretĂ©. Les jeunes sous-prolĂ©taires — humiliĂ©s — dissimulent sur leur carte d’identitĂ© la mention de leur mĂ©tier en la substituant par le qualificatif dâ€™â€œĂ©tudiant”. Bien Ă©videmment, Ă  partir du moment oĂč ils ont commencĂ© Ă  se sentir honteux de leur ignorance, ils se sont Ă©galement mis Ă  mĂ©priser la culture (caractĂ©ristique petit-bourgeoise, qu'ils ont immĂ©diatement acquise par mimĂ©tisme). Dans le mĂȘme temps, le jeune petit-bourgeois, dans sa volontĂ© de s’identifier au modĂšle “tĂ©lĂ©visĂ©â€ — qui, comme c’est sa classe qui l’a créé et voulu, lui est essentiellement naturel — devient Ă©trangement grossier et malheureux. Si les sous-prolĂ©taires se sont embourgeoisĂ©s, les bourgeois se sont sous-prolĂ©tarisĂ©s. La culture qu’ils produisent, de par  son caractĂšre technologique et rigoureusement pragmatique, empĂȘche le “vieil homme” qui est encore en eux de se dĂ©velopper. De lĂ  dĂ©rive en eux un certain recroquevillement des facultĂ©s intellectuelles et morales.

Dans tout cela, la responsabilitĂ© de la tĂ©lĂ©vision est Ă©norme, non pas certes en tant que “moyen technique”, mais en tant qu’instrument du pouvoir et pouvoir elle-mĂȘme. Car elle n’est pas un simple moyen de circulation des messages, mais aussi un centre Ă©laboration de ceux-ci. Elle constitue lieu oĂč se concrĂ©tise une mentalitĂ©, qui, sans elle, ne saurait oĂč se loger. C’est Ă  travers l’esprit de la tĂ©lĂ©vision que se manifeste concrĂ©tement l’esprit du nouveau pouvoir. Nul doute (le prouvent les rĂ©sultats) que la tĂ©lĂ©vision ne soit autoritaire et rĂ©pressive comme jamais aucun moyen d’information au monde ne l'a Ă©tĂ©. Le journal fasciste et les inscriptions de slogans mussoliniens sur les fermes font rire Ă  cĂŽtĂ© : comme (tristement) la charrue Ă  cĂŽtĂ© du un tracteur. Le fascisme, je veux le rĂ©pĂ©ter, n’a pas mĂȘme, au fond, Ă©tĂ© capable d'Ă©gratigner l’ñme du peuple italien, tandis que le nouveau fascisme, par le biais des nouveaux moyens de communication et d’information (surtout, justement, la tĂ©lĂ©vision) l’a non seulement Ă©gratignĂ©e, mais il l’a lacĂ©rĂ©e, violĂ©e, souillĂ©e Ă  jamais. [...] La fiĂšvre de la consommation est une fiĂšvre d'obĂ©issance Ă  un ordre non Ă©noncĂ©. Chacun, en Italie, ressent l'anxiĂ©tĂ©, dĂ©gradante, d'ĂȘtre comme les autres dans l'acte de consommer, d'ĂȘtre heureux, d'ĂȘtre libre, parce que tel est l'ordre que chacun a inconsciemment reçu et auquel il “doit” obĂ©ir s'il se sent diffĂ©rent. Jamais la diffĂ©rence n'a Ă©tĂ© une faute aussi effrayante qu'en cette pĂ©riode de tolĂ©rance.

â–ș Pier Paolo Pasolini, extraits de : Écrits corsaires, Flammarion, 1976.

‱ nota bene : La seconde partie, parue dans Il Corriere della sera [9 dĂ©c. 1973], sous le titre de : « DĂ©fi aux dirigeants de la tĂ©lĂ©vision », a Ă©tĂ© repris sous le titre : « Acculturation et acculturation » dans le recueil français.


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SénÚque

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s25c3210.jpgUne grande figure de l'Antiquité romaine : SénÚque

◘ Analyse : Pierre Grimal, SĂ©nĂšque, Fayard, 1991. (1Ăšre Ă©d. : Belles Lettres, 1978)

SĂ©nĂšque est l'une des plus belles figures de la Rome anti­que. Philosophe stoĂŻcien, il fut aussi l'un des prĂ©cepteurs et conseillers les plus Ă©coutĂ©s de NĂ©ron, de l'accession de ce­lui-ci Ă  la marche suprĂȘme du pouvoir en 54 jusqu'en 62. Ac­cusĂ© d'avoir participĂ© Ă  la conspiration de Pison contre Né­ron, on lui enjoignit de se donner la mort, ce qu'il fit trĂšs se­reinement en avril 65. On estime gĂ©nĂ©ralement qu'il Ă©tait ĂągĂ© de 66 ans.

L'ouvrage de Pierre Grimal Ă©voque les 2 grands aspects de la vie de SĂ©nĂšque, le penseur et l'homme d'influence. À l'empire, et Ă  l'empereur en premier lieu (1), SĂ©nĂšque a tentĂ© d'apporter la sagesse en tĂąchant notamment d'orienter subti­lement ce qui ne pouvait ĂȘtre Ă©vitĂ©. AuprĂšs de NĂ©ron, il re­prĂ©sentait la caution du SĂ©nat. Celui-ci Ă©tait le garant de la romanitĂ© et de ses antiques vertus (ainsi Caton d'Utique fut un des modĂšles de SĂ©nĂšque) face au dĂ©ferlement des reli­gions orientales, du cosmopolitisme et, plus gĂ©nĂ©ralement, de la fascination de l'Orient (2). Pourtant, SĂ©nĂšque s'intĂ©res­sait lui-mĂȘme Ă©normĂ©ment aux philosophies orientales. Il sé­journa plusieurs annĂ©es en Égypte et s'y passionna pour les traditions locales, surtout les traditions religieuses. Il fut ami de Chaeremon, prĂȘtre Ă©gyptien, stoĂŻcien, astrologue, autre principal prĂ©cepteur de NĂ©ron. Par contre, SĂ©nĂšque rĂ©prou­vait les cultes orientaux qui recrutaient dans la masse et qui se signalaient par leur prosĂ©lytisme et leur cosmopolitisme.

À partir de 62, SĂ©nĂšque a volontairement dĂ©laissĂ© la politi­que et le conseil de l'empereur — qui a tentĂ© de le retenir­ pour se consacrer Ă  la recherche intĂ©rieure et Ă  la transmis­sion de sa pensĂ©e (3). Il insiste dans ses Ă©crits sur la tran­quillitĂ© d'Ăąme, la maĂźtrise de soi, le dĂ©sir de servir, l'humanitĂ©, l'harmonie avec la nature. Le sage, selon SĂ©nĂšque et les stoĂŻciens, s'attache Ă  dĂ©couvrir les causes vĂ©ritables avec clartĂ© et impartialitĂ©. Pour cela, outre la maĂźtrise de soi, de ses Ă©motions, il doit ĂȘtre un homme de connaissance. Celui-ci peut accĂ©der Ă  la vĂ©ritable libertĂ© dont le fondement est, nous prĂ©cise Grimal : « (...) la mort “en esprit”, com­me secret de la libertĂ© » (p. 430). Il y a lĂ , dans la pensĂ©e des stoï­ciens comme SĂ©nĂšque ou Caton d'Utique, de nombreux points de convergence avec l'esprit des samouraĂŻs tel qu'il fut dĂ©veloppĂ© au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle par Jocho Yama­moto dans la HagakurĂ© : maĂźtrise de soi, action juste (4), in­diffĂ©rence Ă  l'encontre de la mort. SĂ©nĂšque prĂŽne l'engage­ment dans l'action et le dĂ©tachement Ă  l'Ă©gard de celle-ci (cela rejoint l'enseignement de la Bhagavad-Gita). Pour lui, il faut savoir agir avec mesure et s'adapter avec souplesse aux circonstances sans perdre son calme et sa fermetĂ© inté­rieurs. Sinon, non seulement l'on n'est pas maĂźtre de son ac­tion, mais en plus l'on risque fort d'ĂȘtre emportĂ© par celle-ci. C'est pourquoi il Ă©crit, dans De la tranquillitĂ© de l'Ăąme : « Celui qui agit beaucoup se place souvent sous la domination de la fortune ».

SĂ©nĂšque disait qu'il faut dans l'existence imiter un ou des modĂšles que l'on s'est choisis (5). Il est lui-mĂȘme un remar­quable modĂšle. Celui d'un homme qui a su conjuguer au plus haut point sagesse et vie de l'esprit avec une action im­portante dans le monde.

â–ș Christophe Levalois, Nouvelles de Synergies EuropĂ©ennes n°6, 1994.

♣ Du mĂȘme auteur : SĂ©nĂšque, PUF, coll. Que sais-je ? (n°1950), 1981.

♩ Notes :

  • (1) Sur NĂ©ron, voir d'Eugen Cizek, NĂ©ron, Fayard, 1982 (aussi Marabout, 1988).
  • (2) Fascination qui s'exerce dans de nombreux domaines, que ce soit par ex. la philosophie, la religion, la politi­que, l'art.
  • (3) C'est le cas, par ex., des Lettres Ă  Lucilius.
  • (4) On parle parfois de geste zen. Cette action est Ă  la fois prĂ©cise et exĂ©cutĂ© avec concentration et pleine conscience. L'action est alors ascĂšse.
  • (5) Lettres Ă  Lucilius (11, 10) : « Choisis-toi un modĂšle, celui dont tu aimes la vie, les paroles, le visage mĂȘme, qui rĂ©vĂšle son Ăąme (...) ».

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Ellul

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ellul010.jpgJacques Ellul et la “RĂ©volution immĂ©diate”

Les Ă©ditions de la Table Ronde viennent d'Ă©diter des Entre­tiens avec Jacques Ellul, rĂ©alisĂ©s entre 1981 et 1994 par Patrick Chastenet. NĂ© le 6 janvier 1912 Ă  Bordeaux d'un pÚ­re italo-serbe et d'une mĂšre franco-portugaise, Jacques Ellul rencontre chez les Ă©tudiants protestants Bernard Charbon­neau, un Ă©claireur unioniste qui l'entraĂźne dans des randon­nĂ©es pyrĂ©nĂ©ennes et galiciennes. Il dĂ©couvre alors les Ɠu­vres de Karl Marx, de Soren Kierkegaard et de Karl Barth. Patrick Chastenet Ă©nonce ainsi les thĂšses partagĂ©es alors par les 2 amis : « une dĂ©mocratie authentique suppose de la part de la population des vertus morales, un pouvoir cen­tralisĂ© peut faire rĂ©gner l'oppression au nom de la volontĂ© populaire, une constitution libĂ©rale est inapte Ă  protĂ©ger les libertĂ©s si elle s'accommode du despotisme administratif, la passion du bien-ĂȘtre est mĂšre de la servitude, l'excĂšs d'Ă©ga­litĂ© peut faire perdre aux hommes jusqu'au goĂ»t de la liber­tĂ© ». Ils constatent que la « puissance passe de moins en moins par la politique » et de plus en plus par la science et la technique. Ils rencontrent Emmanuel Mounier en 1933 et vont animer « une tendance “gasconne” du personnalisme dont l'originalitĂ© commence Ă  peine aujourd'hui Ă  ĂȘtre re­connue par les historiens ».

À partir de 1935, le courant passera moins bien entre les Bordelais et Mounier. Ils entrent alors en relation avec Denis de Rougemont et Alexandre Marc, responsables de L'Ordre Nouveau. Mais Ellul et Charbonneau n'y trouvent pas cette dimension de petits groupes communautaires qui « n'auraient pas pour but de renverser le rĂ©gime mais de tĂ©moigner, ici et maintenant, de la rĂ©volution immĂ©diate », car « pour faire la rĂ©volution... il ne suffit pas de partager les mĂȘmes idĂ©es, il faut ĂȘtre capable de les vivre en commun et au quotidien, si possible au contact de la nature ». Ellul rĂ©dige une Direction pour la construction d'une sociĂ©tĂ© personnaliste qui vise Ă  prĂ©parer des cadres devant limiter au maximum leur partici­pation Ă  la sociĂ©tĂ© technicienne. Il prĂŽne le fĂ©dĂ©ralisme pour coordonner les communautĂ©s autonomes. RĂ©voquĂ© par le gouvernement de Vichy en qualitĂ© de fils d'é­tranger, Ellul s'improvise agriculteur en Gironde et participe Ă  la RĂ©sistance sans prendre les armes. « Il siĂšge Ă  plusieurs procĂšs de la collaboration et fait en sorte que l'Ă©puration ne s'accompagne d'aucun excĂšs ». Il renonce Ă  un poste de pré­fet pour se consacrer Ă  ses Ă©tudiants et Ă©crire une cinquan­taine de livres traduits en 12 langues. ÉloignĂ© des inté­gristes comme des progressistes, ce protestant non calvinis­te, pionnier de l'Ă©cologie politique, « a continuĂ© d'incarner les valeurs chrĂ©tiennes et libertaires dont il s'est toujours rĂ©cla­mĂ©, avec une rare constance de la part d'un intellectuel fran­çais. IndiffĂ©rent aux modes, ignorĂ© des chaĂźnes de tĂ©lĂ©vi­sion, cet esprit libre n'a pas hĂ©sitĂ© Ă  nager Ă  contre-courant pour conserver son intĂ©gritĂ© ». Un itinĂ©raire singulier digne d'intĂ©rĂȘt.

♩ Patrick Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table Ronde, 209 p.

â–ș Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies EuropĂ©ennes n°6, 1994.

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♩ Voir aussi :

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Powys

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L'UNIVERS INFINI DE JOHN COWPER POWYS

podcast

[Ci-dessous : l'Ă©crivain au Sussex en 1925. Henry Miller disait qu'il Ă©tait un « titan possĂ©dĂ© par le souffle des dieux ». « John Cowper Powys est le poĂšte des forces impersonnelles, agissant en l'homme mĂȘme. Son mysticisme n'est jamais abstrait, jamais hautain. Il est plongĂ© en plein corps, et c'est le charnel qu'il donne Ă  voir, dans ses infinies ramifications et sources. Pour lui, le rĂ©el n'est jamais lisse, mais champ de forces, de tensions, torsions, contradictions, dont nous sommes partie prenante. C'est Ă  Giono qu'il fait penser. Tous deux ont le sens de cette quĂȘte d'une vĂ©ritĂ© sensible, qui lie les passions des hommes aux grands Ă©clats de la terre » (Évelyne Pieiller)]

jcp-ci10.gif« Le puritanisme a développé le débat de conscience, écrit Jean-Marie Rouart, réveillé la culpabilité, exacerbé ces angoisses et ces peurs que l'on trouvait déjà dans les tragédies grecques. Face aux romanciers qui s'accommodent de la religion réformée sont ceux qui, nourris par elle, façon­nés par ses préceptes, veulent rompre les chaßnes. Personnalités impétueuses, dont les instincts, l'amour de la vie, sont emprisonnés dans une camisole rigide. S'ils y parviennent, cela donne les excÚs d'un D.H. Lawrence ou, d'une maniÚre encore plus violente, de John Cowper Powys. L'auteur des Sables de la mer, de Givre et sang, de La fosse aux chiens, des Montagnes de la lune, est une sorte de titan littéraire. Rarement, sauf Rabe­lais, Shakespeare ou Hugo, un écrivain aura déployé de telles forces, une vitalité aussi panthéistique. Le terme de sensualité paraßt faible pour définir l'appétit gigantesque qu'il ressent... » (Le Quotidien de Paris, 5 juillet 1983).

Ce « titan littĂ©raire », John Cowper Powys, est nĂ© le 8 octobre 1872 Ă  Shirley, dans le Derbyshire, dans une famille “littĂ©raire” que l'on a parfois comparĂ©e Ă  la famille BrontĂ«. AĂźnĂ© d'une fratrie de 11 enfants, dont 7 devaient publier au moins un livre – son frĂšre Llewelyn (1884-1939) est l'auteur de nombreux essais, son autre frĂšre ThĂ©odore Francis (1875-1953) a notamment fait paraĂźtre Le bon vin de M. Weston (Gallimard, 1950), Le capitaine Patch (Gallimard, 1952), De vie Ă  trĂ©pas (Gallimard, 1961) –, il Ă©tait le fils d'un pasteur anglican d'origine galloise, Charles Francis Powys, et de Mary Cowper Johnson, elle-mĂȘme descendante collatĂ©rale des poĂštes John Donne (1672-1731) et William Cowper (1731-1800).

Powys passe toute son enfance dans le Dorset et le Somerset, oĂč il se prend trĂšs tĂŽt de passion pour la nature. AprĂšs avoir frĂ©quentĂ© la public school de Sherborne, oĂč il s'ennuie Ă  mourir, il poursuit ses Ă©tudes Ă  Cam­bridge, puis devient confĂ©rencier itinĂ©rant. « Ce que j'emportai quand je quittai l'UniversitĂ©, Ă©crira-t-il, c'Ă©tait (...) un prodigieux pouvoir mental de dissimulation qui me permettait de cacher ma personnalitĂ© vĂ©ritable jusqu'au moment oĂč, enfin seul, je pouvais laisser mon Ăąme (...) se dĂ©verser tout entiĂšre dans les objets inanimĂ©s, ou Ă  peine animĂ©s, qu'il m'Ă©tait donnĂ© de rencontrer le long des routes d'une campagne morne entre toutes ». Au cours de ses voyages, il se dĂ©couvre des dons de mime et d'acteur. En 1896, il Ă©pouse la sƓur d'un de ses amis, Margaret Alice Lyon, qui lui donnera un fils. Ce mariage – « heureux et immĂ©ritĂ© » – sera de courte durĂ©e.

En 1905, Powys part pour les États-Unis. Multipliant pour le compte d'organisations ou d'associations de ren­contre des confĂ©rences que l'Ă©crivain Henry Miller qualifiera par la suite d'« inoubliables », il mĂšne une vie errante, change constamment de domicile, saute d'un train dans un autre et visite « tous les États sauf deux ». Durant cette pĂ©riode, il publie de nombreux recueils de poĂ©sie, Wolf's Bane : Rhymes (1916), Mandragora (1917), Sam­phire (1922), Lucifer (rĂ©digĂ© en 1905, publiĂ© en 1956), auxquels s'ajoutent des romans, comme Wood and Stone (1915), Rodmoor (1916) et Ducdame (1925), et des essais : The War and Culture (1914), One Hundred Best Books (1916), Suspended Judgments (1916), The Complex Vision (1920), Psychanalyse et morale (1923), La religion d'un sceptique (1925), L'art d'oublier le dĂ©plaisir (1928), Que signifie la culture ? (1929), etc.

ÉpuisĂ© par la vie de bohĂšme, Powys, en 1929, loue une petite maison dans la vallĂ©e de l'Hudson, au nord de New York, et s'y installe avec sa compagne, l'AmĂ©ricaine Phyllis Player. C'est lĂ , dĂ©jĂ  presque sexagĂ©naire, qu'il Ă©crit ses plus grands romans : Wolf Solent (1929), Les enchantements de Glastonbury (1932), Veymouth Stands/Jobber Skald (1934), Camp retranchĂ© (1935), et des essais comme L'apologie des sens (1930) et Pour une philosophie de la solitude (1933).

À son retour en Grande-Bretagne, en 1935, il s'Ă©tablit au Pays de Galles, d'abord Ă  Corwen, puis Ă  Blaenau­-Ffestiniog (Merioneth), oĂč il va vivre encore une trentaine d'annĂ©es, partagĂ©es entre la mĂ©ditation, la marche et l'Ă©criture. Il compose de nouveaux romans : Morwyn (1937), Owen Glendower (1941), Le Gallois obstinĂ© (1947), et surtout Porius (1951), que certains considĂšrent comme son chef d'Ɠuvre. ParallĂšlement, il poursuit ses travaux thĂ©oriques et littĂ©raires : The Pleasures of Literature (1938), Dostoievsky (1947), Rabelais (1948), L'art de vieillir (1944), Dair Dadeni or the Cauldron of Rebirth (1946), In Spite Of (1953).

Écrivain au caractĂšre complexe et tourmentĂ©, parfois Ă  la limite de la folie, adversaire farouche du monde moderne et chantre inspirĂ© d'un Ă©rotisme polymorphe, Powys s'est Ă©galement racontĂ© lui-mĂȘme dans une Autobiogra­phie (1935) – prĂ©cĂ©dĂ©e en 1916 des Confessions de deux frĂšres, Ă©crites en collaboration avec son frĂšre Llewelyn –, dans laquelle Arthur Miller a vu un vĂ©ritable « livre de vie » et qui constitue peut-ĂȘtre son texte le plus dĂ©routant.

« La grande lutte de mon existence – Ă©crit-il – s'est dĂ©roulĂ©e entre ma conscience et mon inclinaison Ă  me vouer entiĂšrement Ă  des sensations mystico-sensuelles ». En fait, l'Ɠuvre de Powys, Ɠuvre puissante s'il en est, fondĂ©e sur des intuitions originales et sauvages, marquĂ©e du sceau d'une solitude exemplaire, constitue un long poĂšme symphonique sur l'Ă©quivalence des contraires. À chaque page, Powys intĂšgre la mort Ă  la vie, le passĂ© Ă  l'ave­nir, le monde des hommes Ă  celui des dieux. Entre les Ă©vĂ©nements cosmiques et les situations prĂ©sentes, entre les ĂȘtres humains et les paysages oĂč ils se meuvent, entre le vivant et l'inanimĂ©, il pose des analogies fĂ©condes, affirmant tour Ă  tour sa passion pour les Ă©lĂ©ments, les objets, les ĂȘtres « solitaires et bizarres »...

Mais Powys, si individualiste qu'il soit, est aussi un auteur “engagĂ©â€. Il ne se contente pas de faire de la littĂ©ra­ture. Il veut convaincre – et il le fait avec outrance, de façon “dĂ©mesurĂ©e”, maladroite parfois, mais aussi grandiose et contradictoire. Face au christianisme dont il a reçu l'empreinte ineffaçable, il affiche un paga­nisme intuitif, nourri Ă  toutes les sources d'un imaginaire poĂ©tique et charnel. « Personne n'a jamais mieux dit — Ă©crit Diane de Margerie — les luttes d'un moi torturĂ© entre le dĂ©sir et le remords de son dĂ©sir, entre la fascination de la femme et la complicitĂ© fraternelle, entre la fidĂ©litĂ© au passĂ© et l'impossible Ă©lan vers l'avenir » (prĂ©face Ă  Givre et sang). Professant un « scepticisme fluide » accordĂ© au « grand Peut-Être rabelaisien », Powys s'affirme « polythĂ©iste », se rĂ©clamant tantĂŽt de l'Ă©picurisme, tantĂŽt du stoĂŻcisme, voire de la magie – qu'il oppose volon­tiers Ă  la mĂ©taphysique.

Son Ɠuvre, surtout, est marquĂ©e par une atmosphĂšre lĂ©gendaire d'inspiration typiquement galloise, et plus gĂ©né­ralement celtique. Ses Enchantements de Glastonbury, immense fresque sur le thĂšme du Graal, s'inscrivent au sein d'une lignĂ©e oĂč l'on trouve aussi bien le livre de Taliesin, les Mabinogion, la Vita Gildae ou le Livre Noir de Carmathen. Dans cet ouvrage qui ressuscite la tradition de la fĂȘte solaire, et dans lequel on voit 2 Gallois du clan royal des Rhys, Johny Geard et Owen Evans, restaurer le culte sĂ©culaire du Chaudron d'Ă©ternelle Jou­vence, Powys exprime une fervente protestation contre ceux qui, ayant repoussĂ© les Celtes vers le Sud au cours de leurs invasions, ont « en mĂȘme temps rejetĂ© au loin les rĂȘves des tribus cymriques » (cf. Bernard Rio, « Glaston­bury ou l'esprit des lieux », in Artus n°14, Ă©tĂ© 1983, 36-38). Son Ɠuvre prend alors une dimension vĂ©ritablement “cos­mique” qui, Ă  partir des Pensionnaires (1952), s'Ă©panouira dans les Ɠuvre de vieillesse : Atlantis (1954), La tĂȘte de bronze (1956), Up and Out (1957), Homer and the Aether (1959), All or Nothing (1960).

John Cowper Powys meurt Ă  Blaenau-Ffestiniog le 17 juin 1963, aurĂ©olĂ© d'une rĂ©putation de mage. Ses cendres sont dispersĂ©es dans la mer. L'annĂ©e mĂȘme de sa mort, le professeur George Wilson-Knight donne le coup d'en­voi des Ă©tudes critiques sur son Ɠuvre, dont la Village Press de Londres va bientĂŽt entreprendre la publication systĂ©matique. Aujourd'hui, une Powys Letter est Ă©galement publiĂ©e chaque annĂ©e, par le professeur Blackmore, Ă  l'universitĂ© Colgate de New York. Phare isolĂ© de la littĂ©rature contemporaine, John Cowper Powys, qui s'est toujours tenu Ă  l'Ă©cart des modes et n'a jamais cessĂ© d'ĂȘtre Ă  contre-courant, n'en reste pas moins largement ignorĂ© de la critique – en France, quelques ouvrages seulement de lui ont Ă©tĂ© traduits –, et ce n'est que grĂące aux efforts de ses lecteurs les plus enthousiastes que l'on commence Ă  lui donner sa vĂ©ritable place, qui le met de plein pied avec des Ă©crivains comme James Joyce ou D.H. Lawrence. (NE)

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gray_110.jpgUn lecteur habituĂ© au roman classique français (de Balzac ou Stendhal Ă  Drieu la Rochelle et Jacques Laurent) risque fort d'ĂȘtre quelque peu dĂ©routĂ© par l'Ɠuvre de John Cowper Powys. En effet, les romans de Powys ne paraissent relever du genre romanesque que d'une façon purement incidente et, pour ainsi dire, accidentelle. Pourtant, si les ouvrages de Powys dĂ©passent ce genre, c'est moins par une libertĂ© particuliĂšre prise avec les structures romanesques que par la nature mĂȘme de ce qui se trouve en jeu dans le texte et qui semblerait relever davantage d'une vue-du-monde propre Ă  l'Ă©popĂ©e qu'Ă  celle du roman. Il faut tout de suite noter que l'extrĂȘme richesse de cette Ɠuvre rend d'emblĂ©e caduque toute critique pĂ©remptoire ainsi que toute systĂ©matisation rĂ©ductrice. Nulle part ailleurs n'apparaĂźt mieux le jeu du multiple et de la polysĂ©mie des apparences, ne se fait mieux sentir l'infinie pluralitĂ© du monde. Ici, aucun a priori philosophique ou esthĂ©ti­que ne prĂ©side Ă  l'Ă©laboration ; nulle grille d'interprĂ©tation ne mĂ©diatise ni ne dĂ©termine la configuration tou­jours en devenir de l'Ɠuvre. C'est dire que nous ne pouvons parler sur mais seulement vers l'Ɠuvre de Powys.

un “multivers” sans unitĂ© ni finalitĂ©

Il n'en reste pas moins qu'aprĂšs une lecture attentive, les distinctions entre roman et Ă©popĂ©e, Ă©tablies par LukĂ cs et Goldmann, sont Ă  reconsidĂ©rer. Dans Les sables de la mer, Wolf Solent ou Les enchantements de Glaston­bury, il semble bien que l'Ă©popĂ©e rĂ©investisse peu Ă  peu la forme romanesque, dans la mesure oĂč les personna­ges, au fil du rĂ©cit, s'amplifient jusqu'Ă  devenir des types — et, perdant leur psychologie particuliĂšre, accĂšdent Ă  une sorte de vie mythologique oĂč le drame humain se change en lutte cosmique, en une sorte de guerre des dieux dont on trouve l'expression dans les mythes nordiques (l'Edda en particulier). Si le personnage de Wolf Solent peut, Ă  la rigueur, apparaĂźtre comme une forme particuliĂšre de « hĂ©ros problĂ©matique », tel qu'il fut dĂ©fini par LukĂ cs dans sa thĂ©orie du roman, sa “quĂȘte” ne se donne jamais comme telle et son “initiation” diffĂšre profondĂ©ment des initiations sociales ou sentimentales telles que nous les prĂ©sente par ex. Flaubert dans son Éducation sentimentale. Dans ce dernier roman, d'ailleurs, il s'agit, plus que d'une Ă©ducation sentimentale, d'une Ă©ducation sociale et d'une confrontation avec le nĂ©ant des schĂ©mas d'un monde dominĂ© par les seules valeurs marchandes. Chez Flaubert, la quĂȘte aboutit au nĂ©ant et la perfection glacĂ©e des phrases irise Ă  peine une bĂ©ance dont la pure vision serait insoutenable. L'Ă©ducation sentimentale nous dĂ©voile une perspective ago­nistique dont le nihilisme est indĂ©passable en tant que tel : c'est l'ultime reflet esthĂ©tique d'une absence ; il ne reste plus qu'un jeu de dĂ©cors oĂč mĂȘme l'amour et l'ambition des personnages sont dĂ©pourvus de tout pou­voir de perdition ainsi que de toute puissance salvatrice. Ce n'est plus la tragĂ©die, ni mĂȘme le drame : il n'y a rien de dĂ©chirant dans l'Ă©chec des personnages. PrivĂ©s mĂȘme du paradoxal honneur d'ĂȘtre des vaincus, ils ne sont que les tĂ©moins atones d'un monde finissant oĂč la dĂ©rision de toute victoire a rendu insignifiant tout Ă©chec. Avec Flaubert s'achĂšvent une Ă©poque et une littĂ©rature. AprĂšs lui, la fascination du rien ne peut plus ĂȘtre que le choix du silence ou le plus laborieux des ressassements. Alors que le personnage de Flaubert rentre chez lui, aprĂšs son pĂ©riple dĂ©risoire, en ne s'Ă©tant dĂ©livrĂ© d'aucun simulacre qui le hantait, Wolf Solent, aprĂšs ses Ă©preuves et la destruction de sa plus prĂ©cieuse « illusion vitale », s'accomplit en une sorte d'assomption solaire : « Il marchait dans un sens puis dans un autre, et le soleil presque Ă  l'horizon donnait Ă  la surface du champ une apparence surnaturelle. Des pĂ©tales de boutons d'or s'accrochaient Ă  ses jambes, Ă  sa canne ; leur pollen couvrait ses souliers. Cette opulence dorĂ©e qui l'entourait envahit son esprit d'Ă©tranges et lointaines associa­tions d'idĂ©es. Les ornements d'or, tissu sur tissu, feuille sur feuille, qui recouvraient les morts dans le tombeau d'Agamemnon, les pilastres d'or des palais d'AlcinoĂŒs, la pluie d'or qui ravit DanaĂ©, la Toison d'or qui perdit Jason, le nuage d'or dans lequel Zeus enlaça SĂ©mĂ©lĂ©, les pommes d'or des HespĂ©rides, les sables d'or des Îles bĂ©nies, toutes ces choses, non sous leur apparence concrĂšte mais dans leur essence platonique, faisaient chance­ler son esprit. Cela devenait un symbole, un mystĂšre, une initiation. C'Ă©tait comme cette figure de l'Absolu dans l'Apocalypse. Cela devenait une “super-substance” de la lumiĂšre solaire prĂ©cipitĂ©e et pĂ©trifiĂ©e, le cƓur magnĂ©tique d'un monde rendu visible ». Cette apothĂ©ose solaire oĂč le cƓur-creuset du monde Ă©lĂ©mental est portĂ© Ă  quintessence, oĂč la “super-substance” est rendue visible, exhaussĂ©e, pour ainsi dire, du chaos des apparences, tĂ©moigne d'une sorte de catharsis alchimique et justifie, rĂ©trospectivement, toutes les Ă©preuves du personnage. Ainsi, dans la polysĂ©mie chaotique de l'univers, Wolf Solent acquiert un destin.

unamun10.jpgDiffĂ©rente aussi du Bildungsroman (essentiellement allĂ©gorique) de GƓthe ou de Novalis, l'Ɠuvre de Powys, concrĂšte et sensitive, excĂšde tous les “niveaux de lecture” et, renouvelant vĂ©ritablement l'expĂ©rience de la lecture mieux que toutes les tentatives avant-gardistes, nous renvoie au cƓur d'une sorte de magie concrĂšte d'ap­prĂ©hension vraie et authentique du monde, loin des desseins abstraits, voire irrĂ©els, si chers parfois au roman traditionnel. L'homme de John Cowper Powys est l'homme vrai, celui-lĂ  mĂȘme que dĂ©finit Miguel de Una­muno dans Le sentiment tragique de la vie : « ... Car l'adjectif humanus m'est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas, l'humanitĂ©. Ni l'humain, ni l'humanitĂ©, ni l'adjectif simple, ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l'homme. L'homme en chair et en os, celui qui naĂźt, souffre et meurt — surtout meurt — celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime ; l'homme qu'on voit et qu'on entend, le frĂšre, le vrai frĂšre ». Car, ajoute Miguel de Unamuno, « il y a autre chose qu'on appelle aussi l'homme et qui est le sujet de maintes divagations plus ou moins scientifiques » (ibid.). Divagation dont il faut ici noter l'ambiguĂŻtĂ© et le danger : « C'est le bipĂšde sans plume de la lĂ©gende, le contractant social de Rousseau, l'homo economicus de l'École de Man­chester, l'homo sapiens de LinnĂ©, etc. » (ibid.), toutes dĂ©finitions rĂ©ductrices qui Ă  plus ou moins long terme favorisent les gĂ©nocides. D'un domaine abstrait oĂč la littĂ©rature est asservie Ă  une grille d'interprĂ©tation philo­sophique, sociologique ou Ă©conomique, nous passons avec Powys dans un monde Ă©lĂ©mental et divin, c'est-à­-dire supĂ©rieurement humain, oĂč chaque chose est Ă©prouvĂ©e. Pour Powys, ce qui n'est point Ă©prouvĂ© n'a pas de rĂ©alitĂ© et l'homme est avant tout homme quand survient Ă  sa conscience ces Ă©lĂ©ments qui, selon lui, « relĂšvent du sub-humain et du sur-humain » et dont l'expĂ©rience vĂ©cue ne peut manquer de rabaisser « les prĂ©tentions exagĂ©rĂ©es de certains idĂ©aux grĂ©gaires de l'humanitĂ© ». John Cooper Powys dĂ©veloppe ces idĂ©es dans Apologie des sens et Ma philosophie Ă  ce jour telle que me l'a inspirĂ©e le Pays de Galles. Dans ces textes, Powys apparaĂźt comme authentiquement paĂŻen au sens le plus profond du terme ; il ne s'agit pas d'une sorte d'Ă©picurisme banal, mais au contraire d'un appel incessant aux magies profondes du monde Ă©lĂ©mental. Dans ses romans, les person­nages ne conforment point leurs actes ou les Ă©vĂ©nements de leur vie Ă  un quelconque “donnĂ© psychologique” les situant rationnellement dans l'ordre des choses et du monde. ConfrontĂ©s Ă  une sĂ©rie d'Ă©preuves, ils devien­nent peu Ă  peu, tel qu'en eux-mĂȘmes l'Ă©ternitĂ© (Ă  savoir le mythe) les change, principes d'une lutte cosmique oĂč l'air, l'eau, le feu et la terre deviennent Ă  leur tour, dans la multiplicitĂ© de leurs apparences, les personnages­-principes de mĂ©tamorphoses infinies.

Un mot qualifie avec justesse l'univers de Powys, c'est : multiple. Powys lui-mĂȘme proposait de substituer le mot multivers Ă  celui d'“univers”, attestant par lĂ  son refus d'une vue du monde unitaire (monisme et mono­thĂ©isme relevant pour lui d'un mĂȘme et dangereux rĂ©ductionnisme). « Je suis fier, Ă©crit-il dans Ma philosophie Ă  ce jour, d'ĂȘtre un de ces empiristes qu'on traite de charlatan ou mĂȘme de clown parce qu'ils s'entĂȘtent Ă  ne rien refuser du contact immĂ©diat avec la vie tant sur le plan psychique que sur le plan physique, tout choquant, tout ahurissant, tout apaisant, tout traumatisant, tout exaltant, tout terrifiant que soit ce contact, et qui, jouant d'emblĂ©e le “multiple” contre l'“un”, en font les prĂ©misses de leur “philosophie”... » Dans ce multivers qui est le sien et qui n'a « ni finalitĂ© ni unitĂ© », Powys, mage, fĂ©tichiste et paĂŻen, se tourne vers « la magie des Ăąges heureux », non sans l'inĂ©vitable diffĂ©rence que comporte toutes les Renaissances de ce type. Dans une Ă©poque oĂč la mauvaise conscience des littĂ©rateurs empoisonne la littĂ©rature et oĂč seule, Ă  la suite d'une insidieuse sub­version, la sĂ©cheresse logicienne de l'attitude hypercritique n'est point sujette Ă  suspicion, dans une Ă©poque oĂč la fascination du rien Ă©puise ses ultimes simulacres, l'Ɠuvre de Powys Ă©lĂšve un chant d'offrande, de confiance et de gĂ©nĂ©rositĂ© inouĂŻe. Éprouvant par tous ses sens un univers pluraliste aux horizons infinis sur lequel, « encore qu'y abondent les demi-dieux, ne rĂšgne nulle divinitĂ© unique et transcendantale », Powys, barde gallois, accordant, comme Antonin Artaud, des pouvoirs surnaturels Ă  sa canne de pĂšlerin, nous restitue Ă  nous-mĂȘmes, si bien que, lisant ses romans riches et acharnĂ©s, on oublie tous les autres et presque toute la littĂ©rature pour ne plus assister qu'Ă  la montĂ©e des contrĂ©es trop longtemps ensevelies en nous-mĂȘmes, Ă©vocation d'un pouvoir de magie concrĂšte et de ravissement dont certains moments de notre enfance furent les seuls rĂ©ceptacles.

Il serait facile et dĂ©risoire de parler ici de “tendances rĂ©gressives”, comme ne manquerait pas de le faire une certaine critique psychanalytique. Nietzsche disait que l'homme de l'avenir est celui qui a la mĂ©moire la plus longue. Sans doute la segmentation de notre histoire tĂ©moigne-t-elle de notre dĂ©chĂ©ance la plus grave. On ne peut se tourner vers le futur, voire ĂȘtre Ă  soi-mĂȘme prĂ©sent dans l'instant, qu'en Ă©prouvant la tridimensionnalitĂ© du temps qui apparaĂźt alors comme une sphĂšre oĂč chaque moment rĂ©sonne dans la totalitĂ© du temps. Ainsi l'enfance, pas plus que l'adolescence ou la maturitĂ©, n'apparaissent comme des segments sĂ©parĂ©s d'une indivi­dualitĂ© elle-mĂȘme sĂ©parĂ©e, schizoĂŻde, dĂ©racinĂ©e et dĂ©pourvue de toute participation avec le cosmos. Cette sphĂ©ri­citĂ© du temps, les personnages de Powys, hommes vrais, l'Ă©prouvent jusqu'aux confins d'eux-mĂȘmes par leur intimitĂ© avec le monde Ă©lĂ©mental, comme par la prĂ©monition de leur transsubstantiation mythologique. Ces per­sonnages sont, comme dans un chant de Maldoror, Ă  la fois pierres, plantes, bĂȘtes et dieux dans un multivers animĂ© de forces magiques et contradictoires oĂč l'effroi et le ravissement scandent le devenir.

Pour John Cowper Powys, « jouer d'emblĂ©e le multiple contre l'un », c'est non seulement se dĂ©barrasser de « l'uni­vers fini et totalitaire de l'apologĂ©tique chrĂ©tienne », mais aussi Ă©chapper au cercle rationnel inĂ©luctable et sanc­tifiĂ© qui favorise et lĂ©gitime tous les totalitarismes politiques pour lesquels il professe une aversion irrĂ©ductible. La dĂ©cision de Powys de retirer Ă  la science, Ă  la religion, Ă  l'universalitĂ©, Ă  l'orthodoxie et Ă  la saintetĂ©, tout le respect qu'il leur accordait et de transfĂ©rer ce respect sur les formes immĂ©diates de la vie, se justifie ainsi par sa saine mĂ©fiance envers tous les simulacres spectaculaires du monde contemporain. Pour lui, l'extrĂȘme gauche comme l'extrĂȘme droite tĂ©moignent uniment de l'idĂ©al de la fourmiliĂšre. Il en va de mĂȘme des systĂšmes ou des ordres constituĂ©s. « Et si notre rĂ©flexion nous pousse vers la politique et l'Ă©conomie, Ă©crit-il, nous consta­tons le conflit qui oppose l'idĂ©al amĂ©ricain de la libre entreprise fondĂ©e sur le profit, et l'idĂ©al soviĂ©tique d'un service public rendu obligatoire au moyen de tout un systĂšme de sanctions et de prĂ©bendes par un État qui peut tout, qui voit tout, qui possĂšde tout, qui dĂ©tient le monopole des cultes ». Pour Powys comme pour Julius Evola, le conflit entre capitalisme et communisme est illusoire. L'un et l'autre procĂšdent d'une vue-du-monde identi­que et d'une mĂȘme conception de l'histoire. Ce ne sont que 2 maniĂšres diffĂ©rentes d'assujettir l'homme en le rĂ©duisant Ă  sa seule fonction Ă©conomique : « Être pris dans l'horrible tourbillon de la “libre” concurrence ou subir l'abominable tyrannie d'un État tentaculaire : tels sont, Ă©galement dĂ©testables, les termes du dilemme ; et l'Ă©glise catholique et romaine n'offre sa troisiĂšme voix cĂ©leste qu'Ă  ceux qui consentent Ă  renier leur attache­ment terrestre ». On comprend, dĂšs lors, la mĂ©fiance de John Cowper Powys, maintes fois rĂ©affirmĂ©e dans son Ɠuvre, envers toutes les manifestations de l'envahissement technologique dans lequel on est fondĂ© de voir, non seulement une dĂ©chĂ©ance esthĂ©tique, mais aussi l'arme la plus efficace et la plus insidieuse du dĂ©racinement mĂ©taphysique et de l'homogĂ©nĂ©isation sociale appliquĂ©e selon le principe du “lit de Procuste”.

L'au-delĂ  et la Loi divine extra-mondaine sont devenus, une fois posĂ©s, les fins d'un totalitarisme inexpugna­ble. La morale mĂȘme qui s'est mise au service de ce totalitarisme d'origine monothĂ©iste, apparaĂźt Ă  Powys comme une hypocrisie : « Il me semble que pour moi, le moment est venu de me purger de toute hypocrisie et je crois qu'aujourd'hui, c'est notre conception de l'amour et notre discours sur l'amour qui constituent la pire des hypo­crisies. Cet amour est l'une des formes les plus minables qu'ait prises noire christianisme dĂ©cadent ». Il va de soi que cet amour ainsi condamnĂ© n'est nullement l'amour Ă©merveillĂ© oĂč exulte la gĂ©nĂ©rositĂ© de l’offrande, mais au contraire cet amour-simulacre propre au “christianisme dĂ©cadent” et Ă  “l'hypocrisie petite-bourgeoise”, qui procĂšde d'une idĂ©e de rachat impliquant l'ignoble marchandage de la “mauvaise conscience”. Nietzsche Ă©cri­vait dĂ©jĂ  dans Zarathoustra : « Votre amour du prochain est votre mauvais amour de vous-mĂȘmes » — ce faux amour qui dissimule derriĂšre ses allures papelardes un ressentiment profond et morbide pour tout ce qui exalte la diffĂ©rence. Aux simulacres hypocrites, Powys oppose la « bontĂ© paĂŻenne », « la vertu paĂŻenne, divinement natu­relle de l'agapĂš ». Il s'agit lĂ  d'un amour et d'une bontĂ© actives, qui viennent d'une surabondance de forces, et non de la crainte rĂ©active et de la faiblesse du ressentiment. Nietzsche disait aussi : « Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et il suffit que vous soyez cinq pour qu'un sixiĂšme doive toujours mourir ». On aime certes son prochain, mais l'on dĂ©teste en mĂȘme temps celui qui vient, porteur de ferveurs et de prĂ©monitions inouĂŻes. On aime certes son prochain, mais l'on tue celui qui ne veut ĂȘtre le prochain de personne et refuse la torture du “lit de Procuste”. Il y a derriĂšre cet “amour du prochain”, le principe d'une police d'État idĂ©ale assurant la perpĂ©tuitĂ© d'un idĂ©al grĂ©gaire et d'uniformitĂ©.

Mais il est un autre amour qui exulte et nous interpelle constamment dans l'Ɠuvre de John Cowper Powys, et ce n'est plus l'amour-simulacre de l'hypocrisie chrĂ©tienne, ni mĂȘme celui qui rĂ©alise la « bontĂ© paĂŻenne », mais l'amour mĂȘme, l'amour Ă©rotique dans lequel Powys dĂ©couvre la seule « force » authentiquement rĂ©demptrice. LĂ  aussi, Powys apparaĂźt comme souveraine­ment indĂ©pendant des conceptions monothĂ©istes, car pour lui, la femme n'est pas impure, mais au contraire purificatrice. Depuis les femmes “intouchables” lors des pĂ©riodes menstruelles jusqu'aux “sorciĂšres” brĂ»lĂ©es vives, le monothĂ©isme s'est toujours caractĂ©risĂ© par une rĂ©pulsion envers la fĂ©minitĂ©. Cette rĂ©pulsion liĂ©e Ă  l'horreur de la chair et au mythe de la chute originelle est, en rĂ©alitĂ©, le symptĂŽme d'un nihilisme total, pour lequel le monde en sa matĂ©rialitĂ© est haĂŻssable. Aujourd'hui encore, un essayiste comme B.H. LĂ©vy, qui dĂ©clare haĂŻr le sacrĂ© et vouloir Ă  tout prix « dĂ©sacraliser, dĂ©senchanter et dĂ©sensorceler le monde », perpĂ©tue dans son apolo­gie de ce qu'il nomme le « paternalisme » cette ancestrale mĂ©fiance envers la fĂ©minitĂ©. Dans la perspective d'un monothĂ©isme totalitaire, la crainte de la fĂ©minitĂ© (et, corrĂ©lativement, la crainte de tout Ă©rotisme) se justifie en effet dans la mesure oĂč, comme l'indique Julius Evola dans MĂ©taphysique du sexe, l'Ă©rotisme est dans le monde contemporain l'ultime rĂ©ceptacle du sacrĂ©, c'est-Ă -dire du principe dĂ©suniformisateur par excellence. Le totalitarisme, dont tous les Ă©crivains se font aujourd'hui, plus ou moins sincĂšrement, les contempteurs, il semble bien qu'il faille chercher dans l'amour sacrĂ© (autre nom de l'amour passion et de l'amour fou) son ennemi le plus irrĂ©ductible. Dans un monde dĂ©suniformisĂ© par le sacrĂ© et la diversification qualitative des fonctions et des valeurs, le totalitarisme est impossible. Par contre, lorsque les hommes sont Ă©galisĂ©s, quantifiĂ©s et massi­fiĂ©s, lorsqu'il s'asservissent eux-mĂȘmes Ă  la dĂ©monie de la seule fonction Ă©conomique, alors, le totalitarisme est non seulement possible mais fatal — et il n'est nul besoin d'un tyran pour lĂ©gitimer et sanctionner ce totali­tarisme : une idĂ©e suffit.

[Ci-dessous : gravure de de Karl Hennemann. Tout l'univers celtique, à la fois historique et légendaire, revit chez Powys, transfiguré]

henn0210.jpgMais ce qui finalement dĂ©solidarise le mieux l'Ɠuvre de Powys de toutes les tentatives rĂ©ductrices et confĂšre, en mĂȘme temps, Ă  son Ɠuvre son originalitĂ© la plus remarquable, c'est l'extrĂȘme attention dont celle-ci fait preuve envers toutes les substances et manifestations du monde Ă©lĂ©mental. Les Ă©crivains de la nature sont nom­breux. Mais il s'agit le plus souvent d'une nature trop humanisĂ©e, une simple image, sans profondeur ni force, dont la prĂ©sence dans l'Ɠuvre ne suscite que des mĂ©taphores dont la joliesse n'absout point l'insignifiance. La « critique dithyrambique », ainsi nommĂ©e par Powys lui-mĂȘme — qui est Ă  la littĂ©rature ce que l'hermĂ©neutique crĂ©atrice de Mircea Eliade est Ă  l'histoire des religions, et ce que l'Ɠuvre de Nietzsche est Ă  la philosophie —, reprĂ©sente au contraire la rĂ©surgence d'une sensibilitĂ© prĂ©socratique restĂ©e intacte malgrĂ© 2.000 ans d'oc­cultation, la surrection violente de l'expĂ©rience et du concret dans les schĂ©mas stĂ©riles de nos grilles d'interpré­tations courantes, l'investissement bouleversant du devenir dans l'immobilisme structural. Pour Powys, la nature n'est point une image immobile, mais bel et bien une prĂ©sence active, dont la profondeur est sans cesse Ă  recon­quĂ©rir, dont les manifestations sont autant d'Ă©preuves qui violentent l'unitĂ© close de l'individu afin de le porter aux confins de lui-mĂȘme et du monde. La nature, en un mot, n'est pas l'aimable reflet de l'humain. Il n'y a nul anthropocentrisme chez Powys ; la nature n'est pas faite pour l'homme. Il s'agit davantage de la profon­deur riche d'effrois et de ravissements d'un mystĂšre cosmique oĂč l'homme n'est admis que par mĂ©garde et oĂč il acquiert une connaissance bouleversĂ©e. Dans le cosmos, le multivers, l'homme n'a, d'emblĂ©e, aucune place privilĂ©giĂ©e, tout est Ă  conquĂ©rir et la nature n'est en aucune façon destinĂ©e Ă  lui appartenir. L'enseignement biblique selon lequel l'homme, Ă  l'image de Dieu, serait destinĂ© Ă  rĂ©gner sur les manifestations diverses de la nature, reste ici lettre morte. Ne croyant point Ă  un dieu transcendant, unique et hors du monde, Powys ne croit pas non plus Ă  un ordre cosmique immĂ©morial dont l'homme serait le centre. Sa longue lutte contre la vivisection et son amour mĂȘme pour les manifestations les plus humbles de la vie, tĂ©moignent assez de ce non­-anthropocentrisme.

Le monde Ă©lĂ©mental de Powys est la source d'innombrables “rĂȘveries”, au sens oĂč Bachelard l'entendait, rĂȘve­ries actives qui font voyager le rĂȘveur dans la profondeur des substances du monde, rĂȘveries de l'intimitĂ© maté­rielle et du dynamisme alchimique oĂč l'homme passe peu Ă  peu par tous les Ă©tats de l'ĂȘtre, du sub-humain jusqu'au sur-humain, Ă©prouvant ainsi son destin Ă  celui des mĂ©tamorphoses inhumaines. Ainsi, certains lieux oĂč les mani­festations du monde Ă©lĂ©mental ont une ampleur et une intensitĂ© particuliĂšrement lancinantes, reviennent sans cesse dans les romans de Powys, comme une sorte de Leitmotiv, et sont accompagnĂ©s, tout comme certains objets chargĂ©s de forces magiques oĂč s'attache le “fĂ©tichisme” des personnages, d'une Ă©pithĂšte que sa rĂ©cur­rence pourrait faire qualifier d'homĂ©rique, et qui, souvent, donne au texte une sorte de rythme Ă©pique insti­tuant dans l'espace et le temps du rĂ©cit une sorte d'architecture sacrale oĂč la diversification qualitative des intensitĂ©s se substitue aux seules mesures quantifiables du monde profane. Dans cette Ɠuvre, ces lieux privilĂ©giĂ©s sont nombreux ; ils sont les pĂŽles et les inĂ©vitables centres galvaniques de chaque roman. La vie profonde des per­sonnages commence par la dĂ©finition d'une gĂ©ographie sacrĂ©e. Ce qui distingue ces lieux privilĂ©giĂ©s des lieux anonymes, ce n'est pas simplement leur nom, mais aussi le fait qu'ils aient une mĂ©moire et un pouvoir qui se confrontent souvent, en un jeu de forces antagonistes, avec la mĂ©moire et le pouvoir du promeneur imprudent. Le promeneur pĂ©nĂštre dans ces lieux Ă  ses risques et pĂ©rils — et le pĂ©ril de l'enchantement n'est pas moins terri­ble que le risque de la mort. Le pouvoir et la mĂ©moire du lieu sont souvent plus forts que ceux de l'homme. Celui-ci doit alors, dans un premier temps, se battre avec ses seuls armes humaines contre des dĂ©mons, des charmes, des envoĂ»tements, dont il ne parviendra finalement Ă  vaincre les influences nĂ©fastes (comme la tenta­tion du suicide chez Wolf Solent prĂšs de l'Ă©tang de Lenty) qu'en s'appropriant d'autres pouvoir magiques, oppo­sant ainsi la magie blanche Ă  la magie noire, et l'exorcisme solaire aux envoĂ»tements tĂ©nĂ©breux.

â–ș Luc-Olivier d'Algange, Nouvelle École n°40, 1983.

‱ nota bene : . l'auteur de cet article est prĂ©sentĂ© en fin de l'entrĂ©e Stefan George. Cf. aussi son article sur BrocĂ©liande. 

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Sur le sensualisme magique de John Cowper Powys

600_1210.jpgL'Ɠuvre de John Cowper Powys (1) constitue un ensemble organique Ă©troitement solidaire de lui-mĂȘme en toutes ses parties. Romans, poĂšmes, essais, sans parler des milliers de confĂ©rences prononcĂ©es Ă  travers les États-Unis [A] durant 25 annĂ©es d'une carriĂšre itinĂ©rante de « trouba­dour errant chanteur des classiques » (2), s'ordonnent comme les branches d'un arbre autour de cette monumentale Autobiographie que certains critiques ont comparĂ©e aux Confessions d'Augustin et de Rousseau, voire aux mĂ©moires de GƓthe et que, la situant au niveau de ce qu'on peut appeler Ă  la rigueur « souvenirs romancĂ©s », je tiens pour l'un des tĂ©moi­gnages humains les plus importants qui aient paru depuis celui de Proust.

Ces lignes n'ayant d'autre intention que d'ouvrir au lecteur une voie d'approche, je me bornerai Ă  suivre comme fil directeur 2 ouvrages : un essai philosophique intitulĂ© In defence of sensuality et l'Autobiographie elle-mĂȘme, non sans me permettre quelques incursions dans d'autres textes citĂ©s Ă  titre de rĂ©fĂ©rences.

Apologie des sens

as-rec10.jpgDédié à la mémoire de Jean-Jacques Rousseau, « ce grand homme tant dénigré », le livre s'ouvre sur une démarche régressive qui conduit d'un seul trait à une sorte d'anti-cogito vitaliste et sensualiste. Supprimons tout, que reste-t-il ? Il reste le surgissement individuel de mon moi au sein d'un univers d'impressions qu'il conviendrait d'appeler plutÎt « multi­vers », car l'unité qu'on lui attribue ordinairement n'est qu'une abstrac­tion. Il reste : « I am I ».

Pour donner une idĂ©e de cette solitude abyssale, imaginons un ichtyo­saure couchĂ© dans sa boue primitive et appelons « ichtyosaurus-ego » ce point vital d'Ă©nergie, ce « pouvoir causatif » qui constitue pour lui-mĂȘme et pour chacun de nous, l'origine absolue de tout ce qui existe.

Une exigence radicale habite en cet ego, le besoin d'ĂȘtre heureux Ă  tout prix. Elle est la raison d'ĂȘtre et la fin de l'ĂȘtre vivant. À premiĂšre vue, elle semble aisĂ©e Ă  satisfaire. Il suffit Ă  l'individu de se fixer sur une impression librement choisie, de s'y attacher fermement et de l'Ă©tendre Ă  l'ensemble du moi sensible, non par le faux-fuyant d'une abstraction — laissons ce mirage aux philosophes — mais en recourant Ă  une opĂ©ration concrĂšte et prĂ©cise qui ramasse l'ego sur l'instant vĂ©cu. Reste ensuite Ă  prolonger par un acte de volontĂ© cet instant d'extase en une durĂ©e continue et de relier l'impression choisie Ă  toutes les autres, lesquelles se trouveront transfigurĂ©es par elle. En quoi mon livre est-il original ? se demande l'auteur. Il l'est « dans la mesure oĂč il isole ces moments privilĂ©giĂ©s de bonheur extatique... que connaissent tous les ĂȘtres humains... et les rassemble jusqu'Ă  crĂ©er continĂ»ment une puissante harmonie de conscience qui devient l'expĂ©rience essentielle de la vie de l'Ăąme » (p. 262). Tout se ramĂšne Ă  Ă©tablir une liaison durable en ce donnĂ© qui est par essence pluraliste. « Le grand secret, c'est la continuitĂ© » (p. 58). Nous sommes ici trĂšs loin de la mystique hindoue, qui a le tort d'identifier le moi Ă  l'univers, this Ă  that. L'exigence initiale est l'isolement du self (p. 50). La sensation primitive ne renvoie pas Ă  l'Ă©ternitĂ© par l'intermĂ©diaire d'une opĂ©ration consciente — sur ce point Powys s'Ă©carte « absolument » de Proust (p. 132) — elle contient en soi l'Ă©ternitĂ©, elle en dispense.

Le rĂ©sultat, c'est un Ă©tat de ravissement paisible, qui tient Ă  la fois de la conquĂȘte stoĂŻcienne et de l'abandon quiĂ©tiste. Être heureux ici-bas, ce n'est pas viser un but lointain mais retrouver dans l'extase cet Ă©tat d'inno­cence originelle qui atteste la coĂŻncidence parfaite du moi avec lui­mĂȘme. Telle la petite fille qui berce sa poupĂ©e. « Le seul pĂ©chĂ© vĂ©ritable, c'est de ne pas ĂȘtre heureux » (p. 282), c'est de refuser « le don le plus divin que nous accorde le ciel » (p. 131). Le temps d'une jouissance vraie est « infiniment plus long » que toutes les Ăšres gĂ©ologiques et astronomiques (p. 130).

Être heureux, c'est donc se suffire entiĂšrement Ă  soi-mĂȘme. « Il est dĂ©solant de voir le petit nombre d'ĂȘtres humains capables de tirer le maximum de profit de la solitude essentielle qui est le propre de toute vie » (p. 131). NaĂźtre Ă  chaque instant Ă  l'existence, repartir constamment de zĂ©ro, tel est l'idĂ©al. Comment ne jouirais-je pas d'une exultation abyssale, issue de moi-mĂȘme et des profondeurs cosmiques, en songeant que, durant des milliers d'annĂ©es, il n'y a pas eu de conscience et que, soudain : « Ecce mea anima ! » (p. 51), victoire d'autant plus merveilleuse que l'univers sur qui je la remporte est forcĂ© de la reconnaĂźtre ?

Tout ce qui arrache le moi Ă  lui-mĂȘme ne peut qu'« assassiner » le bonheur, lequel est Ă  la fois bonheur de vivre et bonheur d'aimer. Car, si la solitude est fille aĂźnĂ©e de la vie, l'amour est frĂšre puĂźnĂ© de la solitude (p. 28). Vie, solitude, amour, telles sont les 3 composantes originelles du bonheur. Le reproche d'Ă©goĂŻsme ne saurait donc nous atteindre. Notre vision est « solipsiste » au sens le plus radical et le plus Ă©levĂ© du terme (p. 30). Elle nous met en garde contre une double tentation : l'aliĂ©nation dans le groupe, Ă©rigĂ© en critĂšre de vĂ©ritĂ©, et l'Ă©vanouissement dans l'action sociale, Ă©rigĂ©e en fin. Double fĂ©tichisme. La collectivitĂ© des fourmis noires nous offre l'image de ce qu'il faut fuir Ă  tout prix, celle d'un monde « horrible, effroyable, soumis Ă  la tyrannie d'une sorte de monstrueuse folie mĂ©canique » (p. 135). La philosophie que je propose est « une tenta­tive... pour rabaisser les prĂ©tentions de certains idĂ©aux grĂ©gaires de l'humanitĂ©, qui me paraissent avoir troublĂ© et parfois mĂȘme tari les sources de la voluptĂ© profonde » (p. 23).

L'impératif moral nous enjoignant d'aimer l'humanité n'est ainsi qu'une « suggestion hypnotique », née de la fascination exercée par la masse sur l'imagination individuelle. « Il est nécessaire d'aimer la vie... il n'est pas nécessaire d'aimer l'humanité » (p. 120). Né de la solitude, l'amour vrai ne sera jamais amour du groupe.

Gardons-nous Ă©galement de cĂ©der aux sĂ©ductions trompeuses de la mĂ©moire informative et pratique. Sachons nous abandonner Ă  la magie de l'oubli, source de toute paix vĂ©ritable. LiĂ© Ă  la facultĂ© de renaĂźtre sans cesse, l'oubli coĂŻncide avec la vraie MĂ©moire, facultĂ© supĂ©rieure qui nous permet d'Ă©voquer les merveilleuses scĂšnes de magie que nous avons vĂ©cues (p. 184). Il est seul capable de nous faire goĂ»ter ce ravissement paisible, qui est une forme de la saintetĂ©. Le saint ne se souvient de rien. Il ne connaĂźt ni regret ni remords. Il fonde son bonheur sur un Ă©tat de « contemplation statique » qui lui accorde de s'Ă©lancer au devant de lui­mĂȘme « Ă  grandes enjambĂ©es... en se frottant les mains... C'est, en fait, un mĂ©galomane de la sensation de vivre » (pp. 83, 108).

Ainsi toute vie humaine se développe entre la condition de l'ichtyosaure et celle du saint, ou, si l'on préfÚre, entre « la vie du ver et celle du dieu » (worm-life and god-life) (p. 143).

L'univers étant un monde pluraliste « and full of magic », une des plus graves erreurs fut d'avoir abandonné le polythéisme. Adorer le soleil, la lune, la terre, la mer, chacune des planÚtes et les morts, se sentir lié à ces dieux par un « lien magnétique », c'est retrouver le vrai respect de la vie. Car « chacun d'eux peut exaucer les priÚres ». Ainsi conçue, l'idolùtrie est le contraire de la superstition (p. 112).

Est-ce Ă  dire qu'il suffise de retrouver, en deçà des exigences pratiques et de l'illusion grĂ©gaire, le vrai monde de la vie, qu'il suffise de chanter ce monde pour ĂȘtre heureux ? Non, car le monde souffre d'une ambivalence radicale. Il tient son origine d'une Cause premiĂšre qui est Ă  la fois Dieu et Diable, qui a voulu le meilleur et le pire (p. 243). Les instants d'extase que nous goĂ»tons et prolongeons par un acte de volontĂ©, ne sauraient nous faire oublier le sang qui dĂ©goutte des plaies du Christ et, plus prĂšs de nous, « les longues files de chĂŽmeurs qui crĂšvent la faim » (p. 239, 237). La Cause, qui a créé d'une main le paradis, a créé de l'autre l'enfer sous sa forme la plus atroce, qui est la cruautĂ©. Mais le Christ, ce solitaire incompa­rable, nous indique la voie, en rejetant « tout bonheur autre que celui qui naĂźt de l'amour » (p. 239). Le bonheur triste du Christ reprend, Ă  un niveau sublime, le bonheur Ă©lĂ©mentaire du moi ichtyosaure (p. 247). Laissons le Bouddha profĂ©rer un monstrueux blasphĂšme en affirmant l'indiffĂ©rence Ă  la douleur et au plaisir (p. 247). Revenons au grand « tour de magie » de la doctrine Ă  la fois taoĂŻste et chrĂ©tienne qui enseigne Ă  ne rien devenir pour tout aimer (p. 247). Souffrir Ă  la place des autres ĂȘtres pour attĂ©nuer leurs souffrances, c'est prolonger le sacrifice de JĂ©sus, c'est transformer le monde. Et cette vĂ©ritĂ© s'Ă©tend Ă  toute la nature, des vers de terre Ă  l'homme. « Il existe des Christ-chevaux et des Christ-poissons, des Christ­vers et des Christ-serpents, des Christ-chiens et des Christ-chameaux... Je dĂ©fie quiconque de me rĂ©futer sur ce point » (p. 252). Sous toutes ces formes, le Christ incarne la face compatissante de la Cause et nous engage Ă  porter avec lui, sur nous, la douleur du monde. « C'est lĂ  le secret essen­tiel de la religion de DostoĂŻevski : vĂ©nĂ©rer le Christ au lieu de Dieu » (p. 259). Il y a une vertu vicariante dans l'acceptation de la souffrance. Tout ĂȘtre qui souffre comme le Christ « le fait Ă  la place d'autres ĂȘtres qui Ă©chappent, eux, Ă  la souffrance » (p. 252). Prenons garde ! Les vagabonds et les clochards sont des dieux dĂ©guisĂ©s. Le jour viendra oĂč nous leur devrons des comptes. « Chaque nation devrait Ă©lever un grand cĂ©notaphe public Ă  la mĂ©moire du Pauvre inconnu » (pp. 75, 70).

Il y a donc place pour l'espoir. L'indifférence initiale, qui opposait et oppose encore à égalité le bien et le mal, penchera dans le sens de la pitié et s'achÚvera sur le rÚgne de l'amour. « Un printemps nouveau viendra ». Certes, « il est difficile de préciser la nature exacte du cataclysme psychique imminent », mais « il est fort possible qu'il s'agisse d'une nouvelle psycho­logie des émotions trouvant sa source dans les éléments les plus magiques de la religion chrétienne », l'instinct religieux prenant un tour « mysté­rieusement religieux ». Ce qui nous est demandé en attendant, c'est de cultiver un état d'esprit qui, malgré des coups du hasard, nous rende heureux malgré tout, c'est de pratiquer une « Philosophie du Malgré... » (Philosophy of In-spite) (p. 197-98).

Cette nouvelle religion sera intense et grave. Les rites y auront une importance plus grande que dans toute autre, et pourtant elle sera « la religion la plus subjective qui ait jamais existĂ© ». Elle aura le sommeil pour sacrement essentiel, le loisir pour parvis de sa cathĂ©drale, et la sensualitĂ© nourrie de sensations pour maĂźtre-autel. « Et le grand daimĂŽn du Hasard sera son Esprit Saint » (p. 203). Elle rendra un culte fervent aux astres, Ă  la terre, Ă  la mer, aux vents, aux saisons. Elle reflĂ©tera la nature Ă  la façon d'un « miroir immobile ». Paresse, rĂȘverie, compassion s'uniront en elle. Bien plus, elle soulĂšvera la nature elle-mĂȘme d'une adoration qui rejettera les ornements grĂ©gaires et « trop humains » dont se parent les autres religions. « Ce sera une religion qui pourrait ĂȘtre aussi celle de la conscience non-humaine des arbres jouissant de la pluie, des corbeaux traversant le ciel d'un vol ample, des poissons en suspens dans un immobile Ă©quilibre dans la riviĂšre, des vipĂšres lovĂ©es au soleil, des trĂšs anciens rites cosmogoniques... » (p. 202-203). Tout ce qui dissocie, disloque et dĂ©membre en sera banni, en particulier ce terrible mani­chĂ©isme spirituel, qui enfonce entre l'Ăąme et le corps un effroyable « coin de fer » (p. 263). L'Ăąme solitaire se rendra capable « de se rassembler en elle-mĂȘme et de recommencer chaque jour son pĂšlerinage spirituel avec des yeux neufs ». Elle ne laissera pas passer une heure sans reprendre conscience de cette solitude incomparable et de rĂ©pĂ©ter la formule magique : « Jouis — dĂ©fie — oublie », formule qui se dĂ©compose ainsi : « Jouis de l'univers, mĂȘme si ta vie est brisĂ©e ; dĂ©fie Dieu tout en Le remerciant de t'avoir fait don de la Vie ; oublie le mal en Dieu, cause de toute souffrance ». Parvenue au terme de sa course terrestre, elle pourra s'Ă©crier : « J'ai joui de la vie en amĂ©liorant le monde ». « Tels sont les dogmes profanes de ma religion nouvelle » (p. 297, 305).

Autobiographie

jcp-0310.gifCe livre découvre à l'imagination et à la pensée des espaces si vastes, si étranges et pourtant si familiers qu'on ne cesse de s'y perdre en s'y retrouvant. Je le tiens pour l'un des témoignages les plus extraordinaires de notre temps, et c'est encore à Proust qu'il me ramÚne, au petit Marcel endormi qui « tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes » (Du cÎté de chez Swann). Il s'agit dans les 2 cas de revivre ce pouvoir magique qui permet à l'enfant « d'atteindre l'illimité grùce aux plus infimes points de départ » (Autobiographie, p. 11). Cette « extase de l'illimité » John la connut d'abord en recevant, façonnée par son pÚre, une hache en bois de vieux laurier, qui lui sembla contenir en elle « un secret qui m'aurait protégé toute ma vie durant », puis en découvrant dans un petit réduit les chaussures de son pÚre, dont les larges semelles lui communiquÚrent « une extase insondable » (p. 15). La fixation pater­nelle est ici évidente. L'immense pasteur Powys, cet « homme de Néan­derthal », joue dans l'imagination de l'enfant un rÎle démiurgique, il le ramÚne au mystÚre des origines, à l'ichtyosaure des temps préhistoriques.

Cette « QuĂȘte Magique » (p. 68) ne cessera de se renouveler sous forme de pratiques bizarres. Un jour, John s'amuse Ă  pendre Ă  une grosse corde son jeune frĂšre Littleton et, voyant le visage de l'enfant s'enfler, devenir violet, il connaĂźt alors « la terreur d'avoir Ă©tĂ© trop loin dans un jeu de vie et de mort » (p. 15). Ces irruptions de l'irrationnel se multiplient. Il compose un brouet de sorciĂšre en mĂ©langeant un peu de son urine Ă  celle de Littleton. Il Ă©prouve un « frisson de terreur sacrĂ©e » en voyant un grand cercle se former sur l'eau boueuse d'une mare. La couleur des locomotives le transporte de joie et la teinte verte d'un pan de ciel le fait « palpiter d'enthousiasme ». Toute sa vie, il gardera l'habitude de tremper la poignĂ©e de sa canne dans les cours d'eau historiques qu'il rencontre (pp. 20, 23, 25, 37, 388). Au cours d'une promenade, la pluie s'Ă©tant mise Ă  tomber, il se fĂąche « tout rouge » contre son frĂšre et menace de le battre. Bien plus, cĂ©dant Ă  un mouvement de colĂšre, il tend un index vengeur contre un autre frĂšre, nommĂ© Llewelyn, qu'il aime tendre­ment, et se demandera plus tard s'il n'a pas attirĂ© sur lui la tuberculose dont il mourra. Il se sent douĂ© d'un mauvais Ɠil, habitĂ© d'une puissance terrible, convaincu que les pensĂ©es malĂ©fiques, projetĂ©es dans les airs sous forme d'« eidola » peuvent inspirer des crimes abominables. Il dĂ©cide alors de renverser le mouvement, d'utiliser cette force occulte en sens contraire et de prier pour tel ou tel de ses ennemis « simplement pour qu'il soit heureux et pour que la chance le favorise » (pp. 318, 410).

Ainsi se manifeste en sa nature une ambivalence sado-masochiste oĂč l'on retrouve comme un prolongement de la dualitĂ© propre Ă  la Cause premiĂšre. John s'efforcera d'exorciser, de transmuer en pitiĂ© les Ă©lĂ©ments pervers de sa nature. De lĂ  son horreur de la vivisection, du lynchage et de toute cruautĂ©. Il tient « Ă  la fois du satyre et du saint ». La pitiĂ© lui semble, sinon plus grande que l'amour, du moins plus urgente Ă  cultiver dans le monde barbare oĂč nous vivons prĂ©sentement, et cette pitiĂ© s'adresse Ă  toutes les formes de vie. « Je voudrais remplacer “Tu aimeras ton pro­chain comme toi-mĂȘme” par “Tu te montreras misĂ©ricordieux, compatis­sant et attentionnĂ© envers tous les organismes vivants” ». D'autant que les douleurs les plus cruelles sont souvent les mieux cachĂ©es. « Le ciel ait pitiĂ© de nous tous ! On ne peut jamais savoir quelles souffrances se dĂ©roulent derriĂšre les lunettes d'autrui » (pp. 407, 340, 129).

Ce pouvoir magique lui permet, non seulement de crĂ©er et de dĂ©truire Ă  volontĂ© autour de lui, mais encore d'Ă©chapper lui-mĂȘme au temps, de s'inventer absolument Ă  chaque instant. Et l'on retrouve ici la valorisation de l'oubli. « Si l'on venait me demander quel est le don le plus prĂ©cieux que nous a fait la nature, je rĂ©pondrais, moi l'adorateur du Souvenir, que c'est l'art d'oublier » (p. 22). Il faut entendre par lĂ , nous l'avons vu, que la mĂ©moire utilitaire s'efface chez lui devant une rĂ©miniscence, qui retient le sens au-delĂ  du fait et « convertit inĂ©vitablement en symbole rituel » toutes les opĂ©rations de son cerveau. Le dieu Hasard fournit l'Ă©vĂ©nement. Il appartient au dieu Homme d'en dĂ©gager la signification essentielle. « Chaque ĂȘtre humain doit en somme inventer son propre destin en partant du chaos » (pp. 51, 100).

Une telle vision du monde tient John en marge des idĂ©es courantes. Et son physique y rĂ©pond. « Avec ma prĂ©historique tĂȘte de chat, mon bec d'Horus, ma bouche d'idole aztĂšque, je ressemble Ă  une archaĂŻque poupĂ©e­-dĂ©mon Ă  lĂšvres de gargouille d'oĂč l'eau pourrait Ă©ternellement couler, Ă  naseaux de cheval oĂč les vapeurs de l'encens pourraient Ă©ternellement monter ! » (p. 362). Il se juge idiot (le mot revient jusqu'Ă  11 fois dans une seule phrase, p. 92), mais, dans le fond, il s'en fĂ©licite. Admirateur fanatique de DostoĂŻevski, il songe au prince Mychkine. Il se rĂ©jouit d'ĂȘtre un pitre, un jocrisse, un guignol, un maboul, un dĂ©traquĂ© morbide. « C'est pour moi une voluptĂ© de faire l'imbĂ©cile ». Ce qui le distingue des autres, ce n'est pas d'ĂȘtre fou — nous le sommes tous — c'est de savoir oublier sa folie et ne jamais lutter contre elle (pp. 483, 101).

L'univers lui apparaĂźt sous la forme d'une myriade de monades dont les influx magnĂ©tiques se croisent Ă  l'infini. De lĂ  son attachement Ă  un polythĂ©isme cosmo-biologique qui, embrassant la plante, le ver, l'homme et les dieux, n'est que l'expression religieuse de son individualisme. « La vie personnelle, poussĂ©e Ă  son plus haut degrĂ© d'intensitĂ© et de subtilitĂ© est, pour moi, le seul but intelligible du cosmos ». Il accĂšde ainsi, au-delĂ  de la vĂ©ritĂ©, Ă  une sagesse qui lui permet de revivre « l'Ă©ternel retour des choses » (pp. 526, 393). Apercevant une jeune fille penchĂ©e Ă  une fenĂȘtre, il lui semble que l'Ă©vĂ©nement a dĂ» dĂ©jĂ  se rĂ©pĂ©ter des milliers de fois dans le cours de l'histoire et dans la continuitĂ© des gĂ©né­rations humaines (p. 392). Ainsi le monde entier s'exprime dans les moindres Ă©clairs et les plus courts instants. Voyant un jour, de la fenĂȘtre de son wagon lancĂ© Ă  toute vitesse, les fils Ă©lectriques qui montent et des­cendent avec un sifflement, il retrouve dans ces Ă©lans et retombĂ©es l'image d'un mystĂšre insondable. « En haut, en haut, en haut ! puis, d'un seul coup, en bas ! avec un cri qu'arrache le vertige, n'Ă©tait-ce pas le secret de toute la vie ? » (p. 26).

Cette faculté qui lui permet de vivre sans cesse sur le mode du nouveau départ, de renaßtre afresh chaque matin, rappelle la « répétition » [ou reprise] kierke­gaardienne, dont Powys ne semble pas avoir eu connaissance. Elle ne réduit pas pour autant l'histoire individuelle à un pointillé d'instants, car elle se compose avec une vision du progrÚs qui n'est pas sans rapport avec le mouvement de la dialectique hégélienne et de l'éternel retour nietzschéen. Mais l'essentiel est moins dans l'opération que dans son caractÚre fonciÚrement et hautement symbolique. John Powys, parcelle cosmique irréductible, se sent entraßné par 2 « courants électriques » qui tout à la fois le ramassent sur son « identité la plus intime » et l'em­portent dans la « ronde immémoriale » des générations humaines. Et c'est cela seul qui compte (p. 588).

Le rĂ©cit des annĂ©es qu'il passera dans un bourg du Pays de Galles, oĂč il mourra Ă  l'Ăąge de 92 ans, est Ă  cet Ă©gard d'une surprenante originalitĂ©. John vivra lĂ  d'une vie solitaire et maniaque oĂč les pratiques de dĂ©votion et de magie incantatoire joueront un rĂŽle capital. C'est ainsi du moins qu'il se prĂ©sente Ă  nous. Il se lĂšve tĂŽt, ou plutĂŽt il « naĂźt au monde » tĂŽt chaque matin, il commence par toucher un talisman provenant de la tombe de sainte ThĂ©rĂšse de Lisieux, puis il se rend Ă  sa fenĂȘtre, oĂč il adresse des priĂšres et « donne des ordres » pour que repose en paix l'Ăąme des morts du cimetiĂšre voisin. Ensuite il va dĂ©poser sa poubelle au pied d'un vieux pommier tordu par les tempĂȘtes, qu'il appelle « Polutlas », en souvenir d'Ulysse. Il ajoute aux ordures un morceau de pain blanc en marmottant : « Christ, Pain de Vie, Christ, Pain de Vie », il s'agenouille devant des tas de pierres qu'il assimile aux tumuli de chefs indiens Mohawks, sur lesquels il implore la protection du ciel, il frappe du front une dalle couchĂ©e dans l'herbe en prononçant des mots « qu'il vaut mieux cacher que rĂ©vĂ©ler ». Puis il rentre chez lui, non sans continuer Ă  envoyer ses « anges bigarrĂ©s et pourtant invisibles » — entendez ses eidola — au secours des victimes de la vivisection, des enfants persĂ©cutĂ©s, de tous ceux « qui n'en peuvent plus Ă  Londres... et qui n'en peuvent plus Ă  New York », non sans ajouter, en pensant aux pauvres nĂšgres de Harlem et en revenant Ă  son cher HomĂšre, une petite priĂšre « pour les Éthiopiens sans reproche » (p. 587).

Les rites se poursuivent, tous chargés d'un sens précis et contribuant, par le détour de la pitié, à l'amélioration du monde. L'efficacité de ces pratiques paraßt hors de doute à l'officiant. Il s'agit à la fois de prolonger et de contrecarrer l'action de la Cause premiÚre en inclinant ce qu'elle a de pire dans le sens du meilleur, c'est-à-dire dans le sens d'une unité fraternelle inspirée du Tao, du stoïcisme et du message chrétien. L'Auto­biographie s'achÚve sur une profession de foi en tous points admirable :

« Et ainsi, pendant mĂȘme que nous sommes encore en vie, quand notre Ăąme se perd dans la continuitĂ© des vies de son espĂšce, elle ne se perd pas dans un pouvoir moins doux, moins magique, moins universel qu'elle-mĂȘme, ni dans un pouvoir moins hostile Ă  la cruautĂ©, car ce qu'elle trouve est ce qu'elle apporte, car ce qu'elle voit est ce qu'elle est. Ainsi, bien que la Cause PremiĂšre puisse ĂȘtre Ă  la fois bonne et mauvaise, voici qu'est sorti d'elle un Pouvoir contre lequel tout le mal qui est en elle et toutes les atrocitĂ©s inimaginables qu'elle fait arriver livrent une bataille perdue ».

[Ci-dessous : caricature de David Levine, 1985. « Un homme peut rĂ©ussir dans la vie sans avoir jamais feuilletĂ© un livre, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais “voir Dieu”, il ne pourra jamais vivre dans un prĂ©sent qui est le fils du passĂ© et le pĂšre de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la LittĂ©rature », JC Powys, Plaisirs de la littĂ©rature]

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Powys est-il un grand romancier ? Parlant de son autobiographie, il Ă©crit : « Mon instinct m'a poussĂ© Ă  me traiter comme si j'Ă©tais un person­nage de mes romans » (p. 579). Pour dĂ©finir le romancier — mais ce n'est pas ici mon propos — on pourrait renverser le jugement en disant qu'il a traitĂ© tous ses personnages comme s'ils Ă©taient une part de lui-mĂȘme. Concernant les Enchantements de Glastonbury, le critique Michel Gresset nous semble avoir portĂ© une apprĂ©ciation dĂ©finitive en Ă©crivant : « Le plus grand roman du siĂšcle et son Ă©chec le plus significatif » (3). Jean Wahl, dans la courte prĂ©face qu'il a placĂ©e en tĂȘte des Sables de la Mer, se demande quelle est la leçon de ce livre « abrupt, profond, sauvage » qui, tout en nous ramenant au royaume des MĂšres et aux sanglots primaires, s'inscrit dans la continuitĂ© de Moby Dick et des Hauts de Hurlevent. Un mĂȘme refrain y enveloppe l'algue, le galet, l'homme, le guignol, le hĂ©ros, les dĂ©mons et les dieux.

[Ci-dessous : ForĂȘt. « Le pouvoir de l'argent et celui des machines ont dĂ©tournĂ© les esprits de nos nations occidentales de ces aspects Ă©ternels de la vie et de la nature dont la contemplation est gĂ©nĂ©ratrice de toute pensĂ©e Ă©levĂ©e et subtile », affirme Powys]

forest10.jpgPartout on voit rĂ©apparaĂźtre, dans un espace traversĂ© d'influx magné­tiques et sous des affabulations diverses — grimaçantes ou dĂ©sespĂ©rĂ©es, extatiques ou cocasses — l'Ă©ternel John Powys, John le DĂ©traquĂ©, John l'InspirĂ©, John le PoĂšte, John le ProphĂšte. Partout les mĂȘmes thĂšmes se retrouvent : retour Ă  l'infantile et au prĂ©historique par l'intermĂ©diaire du nĂ©anderthalien paternel, dĂ©doublement de la Cause premiĂšre se prolon­geant en l'homme sous la forme d'un conflit sado-masochiste ou andro­gyne, exaltation du Christ conçu comme un magicien secourable opposĂ© au Dieu crĂ©ateur, primautĂ© de l'individuel sur le gĂ©nĂ©ral et condamnation des philosophies qui sacrifient la Personne Ă  l'UnitĂ©, rĂ©duction de l'his­toire Ă  un jeu de diastoles et de systoles appelant l'individu Ă  se recrĂ©er sans cesse dans la continuitĂ© du Tout et du Temps, extase franciscaine en prĂ©sence de la nature vivante sous ses formes les plus Ă©lĂ©mentaires : algue, lichen, escargot, vent, pluie, feu, roc : « Oh ! Si l'existence pouvait se rĂ©duire Ă  ça ! À regarder les algues et Ă  laisser aller tout le reste ! » (4) ; obsession de la canne paternelle et de la couleur verte (5), attribution d'une toute-puissance Ă  la sensation particuliĂšre capable de rĂ©sorber en elle les pires douleurs : « Si j'Ă©tais mis Ă  la question, je crois que le parfum d'un bouquet de violettes me ravirait quand mĂȘme » (6). Tout se ramĂšne en dĂ©finitive Ă  jouir de la vie en dĂ©pit des circonstances et des diffĂ©rences d'Ă©tat. Écoutez prier un personnage des Enchantements de Glastonbury, qui s'appelle encore John : « Fasse que je ne rivalise jamais avec personne. Si je suis un ver et non un homme, que je me rĂ©jouisse de ma vie de ver ! » (7).

Ce qui frappe d'Ă©tonnement, de stupeur mĂȘme, en prĂ©sence de cette Ɠuvre inĂ©gale et gigantesque, c'est l'authenticitĂ© de l'expĂ©rience sur laquelle elle se fonde. Pas l'ombre d'Ă©clectisme en cet humaniste de grand style qui, non content d'avoir tout lu d'HomĂšre Ă  Proust, en passant par HĂ©raclite, par les Ă©crits taoĂŻstes, par Dante [B], Rabelais, Shakespeare, Hegel, DostoĂŻevski, Dickens, Emily BrontĂ«, et j'en passe, a toujours su transmuer en sa propre substance cet immense apport d'influences.

L'univers de Powys offre l'image d'un ensemble orchestral composĂ© d'unitĂ©s singuliĂšres appelĂ©es Ă  se ramasser sur elles-mĂȘmes pour trouver leur bonheur dans un Ă©tat de solitude impliquant l'identitĂ© parfaite de l'ego avec soi et rĂ©aliser, par voie de consĂ©quence, la seule condition pos­sible d'une communion des ego entre eux. Ce monde obĂ©it, d'autre part, Ă  des forces mystĂ©rieuses qui s'appellent le hasard, les dieux (souvent dissimulĂ©s sous l'Ă©corce des choses), la volontĂ©, le sommeil, le loisir, le rĂȘve et la mort. Les sages et les fous, les purs et les pervers, les monstres y jouent leur rĂŽle, mais le dĂ©cor compte autant que les personnages. Ce dĂ©cor, c'est le pays de Galles avec ses marĂ©cages et ses lichens, c'est l'im­mense ossature du sol amĂ©ricain, c'est New York, Paris, Florence, Londres. C'est encore, dans la perspective romancĂ©e, la ville de Glaston­bury qui s'Ă©difie Ă  grand renfort de pierres et de machines et qu'anime Ă©trangement le souvenir du roi Artus, de l'enchanteur Merlin et du saint Graal. C'est la plage de Sea-Sands oĂč la mer impose ses rythmes aux algues, aux sables qu'elle remue et aux habitants d'un petit port de pĂȘche, Ă  Skald, gĂ©ant dĂ©bonnaire et enfantin, Ă  2 frĂšres Ă©galement fous, l'un par profession, l'autre par tempĂ©rament mystique, et Ă  20 autres « pantins planĂ©taires » qui se heurtent, se croisent, se pĂ©nĂštrent et se dis­solvent avec le vent et les vagues. Ce mĂȘme univers dĂ©veloppe dans le temps une histoire qui tire son origine d'une Cause ambivalente et qui, par l'intermĂ©diaire de la pitiĂ© et de ceux qui l'incarnent, tel le Christ, s'achĂšvera dans un Ă©tat de jouissance contemplative et de communion personnelle oĂč s'uniront, semble-t-il, la somnolence innocente de l'ichtyo­saure et l'hyperconscience extatique du saint.

â–ș RenĂ© Schaerer, Revue de MĂ©taphysique et de Morale n°2/1978.

◘ Notes :

  • 1 : Rappelons que John Cowper Powys, nĂ© dans le Derbyshire en 1872, fils de pas­teur, frĂšre aĂźnĂ© de 11 enfants, dont 2 (ThĂ©odore et Llewelin) deviendront d'impor­tants Ă©crivains, conquit ses grades universitaires Ă  Gambridge, vĂ©cut, entre 1904 et 1934, de confĂ©rences aux États-Unis, puis revint en Angleterre et s'Ă©tablit dans les Galles du Nord, oĂč il mourut ĂągĂ© de 92 ans (1963). Son Ɠuvre abondante comprend des essais, principalement sur la religion, le bonheur, la solitude, DostoĂŻevski, Rabelais, et des romans. Nos renvois se rĂ©fĂšrent aux remarquables traductions de Michelle Tran Van Khai pour l'Apologie des sens (In defence of sensuality), de Marie Carnavaggia pour les Sables de la mer (Jobber Skald) et l'Autobiographie (Autobiography), et de Jean QuĂ©val pour Les Enchantements de Glastonbury (A Glastonbury romance).
  • 2. Autobiographie, p. 506.
  • 3. CitĂ© par Jean QuĂ©val dans la prĂ©face de la traduction française de l'ouvrage.
  • 4. Sables de la mer, p. 205.
  • 5. Ibid., p. 30 ; Enchantements de Glastonbury, I, p. 46.
  • 6. Enchantements de Glastonbury, I, p. 241.
  • 7. Ibid., I, p. 91. [cf; aussi : « J'ai dĂ©couvert que la sagesse est de me considĂ©rer au plus profond de moi-mĂȘme, comme un chĂ©tif insecte, comme un banal ver de terre, Ă  la fois humble et inoffensif. Adopter cette attitude, c'est situer ce que j'appelle l'illusion vitale Ă  son niveau le plus bas, c'est ĂȘtre prĂȘt aux coups, aux rebuffades, aux traumatismes, aux injures, aux incomprĂ©hensions, aux froideurs, aux dĂ©dains, aux inimitiĂ©s, aux antipathies, aux rĂ©pulsions, qui, tĂŽt ou tard, sont infligĂ©s par la vie Ă  la plupart d'entre nous. Ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette illusion vitale qui consiste Ă  s'imaginer petit, chĂ©tif, insignifiant, c'est qu'on Ă©vite ainsi de gaspiller sa vie dans des projets ambitieux, dans l'absurde poursuite d'une carriĂšre, dans de ridicules efforts pour se faire connaĂźtre, pour atteindre Ă  la cĂ©lĂ©britĂ©, pour devenir ce que les journaux appellent un grand homme, c'est-Ă -dire un ĂȘtre grotesque dont la stupiditĂ© n'a d'Ă©gale que la suffisance. Il nous suffit d'Ă©voquer, d'imaginer intensĂ©ment notre avenir pour lui donner une existence. Ceci est vrai pour la planĂšte tout entiĂšre, dont l'avenir, loin d'ĂȘtre prĂ©dĂ©terminĂ©, reste plongĂ© dans l'ombre. Cet avenir s'ouvre Ă  toutes les possibilitĂ©s, merveilleuses ou terribles. Mais il demeure un abĂźme de nĂ©ant tant que nous ne l'avons pas comblĂ© en y projetant nos dĂ©sirs, que nous soyons insectes, vers de terre, plantes, oiseaux, bĂȘtes sauvages, dieux ou demi-dieux », JC Powys, « Ma Philosophie Ă  ce jour », in : Obstinate Cymric, tr. D. Coupaye, Granit n°1-2, 1973]

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♣ [A] : Piùce-jointe n°1 :
 
230710.jpgAnglais d’ascendance galloise, John Cowper Powys gagnait sa vie en sillonnant les États-Unis, oĂč il donnait, pour qui voulait l’engager, des confĂ©rences philosophico-littĂ©raires devant les publics les plus divers. Sa popularitĂ© fut si grande, alors, qu’il fut citĂ© comme tĂ©moin littĂ©raire et de moralitĂ© au procĂšs fait Ă  New York, en 1922, Ă  l’Ulysse de Joyce. Et c’est Ă  lui encore que devait faire appel le journal antifasciste de Boston, The Lantern, lorsque, le 23 aoĂ»t 1928, premier anniversaire de leur mort, il fut question d’inaugurer une plaque Ă  la mĂ©moire des 2 anarchistes martyrs. L’espĂšce de discours ou si on veut de mĂ©ditation – « Sacco-Vanzetti and Epochs » – que prononça Powys au moment du dĂ©voilement de la plaque, fut publiĂ© pour la premiĂšre fois dans le numĂ©ro de janvier-fĂ©vrier 1929 du journal, suivi d’un poĂšme Ă  leur mĂ©moire, La lune sur MĂ©galopolis, qui parut dans le n° d’avril-mai-juin. Pour commĂ©morer Ă  notre tour la grĂące refusĂ©e, nous vous offrons ces 2 piĂšces de circonstance, publiĂ©es ici pour la premiĂšre fois en français.
 
 
◘ Époques et Sacco-Vanzetti (The Lantern, janvier-fĂ©vrier 1929)
 
37605410.jpgLe meurtre judiciaire de ces deux penseurs libres par la respectable opinion publique du Massachussetts fut un Ă©vĂ©nement plein de lourdes implications Ă©tayant la notable thĂ©orie de Spengler. Si l’on considĂšre la contemporanĂ©itĂ© du moment prĂ©sent de notre “civilisation” occidentale ou faustienne avec un moment similaire d’autres “cultures” mourantes, notre Ăąge actuel correspond exactement Ă  l’époque hellĂ©nistico-romaine ! Ici, suivant Spengler, nous trouvons « existence sans intĂ©rioritĂ©... art mĂ©galopolitain de la banalitĂ©... luxe, sport, agitation nerveuse, modes artistiques rapidement changeantes... architecture prĂ©tentieuse... imitation de motifs exotiques... Ă©talement impĂ©rial par le moyen d’inventions, de machines, de matiĂšres et de masses... domination de l’Argent (“DĂ©mocratie”)... pouvoirs Ă©conomiques pĂ©nĂ©trant, saturant les formes et les autoritĂ©s politiques... »
 
Spengler, en fait, mettrait en parallĂšle comme prĂ©cisĂ©ment “contemporaines” non seulement la pĂ©riode hellĂ©nistico-romaine (quelques dĂ©cennies avant les CĂ©sars) et la nĂŽtre, mais aussi l’époque bouddhique en Inde, et celle du taoĂŻsme tardif en Chine. Ainsi donc, l’enseignement de Bouddha, les doctrines de Lao-Tseu et la philosophie des stoĂŻques correspondraient, si l’on suit ce regard d’émouchet plongeant sur les destinĂ©es irrĂ©versibles de tous les organismes sociaux, presque exactement Ă  l’espĂšce de protestation vivante — tendre ou cynique selon les cas — de penseurs individuels (du type de ces 2 hommes et d’autres semblables Ă  eux) qui s’élĂšvent contre les citadelles mondiales de l’Argent propres Ă  notre Ă©poque. Mais cette civilisation “hivernale” (toute d’ acier, de  pierre et de machines dans laquelle notre destin prĂ©sent est de vivre, n’est pas — nous pouvons ĂȘtre reconnaissants de l’apprendre — destinĂ©e Ă  durer plus d’un siĂšcle ou deux (Ă  peine une bagatelle dans les vastes Ă©ons dont disposent les forces de la vie), et doit ĂȘtre suivie — toujours selon notre « morphologie physiognomonique » — d’une Ă©poque correspondant Ă  celle des ThĂ©odoric, des Attila, des CĂ©sars, des Odoacre : quand l’invisible pouvoir de l’argent sera brisĂ© par la volontĂ© arbitraire des conquĂ©rants en conflit, quand les hordes d’hommes et de femmes ordinaires en reviendront Ă  l’état d’endurance internationale des fellahs, quand nous errerons dans des citĂ©s envahies par les herbes qui auront perdu leur opulence, parmi les vestiges de mĂ©canismes scientifiques sophistiquĂ©s qui auront perdu leur secret, et que l’existence humaine, retournant pour des millĂ©naires Ă  la monotonie patiente, ahistorique, d’une lutte avec les Ă©lĂ©ments, atteindra la sagesse mystique d’une seconde religiositĂ© !
 
Ainsi, l’état organisĂ© Ă©tant mort, « la haute histoire — dit Spengler — se couche, elle aussi, fatiguĂ©e, pour dormir. L’homme redevient une plante, adhĂ©rant Ă  la terre, muet et endurant. Le village intemporel et l’éternel paysan rĂ©apparaissent, produisant des enfants et plantant des semences dans la Terre-MĂšre — essaim actif, pas trop inadaptĂ©, sur lequel souffle, Ă©phĂ©mĂšre, la tempĂȘte des soldats-empereurs... C’est seulement quand finit l’Histoire Ă  majuscule que l’Existence, sainte et tranquille, rĂ©apparaĂźt. C’est un drame noble dans son absence de but, noble et sans but comme la course des Ă©toiles et la rotation de la terre... ».
 
Une telle spĂ©culation — une telle prophĂ©tie — est-elle “trop belle pour ĂȘtre vraie” ? Peut-ĂȘtre. Mais, aprĂšs tout, qui le sait ? L’inhumanitĂ© mĂȘme du mĂ©canisme compliquĂ© qui hypnotise nos mĂ©galopolitains en un si actif “service” peut travailler Ă  sa propre perte. La chimie de la destruction est plus facile Ă  acquĂ©rir que la chimie de la construction. La foule peut ĂȘtre rendue efficace par standardisation bien plus rapidement pour un dessein de mort que pour un dessein de vie. Un gaz toxique peut ĂȘtre produit beaucoup plus vite et plus scientifiquement que des charrues pour la terre et des carĂšnes pour la mer. Contre une civilisation en armure comme la nĂŽtre, la patience sans illusions d’un bouddhiste indien, d’un taoĂŻste chinois, d’un anarchiste philosophe, d’un stoĂŻque hellĂ©nique, sont autant de protestations “contemporaines”. Ce sont des projecteurs fouillant nos tĂ©nĂšbres Ă©lectrifiĂ©es, qu’aucune persĂ©cution ne peut Ă©teindre. D’avant en arriĂšre et d’arriĂšre en avant balayant notre ciel, ils continueront leur rĂ©quisitoire spirituel jusqu’à ce que l’heure prĂ©cĂ©dant l’aube arrive. Alors sera entendu le prophĂšte de ce qui pourrait ĂȘtre appelĂ© “le CinquiĂšme Évangile”, et les forces planĂ©taires se remettront Ă  frĂ©mir pour un autre printemps, dont aucun homme encore ne peut distinguer les contours. 
 
***
 
◘ La lune sur MĂ©galopolis (The Lantern, avril-juin 1929)
 
L’acier et la pierre sont des choses cruelles
À porter, pour des coeurs mortels.
« Ils » font face aux remous mystiques de la vie
Avec des échafauds de désespoir.
En vain, le plus dĂ©licieux des matins s’ébroue...
« Ils » dominent la ville,
Masqués comme des bourreaux,
Leurs haches tourjours prĂȘtes !
 
Mats, regardez ! La lune est au-dessus de tout !
LégÚre, elle avance, elle flotte,
Comme si ces maisons Ăąpres et hautes
N’étaient que le dĂ©cor d’une vieille chanson.
Voyez-la gouverner son bateau en croissant,
Tandis que la sĂšve de toutes les choses vertes
S’enroule dans son sillage
En anneaux couleur de primevĂšres !
 
Regardez ! Du croissant tombe
Une rosée, un mystÚre...
Il y a des feuilles vertes sur les toits !
Des fougĂšres vertes dans le ciel !
L’acier et le marbre se vĂȘtent
De lichen, de mousse et d’herbe ;
Et par-dessus chaque bastion gris,
Des ombres, comme des branches, passent !
 
Miracle ! Ella a fait monter
Du champ, de la haie et du bois,
La sÚve qui déborde comme une coupe
Du précieux sang de Jésus Christ !
Baume céleste, calmant divin,
Cette sĂšve solitaire tombe en pluie
Et soigne, par délivrance,
La torture de la ville.
 
Ô Puissance bĂ©nie, ton propre Ă©trange coeur
Reste en retrait, et froid,
Voyageant toujours Ă  l’écart 
Des chagrins anciens et nouveaux.
Mais les racines sombres sont partout
Arrosées de pluies brunes.
Ce que tu aspires Ă  travers l’éther,
Tu as le pouvoir de le reverser sur notre désespoir,
En dĂ©pit de l’acier et de la pierre ! 
     
‱ Source : The Powys Review n° 9, 1981/1982. John Cowper Powys, fils de prĂȘtre et pĂšre de prĂȘtre, parlait de JĂ©sus Christ comme on respire et priait DĂ©mĂ©ter. Un quart de siĂšcle aprĂšs avoir Ă©crit ces lignes – l’histoire avait marchĂ©, dans le sens prĂ©vu par Spengler ou pas –, son acceptation philosophique des alĂ©as de l’Éternel Retour avait fait place Ă  tout autre chose, puisque, dans Spectres RĂ©els, un des contes de sa vieillesse, il fait liquider l’espĂšce humaine par l’armĂ©e de ses propres morts, conjointement conduite par le roi des fantĂŽmes gallois et celui des fantĂŽmes russes. « Et le soupir de soulagement que poussera la CrĂ©ation montera jusqu’aux Ă©toiles » s'Ă©cria le roi Fabulatorius.

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♣ [B] : Piùce-jointe n°2 :

mentor10.jpgLe mentor damné

‱ Une lecture de La Divine ComĂ©die : L'Enfer. Chant XV, 7e cercle. Sodomites Ă  la cuisson. L’ombre chĂšre de Brunetto Latini. Tristesse de Dante et prĂ©diction de son vieux maĂźtre.

Pour bien lire Dante, conseille John Cowper Powys dans la magistrale synthĂšse de sa lecture de La Divine comĂ©die que nous trouvons dans Les plaisirs de la littĂ©rature, il faut « dĂ©barrasser son esprit de toute une masse de commentaires moralisateurs, et je dirais mĂȘme pernicieusement moralisateurs », qui limitent la Commedia aux dimensions d’un prĂŽne catholique. Et de viser plus prĂ©cisĂ©ment ses compatriotes :

« À la suite de Carlyle, les commentateurs victoriens de Dante ont pris la dĂ©plorable habitude de parler de lui avec une espĂšce de respect religieux qui nous fait regretter l'ironie de Voltaire, la santĂ© de Goethe et surtout la gĂ©nĂ©rositĂ© de Rabelais. Car il y a pour tout “esprit bien nĂ©â€Â â€” selon l'expression mĂȘme de Dante —, infiniment plus de magnanimitĂ©, d'humanitĂ© et de charitĂ© Ă©vangĂ©lique, au sens fort du mot, dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargatua ou de Pantagruel que dans toute la Divine ComĂ©die ».

Or, si Powys exagĂšre comme souvent, il y a du vrai lĂ -dedans qui nous Ă©loigne de l'Église pour nous rapprocher de l'Évangile... Comme je l’ai notĂ© dĂ©jĂ , on ne peut pas se poser en disciple de Dante, au sens thĂ©ologique ou mĂ©taphysique du terme, sans adhĂ©rer au catholicisme. En revanche on peut suivre Dante en tant que poĂšte, artiste et amoureux, dans la mesure oĂč son gĂ©nie dĂ©borde largement des cadres de la philosophie mĂ©diĂ©vale et de la foi catholique.

Or, on le sent Ă  tout moment partagĂ© et, quoique soumis Ă  la terrible “justice divine”, ou Ă  ce qu’en ont fait les hommes, saisi de trĂšs humaine tristesse Ă  la vue de ceux-lĂ  mĂȘme qu’il “case” en enfer par soumission Ă  sa foi, comme on l’a vu avec Francesca da Rimini et comme on va le voir, de façon plus lancinante encore, quand, le long du fleuve de sang au-dessus duquel il chemine avec son guide, il sent soudain le pan de sa robe tirĂ© par une ombre en laquelle il reconnaĂźt son mentor, le grand “humaniste” Brunetto Latini (1230-1294) qui a laissĂ© au jeune Dante « la cara e buona imagine paterna », quand le savant homme lui enseignait « comment l’homme se rend Ă©ternel ».

Brunetto aura-t-il serrĂ© de trop prĂšs les Ă©phĂšbes dont il avait la charge ? On n’en saura guĂšre plus en l’occurrence, mais le fait est que son brillant Ă©lĂšve le range au nombre des sodomites condamnĂ©s Ă  processionner la queue basse dans la fournaise (un seul arrĂȘt lui vaudrait un siĂšcle de tortures particuliĂšres, prĂ©cise Brunetto lui-mĂȘme
), quitte Ă  lui faire sentir sa compassion. Quant Ă  Brunetto, qui fut une grande figure du parti guelfe et qui s’est exilĂ© en France aprĂšs la dĂ©faite des siens, il prĂ©dit Ă  Dante « tant d’honneur / que les deux partis auront faim de toi », tout en le mettant en garde contre la « gent avare, envieuse, orgueilleuse » qui pullule dans les allĂ©es du pouvoir. Plus Ă©mouvante encore que cette sollicitude de vieux savant diplomate (Brunetto a Ă©tĂ© ambassadeur), la requĂȘte que fait le damnĂ© avant de rejoindre ses semblables : « Je te recommande mon TrĂ©sor / en qui je vis encore / et ne veux rien de plus », dit-il ainsi au seul mortel vivant de ces lugubres parages, faisant allusion Ă  son Ɠuvre principale, rĂ©digĂ©e en français et intitulĂ©e Li Livres dou tresor et constituant une maniĂšre d'EncyclopĂ©die.

En marge de cet épisode si poignant, il faut revenir un instant sur la relation délicate que le poÚte entretient avec sa foi, constamment dépassée par son génie poétique, telle que la décrit Powys en imaginant, par contraste, un Dante agnostique :

« Ce qui Ă©chappe Ă  sa philosophie mĂ©diĂ©vale et Ă  sa foi catholique, c’est son gĂ©nie imaginatif, sa façon particuliĂšre de rĂ©agir aux impressions sensuelles, au drame de l’histoire, aux phĂ©nomĂšnes de la nature, Ă  la psychologie mortelle de l’amour et de la haine ainsi qu’à cette dangereuse “pulsion sexuelle” qui en chaque ĂȘtre humain est excitĂ©e par la cruautĂ©. Ce qui en revanche n’aurait pas changĂ©, s’il avait Ă©tĂ© un libre penseur comme LucrĂšce, avec une philosophie complĂštement Ă©trangĂšre Ă  toute religion, c’est sa personnalitĂ© unique, avec sa pĂ©nĂ©tration inquiĂ©tante et surhumaine, son exquise tendresse, son rĂ©alisme fĂ©roce, son dĂ©dain sauvage, son imagination intense, sa cruautĂ© sadique, et, par-dessus tout, son goĂ»t aristocratique de la perfection intellectuelle, de la politesse chevaleresque et de l’amour courtois ».

Et Powys de rappeler aussi, comme s’y emploie Ă  tout moment un Philippe Sollers, que L’Enfer de Dante n’est qu’une Ă©tape, au-delĂ  de laquelle s’ouvre ce lieu de pondĂ©ration qu’est le Purgatoire, tout Ă  fait Ă©tranger aux protestants, et le Paradis oĂč BĂ©atrice tricote un nouveau bonnet pour son poĂšte mĂ©ritant


♩ John Cowper Powys, Les Plaisirs de la littĂ©rature (de fabuleuses synthĂšses sur La Bible, HomĂšre, DostoĂŻevski, Rabelais, Saint Paul, Shakespeare, CervantĂšs, Nietzsche, Proust, etc. ). L’Âge d’Homme, 1995.

[source]

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« Pour ceux qui pensent, la vie est une comédie. Pour ceux qui sentent, elle est une tragédie »

podcastJOHN COWPER POWYS (1872-1963)

Powys est une des figures les plus fortes de la littĂ©rature contemporaine. Si Miller et Dreiser le considĂšrent comme un gĂ©nie, d'autres sont plus impressionnĂ©s par le gigantisme de ses romans et par la complexitĂ© d'une nature travaillĂ©e d'angoisses obsessionnelles que par son talent. En fait, l'Ă©trange personnalitĂ© nĂ©vrotique de Powys et son Ɠuvre, oĂč il ne cesse de se projeter, sont trop Ă©troitement mĂȘlĂ©es pour qu'il soit possible de les dissocier. GrĂące Ă  la croyance profonde de Powys en toutes sortes d'exutoires par lesquels combattre le Mal (fĂ©tichisme, rites, magie personnelle, dĂ©tachement volontaire de la souffrance, contemplation extatique), il a Ă©laborĂ© un systĂšme oĂč la sagesse la plus rĂ©aliste voisine avec une vision baignĂ©e de prĂ©histoire et de cosmogonie. L'alliance entre le bas et le haut, le lyrisme et le dĂ©tail sordide ou insolite, l'humour iconoclaste et la rĂȘverie cosmique, donne Ă  ses romans leur ton si particulier, qui Ă©voque alternativement les sƓurs BrontĂ«, Swift, Blake ou Joyce, sans qu'il soit possible de le confondre avec celui d'aucun autre Ă©crivain.

PoĂšte, critique, confĂ©rencier, essayiste et enfin romancier (aprĂšs la quarantaine), Powys n'a jamais voulu se laisser enfermer dans aucune forme ; tout chez lui s'imbrique et se complĂšte dans une gĂ©niale perception de l'originalitĂ© chaotique de l'ĂȘtre.

1. Protée et ses métamorphoses

Le thĂšme central des mĂ©tamorphoses se dĂ©veloppe au fur et Ă  mesure de l'Ɠuvre. DĂšs les premiers romans se dĂ©bat un anti-hĂ©ros, qui est, par bien des traits, le reflet de John Cowper Powys lui-mĂȘme : hĂ©sitation devant l'action, nostalgie d'une mort ou d'un sommeil Ă©vitant la douloureuse connaissance de soi, choix du suicide contre le mariage et la procrĂ©ation, qui impliquent la coupure d'avec un milieu familial trop aimĂ©. Powys suggĂšre alors que l'unique solution pour ne pas ĂȘtre Ă  la merci de ces puissants qu'incarnent les « seigneurs de la vie », les riches, les hommes virils et castrateurs, les psychiatres et les vivisecteurs, ou Dieu lui-mĂȘme en tant que cruelle Cause premiĂšre, est de savoir Ă©migrer en d'autres sphĂšres, « sub­humaines » ou « surhumaines », grĂące auxquelles s'Ă©vader du prĂ©sent.

L'Ă©crivain fait surgir un monde de rĂȘve intĂ©rieur plus puissant que tout rĂ©el, et exprime une empathie si grande pour le minĂ©ral, le vĂ©gĂ©tal, l'animal que le hĂ©ros, loin d'ĂȘtre confine lĂ  oĂč une fatalitĂ© le poursuit, se trouve dĂ©jĂ  libĂ©rĂ©, dissociĂ©, scindĂ©, multi­pliĂ©, hors d'atteinte, protĂ©gĂ© par ses diverses incarnations. C'est ce qu'affirme le premier roman de John Cowper, maladroit peut-ĂȘtre, mais rĂ©vĂ©lateur, Bois et Pierre (Wood and Stone, 1915), oĂč le paria Quincunx perdure envers et contre tous. Les 2 romans qui suivent, par leur description du joug des instincts de mort, laissent prĂ©voir la nĂ©cessitĂ© pour l'anti-hĂ©ros de transmuer l'autodestruc­tion en pouvoir crĂ©ateur. Rodmoor (1916), peut-ĂȘtre le plus sombre de ces romans, dans lequel meurent 3 personnages, est hantĂ© par l'ocĂ©an, dont l'eau malĂ©fique prend une importance d'autant plus grande qu'elle dĂ©voile l'identification des fils Ă  une mĂšre Ă  la fois masochiste et dĂ©voratrice. Dans Givre et Sang (Ducdame, 1925), le protagoniste s'identifie au givre, Ă  la neige, aux brumes cimmĂ©riennes au point de se sentir dĂ©tachĂ© de tout amour et de pouvoir se rĂ©fugier dans une solitude mortelle qu'aucune femme ne parvient Ă  peupler ni Ă  vaincre. Mais c'est avec Wolf Solent (1929) que ce dĂ©sir de fuite prend sa dimension vĂ©ritable, sa puissance crĂ©atrice. Ici, le “double” de John Cowper s'invente une mythologie personnelle, grĂące Ă  laquelle il cesse d'ĂȘtre embourbĂ© dans la futile obsession du Bien et du Mal, mytholo­gie fluide Ă  l'apparence vĂ©gĂ©tale, avec laquelle il communique par le seul truchement de sa volontĂ©. Cette plongĂ©e salvatrice n'est donc pas uniquement due Ă  des rĂ©miniscences fortuites comme chez Proust, mais Ă  une volontĂ© soigneusement dressĂ©e Ă  saisir un bonheur acquis malgrĂ© la prĂ©sence destruc­trice des autres. A Glastonbury Romance (1932) et Les Sables de la mer (Weymouth Sands, 1934) sont des romans cosmiques dont la construction n'est plus linĂ©aire comme celle des romans prĂ©cĂ©dents (linĂ©aritĂ© qui porte en elle le danger des Ă©checs, des drames, de la mort), mais permet au contraire une fĂ©conde dispersion a travers plusieurs porte­parole, plusieurs intrigues d'Ă©gale impor­tance, ou s'affirment de plus en plus la primautĂ© des Ă©lĂ©ments et la propension de Powys Ă  se couler en personnages complé­mentaires, depuis le fils impuissant des Sables de la mer jusqu'Ă  Geard, le magicien mystique et charnel dans A Glastonbury Romance. Mais les 2 Ɠuvres qui rĂ©vĂšlent le mieux la capacitĂ© de s'abstraire grĂące au rĂȘve, aux fantasmes, aux plantes, aux objets, sont sans doute Autobiography  (1934) et le roman Camp retranchĂ© (Maiden Castle, 1936). Dans ce dernier livre, l'anti-hĂ©ros, Dud No-man, refuse la virilitĂ© pour ĂȘtre vieillard, homme-enfant, bouton de fleur, toujours fascinĂ© par une rĂ©gression, qu'il juge crĂ©atrice, vers l'Ă©poque prĂ©natale, oĂč rien n'est exigĂ© mais oĂč tout est reçu. L'extra­ordinaire document qu'est l'Autobiographie, roman par excellence puisque roman du moi powysien, est moins une confession minu­tieuse comme celles d'un Rousseau qu'une prodigieuse reconstruction de l'ĂȘtre, le rĂ©cit du pĂ©riple accompli par l'Ă©crivain pour annuler ses premiĂšres blessures dans une lente montĂ©e qui fait de l'enfant fragile un dĂ©miurge. « Je suis, au fond, trois ĂȘtres en un, telle une triade galloise! Je suis Polichi­nelle, je suis ProtĂ©e et je suis une vieille demoiselle tatillonne, et mon Ăąme peut changer de peau aussi facilement qu'un serpent », dira Powys au dĂ©but de l'Auto­biographie. Et il l'achĂšve sur un cri de victoire, car sa personnalitĂ© a su se « couler comme l'eau et se pĂ©trifier comme une pierre », elle a su « se perdre dans la continuitĂ© des gĂ©nĂ©rations humaines » grĂące Ă  des procĂ©dĂ©s magiques : « Il m'a fallu un demi-siĂšcle simplement pour apprendre quelles armes je dois prendre et quelles armes je dois rendre pour commencer Ă  vivre ma vie ». Le dernier cycle de l'Ɠuvre de Powys, entiĂšrement composĂ© au pays de Galles, transpose la lutte entre opprimĂ©s et oppres­seurs sur un plan oĂč tout est magnifiĂ© : ce ne sont que combats entre gĂ©ants et demi­dieux, se profilant sur des paysages gran-dioses de visionnaire, Ă©popĂ©es oĂč dominent des figures aux pouvoirs magiques, tels l'enchanteur Merlin et le barde Taliessin.

2. D'ƒdipe à Dionysos

NĂ© Ă  Shirley (Derbyshire) d'un pasteur protestant, qui le marque fortement par son rigide manichĂ©isme, et d'une mĂšre masochiste et rĂȘveuse, descendante des poĂštes Cowper et Donne, John Cowper emprunte Ă  son pĂšre sa prodigieuse vitalitĂ©, qu'il refuse de mettre au service du rĂ©el (le pasteur, fortement insĂ©rĂ© dans la vie, fut le fondateur d'une famille de 11 enfants) pour cĂ©lĂ©brer l'imaginaire : la fĂ©conditĂ© paternelle est transposĂ©e par Powys sur le plan de la crĂ©ation par l'abondance de ses Ɠuvres et de sa correspondance. AprĂšs un mariage dont le bonheur fut mĂ©diocre, John Cowper quitte son Dorset natal pour un volontaire exil en AmĂ©rique, dont il sillonne presque tous les États comme confĂ©rencier. Ces improvisations furent cĂ©lĂšbres par « l'analyse dithyrambique » que Powys y pratiquait, devenant Ă  tel point l'auteur dont il parlait qu'il le mimait comme un acteur : Rabelais, Strindberg, DostoĂŻevski surtout furent le sujet de ces confĂ©rences « jouĂ©es », Ă  l'origine des essais critiques publiĂ©s plus tard. La fin de sa vie s'Ă©coula sereinement au pays de Galles, la culture celte Ă©tant devenue la principale source de son inspiration, comme il le confirme dans son important essai Obstinate Cymric (1947). Il mourut Ă  Blaenau, Merioneth (North Wales).

La famille Powys compte aussi 2 autres Ă©crivains de renom : Theodore Francis Powys (1876-1953) et Llewelyn Powys (1884-1939), le frĂšre prĂ©fĂ©rĂ© de John Cowper. Cette amitiĂ© pour un frĂšre plus jeune [cf. Confessions de deux frĂšres, 1992], demeurĂ© radieux malgrĂ© la prĂ©coce atteinte de la tuberculose, inspira Ă  Powys un de ses thĂšmes majeurs, la fidĂ©litĂ© fraternelle, auquel il faut ajouter celui de la sylphide, image fĂ©minine chaste, charmeuse, asexuĂ©e, symbolique du bonheur inaccessible. À cette douce jeune fille, pure, lĂ©gĂšrement ironique, mais blessĂ©e et provoquant la pitiĂ©, s'oppose toute une galerie de vierges redoutables et androgynes, de femmes inoubliables, ĂągĂ©es et dominatrices, voyantes, sorciĂšres, mĂšres, veuves, qui Ă©voquent le monde secret cher Ă  Faust et les violentes figures fĂ©minines d'Euripide. Aussi bien la trajectoire qu'offre cette Ɠuvre Ă©tonnante pourrait-elle s'intituler « d'ƒdipe Ă  Dionysos » – de l'enfant aveuglĂ© par son impuissance, ses penchants parfois incestueux et meurtriers, dĂ©chirĂ© entre le sadisme et le masochisme, au dieu grec mutilĂ© mais triomphant, dont le sang versĂ© permet de cĂ©lĂ©brer la conversion des douleurs stĂ©riles en douleurs fĂ©condes, des manques dominĂ©s en connaissance souveraine.

â–ș Diane de Margerie, in : EncyclopĂŠdia Universalis ©, 1980.

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♣ ƒuvres en français :

◘ À L'Âge d'Homme : Le Sens de la culture (1982), L'Art du bonheur (1984), Les Plaisirs de la LittĂ©rature (1995).

◘ Chez JosĂ© Corti : L’art d’oublier le dĂ©plaisir (1997), Petrouchka et la danseuse (journal, 1998), L’art de vieillir (1999), Esprits-frĂšres (correspondance, 2001), La Religion d'un sceptique (2004).

◘ Chez Gallimard : Autobiographie (1965), Wolf Solent (1967), Les Enchantements de Glastonbury (4 vol., 1976).

◘ Chez Granit (fondĂ©e par † François-Xavier Jaujard, 1946-1996) : Cahier JC Powys (1989), Confessions de deux frĂšres (1992).

◘ Chez Minerve : Tout ou rien (1988), Les Montagnes de la Lune (1991).

◘ Chez PhĂ©bus : Wood and Stone (1991), Owen Glendower (1996).

◘ Au Seuil : La Fosse aux Chiens (1976), Givre et sang (1982), Comme je l’entends (1989), Rodmoor (1992).

◘ Chez ThalamĂšge : Jugement suspendu sur Oscar Wilde (avec : L’Âme de l’homme sous le socialisme d'Oscar Wilde,1986), Le Hibou, le Canard et... Miss Rowe ! Miss Rowe ! (conte, 1986), Spectres rĂ©els (conte, 1986), Rabelais (essai, 1989).

◘ Chez d'autres Ă©diteurs : Les Sables de la mer (Plon, 1958), Toits pointus (de D. Richardson, prĂ©face, Mercure de France, 1965), Apologie des sens (Pauvert, 1975), Morwyn (Veyrier, 1978), Une Philosophie de la Solitude (La DiffĂ©rence, 1984), La TĂȘte qui parle (Flammarion, 1987), Camp retranchĂ© (Grasset, 1988), Romer Mowl (P. Desmoulains, 1989), Correspondance privĂ©e (avec Henry Miller, CritĂ©rion, 1994), DostoĂŻevski (Bartillat, 2000 [prĂ©f. MEN]), ScĂšnes de chasse en famille (Brunet, 2003), Psychanalyse et MoralitĂ© (PUF, 2009).

♣ Études :

  • Sous de vastes portiques, J. Mayoux, Nadeau, 1981
  • Revue Granit n°1 / 2 consacrĂ©e Ă  Powys, 1973
  • « Un dĂ©fenseur de la vie sensuelle, JC Powys », J. Wahl, in : PoĂ©sie, pensĂ©e, perception, Calmann-LĂ©vy, 1948 [reprise d'un article paru dans RMM, 1939]
  • Plein chant n°42/43, 1988
  • « JC Powys : l'extase prĂ©mĂ©ditĂ©e », G. Rosolato, chapitre de : Pour une psychanalyse exploratrice dans la culture, PUF, 1993 [reprise d'un article paru dans RĂ©plique n°37, vol. X, 1985]
  • « Des sens au sens : un secret redoublĂ© », D. Bouit, in : Sigila n°18, 2006
  • La "Terre-MĂšre" - Suivi de Étude sur JC Powys et J. Conrad, N. Berry, Harmattan, 2011

♣ Lien externe :

Site Powys

podcast

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Rio

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b-rio-10.jpgL'Arbre philosophal

Entretien avec Bernard Rio [ci-contre : photo Ouest-France ©]

♩ Pouvez-vous nous dire votre forma­tion et vos rencontres ?

Je crois volontiers que la formation oĂč qu’elle ait lieu et de quelque ordre qu’elle soit est Ă  l’instar des rencontres un jeu de hasards Ă©lec­tifs, une sorte de jeu de l’oie dont la rĂšgle ap­pa­rente ne peut contrecarrer une volontĂ© im­pé­rieuse et une fantaisie supĂ©rieure qui nous é­chappent. NĂ© en Bretagne, dans une vieille ci­tĂ© mĂ©diĂ©vale endommagĂ©e par la guerre, ma pre­miĂšre Ă©ducation a naturellement Ă©tĂ© in­fluen­cĂ©e par mon environnement familial et gĂ©o­graphique. À une petite distance de la mai­son familiale, un lieu-dit porte le nom de ManĂ© Sa­lut, la montagne du Salut qui doit son topo­ny­me Ă  l’itinĂ©rance religieuse des anciens Bre­tons. Depuis le Moyen Âge, le pĂšlerin avait ici cou­tume de saluer le clocher de Notre-Dame du Paradis qu’il dĂ©couvrait au sommet de la col­line. AprĂšs s’ĂȘtre signĂ© et avoir entonnĂ© un can­tique, il descendait dans la vallĂ©e du Blavet Ă  la maniĂšre dont tout pĂšlerin sur le chemin de dieu pĂ©nĂštre dans un territoire consacrĂ©. Sur la ri­ve gauche du Blavet, face Ă  la flamboyante ba­silique, s’élĂšve une chapelle rudimentaire dé­­diĂ©e Ă  Saint-Caradec, un saint du Ve siÚ­cle typiquement breton c’est-Ă -dire anachro­ni­quement paĂŻen puisqu’il s’agit de l’avatar du dieu Caratacos. Si j’ai choisi de faire cette di­gression, c’est que je suis intimement per­sua­dĂ© que nous portons en nous un hĂ©ritage im­ma­nent et immĂ©morial qui transparaĂźt au fil du temps et de nos rencontres.

William Butler Yeats : porte ouverte sur les mythes vivants

Ces riches heures sont nombreuses. Je citerai en premier lieu le sculpteur Raffig Tullou (1909-1990), fondateur du mouvement arti­sti­que des seiz breur, de l’association historique du Koun breizh et de la confraternitĂ© spirituelle Kredenn geltiek, un personnage attachant dont l’ir­rĂ©vĂ©rence intellectuelle a contribuĂ© Ă  me fai­re prendre des chemins de traverse. Il y a aus­si ma rencontre avec l’Irlande en 1979 et la dé­­couverte de l’Ɠuvre de William Butler Yeats qui m’a ouvert la porte Ă  des mythes que je qua­lifierai de vivants. C’est Ă  cette pĂ©riode que nous avons fondĂ© avec quelques amis [not. HervĂ© & Claudine Glot] la revue Ar­tus. Les maoĂŻstes et les staliniens tenaient l’u­niversitĂ© tandis que nous rĂ©inventions une dis­sidence culturelle.

♩ Les correspondances entre les tradi­tions europĂ©ennes vous ont-elles fascinĂ© pour des raisons philosophiques ou au­tres ?

Au fur et Ă  mesure que j’avance dans une ap­pré­hension de la matiĂšre celtique, j’ai le senti­ment que l’horizon s’élargit. Quelques auteurs fé­­tiches que sont l’Irlandais Yeats, le Gallois Po­wys, les Bretons Chateaubriand et Gracq, le Brit­to-Français Danielou m’ont menĂ© dans d’au­­tres lieux et en d’autres siĂšcles. La poĂ©sie de Yeats m’a conduit aux rĂ©cits mythologiques ir­landais, les romans inspirĂ©s de Powys m’ont ouvert une voie mĂ©diĂ©vale et arthurienne, Cha­teaubriand a insinuĂ© une piste gĂ©opolitique. N’a-t-il pas dĂ©jĂ  Ă©crit l’essentiel sur les rela­tions conflictuelles entre la Turquie et l’Europe dans MĂ©moires d’Outre-Tombe ! Pour revenir Ă  vo­tre question, c’est en Ă©tudiant ma parcelle de territoire armoricain que je me suis inté­res­sĂ© curieusement et naturellement aux tradi­tions celtiques insulaires, puis aux traditions eu­ro­pĂ©ennes et enfin au domaine indo-euro­pĂ©en.

Le bouillonnement des années 70 et 80

♩ Qui vous a initiĂ© au comparatisme ? Quand avez-vous dĂ©couvert DumĂ©zil ?

Retrouver un nom, une date, un titre ou un in­stant prĂ©cis me laisse aujourd’hui perplexe. Je ne peux pas dĂ©signer avec certitude la pater­nitĂ© de ma dĂ©marche. Elle s’inscrit dans un mou­­ve­ment, dans une pĂ©riode : la fin des an­nĂ©es 70 et le dĂ©but des annĂ©es 80, avec le bouillonnement de la nou­vel­le droite. La boĂźte de Pandore Ă©tait alors ouver­te. La multiplication des publications et des col­­loques m’a occupĂ© et rassasiĂ© pendant plu­sieurs annĂ©es. Je me souviens notamment d’u­ne communication de Louis Rougier qui m’avait grandement impressionnĂ©. C’est Ă  cette pĂ©rio­de que j’ai lu les travaux de Georges DumĂ©zil ain­si que ceux de Julius Evola, RenĂ© GuĂ©non, Mir­cea Eliade sans oublier le fameux “Que-sais-je ?” de Jean Haudry sur les Indo-Eu­ro­pĂ©ens et la premiĂšre version des Druides de Christian-J. Guyonvarc’h [1926-2012] publiĂ©e par ses soins et dĂ©dicacĂ©e aprĂšs une confĂ©rence oĂč nous n’é­tions pas 10. Mon appĂ©tit Ă©tait grand et je dé­vorais tout ce qui passait Ă  ma portĂ©e, d’Ez­ra Pound Ă  Emil Cioran sans omettre les celti­sants Georges Dottin, d’Arbois de Jubainville, Jo­seph Vendryes, Joseph Loth


dragon10.jpgMesure du monde, vitalité du quotidien

♩ Le structuralisme vous a-t-il parfois ten­tĂ© ? Pourquoi rejetteriez-vous Durk­heim, Frazer, Freud ?

D’emblĂ©e je dirai que la littĂ©rature m’a amenĂ© Ă  la philosophie et que la mythologie m’a libĂ©rĂ© du folklore. Je reconnais qu’Heidegger et Du­mé­zil ont chacun Ă  leur maniĂšre et dans leurs do­­maines respectifs renouvelĂ© notre perception de la “structure” europĂ©enne, en apportant par leur vision cohĂ©rente une rĂ©ponse savante et pertinente au matĂ©rialisme du XXe siÚ­cle. Nonobstant la fulgurance intellectuelle de leurs travaux, mes affinitĂ©s me poussent da­vantage vers des auteurs dont l’attitude et la for­me de leurs Ă©crits, peut ĂȘtre moins sa­van­tes, me semblent plus en adĂ©quation avec ma sen­sibilitĂ©. Je veux ici parler de William Butler Yeats, de John Cowper Powys, d’Aldo Leopold ou d’Henry David Thoreau
 J’admire leur me­su­re du monde, la vitalitĂ© de leur quotidien, le plaisir et la magie qui imprĂšgnent leurs Ă©crits. En ce qui concerne Durkheim, Freud et Frazer, ils doivent ĂȘtre replacĂ©s dans leur contexte so­cial. Je serai plus complaisant avec James Geor­ge Frazer que je relis Ă©pisodiquement. Re­la­tivisons certains propos en nous disant que bien peu de critiques d’aujourd’hui auraient a­lors individuellement disposĂ© du savoir ency­clo­pĂ©dique de Frazer et osĂ© se lancer dans une telle extravagance Ă©ditoriale durant cette Ăšre vic­torienne. Frazer a, Ă  sa maniĂšre, ouvert une voie mĂȘme s’il y a juxtaposĂ© l’incomparable.

♩ Quelle est la limite de votre compa­ra­tisme ? Doit-il demeurer circonscrit Ă  un do­maine ? Ou peut-on opter lĂ©gitimement pour la comparaison gĂ©nĂ©ralisĂ©e ? À quel moment avez-vous choisi ?

La limite que l’on se donne est un prĂ©texte pour ne pas se faire taper sur les doigts par les “spé­cialistes”, un conformisme qui cache une fri­lositĂ© intellectuelle et un manque d’intuition. La marge fait toujours partie de la page et elle n’est pas seulement rĂ©servĂ©e aux annotations des professeurs. Pourquoi devrions-nous tous sui­vre la mĂȘme route et le mĂȘme sens de cir­culation au mĂȘme moment ? La seule restric­tion qui vaille est la rigueur du cheminement in­tellectuel et non pas la nature de la com­pa­rai­son. Il faut sans cesse apprendre auprĂšs des spĂ©cialistes pour Ă©largir son champ d’investi­ga­tions et renouveler ses questions. J’ai encore beau­coup Ă  apprendre dans une multitude de do­­­maines et je trouve passionnant les com­pa­raisons osĂ©es par certains, je pense ainsi aux pistes mythologiques Ă  la question Ă©pisté­mo­lo­gique ! Il faut parfois se perdre dans la forĂȘt pour trouver son chemin.

Je considùre mes “travaux” comme des balbutiements


♩ Pourriez-vous nous indiquer vos tñ­ton­ne­ments et le rîle qu’ils ont tenu dans la genùse de vos propres travaux ?

avalon10.jpgLe sentiment d’avancer dans le brouillard ne me quitte pas. Cette incertitude omniprĂ©sente est une nĂ©cessitĂ©. L’étude succĂšde Ă  l’interro­gation de dĂ©part et je ne sais toujours pas oĂč elle peut mener. Il faut sans cesse chercher des repĂšres pour prendre la bonne direction mais tel un archĂ©ologue je ne suis jamais as­su­rĂ© de piocher dans la bonne parcelle. Je ne con­nais pas ce que je cherche. Il me faut sans arrĂȘt valider les matĂ©riaux que j’utilise. Ne dis­po­sant pas d’étudiants pour dĂ©blayer le terrain, cha­que Ă©tude demande du temps. Je suis mon idĂ©e en arpentant toutes les pistes qui me vien­nent Ă  l’esprit, j’amasse alors dans ma be­sa­ce des matĂ©riaux divers que je sors en vrac sur ma table Ă  l’issue de la cueillette. Je trie, je com­pare. C’est ainsi que je travaille. Je con­si­dĂšre chacune de mes recherches comme une ex­pĂ©rimentation Il faut douter pour com­men­cer une recherche sinon je me contenterai des pu­blications d’autrui. Je suis d’ailleurs surpris que des auteurs plus qualifiĂ©s que moi puissent prĂȘter un intĂ©rĂȘt Ă  mes balbutiements car je con­sidĂšre mes “travaux” comme des bal­bu­tiements.

Mandarins jaloux et Ă©vĂȘchĂ© rouge

♩ Quelles sont vos relations avec les en­seignants des disciplines acadĂ©miques ? Êtes-vous tenu Ă  l’écart ? Vos travaux sont-ils jugĂ©s aventureux ? Quelles sont vos relations avec la SociĂ©tĂ© Internatio­na­le des Études Indo-EuropĂ©ennes ?

Je lis avec attention ce qui paraĂźt dans le do­mai­ne celtique et indo-europĂ©en et lorsque j’em­prunte quoique ce soit Ă  autrui je me fais une obligation de rĂ©fĂ©rencer ma source. Par ail­leurs lorsque dans le cadre de mes re­cher­ches, je ne trouve pas dans un ouvrage la ré­pon­se Ă  une question qui me taraude l’esprit, j’é­­cris Ă  plus Ă©mĂ©rite que moi. Les spĂ©cialistes ne sont heureusement pas tous aussi engoncĂ©s dans un corset acadĂ©mique, certains prennent la peine de me rĂ©pondre. J’ai aussi eu le plaisir d’ac­cueillir plusieurs “sommitĂ©s” lors de col­lo­­ques en Bretagne, notamment le professeur Jean Haudry qui m’a fait le grand honneur de ré­­pondre Ă  une invitation en 2000. D’autres spé­cialistes comme le professeur Louis Prat ont ai­mablement collaborĂ© Ă  la revue que j’anime. Cet­te promiscuitĂ© ne plaĂźt pas Ă  quelques man­darins jaloux de leurs prĂ©rogatives mais que vou­lez-vous que j’y fasse ! L’objet de mes re­cherches me vaut quelques inimitiĂ©s et une re­lative mise Ă  l’écart. La Bretagne demeure une ter­re clĂ©ricale, la couleur politique de l’évĂȘchĂ© a virĂ© du blanc au rouge mais rien n’a changĂ© dans son comportement exclusif et arbitraire.

♩ Quels principes vous guident quand vous abordez un mythe ou quand vous com­parez divers rĂ©cits, voire des Ă©lé­ments hĂ©tĂ©rogĂšnes comme un rĂ©cit et un rite ? Pourriez-vous rĂ©sumer votre mĂ©tho­de ?

Je commence d’abord par relever tous les faits, sym­boles et croyances prĂ©sents dans le mythe ou le conte. Je compare ensuite ces Ă©lĂ©ments pour dĂ©gager un concept et dĂ©terminer la co­hé­rence de ces Ă©lĂ©ments par rapport Ă  la struc­ture du rĂ©cit. J’étudie isolĂ©ment chaque fait pour lui trouver une concordance avec le ré­cit. Cette Ă©tude peut ĂȘtre multiple : sym­bo­li­que, linguistique, calendaire
 Il s’agit de vé­ri­fier la spĂ©cificitĂ© de cet Ă©lĂ©ment dans une tra­me en multipliant les analyses. S’il apparaĂźt que des Ă©lĂ©ments sont interchangeables avec d’au­tres rĂ©cits, je confronte alors les concepts en les superposant et en les juxtaposant. L’ob­jet de ces comparaisons et croisements multi­ples est de retrouver le sens originel du mythe et de tenter une explication de son Ă©volution. Cet­te grille de dĂ©cryptage est facile d’emploi et per­met d’identifier la nature du texte en le dé­gageant de son vernis clĂ©rical et “folklorique”. Le mythe mais aussi le conte ou le rite n’ont rien de superficiel ou d’alĂ©atoire, ils corres­pon­dent Ă  un imaginaire structurĂ©. Ils rĂ©pondent et fonctionnent comme un apprentissage cultu­rel.

avt2_c10.jpg♩ Comment se renseigner sur le poly­thĂ©isme europĂ©en ? Peut-on le connaĂźtre ? Existe-t-il des manuels valables ?

L’étude du polythĂ©isme est aujourd’hui aisĂ©e. Pour limiter mon propos Ă  la matiĂšre celtique, disponible en langue française, les travaux de Christian-J. Guyonvarc’h sont indispensables. On peut y ajouter ceux du professeur Pierre-Y­ves Lambert dans le registre brittonique, de Jean-Louis Bruneaux dans le domaine gaulois mais aussi des Ă©tudes comme L’Aurore celti­que de Philippe JouĂ«t ou celle de Jean-Claude Lo­zac’hmeur sur les origines indo-europĂ©ennes de la lĂ©gende du Graal


Nous sommes au bord d’un prĂ©cipice

♩ Quels rapports Ă©tablissez-vous entre la connaissance des mythes et lĂ©gendes in­­do-europĂ©ennes et la sociĂ©tĂ© actuelle ? Les EuropĂ©ens pourraient-ils former une gran­de sociĂ©tĂ© homogĂšne ? Un sentiment de solidaritĂ© a-t-il dĂ©jĂ  uni les peuples d’Eu­rope ?

La sociĂ©tĂ© occidentale actuelle n’a appa­rem­ment plus grand chose de commun avec le mon­de structurĂ© des indo-europĂ©ens de l’an­ti­qui­tĂ©. Nous vivons dans un monde marchand qui est rĂ©gi selon des normes marchandes. Il n’y a donc plus de place pour le sacrĂ© mais uni­quement la place pour le “business” dans cet­te sociĂ©tĂ© matĂ©rialiste et individualiste. C’est vrai pour l’Europe entiĂšre, de l’Irlande Ă  la GrĂšce, de l’Espagne Ă  la Finlande. Nous som­mes au bord d’un prĂ©cipice. « Mais, Ă©crit A­lain Danielou, ce cataclysme ne sera dĂ» qu’à nos erreurs et c’est la folie des hommes qui en dé­terminera le moment ». L’apprĂ©hension des my­thes et des lĂ©gendes n’a par consĂ©quent au­cun intĂ©rĂȘt quantifiable dans ce systĂšme son­nant et trĂ©buchant, il s’agit mĂȘme d’une dé­vian­ce suspecte dans cet espace de prĂ©dateurs sans foi ni loi.

Les mythes sont aujourd’hui niĂ©s, les rites abandonnĂ©s car dĂ©pourvus d’“in­tĂ©rĂȘt”. Telle est la religion d’aujourd’hui. Si nous quittons le champ des apparences, la con­naissance des mythes et des lĂ©gendes reste ce­pendant fondamentale pour l’homme et la so­ciĂ©tĂ©. C’est un apprentissage qui peut se muer en une quĂȘte. Apprendre Ă  lire un conte, ap­prendre Ă  dĂ©crypter une symbolique, c’est pous­ser une porte, c’est faire un pas en avant, c’est se rĂ©approprier et accomplir les rites
 De­­puis que j’ai franchi cette frontiĂšre im­ma­té­riel­le, je n’ai pas voulu refermer la porte, je n’ai pas pu revenir en arriĂšre car le mythe est de­venu rĂ©alitĂ© vivante. Ma perception du mon­de a Ă©voluĂ©, elle est devenue moins idĂ©olo­gi­que, plus concrĂšte, plus sensĂ©e. C’est un mon­de du dĂ©tail innombrable. Mea maxima culpa. Je peux dĂ©sormais ĂȘtre suspectĂ© de paganisme Ă  l’instar de tous les EuropĂ©ens qui regardent de l’autre cĂŽtĂ© du miroir et dont je me sens so­li­daire.

Prendre le temps de marcher en tournant et en virant

♩ Quels rapports Ă©tablissez-vous entre ana­lyse et synthĂšse ? L’érudition, si ma­l­traitĂ©e aujourd’hui, serait-elle une forme po­lie du dĂ©sespoir ? Si vous aviez Ă  re­com­mencer, choisiriez-vous la mĂȘme voie de recherche ?

ThĂšse, antithĂšse, synthĂšse
 Ce sont des outils prĂ©a­lables Ă  l’analyse. L’Occidental a, Ă  mon avis, besoin d’une mĂ©thode scolaire pour met­tre en place ses idĂ©es dans un environnement “cartĂ©sien”. C’est un prĂ©ambule pour forger ses propres outils, se dĂ©barrasser, le moment ve­nu, des prĂ©jugĂ©s et partir Ă  la conquĂȘte de son monde intĂ©rieur. Il n’y a pas de dĂ©sespoir dans la recherche mais un espoir sans illusion. C’est une dĂ©marche intellectuelle et spirituelle qui a des incidences matĂ©rielles. Elle ne s’ap­pa­­rente pas Ă  une fuite mais Ă  une marche en a­vant. Je n’ai rien Ă  recommencer ou Ă  re­gret­ter car chaque orage, chaque cul de sac offrent des dĂ©tours, des pauses, des silences et des in­terrogations Ă©prouvantes. Les anciens che­mins suivaient les courbes du paysage, cou­raient le long des riviĂšres, passaient les es­tuai­res Ă  marĂ©e basse. Il faut prendre le temps de marcher en tournant et virant. La ligne droite se­rait Ă  mes yeux synonyme d’ennui ou de vé­ri­tĂ©, que mon dieu avant tous les dieux me gar­de de l’un et de l’autre.

♩ Quelle impression vous laissent les scien­ces humaines actuelles ? Votre tra­vail est-il un plaisir ? Une ascùse ? Est-ce trùs dur d’avancer ? Avez-vous des mo­ments de doute ?

Mes occupations m’éloignent des sciences hu­mai­nes actuelles Ă  moins que ce ne soit l’in­ver­se ? Les parodies religieuses occidentales m’in­dif­fĂšrent Ă©galement. Je discerne dans une Ă©gli­se catholique Ă©purĂ©e de ses reliques paĂŻennes un dĂ©clin qui me semble irrĂ©mĂ©diable tandis que les groupes nĂ©opaĂŻens se gargarisent d’é­phé­mĂšres gesticulations ĂŽ combien Ă©trangĂšres au sacrĂ©. La tentation est grande de s’isoler dans son travail mais le plaisir de partager une in­terrogation reste pour moi primordial. La com­­paraison des recherches entre amis s’avĂšre tou­jours instructive et je ne conçois pas mes pe­tits travaux comme un plaisir solitaire. Quit­te Ă  me rĂ©pĂ©ter, je perçois l’étude comme un mo­yen de cheminer et non comme un but. Elle doit, par consĂ©quent, ĂȘtre une aventure et une dis­cipline, un mĂ©lange d’excitation et de sé­ré­ni­tĂ© avec l’incertitude permanente. Cette in­cer­ti­tude, elle seule, peut, je crois, prĂ©server de l’il­lusion et de la suffisance.

L’étude n’a pas non plus lieu d’ĂȘtre coupĂ©e du monde mais doit s’ins­crire dans un espace foisonnant, s’ex­pri­mer avec et par la nature. L’approche spé­cu­la­ti­ve vise paradoxalement Ă  une mise en mou­ve­ment de l’homme extrait de son environ­ne­ment par la philosophie cartĂ©sienne, elle vise Ă  sa rĂ©intĂ©gration dans les Ă©lĂ©mentaires. Les mots seuls ne suffisent pas Ă  dire le langage des sens et ce travail de recherche devrait per­mettre une libĂ©ration a contrario de l’aliĂ©nation inhĂ©rente Ă  la sociĂ©tĂ© marchande et Ă  l’oppor­tu­nisme paresseux de l’espĂšce humaine. La na­ture sauvage permet Ă  l’homme â€œĂ©veillĂ©â€ de con­juguer ses paradoxes, de goĂ»ter Ă  des joies in­dicibles, d’approcher la divinitĂ©. AprĂšs avoir ap­pris dans les livres, il reste Ă  apprendre le lan­gage de la forĂȘt, de l’ocĂ©an
 La mĂ©moire d’un chĂȘne vĂ©nĂ©rable vaut, je le pense, le sa­voir d’un professeur. Le doute est permis mais le chemin du monde est ouvert Ă  qui veut s’y aventurer.

â–ș propos recueillis par Jean Dessalle, Nouvelles de Synergies EuropĂ©ennes n°57/58, 2002.

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2-825111.jpg‱ L'arbre philosophal chez L'Âge d'homme (2001) :

L'arbre philosophal de Bernard Rio est une leçon remarquable de spiritualitĂ© forestiĂšre. À une Ă©poque oĂč de plus en plus de gens ne supportent pas les bruits de la forĂȘt qu'ils vivent avec angoisse, il est grand temps de dire avec B. Rio que l'arbre est le parfait reflet de notre verticalitĂ©, que la forĂȘt est le temple de notre divinité :

« Si, ainsi que l'Ă©crit François-RenĂ© de Chateaubriand, dans Le gĂ©nie du christianisme, "les forĂȘts ont Ă©tĂ© les premiers temples de la divinitĂ©, et les hommes ont pris dans les forĂȘts la premiĂšre idĂ©e de l'architecture", alors c'est Ă  la forĂȘt qu'il faudrait revenir pour Ă©tudier la divinitĂ© et l'architecture primitive. Ce serait entre les colonnes corinthiennes, sous les voĂ»tes de l'Ă©glise gothique et sous les frondaisons de cette forĂȘt oĂč bruit le vent que l'esprit s'ensauvagerait, que l'homme perdrait sa moderne et superbe raison pour retrouver la voie d'un sacrĂ© originel.

Prendre le parti de la rĂ©flexion induit de prolonger le doute. Dans le labyrinthe des arbres, la vĂ©ritĂ© n'aurait plus lieu d'ĂȘtre invoquĂ©e. N'y serait-elle pas immanente ? Le bien et le mal ne se confondent-ils d'ailleurs pas dans les ombres de la futaie et dans les rais de lumiĂšre de la clairiĂšre ? La gloire serait ici vanitĂ©, la science folie, la culture barbarie, le dogme illusion. Merlin prophĂ©tisait assis sur la fourche d'un pommier, Lailoken courait d'arbre en arbre et saint Bernard oubliait le livre : "Crois en l'homme d'expĂ©rience : tu trouveras quelque chose de plus dans les forĂȘts que dans les livres. Les bois et les pierres t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre des maĂźtres".

La forĂȘt renvoie l'homme Ă  ses vieux dĂ©mons. Marge de la civilisation paginĂ©e, elle n'augure rien d'autre que la terrible libertĂ© du solitaire, la permanence du tragique dans une humanitĂ© installĂ©e au-dessus du monde ».

Voici posĂ© le cadre de ce livre, l'arbre nous incite Ă  redevenir nous-mĂȘme, la forĂȘt nous invite Ă  ĂȘtre, dans le simple qui est l'unique. Aller en forĂȘt demeure une queste. Elle n'est pas sans danger comme le sait l'enfant qui hĂ©site avant de s'enfoncer dans le sous-bois, c'est pourquoi la plupart des traditions ont fait de la forĂȘt un mythe fondateur ou enseigneur, tout particuliĂšrement les traditions celtiques.

B. Rio a choisi d'explorer les rapports complexes de l'homme et de la forĂȘt : Commentaires grecs et latins sur la forĂȘt des barbares – Commentaires chrĂ©tiens sur les cultes celtiques – Dits et rĂ©cits celtiques sur la forĂȘt – Mythes et rites sylvestres dans le folklore et les traditions populaires – La Voie du cerf – Du bois sacrĂ© au sanctuaire. C'est une double architecture qui est mise en Ă©vidence, celle de l'internitĂ© humaine, celle qui a perdurĂ© dans l'Ă©dification des sanctuaires, celle enfin que l'homme a perdu et qui fonde pourtant sa sacralité :

« Cet abandon des forĂȘts en tant que centres culturel et spirituels a progressivement dĂ©tournĂ© l'homme de ses origines. La quĂȘte du savoir et l'expĂ©rimentation de la vie se sont faites hors des cercles concentriques du bois. Mais si la Tradition a encore un sens, alors le temps de la rĂ©flexion sonne le retour du bois. Le renoncement au monde moderne s'entend non pas comme une opposition ou une contradiction mais une mise Ă  l'Ă©cart. La forĂȘt pourrait ĂȘtre ce lieu au milieu du monde et en dehors du monde pour accĂ©der Ă  l'Autre Monde. La forĂȘt encyclopĂ©dique demeure l'ashram des Celtes : "Quand le maĂźtre de maison remarque des rides sur son front et voit ses cheveux devenir grisonnants, lorsque son fils a un fils, il doit se retirer dans la forĂȘt. Il renonce Ă  tout ce qu'il possĂšde et Ă  se nourrir des produits du travail des champs. Il laisse sa femme sous la garde de ses fils ou la prend avec lui et part pour la forĂȘt" ».

B. Rio identifie parfaitement la fonction initiatique de la forĂȘt perçue, et non conçue, comme espace transitionnel.

(recension : Lettre du crocodile n°1/2002)

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Un itinéraire breton

Entretien avec Bernard Rio

42869810.jpg♩ Qui ĂȘtes vous ? Pouvez-vous dĂ©finir votre itinĂ©raire ?

NĂ© en 1957 en Bretagne dans une famille d’artisans, de paysans et de marins du Bro-Erec, j’ai Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans un catholicisme imprĂ©gnĂ© de superstitions bretonnes. J’ai ainsi Ă©tĂ© baptisĂ© dans une Ă©glise placĂ©e sous le patronage de saint Caradec, avatar de Caratacos. Enfant, j’ai eu la chance de suivre les pardons avant que ceux-ci ne soient transformĂ©s en piĂšges ethnologistes. J’ai donc fait mon Tro Breizh sans m’en rendre compte, au milieu des banniĂšres et des cantiques de Notre-Dame du Paradis Ă  Hennebont, de Sainte-Anne Ă  Auray, de la TromĂ©nie Ă  Locronan ou de Sainte-Anne La Palud. Cet environnement religieux m’a profondĂ©ment marquĂ©. De lĂ  vient probablement mon attirance Ă  “frĂ©quenter” les Ă©glises. Par Ă©glises, j’entends ici les lieux sacrĂ©s bĂątis ou non, les vieilles chapelles et basiliques bretonnes entourĂ©es d’if et dotĂ©es des petits monuments pĂ©riphĂ©riques, fontaines et puits notamment, les bosquets et les forĂȘts. À l’ñge de 15 ans, les discours des prĂȘtres catholiques m’intĂ©ressaient dĂ©jĂ  moins que leurs rites... Le concile Vatican II divisait alors le clergĂ© et leurs paroissiens. ÉlĂšve de l’enseignement privĂ©, j’inclinais davantage du cĂŽtĂ© des “traditionalistes” ritualistes. Je constatai nĂ©anmoins que les “progressistes” Ă©taient idĂ©ologiquement plus proches de l’église judĂ©o-chrĂ©tienne primitive que les partisans du rite de Pie V.

Peu Ă  peu, je me rendis compte que je n’étais attachĂ© qu’aux aspects baroques et paĂŻens du Christianisme en Bretagne. L’église catholique retrouvant ses racines et ses Ă©lans mĂ©diterranĂ©ens, je n’avais plus de raison de me sentir fondamentalement chrĂ©tien. J’étais dĂ©sormais libre de continuer les vieux rites bretons, de vĂ©nĂ©rer les saints populaires, absents du calendrier chrĂ©tien, mais ĂŽ combien prĂ©sents dans l’histoire et la gĂ©ographie bretonnes. Je pouvais donc frĂ©quenter les vieux lieux de culte tout en me dispensant de l’office dominical et des discours tenus par les agitateurs de la nouvelle Ă©glise. Le retour du Christianisme occidental dans le giron de JĂ©rusalem correspond Ă  la fin d’un cycle. DĂ©sormais les Ă©glises chrĂ©tiennes d’Occident n’ont plus besoin d’accepter en leur sein des pratiques paĂŻennes que la politique de GrĂ©goire le Grand (590-604) tolĂ©rait afin de convertir les campagnes. Le Christianisme se dĂ©fait des derniers oripeaux de l’ancienne religion pour revenir Ă  son message originel. Il rejoint en cela les autres religions du dĂ©sert, parties Ă  la conquĂȘte de l’Europe et du reste du monde. Je me suis donc de facto excommuniĂ©. J’ai rompu avec le Christianisme sans heurt ni passion, par raison.

Pour conclure cette esquisse biographique, je puis me dĂ©finir gĂ©ographiquement et historiquement comme vannetais, breton, celte et europĂ©en... Et culturellement paĂŻen comme peut l’ĂȘtre tout amateur de vents d’ouest et de marĂ©es d’équinoxe, de vieilles pierres sculptĂ©es et de bois d’amour. Signe des Dieux, alors que je rĂ©ponds Ă  cette question, un orage Ă©clate. Les Dieux s’amusent.

♩ Quelles furent pour vous les grandes lectures, les rencontres dĂ©cisives ?

ts210.jpgJ’ai eu la chance de me divertir trĂšs tĂŽt en politique en adhĂ©rant dans les annĂ©es 70 Ă  Jeune Bretagne, petite formation politiquement incorrecte, mais diablement amicale et iconoclaste. Je ne sais comment le premier livre sĂ©ditieux est arrivĂ© entre mes mains, toujours est-il qu’à la sortie du lycĂ©e j’ai conjuguĂ© l’écrit et l’oral. J’ai en effet dĂ©couvert le passĂ© occultĂ© de la Bretagne dans une sĂ©rie de livres publiĂ©s par Ronan Caouissin, et, dans la foulĂ©e, j’ai rencontrĂ© les derniers grands tĂ©moins du mouvement breton des annĂ©es 20, 30 et 40 : Camille Le Mercier d’Erm, Olier Mordrel, Job JaffrĂ© et quelques autres figures emblĂ©matiques du nationalisme breton. Jeune Ă©tudiant Ă  Nantes, j’avais la bonne fortune d’ĂȘtre titulaire du permis de conduire et de possĂ©der une automobile, ce qui reprĂ©sentait 2 grands atouts pour Raffig Tullou, dĂ©nuĂ© des deux, Ă  qui j’ai servi de chauffeur et de factotum lors de multiples virĂ©es en Bretagne. Cela m’a permis de rencontrer les anciens du mouvement breton. Il n’y a rien de tel qu’un verre de muscadet Ă  8 heures du matin en compagnie de vieux originaux en politique pour apprendre le sens critique. Le goĂ»t du muscadet m’a passĂ© mais je demeure admiratif de ces hommes libres que les vicissitudes du temps n’ont jamais couchĂ©s. Raffig Tullou, prĂ©sident du Koun Breizh, le Souvenir Breton, et gudaer de la Kreden Geltiek m’a ainsi lĂ©guĂ© bien plus que des souvenirs : un Ă©tat d’esprit.

AprĂšs les pieds de nez politique (j’avais notamment fait campagne avec Jean Edern Hallier pour le boycott des premiĂšres Ă©lections au Parlement marchand europĂ©en en 1978), j’ai bifurquĂ© vers le combat culturel. Alors que l’inquisition marxiste battait son plein dans le mouvement breton, il nous semblait plus propice de dĂ©placer le combat sur le terrain des idĂ©es. Avec quelques amis, nous avons donc prolongĂ© l’aventure de Breizh Yaouank en fondant la revue Artus. J’y ai collaborĂ© du n°1 en octobre 1979 jusqu’au dernier n°33 paru en mai 1989. Notre bande allait faire souffler un vent frais dans les lettres bretonnes un tantinet lĂ©nifiantes. Le ton de l’éditorial du n°0 expĂ©diĂ© Ă  100 exemplaires Ă©tait Ă  la fois trĂšs anti-chrĂ©tien, anti-parisien et anti-biniousard. Notre Bretagne se dĂ©clamait promĂ©thĂ©enne. Nous Ă©tions rebelles et provocateurs, qualitĂ©s inhĂ©rentes Ă  la jeunesse. Mais Artus avait surtout l’immense mĂ©rite de rompre avec les poĂštes cantonaux, le ronronnement folklorique. Nous nous disions, je me souviens de la formule employĂ©e, “enfants naturels de Cuchulainn”. Au fil des ans, l’esthĂ©tique a pris le pas sur l’hĂ©rĂ©sie. Artus s’est installĂ© dans le dĂ©cor breton et, Ă  la fin des annĂ©es 80, il Ă©tait de bon ton d’y signer un article


L’aventure d’Artus m’a permis de dĂ©couvrir l’Irlande et la littĂ©rature irlandaise du XXe siĂšcle : Yeats, Synge, Stephens, O’Brien (Flann et Edna), Behan, O’Flaherty, Stuart, Joyce, O’Casey, Russel, Macken, Dunsany... J’ai ainsi Ă©crit toute une sĂ©rie de portraits irlandais au fil des parutions de la revue. Parmi cette cohorte de gĂ©nies littĂ©raires, William-Butler Yeats est mon auteur fĂ©tiche. C’est un mage, un intellectuel enracinĂ© et un acteur de la Tradition. Je ne rĂ©cuse rien de ce qu’il a pu Ă©crire, sa poĂ©sie, sa prose, son théùtre et ses discours politiques. Je ne dirai pas la mĂȘme chose du Gallois John Cowper Powys, de l’écossais Robert Burns ou du Breton François-RenĂ© de Chateaubriand dont les Ɠuvres pourtant grandioses sont tachetĂ©es de petites scories Ă©gocentriques. William-Butler Yeats est, de mon point de vue, un reprĂ©sentant exemplaire de la Tradition celtique au XXe siĂšcle. C’est, je le rĂ©pĂšte, mon auteur prĂ©fĂ©rĂ© mais je ne boude jamais mon plaisir Ă  lire O’Flaherty, Dunsany ou Stephens. Il y a en Irlande une moisson de grands bonhommes, qui me surprend encore. Cette Ăźle doit ĂȘtre bĂ©nie des Dieux, mĂȘme si elle marine dans l’eau bĂ©nite depuis saint Patrick. Je pense qu’à l’image de Yeats les Irlandais ont l’étoffe des hĂ©ros... L’avenir nous dira s’ils sauront rĂ©sister au veau d’or technologique que les AmĂ©ricains ont installĂ© depuis une dizaine d’annĂ©es Ă  la porte de l’Occident

♩ Comment vous est venue cette passion pour la Tradition celtique ?

51weur10.jpgC’est un enchaĂźnement “naturel” de rencontres et d’engagements. L’histoire de la Bretagne m’a amenĂ© Ă  la politique, la politique m’a conduit Ă  la culture et la culture m’a ouvert la porte de la matiĂšre celtique. Est-ce par instinct ou intuition ? Je ne sais pas... mais je n’incline pas au hasard. Aussi doit-il s’agir d’une fantaisie des Dieux ! La curiositĂ© n’est peut ĂȘtre pas un vilain dĂ©faut dans le domaine celtique. Il existe tant de matĂ©riaux dĂ©laissĂ©s par les rares chercheurs que toute incursion dans l’ancienne culture celtique est riche de trouvailles. Des milliers de contes, lĂ©gendes ont Ă©tĂ© collectĂ©s sans avoir Ă©tĂ© commentĂ©s et comparĂ©s. Il en est de mĂȘme des rites, des croyances et des superstitions, des monuments et des mythes. Le domaine celtique reste une plaine d’éternelle jeunesse. Henri d’Arbois de Jubainville, Joseph Loth, Georges Dottin, Joseph Vendryes, Marie-Louise Sjoestedt, Christian-J. Guyonvarc’h, Françoise Leroux, Claude Sterckx et Pierre-Yves Lambert ont remis Ă  l’honneur un certain nombre de textes de notre hĂ©ritage. Leur mĂ©rite est immense mais il ne s’agit que d’une partie des manuscrits connus ! Il existe aussi l’hĂ©ritage prĂ©servĂ© dans la tradition populaire et les Ɠuvres occultes. Morvan Marchal, Jean Piette, Guillaume Berthou-Kerverzhiou, RenĂ© Vaillant s’y sont intĂ©ressĂ©s avec beaucoup d’intuition et d’érudition. La reconstitution des textes fondamentaux de la Tradition celtique est donc loin d’ĂȘtre terminĂ©e.

Nous pouvons dĂ©crypter, dans le paysage, l’architecture et la mĂ©moire, les marques et les orientations philosophiques de cette Tradition. La pratique des lieux sacrĂ©s et des anciens textes, mĂȘme les manuscrits tardivement copiĂ©s dans les monastĂšres, induit une prise de conscience. L’erreur des celtisants serait de choisir un corpus gĂ©ographique et de s’y tenir. Les Ă©tudes celtiques souffrent par ex. d’une regrettable “irlandomanie”. La reconstitution d’une Tradition celtique Ă©crite, Ă  l’image des VĂ©da, ne peut Ă©carter les sources galloises, cambriennes, Ă©cossaises, bretonnes... et françaises. Elle doit Ă©galement intĂ©grer les traditions populaires qui survivent dans le monde celtique. La recherche ne peut ĂȘtre cantonnĂ©e aux seules donnĂ©es transcrites dans les monastĂšres et dans les vestiges archĂ©ologiques.

♩ Cofondateur d’Artus, vous avez lancĂ© en 1994 Ordos 1,618. Pouvez-vous rapidement prĂ©senter cette revue Ă  nos lecteurs ? Pourquoi Ordos ?

L’explication se trouve dans le titre mĂȘme de la revue. Avant l’instauration du systĂšme mĂ©trique, les Celtes utilisaient la lieue, la coudĂ©e, le pied, l’empan et le pouce comme mesures. Le pied celtique se divisant en 12 pouces... Cette mesure de base s’appelle en irlandais Ordlach, mot dĂ©rivĂ© de Ordu, nom du plus gros doigt de la main. Le pouce est Ă  la fois mesure et instrument. C’est le doigt de l’apprentissage et de la connaissance. C’est notre petit Poucet des contes populaires. Or le petit Poucet, symbole de l’intuition est Ă©galement le signe de la justice... D’oĂč le sens d’Ordos. Le pouce irlandais Ă©quivaut au maillet du dieu gaulois Sucellus qui donne la vie ou la mort, et au mell beniguet que les Bretons posaient sur le front des agonisants. De cette mĂȘme racine dĂ©rive le mot irlandais ord, urz en breton, urdd en gallois, ordo en latin qui dĂ©signent le clergĂ© rĂ©gulier, la caste des prĂȘtres qui vĂ©rifient et participent au bon fonctionnement de la sociĂ©tĂ©. Le Moyen Âge a perpĂ©tuĂ© cette notion en dĂ©signant par l’Ordo le manuel de liturgie. En crĂ©ant cette revue, notre ambition Ă©tait de renouer avec les sciences traditionnelles, de nous replacer dans un contexte sapiential en utilisant les Ă©tudes anciennes, en Ă©tudiant les symboles de la Tradition et en ouvrant nos colonnes aux chercheurs partageant une mĂȘme vision du monde celtique. Le point commun des Ă©tudes publiĂ©es dans Ordos est d’illustrer la permanence d’une identitĂ© celtique prĂ©-chrĂ©tienne.

Ordos n’a remplacĂ© aucune revue bretonne car la place Ă©tait vide depuis plusieurs annĂ©es. La consultation des anciennes collections et des archives n’imposait pas un silence respectueux envers les celtisants disparus et soumis aux censeurs. Nous avons pris la dĂ©cision de souffler sur les braises de la matiĂšre celtique car nous ne trouvions pas notre compte dans les Ă©tudes ethnologiques publiĂ©es en Bretagne et en France. En crĂ©ant cette revue nous avions comme unique volontĂ© de prolonger les recherches traditionnelles publiĂ©es jadis dans la revue Ogam fondĂ©e par Guillaume Berthou-Kerverzhiou, Jean Piette et Pierre Leroux. La langue de bois et la complaisance n’étant pas inscrites Ă  notre programme Ă©ditorial, nous avons publiĂ© ce que bon nous semblait et nous avons invitĂ© tout homme libre Ă  utiliser la revue pour y exposer ses rĂ©flexions et ses pistes de travail. Notre programme n’a pas variĂ© depuis 5 ans. Ce n’est ni le plaisir, ni une Ă©quation Ă©conomique qui prĂ©sident Ă  cette revue mais la gravitĂ© d’un constat et la nĂ©cessitĂ© d’une dĂ©marche intellectuelle. Nous pensons qu’une menace pĂšse sur notre mĂ©moire. L’hĂ©ritage celtique est en danger car de moins en moins comprĂ©hensible et de plus en plus Ă©dulcorĂ© par des bateleurs ignorants.

Nous sommes en quelque sorte victimes d’une Ă©rosion historique. Parfois, il convient de lutter contre l’évidence, de bĂątir une digue contre le courant du moment. Nous ne devons pas attendre que d’autres, apparemment plus qualifiĂ©s, le fassent Ă  notre place. Nous pensons, Ă  l’instar de l’Irlandais Georges Russel, dans le Flambeau de la Vision, que les mystĂšres sont des vĂ©ritĂ©s voilĂ©es et que les mythes endormis ne sont pas des dogmes inaccessibles. Nous ne cherchons pas Ă  prouver l’existence des Dieux, nous ne cherchons pas non plus Ă  remplacer la “science” moderne par la “religion”. Mais nous pensons que l’étude de la matiĂšre celtique ne peut ĂȘtre menĂ©e que sous la houlette des Dieux. La Tradition celtique demeure dans les lĂ©gendes et les monuments, les lieux et les hommes. MalgrĂ© les difficultĂ©s d’un langage impropre, la perte de rĂ©fĂ©rences traditionnelles, les dangers permanents de l’approximation, les hĂ©sitations de la rigueur et les fougues de l’intuition, nous pensons que l’expĂ©rience et l’étude partagĂ©e sont prĂ©fĂ©rables Ă  l’enfermement mental de l’ermite bibliophile.

Il y a nĂ©cessitĂ© morale Ă  relier les ĂȘtres et les mĂ©moires. Ordos ne cherche pas Ă  convertir et ne veut pas donner la leçon. Les auteurs, qui ont publiĂ© dans la revue, n’ont pas voulu non plus recopier maladroitement ce qui s’écrivait ailleurs. Ils introduisent simplement une rĂ©flexion en n’occultant jamais le doute. Nous avons conçu Ordos comme une tribune des Ă©tudes traditionnelles dans le domaine celtique. Nous ne voulons pas rĂ©duire la matiĂšre celtique Ă  la sphĂšre historique ni survoler les sujets, aussi avons-nous d’emblĂ©e centrĂ© les articles sur la mythologie et le sacrĂ©, et rĂ©duit le nombre des contributions afin de privilĂ©gier des Ă©tudes Ă©tayĂ©es dans chaque numĂ©ro. C’est ainsi que les collaborateurs ont toujours eu carte blanche pour Ă©crire ce qu’ils le souhaitaient. Nous pensons Ă©galement qu’une telle revue se devait de respecter certaines rĂšgles, aussi avons-nous optĂ© pour une pĂ©riodicitĂ© correspondant aux 4 grandes fĂȘtes celtiques de Samonios (novembre), Brigantia (fĂ©vrier), Belotenedos (mai) et Lugunassatis (aoĂ»t). De mĂȘme les formats de la revue ont Ă©tĂ© calculĂ©s sur la base du Nombre d’Or.

♩ À quoi peuvent donc servir les Ă©tudes celtiques aujourd’hui ?

green_10.gifJ'ai consacrĂ© un Ă©ditorial d'Ordos Ă  cette question au printemps dernier. Je ne souhaitais pas alors rĂ©pondre Ă  cette question mais plutĂŽt la poser afin de souligner la carence de l'universitĂ© ou plutĂŽt la suffisance des lettrĂ©s institutionnels et l'absence de spiritualitĂ© de leurs travaux. En Bretagne et en France, il existe un clichĂ© Ă©culĂ© qui sert Ă  condamner toute Ă©tude sortant de la norme : la “Celtomanie”. DĂšs qu’un chercheur sort des sentiers battus, les petits staliniens, les petits inquisiteurs chrĂ©tiens du prĂȘt-Ă -penser n’ont que ce mot Ă  la bouche. La consĂ©quence de cet Ă©tat d’esprit est que les Ă©tudes celtiques n’avancent pas dans le cadre institutionnel puisque les celtisants sont suspectĂ©s par les romanistes au pouvoir. L’universitĂ© française en est encore Ă  considĂ©rer ChrĂ©tien de Troyes comme l’inventeur des romans du Graal et l’annĂ©e 52 comme l’an I de la civilisation hexagonale. Quant Ă  l’universitĂ© bretonne, elle est surtout prĂ©occupĂ©e d’étudier l’évolution gĂ©omĂ©trique des mottes de beurre dans le canton de Rostrenen entre 1850 et 1870.

L'accumulation d’un savoir chronologique n’est pas une fin en soi. Parler breton ne signifie pas non plus penser breton. Et François de Chateaubriand est Ă  mon avis l’un des plus grands Ă©crivains bretons, mĂȘme s’il Ă©crivait en français. Son Ɠuvre est en effet imprĂ©gnĂ©e par la matrice culturelle de son enfance et illuminĂ©e par une sensibilitĂ© Ă  la fois religieuse et tragique, commune aux grands penseurs celtiques, William-Butler Yeats ou Robert Burns notamment. Je ne retrouve par contre pas cette sensibilitĂ© dans la littĂ©rature estampillĂ©e bretonne de Per-Jakez Helias dont la vie et l’Ɠuvre me paraissent contraires Ă  la pensĂ©e bretonne, quoique bretonnante. L’habit ne fait pas le moine. Il ne faut pas confondre la cuite estivale au chouchen et le soma ! Les Ă©tudes celtiques n’auraient Ă  mes yeux aucune valeur si elles n’incluaient par une morale inspiratrice de la recherche, si elles ne s’enracinaient pas dans les lieux et si elles n’illustraient pas une croyance polythĂ©iste et une pratique religieuse. Or dans le pĂ©rimĂštre universitaire, les Ă©tudes celtiques se rĂ©duisent Ă  un savoir historique ou linguistique, mais aussi, dans le meilleur des cas, Ă  une esquisse mythologique. Je pense que l’histoire ne saurait ĂȘtre distinguĂ©e de la mythologie et la mythologie n’aurait guĂšre de sens si elle Ă©tait coupĂ©e des rites, des sacrifices et des sites sacrĂ©s. Les Ă©tudes celtiques n’ont de sens que si elles apprĂ©hendent la pensĂ©e mythique.

♩ Que pensez-vous du renouveau druidisant ou nĂ©o-druidique ?

Il n'y a pas Ă  mon avis de renouveau druidisant ou nĂ©o-druidique en Bretagne ni mĂȘme, Ă  ma connaissance, dans les autres nations celtiques. La plupart des mouvements qui se dĂ©signent ainsi ne sont que des petits groupes culturels et politiques dont le discours correspond gĂ©nĂ©ralement aux idĂ©es dans le vent et dont les membres entendent d'ailleurs participer aux agitations de la sociĂ©tĂ© moderne. Les adhĂ©rents de la Gorsedd de Bretagne allaient Ă  la messe avant-guerre et votent aujourd'hui pour la gauche plurielle française. N'est-ce pas lĂ  le mĂȘme conformisme ?

Si j'observe les faits et les dits de ces nĂ©o-druides, je relĂšve peu de diffĂ©rences entre le Cercle celtique et la Gorsedd. Tous deux participent de la mĂȘme maniĂšre folklorique et servile Ă  l'animation touristique de l'Ă©tĂ©. Il n'y a pas lĂ  de quoi s'Ă©merveiller ni se lamenter, les militants associatifs ne sont ni meilleurs ni pires que le reste de la sociĂ©tĂ© Ă  laquelle ils appartiennent. Il n'est jamais rien sorti de trĂšs excitant de ces assemblĂ©es folkloriques. Les adhĂ©rents de la Gorsedd se considĂšrent d'ailleurs comme des militants culturels et non comme des philosophes ou des sacerdotes. Il convient nĂ©anmoins de faire une exception pour la Kredenn Geltiek fondĂ©e par Morvan Marchal, Raffig Tullou et Francis Bayer du Kern en 1936. D'emblĂ©e cette sociĂ©tĂ© spiritualiste et ritualiste a Ă©tĂ© marginalisĂ©e par le mouvement breton et les "fraternitĂ©s" nĂ©odruidiques. Son souchage, son fonctionnement et son discours tranchent avec les coupeurs de gui du 15 aoĂ»t. Le travail rĂ©alisĂ© par Alain Le Goff, continuateur de Raffig Tullou depuis la mort de celui-ci en 1990, reste dans le droit fil des fondateurs de cette discrĂšte sociĂ©tĂ© : l'Ă©tude des mythes et des rites. VoilĂ  qui n'est pas Ă  la mode et cela me paraĂźt ĂȘtre une attitude salutaire.

Je pense en effet que les druidisants n'ont pas d'autre choix que d'Ă©purer des rituels et de rĂ©activer les vieux rites, loin des regards moqueurs. Il me semble en effet plus conforme pour des druidisants de s'isoler du monde que de participer aux dĂ©bats d'une sociĂ©tĂ© qui les rejette idĂ©ologiquement et culturellement. Ce n'est pas sur la place publique et devant l'Ɠil de la camĂ©ra que le druidisme peut renaĂźtre. Je crois d'avantage Ă  la vertu d'un enseignement traditionnel respectueux du mythe, du rite et du site. Pour rĂ©incorporer les aspects traditionnels du druidisme, il est impossible de concilier les tendances actuelles de la sociĂ©tĂ© moderne.

Des druidisants devraient Ă©chapper culturellement Ă  la sociĂ©tĂ© afin de retrouver un mode de vie et de pensĂ©e conforme Ă  la tradition ancestrale. Je ne veux pas ici parler d'un retour au puritanisme et au dogmatisme propres au monothĂ©isme oriental. Je ne veux pas non plus dire qu'il faut revenir en arriĂšre. Le passĂ© ne peut ĂȘtre revĂ©cu mais il faut s'en servir pour ouvrir de nouvelles voies. C'est Ă  une recherche du savoir que les druidisants doivent Ɠuvrer et non au divertissement d'une sociĂ©tĂ© marchande. Ils peuvent emprunter plusieurs chemins mais ils ne s'Ă©pargneront pas le travail spĂ©culatif qui sied aux philosophes ni le travail rituĂ©lique qui sied aux prĂȘtres. Autant dire que je ne crois pas du tout Ă  la diffusion du savoir par imposition des mains ou Ă  la graduation druidique par anciennetĂ© au sein d'une association.

Bien entendu, les professeurs institutionnels ne partagent pas ce point de vue. Selon eux, les Dieux sont morts, les druides ont disparu depuis belle lurette et toute tentative druidisante relÚverait de la supercherie intellectuelle. Pour ma part, je ne pense pas que le druidisme relÚve exclusivement de l'archéologie et de la linguistique. Il serait cartésien de jauger une culture en n'étudiant que des vestiges archéologiques et des reliques épigraphiques alors que nul ne s'aviserait à contester aujourd'hui le haut degré de connaissances astrologiques, mathématiques ou médicales des Druides. L'ancienne religion a survécu à l'obscurcissement chrétien et survit à la cupidité moderne. Pour qui veut se donner la peine de chercher, on trouve les traces du druidisme dans le paysage et les traditions des pays celtiques. Par druidisme, je ne parle pas de superstition, mais de culture savante.

Nous avons, nous autres Celtes, l'avantage gĂ©ographique d'ĂȘtre situĂ©s aux confins du monde occidental, que ce soit la Bretagne, l'Irlande, l'Écosse, Man, Galles ou Cumberland. Dans toutes ces contrĂ©es, il convient de s'intĂ©resser en particulier Ă  ceux qu'Alain DaniĂ©lou appellent les « lettrĂ©s indigĂšnes ». Bien Ă©videmment, il ne faut pas exclure du champ de la recherche les textes copiĂ©s par les moines et les commentaires des celtisants ! Mais peut-ĂȘtre serait-il sage de chercher aussi dans les contes et traditions populaires ces traces du savoir ancestral. En Bretagne, SĂ©billot, Hersart de la VillemarquĂ© ou Orain sont Ă  mes yeux aussi importants que d'Arbois de Jubainville, Dottin ou Loch. Aujourd'hui les recherches d'Albert Poulain sur les traditions populaires de Haute-Bretagne m'apparaissent aussi immenses que celles, remarquables, de Cristian-J. Guyonvarc'h et Françoise Leroux.

♩ Quel est Ă  vos yeux l’apport de G. DumĂ©zil et des Ă©tudes indo-europĂ©ennes Ă  la connaissance du monde celtique ?

Les Ă©tudes indo-europĂ©ennes ont Ă©tĂ© et demeurent encore suspectes pour les professeurs qui prĂ©tendent dĂ©tenir le savoir en Europe. Les chercheurs ont donc dĂ» lutter contre l’intolĂ©rance scolastique pour obtenir le droit Ă©lĂ©mentaire d’étudier le fonds originel de l’Europe. Cette lutte est menĂ©e dans un climat inquisitorial. L’Europe est en effet culturellement, religieusement, politiquement et commercialement occupĂ©e depuis 1.500 ans. Il est “normal” que les maĂźtres monothĂ©istes au pouvoir tentent par tous les moyens de maintenir les Ă©lites dans l’ignorance et l’amnĂ©sie, et nos Dieux dans l’abstraction. Les Ă©tudes indo-europĂ©ennes sont effectivement dangereuses pour les Ă©tats en place puisqu’elles supposent une rĂ©appropriation du patrimoine culturel et une communautĂ© de culture prĂ©-chrĂ©tienne. Cette mĂ©moire indo-europĂ©enne ne peut ĂȘtre qu’en contradiction avec l’Occident moderne.

Georges DumĂ©zil a contribuĂ© Ă  structurer les Ă©tudes indo-europĂ©ennes : la mythologie comparĂ©e n’était pas une nouveautĂ©, mais le linguiste et mythologue a rĂ©ussi lĂ  oĂč ses prĂ©dĂ©cesseurs, James George Frazer et Willhem Mannhard, avaient Ă©chouĂ©. Il est parvenu Ă  identifier des entitĂ©s divines et Ă  les reprĂ©senter dans leurs rapports avec les hommes en dĂ©passant le stade du naturalisme. DumĂ©zil a interprĂ©tĂ© les mythologies des EuropĂ©ens comme une cosmogonie commune... Les Ă©tudes indo-europĂ©ennes sont dĂšs lors devenues accessibles, intelligibles. La difficile Ă©quation indo-europĂ©enne permettait la comprĂ©hension de la pratique polythĂ©iste. Cette hiĂ©rarchisation polythĂ©iste se distingue fonciĂšrement du monothĂ©isme par une conception du cosmos qui ne sĂ©pare pas la nature du surnaturel. Cette concrĂ©tisation de la culture indo-europĂ©enne a ainsi ouvert dans la filiĂšre celtique une perspective que Marie-Louise Sjoestedt a Ă©tĂ© la premiĂšre Ă  comprendre. C’est Ă  cet auteur que nous devons en 1940 une excellente formule reprise et attribuĂ©e Ă  d’autres :

« Certains peuples — tels les Romains — pensent leurs mythes historiquement ; les Irlandais pensent leur histoire mythiquement ; et de mĂȘme leur gĂ©ographie : chaque accident remarquable du sol d’Irlande est le tĂ©moin d’un mythe en quelque sorte, un mythe cristallisĂ©. Le surnaturel et le naturel se pĂ©nĂštrent, et se continuent et une circulation constante de l’un Ă  l’autre en assure l’unitĂ© organique. De lĂ  vient qu’il est plus facile de dĂ©crire le monde mythique des celtes que de le dĂ©finir. Car toute dĂ©finition implique une opposition... »

Les fondateurs de la revue Ogam, Guillaume Berthou-Kerverzhiou, Jean Piette, Pierre Leroux et RenĂ© Vaillant, ont cependant tentĂ© cette dĂ©finition avec plus ou moins de bonheur. Leurs travaux ont Ă©tĂ© ensuite amplifiĂ©s par Christian-J. Guyonvarc’h et Françoise Leroux qui lui ont donnĂ© une tournure plus universitaire et ont publiĂ© plusieurs ouvrages fondamentaux, dont Les Druides (Ouest-France UniversitĂ©, 1995) et, tout rĂ©cemment, Magie, mĂ©decine et divination chez les Celtes (Payot 1997) ainsi que Le Dialogue des deux sages (Payot 1999), rarissime parcelle d’enseignement druidique. Les intuitions dumĂ©ziliennes ont donc permis la rĂ©appropriation et la rĂ©union de matĂ©riaux mythologiques Ă©pars dans l’espace et le temps. Cela a Ă©tĂ© Ă©vident dans la matiĂšre celtique avec la rĂ©interprĂ©tation des rĂ©cits mĂ©diĂ©vaux !

Pourtant les Ă©tudes indo-europĂ©ennes ne peuvent se limiter aujourd’hui au seul corpus Ă©crit. L’ancien savoir indo-europĂ©en subsiste dans les coutumes et les croyances populaires. C’est peut-ĂȘtre mĂȘme dans cette matrice fortement identifiĂ©e Ă  des terroirs que les chercheurs, je pense notamment Ă  Philippe Walter et Ă  Jean-Claude Lozac’hmeur, dĂ©couvriront les rites qui justifient les mythes. Il serait opportun de s’inspirer des travaux d’Alain DaniĂ©lou sur l’Inde pour reconsidĂ©rer notre patrimoine. Expliquer le mythe en omettant ou occultant le rite qui l’accompagne et l’anime n’a pas de sens Ă  mes yeux. La beautĂ© du monde ne se trouve pas dans les champs de ruines, mais dans la vie qui sourd des prairies, des forĂȘts et des mers.

♩ Quel est à vos yeux le mythe fondateur de la Tradition celtique ?

Il me semble que le monde celtique fonde sa Tradition cosmologique dans une double interprĂ©tation solaire du temps et de l’espace. Les antiques navigations autour du monde que les copistes mĂ©diĂ©vaux ont christianisĂ©es sont Ă  ce point de vue exemplaires. Elles illustrent une navigation a dextrario dans le monde visible et dans son invisible reflet, une circumambulation vers l’Ouest, vers les Ăźles, les Dieux, le milieu du monde. Nous sommes lĂ  dans une vision globale du monde, non dans une apprĂ©hension linĂ©aire du temps et de l’espace, dans un cycle que je n’identifierai pas Ă  un cercle mais Ă  une spirale. Cette quĂȘte du lieu de connaissance est rĂ©vĂ©latrice d’un Ă©tat d’esprit aventureux et merveilleux portĂ© depuis des millĂ©naires par les Celtes. Peu importe les noms des hĂ©ros, Mael Duin ou Brendan, Peredur ou Galaad, ils se confondent tous dans une mĂȘme tradition et activent tous le mĂȘme mythe primitif, celui du chant originel.

La quĂȘte de la connaissance est une prise de parole au terme d’une longue pĂ©rĂ©grination. La singularitĂ© de ces voyageurs et l’essentiel de ces rites de passage d’un monde Ă  l’autre dĂ©pendent d’une base : le monde est indivisible. L’histoire de l’homme doit alors s’interprĂ©ter dans un ensemble vu et entendu, parcouru et perçu avec tous nos sens Ă©veillĂ©s. Celui qui voit peut seul prĂ©tendre Ă  la parole. C’est le cas des druides, les trĂšs savants, les trĂšs voyants ! C’est le cas de Gwion, de Taliesin, de Merlin... Ils parlent puisqu’ils ont lors de leurs voyages et de leurs vies maĂźtrisĂ© la matiĂšre (la forme) et traversĂ© la frontiĂšre du visible. Ce sont des ĂȘtres complets qui agissent avec les forces du monde et dont le rĂŽle est bien de dire la loi et de veiller au respect de l’ordre. Le chant du monde est Ă  mon avis le mythe fondateur de la Tradition celtique.

♩ Votre figure prĂ©fĂ©rĂ©e du panthĂ©on celtique ?

kernun10.jpgLe principe omniscient reprĂ©sentĂ© sous de multiples formes par le Dieu gaulois Cernunnos, le hĂ©ros gallois Pwyll, le guerrier irlandais Finn ou le barde britto-gallois Merlin... Ce sont tous archĂ©types solaires du guerrier-magicien et du prophĂšte-chasseur. Ils reprĂ©sentent Ă  la fois l’ancien monde et l’autre monde. Leur connaissance des arts traditionnels leur permet de prĂ©voir l’imprĂ©visible et de voir l’imperceptible. Ils portent sur notre monde un regard au-delĂ  de la semblance des choses. Ce sont toutes divinitĂ©s liĂ©es au cerf, l’animal psychopompe qui partage le mĂȘme symbolisme que l’arbre. Cernunnos, Pwyll, Finn invitent Ă  regarder et Ă  interprĂ©ter le monde. Il y a dans ces 3 figures maĂźtresses une perception de l’apparence et de la transparence, qui, dans ces temps obscurs, est ĂŽ combien illuminatrice. Pwyll, dont le nom signifie “bon sens, jugement” va ainsi rĂ©gner sur Annwvyn, littĂ©ralement la “rĂ©gion des morts”, et acquĂ©rir une lĂ©gitimitĂ© dans l'autre monde.

Les traditions populaires ont conservĂ© des traces de cette trame mythologique celtique, traces dont la signification apparaĂźt Ă©vidente si on s’intĂ©resse encore au culte du Dieu-cerf Cernunnos. Quand les hommes revĂȘtent des peaux de cerfs et arborent des ramures lors des carnavals, ils reproduisent et perpĂ©tuent les antiques mascarades calendaires d’Esus-Cernunnos. La fĂȘte et son rituel carnavalesque ne doivent pas occulter la fonction primordiale du cerf, messager et passeur de l'autre monde
 Qu’il s’agisse d’un cerf chassĂ© par un roi, chevauchĂ© par un prĂȘtre ou d’une fĂ©e transformĂ©e en biche, l'animal appartient Ă  une mĂȘme dimension et remplit une mĂȘme fonction. Il conduit l’homme du monde mortel des apparences dans l’espace immanent et impermanent. Le conte irlandais de Finn a conservĂ© explicitement cette dimension que les rĂ©cits mĂ©diĂ©vaux et les lĂ©gendes continentales ont Ă©cartĂ©e pour en privilĂ©gier des aspects secondaires. La perception d’un autre monde et le passage Ă  cet autre monde supposent une connaissance de la magie et une maĂźtrise des fonctions magiques latentes dans l’homme et l’univers.

Le regard portĂ© sur cet autre monde et son exploration, et plus sommairement son Ă©vocation sont fondamentalement incompatibles avec la doctrine chrĂ©tienne. Le corpus lĂ©gendaire enseigne l’existence d’un autre monde et la possibilitĂ© de l’explorer par le perfectionnement de connaissances et de pouvoirs supranaturels. La vision de Pwyll, sa rencontre avec un roi de la rĂ©gion des morts, son passage et sa souverainetĂ© supposent un partage du monde et correspondent Ă  un enseignement global, qui transporte l’homme hors de son paysage mental. Pourtant, le rĂ©cit de Pwyll est sans comparaison avec la richesse symbolique du cycle de Finn. Les aventures de Finn, littĂ©ralement le “blanc” (avec le sens de sacrĂ©), composent une source d’enseignement exceptionnelle tant dans le partage du monde de Samain (novembre) Ă  Beltaine (mai) et de Beltaine Ă  Samain, que dans la sacralitĂ© de la nature qu’elle enseigne. Finn et Fiana prĂ©figurent les ordres religieux et militaires du Moyen Âge, Templiers et Hospitaliers. Ce cycle induit une magie de la vie qui serait une interaction faite d’obligations et d’interdits. (...)

♩ Quels sont vos projets ?

Je n'ai pas d'autre choix que de poursuivre la lutte contre la plus dĂ©testable des doctrines, l'idĂ©ologie marchande et son cortĂšge de voleurs, de menteurs et de lĂąches qui attentent Ă  l'ordre du monde. La crĂ©ation de revues oĂč Ă©noncer des pistes de recherche, l'organisation de colloques oĂč dĂ©battre et l'ouverture d'un site internet oĂč diffuser des rĂ©fĂ©rences ne constituent pas des buts en soi. Ce ne sont que des moyens pour maintenir une recherche traditionnelle dans la sociĂ©tĂ© contemporaine. Il est important de baliser le terrain, d'ĂȘtre en chemin pour apprendre et comprendre le sens du sacrĂ©. Aujourd'hui, il m'apparaĂźt essentiel de retrouver les sources savantes des traditions populaires, quitte Ă  m'Ă©loigner un peu des turbulences profanes. AprĂšs le colloque sur l'histoire de Bretagne organisĂ© en juin 1999 (actes publiĂ©s dans Ordos n°23-24, Samain 1999), je vais donc convier tous nos amis Ă  un rendez-vous sur les mythes en juin 2000, Ă  Renac, puis Ă  un troisiĂšme en juin 2001.

Je ne pense pas que le combat prioritaire soit actuellement d'ordre politique en Bretagne et en Europe. Je ne pense pas non plus que la royautĂ© ait Ă©tĂ© au centre de la Tradition celtique. Certes, la figure du roi est bien le principe actif de la souverainetĂ© guerriĂšre, mais le roi est l'une des deux composantes des couples formĂ©s avec la reine d'une part, avec le druide de l'autre. La place et le rĂŽle de Merlin m'apparaissent bien plus fondamentaux dans le cycle arthurien que ceux d'Arthur... Le retour d'Arthur est bien plus qu'une symbolique littĂ©raire ou lĂ©gendaire, beaucoup plus qu'une croyance en l'immortalitĂ© du hĂ©ros, c'est en fait la restauration de l'ordre cosmique, qui ne peut s'effectuer qu'Ă  la fin d'un cycle. La maladie du roi induit la dĂ©cadence du royaume et sa mort clĂŽt les temps aventureux. Si adolescent, j'ai pu naĂŻvement espĂ©rer le retour d'Arthur pour libĂ©rer la Bretagne de ses oppresseurs, aujourd'hui, je ne peux croire Ă  ce scĂ©nario hĂ©roĂŻque. Ce retour ne pourra en effet avoir lieu qu'aprĂšs le rĂ©veil des Dieux. C'est aux hommes qu'il appartient de rĂ©veiller les Dieux et de les honorer. Si la bataille de Camlan a sonnĂ© le glas de la souverainetĂ© celtique, c'est que les Bretons avaient dĂ©jĂ  tournĂ© le dos aux Dieux de leurs pĂšres : ils avaient renoncĂ© Ă  leurs valeurs ancestrales pour se convertir au culte nouveau, venu du dĂ©sert. La folie de Merlin et la mort d'Arthur ouvrent un crĂ©puscule celtique. Face Ă  ce flĂ©au, le recours Ă  la Tradition celtique s'impose. Sachant que l'histoire est cyclique, je suis convaincu que notre antique souverainetĂ© sera restaurĂ©e le jour oĂč le bazar des marchands aura Ă©tĂ© balayĂ©... AprĂšs tout, que reprĂ©sente une vie d'homme pour les Dieux immortels ?

Dans le lĂ©gendaire celtique, Merlin retourne dans la forĂȘt avant la mort du roi. Son retrait du monde annonce donc la prochaine disparition du souverain. De mĂȘme, nous avons non pas Ă  engranger, mais Ă  nous ressourcer dans la forĂȘt pour y apprendre la science du monde. Il est impĂ©ratif de vĂ©nĂ©rer les Dieux par le rite et le sacrifice afin de retrouver le chemin de l'Autre Monde et de renouer avec les rites de passage, omniprĂ©sents dans nos mythes celtiques. S'il plaĂźt aux Dieux, j'espĂšre naviguer autour du monde, Ă  l'instar de Pwyll, afin d'apercevoir Rhiannon et de l'interroger. La vue et la parole retrouvĂ©e, il me restera alors Ă  entendre et Ă  apprendre.

â–ș Propos recueillis par Christopher Gerard, AntaĂŻos n°15, 1999.

Ancien directeur d’Ordos, revue consacrĂ©e Ă  la Tradition celtique, B. Rio est Ă©crivain, spĂ©cialiste du terroir breton, de la chasse et de la randonnĂ©e (une vingtaine de titres : Le cidre, La chasse au sanglier, etc.). Il a collaborĂ© au Dictionnaire de l’ésotĂ©risme (PUF, 1998) : articles sur la Femme-FĂ©e, Mai, le sanglier, le nĂ©obardisme, etc. Il est aussi l’auteur d’un Ă©trange roman initiatique, Le Vagabond de la belle Ă©toile (L’Âge d’Homme) et d’un essai saluĂ© par nombre de celtisants, L’Arbre philosophal (L’Âge d’Homme, 2001).

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Aristocratie

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knight11.jpgQuelques notes sur la notion d' “aristocratie”

podcast

Un projet politique, projet culturel, reposant nécessairement sur un certain nombre de choix éthiques qui expriment, à l'aide de références choisies tenues pour cohérentes, les aspirations, les idéaux, la culture de leurs promoteurs.

De toutes ces rĂ©fĂ©rences, de ces “mots-clĂ©s” qui s'affrontent, s'appuient et se repoussent au grĂ© des “combats d'idĂ©es”, il en est une, pas la plus employĂ©e ni la plus claire, qui mĂ©rite qu'on s'y arrĂȘte : celle d'“aristocratie” qui poursuit, çà et lĂ , une carriĂšre idĂ©ologique dĂ©jĂ  ancienne. Le terme est suffisamment vague pour qu'on l'admette sans examen et, de plus, il est Ă©vocateur d'histoire(s). C'est cependant un terme suspect, au contenu ambigu et dont l'usage ne va pas de soi. Son insignifiance politique prĂ©sente contraste plaisamment avec l'abus que l'on en peut faire dans certains milieux droitistes. C'est pourquoi tout dĂ©bat sur la notion d'“aristocratie” doit commencer par une clarification sĂ©mantique. Ce faisant, on n'é­chap­pera pas, et l'on s'en excuse, aux dĂ©terminations intellectuelles de l'espace francophone. Mais si le mot est d'introduction rĂ©cente en français (le terme aristocratie, latinisĂ© dans les traduc­tions d'Aristote, n'est usuel qu'Ă  partir de 1750 ; l'aristocrate date du XVIe s. et ne se vulgarise, si l'on peut dire, qu'Ă  la veille de la rĂ©volution [1778, Linguet] [1]), la notion est ancienne.

Il faut donc s'attacher Ă  donner des points de repĂšre historiques relatifs Ă  l'origine de cette notion, tant il est vrai que le “style aristocratique”, quelles que soient les analogies que peuvent pré­senter sur ce point diffĂ©rentes civilisations, ne se laisse dĂ©finir que dans un milieu culturel donnĂ©, en relation avec une situation historique prĂ©cise. “L'aristocratie chinoise”, ou pharaonique, ou inca, mais on risquerait alors de mĂ©connaĂźtre l'univers mental particulier qui les explique.

Aussi ces quelques notes s'attachent-elles aux donnĂ©es de la tradition indo-europĂ©enne, reconnues comme fondement de la notion europĂ©enne d'“aristocratie”. On a ainsi accĂšs moins aux rĂ©alitĂ©s des aristocraties historiques qu'Ă  l'image que nous permettent d'atteindre les textes les plus anciens des cultures indo-europĂ©ennes.

◘ 1.1. Le vocabulaire

guerri10.jpgLe sens du terme ayant variĂ© au cours des temps, il convient de rechercher les valeurs premiĂšres. Si l'on se reporte au grec ancien, on se rend compte que les composĂ©s en aris- sont extrĂȘmement nombreux, de mĂȘme que les noms de personnes. C'est l'indice d'une notion traditionnelle conservĂ©e par le formulaire et comme telle rĂ©vĂ©latrice des idĂ©aux du peuple qui l'utilise, donc une notion fondamentale.

Le terme ĂĄristos sert de superlatif Ă  ĂĄgathĂłs (bon), et s'applique Ă  “l'excellent”, au “meilleur”, au “plus brave”, au “plus noble”. L'aristocrate est donc celui qui se distingue dans un emploi prĂ©cis, jugĂ© essentiel par la tradition nationale. À l'origine, l'emploi devait ĂȘtre guerrier, l'ĂĄristeus Ă©tant “celui qui tient le premier rang”, le “chef le plus distinguĂ©, le plus brave”. Chez HomĂšre, le terme s'applique Ă  la suite ou Ă  l'entourage des rois (Iliade 15, 363 ; 23, 236, etc
), d'oĂč l'Ă©pique ĂĄndres ĂĄristĂšes. L'ĂĄristeĂ­a est la supĂ©rioritĂ©, notamment la vaillance et, au pluriel, les hauts faits, les exploits qui procurent la gloire ĂĄri-prepĂ©oos “impĂ©rissable”. Aussi trouve-t-on l'adverbe ĂĄri-preprĂ©oos (avec distinction, supé­rieurement). La notion de hiĂ©rarchie, ou mieux de hiĂ©rarchisation (active) des mĂ©rites n'est pas loin et se traduit dans le vocabulaire du gouvernement : ĂĄristarxĂ©oo est “exercer la magistrature avec distinction”, on classe les hommes ĂĄristĂ­ndĂšn (par rang de noblesse ou de mĂ©rite). L'idĂ©al social d'ĂĄristeĂșoo (exceller) entretient les espĂ©rances lignagĂšres, d'oĂč le composĂ© ĂĄristogĂłnos (qui enfante les plus nobles fils). L'ĂĄristokratĂ­a est donc le “gouvernement des plus puissants ou des meilleurs”. “L'aristocratie” est donc une notion issue de l'expĂ©rience sociale, vĂ©rifiĂ©e et somme toute relative. Elle n'est pas un concept mĂ©taphysique.

◘ 1.2. Dans la tradition indo-europĂ©enne

♩ 1.2.1. L'individu dans le groupe

nard-010.gifOn remarque l'association de “l'aristocratie”, qui est un terme composĂ© et donc secondaire par rapport Ă  la notion d'aristeia, constatĂ©e, Ă©prouvĂ©e dans les faits, avec les valeurs guerriĂšres et la compĂ©tition sociale. Le rapport avec l'indien arya- est probable mais le sens de ce dernier terme est discutĂ© (2) : l'arĂ­- (avec sa personnification le dieu Aryaman) dĂ©signe la confĂ©dĂ©ration des tribus qui constitue la “nation”, tous ceux qui se revendiquent du mĂȘme “naĂźtre” ; mais en mĂȘme temps qu'il dĂ©signe la communautĂ© nationale par opposition aux non-aryens, arĂ­- dĂ©signe l'Ă©tranger Ă  la famille, au clan et Ă  la tribu. Émile BenvĂ©niste a pu Ă©crire que le style indo-europĂ©en Ă©tait “aristocratique” et Meillet n'a pas dit autre chose : l'analyse du vocabulaire hĂ©ritĂ© montre que l'indo-europĂ©en « est une langue de chefs et d'organisateurs imposĂ©e par le prestige d'une aristocratie » (3). L'Ă©tude du formulaire traditionnel confirme cette impression d'ensemble : « on y trouve l'image d'une fiĂšre aristocratie guerriĂšre, qui aime la vie, les larges espaces, les biens de ce monde et par-dessus tout la gloire, et qui consacre Ă  l'Ă©levage, aux sports Ă©questres et Ă  la chasse les loisirs du temps de paix. Aristocratie pour qui le “caractĂšre” (*mĂ©nos) est la qualitĂ© essentielle de l'homme, et la gloire (*klĂ©wos, ce qu'on entend) le but suprĂȘme de l'existence » (4). Nul doute que l'organisation distendue de la “nation” entre clans rivaux et compĂ©titeurs a favorisĂ© la sĂ©lection de ces “aristocraties” guerriĂšres. Tel est encore le mode d'organisation de plusieurs peuples indo-europĂ©ens historiques, en particulier les Celtes de l'AntiquitĂ© et du Haut Moyen Âge irlandais.

“L'aristocratie” se laisse ainsi dĂ©finir comme la recherche et la maĂźtrise d'une perfection technique dans les activitĂ©s caractĂ©ristiques de son mode de vie et gĂ©nĂ©ratrices de hauts faits. Les exploits du guerrier lui valent la gloire, la “bonne rĂ©putation” qui fait que l'on parlera de lui. C'est le seul moyen de conquĂ©rir l'immortalitĂ©, car la gloire est “impĂ©rissable” (formule reconstruite Ă  partir de vĂ©dique ĂĄksitan ÂŽsrĂĄvah et grec homĂ©rique klĂ©os ĂĄphthiton [5]). Le meilleur Ă©chappera ainsi Ă  l'anonymat de la “seconde mort” qui est le lot commun de ceux que guette l'oubli.

Comment cette idĂ©ologie d'apparence trĂšs “individuelle” s'inscrit-elle dans une doctrine sociale Ă©minemment communautaire, entretenue par une tradition orale nĂ©cessairement supra-individuelle ? C'est d'abord que la recherche de gloire profite au groupe tout entier, puisqu'elle lui assure la maĂźtrise du “large espace”, de “l'espace pour vivre”. Ainsi les cosmogonies vantent les exploits du hĂ©ros qui a fixĂ© le soleil et repoussĂ© les TĂ©nĂšbres (Indra), servant en cela l'Ordre divin et rendant possible la vie du peuple et de l'univers (libĂ©ration des eaux / vaches / aurores). La victoire militaire permet aussi l'instauration du sacrifice, l'organisation mystique de l'espace, la maĂźtrise distinctive des champs de pouvoir (les diffĂ©rents ager de Rome). C'est aussi parce que la rĂ©ussite individuelle renforce le sens de la lignĂ©e dont la famille, le premier des cercles de l'appartenance sociale, est l'expression synchronique :

« Les devoirs envers la lignée sont ceux du systÚme que les sociologues nomment trustee, caractérisé par la croyance que la race, la lignée étaient la réalité métaphysique, et que l'individu n'était qu'un maillon transitoire d'une chaßne permanente de la famille idéalement éternelle, gardant le nom, la réputation, le statut et la propriété de la famille en dépÎt (in trust) pendant son temps de vie. C'était la responsabilité de l'individu de transmettre ce dé­pÎt non diminué et si possible accru par sa propre conduite. L'individu acquérait l'immortalité quant la postérité et en particulier ses propres descendants se rappelaient son nom avec orgueil et honneur » (6).

Cette conception est insĂ©parable de la solidaritĂ© clanique (famille Ă©tant ici Ă  entendre comme “grande famille”, Ă©largie Ă  l'ensemble de la parentĂ©, pratiquement l'unitĂ© rĂ©elle de la vie nationale). C'est d'ailleurs la reconnaissance de la solidaritĂ©-dĂ©pendance qui seule permet l'existence sociale. On peut rĂ©sumer ainsi É. BenvĂ©niste (7) : « En latin et en grec, l'homme libre, *(e)leud­heros, se dĂ©finit positivement par son appartenance Ă  une “croissance”, Ă  une “souche” ; Ă  preuve, en latin, la dĂ©signation des “enfants” (bien nĂ©s) par liberi : naĂźtre de bonne souche et ĂȘtre libre, c'est tout un. En germanique, la parentĂ© encore sensible par ex. entre all. frei (libre) et Freund (ami), permet de reconstituer une notion primitive de la libertĂ© comme appartenance au groupe fermĂ© de ceux qui se nomment mutuellement “amis”. À son appartenance au groupe — de croissance ou d'amis — l'individu doit non seulement d'ĂȘtre libre, mais aussi d'ĂȘtre soi : les dĂ©rivĂ©s du terme *swe, gr. idiotes (particulier), lat. suus (sien), mais aussi gr. Ă©tes, hetaĂźros (alliĂ©, compagnon), lat. sodalis (compagnon, collĂšgue), font entrevoir dans le *swe primitif le nom d'une unitĂ© sociale dont chaque membre ne dĂ©couvre son “soi” que dans “l'entre-soi”.

On n'est libre que dans le mesure oĂč on reconnaĂźt sa dĂ©pendance de nature, on n'est une personne que dans la mesure oĂč le groupe vous reconnaĂźt. L'aristocratie, la premiĂšre Ă  suivre le modĂšle social des sodalitĂ©s et des unions de lignages, avec le systĂšme complexe d'engagements rĂ©ciproques qu'elles supposent, participe entiĂšrement de cette idĂ©ologie de la cohĂ©sion sociale, de type pourrait-on dire gĂ©nĂ©tique.

♩ 1.2.2. HiĂ©rarchie des valeurs et mobilitĂ© sociale

Les différentes sociétés issues des Indo-Européens ont conservé et cette exaltation de l'excellence sociale et le sens corollaire de la hiérarchisation :

« Un ensemble formulaire constituĂ© Ă  partir de la racine *kens- (qualifier, porter un jugement de valeur sur) Ă©voque ces mĂ©canismes complĂ©mentaires (la louange et le blĂąme). Ainsi la notion indo-europĂ©enne de *nĂĄra(m) ou *nĂĄrya-ÂŽsĂĄmsa (qualification des seigneurs) est personnifiĂ©e en une entitĂ© Ă  la fois crainte et aimĂ©e ; on en retrouve peut-ĂȘtre le nom dans les anthroponymes grecs comme kĂĄssandros, kassĂĄndra. On se fait une mauvaise rĂ©putation (*dus-klewes) en manquant au code d'honneur de la communautĂ© ou Ă  l'un des devoirs de sa condition » (8).

Les idĂ©aux, les valeurs qui permettent la sĂ©lection, l'orientation, la fixation d'un idĂ©al type, celui d'un homme qui tient son “honneur”, sont codifiĂ©s par la tradition, ensemble des formules et des schĂšmes notionnels transmis intangiblement (et considĂ©rĂ©s comme vrais parce que d'origine divine), qui sous-tendent les mythes, les Ă©popĂ©es, l'onomastique, etc
 (9). La qualitĂ© d'“aristocrate”, si elle est favorisĂ©e par une bonne naissance, n'en est pas moins soumise Ă  un jugement de valeur communautaire, celui du code social lui-mĂȘme, et tout manquement Ă  ce code signe le dĂ©classement du fautif : si les dirigeants ont des privilĂšges, ils ont de lourds devoirs, ressorts de la fatalitĂ© historique.

À Rome, une mĂȘme exigence se retrouve dans le cursus honorum et les distinctions de la titulature, amplissimus, cum primis honestus, bonus, infimo loco (10). Chez les Celtes, c'est la distinction irlandaise entre les dee (dieux) et les andee (non dieux), ces derniers Ă©tant les cultivateurs, les premiers tous les possesseurs d'un “art”.

Dans tous les cas, l'homme bien doué par la nature ou les dieux chargés de la distribution des dons (nordique gaefumadhr) doit en faire la preuve et les mettre au service de son lignage et donc de son clan.

Lorsque l'homme d'exception, dont le type “littĂ©raire” le plus connu est le hĂ©ros homĂ©rique, vient Ă  succomber sous les coups des hommes, des dieux, ou de quelque alliance des deux voulue par le destin, le drame prend des proportions dĂ©mesurĂ©es et dĂ©voile brutalement le tragique de la “valeur mortelle”. Ainsi dans le rĂ©cit irlandais de La Mort tragique des Enfants de Tuireann, le vieux pĂšre qui se lamente sur la mort hĂ©roĂŻque mais injuste de ses 3 fils laisse Ă©chapper cette plainte : « le pire est qu'ils n'aient pas d'Ă©gaux vivants ». MĂȘme personnelle, la douleur humaine ne prend tout son sens que par le drame plus gĂ©nĂ©ral dont elle participe : le drame de la qualitĂ©, l'atteinte irrĂ©parable faite Ă  “ce qu'il y a de meilleur” dans l'humanitĂ©.

♩ 1.3. Hommes qualifiĂ©s et hommes du commun

nda10.gifUne dualitĂ© remontant Ă  la pĂ©riode commune, celle des Indo-EuropĂ©ens indivis, est celle des hommes supĂ©rieurs par leur qualification, les *neres, et des hommes du commun, les *wiro–. Les premiers sont associĂ©s au sacrĂ©, les seconds au bĂ©tail. À Rome, le patriciat Ă©tait dĂ©tenteur des sacra face Ă  la plĂšbe occupĂ©e Ă  la troisiĂšme fonction. On se souviendra utilement que le chef de famille Ă©tait Ă  l'origine le maĂźtre du sacrifice (essentiellement familial). Remarquable est cependant la mobilitĂ© sociale des sociĂ©tĂ©s indo-europĂ©ennes historiques : faible importance de l'esclavage en dehors de la MĂ©diterranĂ©e, importance Ă  Rome des homines noui, selon le mĂ©rite : « les Romains de la fin de la RĂ©publique sont persuadĂ©s de l'existence dĂšs l'Ă©poque royale, d'une hiĂ©rarchisation fondĂ©e sur les qualitĂ©s. Tite-Live prĂȘte Ă  Tanaquil l'idĂ©e que Rome est le lieu oĂč la noblesse et le premier rang sont promis forti ac strenuo viro (
) Tant et si bien que l'histoire de Rome apporte toujours en premiĂšre ligne des individualitĂ©s nouvelles : patriciens d'abords, plĂ©bĂ©iens ensuite, alienigenas mĂ©ritants mĂȘme sont succesivement et progressivement amenĂ©s Ă  jouer les premiers rĂŽles » (11).

Il s'ensuit que les distinctions sociales sont marquĂ©es. Elles se fondaient Ă  l'origine sur l'exercice de la puissance et la capacitĂ© de faire durer le groupe clanique dans les vicissitudes de l'histoire. Dans les sociĂ©tĂ©s historiques, elle s'exprime par un compromis entre la nĂ©cessaire stabilitĂ© (conservatrice) et l'appĂ©tit des nouvelles Ă©lites (dynamique). Dans tous les cas, la renommĂ©e, la gloire, la bonne rĂ©putation, hĂ©ritage d'une civilisation sans Ă©criture et d'une “shame culture” proto-historique, restent le moteur de la sĂ©lection. Significativement, le “prix de l'honneur” est en celtique brittonique l'enebwerth, le “prix du visage”, un visage qu'une satire bien dĂ©cochĂ©e peut Ă  tout jamais flĂ©trir.

♩ 1.4. Justification des hiĂ©rarchies : l'aristocratie comme principe “diurne”

Une chose est de constater l'existence d'individus mieux douĂ©s que les autres (dans un systĂšme donnĂ©, selon des critĂšres donnĂ©s), une autre de l'expliquer. Dans leur plus ancienne religion, les Indo-EuropĂ©ens ont mis en rapport les comportements, les domaines Ă©thiques avec des couleurs symboliques issues de la cosmologie. Ce rapport a Ă©tĂ© rĂ©cemment soulignĂ© par le Pr. Jean Haudry dans un sĂ©rie d'Ă©tudes relatives Ă  la cosmologie reconstruite (12). Il sert en quelque sorte de “justification” naturelle et supra-humaine au “principe d'aristocratie”.

Selon la plus ancienne cosmologie indo-europĂ©enne, reconstruite, 3 cieux tournent autour de la terre. Un ciel diurne blanc (*dyew), un ciel auroral et crĂ©pusculaire rouge (rĂ©gwos) et un ciel nocturne noir (*ne / okwt). De ces 3 cieux viennent les “trois couleurs” cosmiques :

« Qu'il s'a­gisse du monde, de la sociĂ©tĂ© ou de l'ĂȘtre individuel, nous trouvons invariablement, Ă  la base de la conception indo-europĂ©enne, une triade de couleurs : le blanc, le rouge et le noir. Pour l'ĂȘtre individuel, on parle de 3 “qualitĂ©s”, de 3 “principes spirituels” : les Indiens disent “trois fils” (guna) mais Ă  chacun de ces “fils” est attachĂ©e une couleur : le sattva (bontĂ©) est un principe luminueux, blanc Ă©clatant ; le rajas (ardeur, passion) est un principe rouge ; le tamas (inertie spirituelle) est un principe noir, la “tĂ©nĂšbre”. Pour la sociĂ©tĂ©, on parle de 3 “fonctions” Ă  la suite de G. DumĂ©zil, qui a jadis postulĂ© imprudemment 3 “classes sociales” correspondantes, comme si la vision du monde Ă©tait nĂ©cessairement le reflet de la rĂ©alitĂ© sociale. En fait, comme l'indiquent le terme indien de varna et le terme avestique de pistra [groupe social] — dĂ©signant les 3 castes aryennes —, ces castes sont fondamentalement des “couleurs” » (13).

En chacun se mĂȘlent plus ou moins heureusement ces 3 composantes. Dans le Chant de RĂ­gr de l'Edda, Noble est blond, pĂąle, Karl (Paysan libre) est roux et Thraell (Serviteur) a la peau sombre. Diverses valeurs, des Ă©thiques et des devoirs diffĂ©rents traduisent ces diffĂ©rences de participation aux 3 couleurs cosmiques (qui se retrouvent aussi chez les hĂ©roĂŻnes “aurorales” de nos contes populaires). D'autres faits (14) confirment que “l'allure” est une caractĂ©ristique du rang social. De fait, dans toutes les provinces du monde indo-europĂ©en, l'opposition des castes ou des classes est d'abord celle des caractĂšres. Ainsi s'expliquent toutes ces lĂ©gendes de fils de rois ou de nobles Ă©levĂ©s modestement, loin de leur milieu d'origine, mais qui parvenus Ă  l'adolescence font la preuve de leurs vertus intrinsĂšques : ce qui est “par nature” ne peut se cacher longtemps. La racine *men ne dĂ©signe pas particuliĂšrement les activitĂ©s de l'intellect, mais s'applique Ă  la puissance de la vie psychique traduite en actes, d'oĂč l'Ă©quivalence grecque ieron mĂ©nos AlkinĂłoio = Alkinoos lui-mĂȘme. Celui qui possĂšde cette ardeur, cette force, est dit avoir “le caractĂšre d'un seigneur” (*nr-menes–).

De tout cela se dĂ©gage une hiĂ©rarchie que l'on peut schĂ©matiser en l'ordonnant sur les 3 “domaines d'activitĂ©â€ reconnus par la tradition : la pensĂ©e, la parole et l'action (15) :

1. Principe clair, relatif au ciel-diurne :

  • La pensĂ©e est fidĂšle Ă  la tradition, droite, sans arriĂšre-pensĂ©e, rĂ©flĂ©chie, consciente de sa fin.
  • La parole est rare, sensĂ©e, efficace, “bien ajustĂ©e” (16), parfois Ă©nigmatique (thĂšme de la “langue des dieux”).
  • L'acte est techniquement irrĂ©prochable.

2. Principe rouge, relatif au ciel-crépusculaire (et auroral) :

  • L'esprit est peu rĂ©flĂ©chi, sensible aux sollicitations, tournĂ© vers l'acte.
  • La parole, parfois imprudente, provoque l'action dont elle peut ĂȘtre un agent (dĂ©fi hĂ©roĂŻque).
  • L'action est la raison d'ĂȘtre de l'individu.

3. Principe noir, relatif au ciel-nocturne dans son aspect négatif :

  • L'esprit est vide, irrĂ©flĂ©chi, lent.
  • La parole est pauvre ou se rĂ©duit Ă  un vain bavardage.
  • L'action est tout entiĂšre dans l'obĂ©issance, dĂ©pourvue d'initiative personnelle.

joueta10.jpgCe tableau ne se confond pas avec celui de la “tripartition fonctionnelle” dĂ©gagĂ©e par G. DumĂ©zil, pas plus qu'avec le systĂšme quadriparti indien (3 castes aryennes, qui sacrifient, + les ƛƫdra). Le type supĂ©rieur qui tend vers la clartĂ© diurne est ici celui de l'aristocratie guerriĂšre dĂ©tentrice des sacra (l'invention d'une classe sacerdotale peut ĂȘtre rĂ©cente chez les Indo-EuropĂ©ens. Quoi qu'en aient dit certains auteurs, les druides celtiques ne sont que les auxiliaires de la royautĂ© sacrĂ©e [17]). C'est Ă  cette aristocratie que se rapportent les qualitĂ©s diurnes : la perfection technique du dire et du faire, le physique irrĂ©prochable, qui signalent aux yeux de tous l'ĂȘtre “porteur du vrai”, celui qui rayonne de la puissance magique de ce qui est “bien ajustĂ©â€.

Il est facile de retrouver dans les protagonistes du mythe et de l'Ă©popĂ©e la mise en Ɠuvre de ces principes d'organisation. La classe aristocratique, en dĂ©pit de son endogamie protectrice et de son systĂšme d'Ă©ducation par fosterage, garant de ses alliances et de son homogĂ©nĂ©itĂ© (d'oĂč le sens de Germ. Edel et d'Irl. aite), n'apparaĂźt pas figĂ©e une fois pour toutes, mais soumise elle aussi aux exigences du renouvellement comme au principe de “dĂ©cadence”.

Elle est d'abord, ou se doit d'ĂȘtre, une rĂ©alitĂ© constatĂ©e et estimĂ©e pour les services qu'elle peut rendre. EstimĂ©e d'abord par les chefs eux-mĂȘmes, dĂ©positaires de la tradition, et exaltĂ©e par les poĂštes gardiens de la mĂ©moire nationale, mais aussi par la communautĂ© des hommes libres. La conciliation des 3 ordres de comportements, des 3 natures de l'ĂȘtre individuel, leur mise en harmonie, leur “attelage” se manifestent dans un personnage supĂ©rieur, le roi, incarnation de son peuple. Position risquĂ©e, car le roi, qui par son nom di-rige, est le premier responsable de l'ordre cosmique. De fait, une disette, une atteinte naturelle au bien-ĂȘtre de la communautĂ©, la dĂ©faveur des dieux, sont souvent interprĂ©tĂ©es comme un affaiblissement du charisme royal, de son efficacitĂ© mystique, d'oĂč la “mort sacrificielle du roi” celtique, si bien commentĂ©e par Mme ClĂ©mence Ramnoux (18).

♩ 1.5. La dĂ©cadence

La dĂ©cadence est causĂ©e par l'Ă©loignement du principe diurne, dans l'ordre biologique, politique, moral. Chacun connaĂźt la doctrine hĂ©siodique des Âges du Monde et la conception indienne des Âges, le dernier Ă©tant le kali-yuga [Ăąge de discorde], dominĂ© par le principe noir. Pour Platon (RĂ©publique 547 ss.) on passe de la “timocratie” (gouvernement de l'honneur) aristocratique Ă  l'oligarchie ploutocratique, puis Ă  la dĂ©mocratie. L'anarchie engendre ensuite la tyrannie. La disparition, la perversion de l'aristocratie marque donc la dĂ©gradation des principes de “l'Âge d'or”. En outre, la dĂ©cadence est liĂ©e au devenir cosmique : ce qui s'efface dans tous les ordres, c'est la capacitĂ© Ă  reconnaĂźtre la supĂ©rioritĂ© du principe diurne (19).

♩ 1.6. IdĂ©altype hĂ©ritĂ©

“L'aristocratie” indo-europĂ©enne est, pour autant qu'on se la puisse reprĂ©senter, un idĂ©al Ă©thique, esthĂ©tique, moral, qui se retrouve Ă  l'Ă©poque historique dans les littĂ©ratures europĂ©ennes qui ont hĂ©ritĂ© de la communautĂ© originelle le fonds et souvent la forme de leurs constructions.

Mais cet “idĂ©al” contraignant rĂ©sulte bien d'un choix initial, probablement issu d'une sĂ©lection culturelle et biologique, celle qui a donnĂ© naissance, Ă  partir d'un fond commun prĂ©nĂ©olithique, Ă  un peuple particulier qui en a Ă©tĂ© le propagateur. Il est permis de penser que la communautĂ© indo-europĂ©enne indivise reprĂ©sente assez largement ce type moral (psychique, physique).

◘ 2. Aristocratie et forme sociale

L'aristocratie est donc au mieux la partie “active” et “rayonnante” du peuple. Au pire, lorsque les liens sociaux sont distendus et que le sentiment de la solidaritĂ© sociale se dĂ©fait, elle peut devenir une caste parasitaire, ressentie comme telle, et com­battue en consĂ©quence par un peuple qui la considĂšre comme un “corps Ă©tranger” (ce fut le sort des aristocrates “usĂ©s” de l'Ancien RĂ©gime français).

Dans les sociĂ©tĂ©s de l'Europe prĂ©chrĂ©tienne, les devoirs des diffĂ©rentes “fonctions” reflĂštent la grande variĂ©tĂ© de “l'excellence” sociale. De mĂȘ­me, le charisme solaire nommĂ© xvar°nah– dans l'Avesta est triple : il y a celui des prĂȘtres, celui des guerriers, celui des Ă©leveurs, et c'est la perte de ces 3 charismes qui entraĂźne la dĂ©cadence du royaume de Yima.

♩ 2.1. Aristocratie / Peuple

À dire vrai, l'“aristocratie” est ce qui porte Ă  leur perfection les qualitĂ©s latentes dans l'ensemble du corps social (la*teuta). Elles sont donc l'expression d'une qualification globale, celle qui relie tous les membres de la nation, quelle que soit par ailleurs leur activitĂ© sociale. Il n'est d'aristocratie que par rapport Ă  un ensemble qui lui donne son sens. La stĂ©rile dialectique de “l'Ă©lite” et de la “masse”, qui a pris une si grande ampleur dans la pensĂ©e française (consĂ©quence des difficultĂ©s identitaires de la “nation française” elle-mĂȘme), relĂšve d'une conception viciĂ©e du corps social. Trop souvent on dĂ©finit l'Ă©lite (ce qui est “hors du rang”) contre le peuple, alors que l'aristocratie, conformĂ©ment Ă  l'Ă©tymologie, devrait ĂȘtre le “meilleur du peuple” dans l'exercice de son “pouvoir” formateur (kratos). Comme telle il s'agit d'un faisceau de qualitĂ©s, d'une veine qui peut ĂȘtre recouverte par d'autres courants, d'autres reprĂ©sentations, d'autres “aristocraties”, autres par leur Ă©thique, leur systĂšme de pensĂ©e, leur “outillage mental” et parfois mais pas nĂ©cessairement leur origine ethnique.

♩ 2.2. FinalitĂ© de l'aristocratie ?

Le conflit des peuples, des classes, des idĂ©es, tout cela se recoupant de toutes les façons, est toujours, en derniĂšre analyse, une lutte destinĂ©e Ă  Ă©tablir une aristocratie destinĂ©e Ă  servir de modĂšle social et devant tĂŽt ou tard conformer Ă  son image les groupes dirigĂ©s, ses tributaires. Les grands systĂšmes Ă©galitaires n'Ă©chappent pas Ă  ce schĂ©ma : ProphĂštes, dirigeants politiques, “fondateurs” de millĂ©narismes, il y a toujours un groupe “en avance”. La supĂ©rioritĂ© spatiale des anciennes Ă©lites s'est simplement transformĂ©e en supĂ©rioritĂ© temporelle : C'est la logique des “avant-gardes”.

C'est prĂ©cisĂ©ment la nature Ă©galitaire ou inĂ©galitaire de l'idĂ©ologie dominante qui fonde la raison d'ĂȘtre de l'aristocratie, sa finalitĂ©. Le contraste entre les sociĂ©tĂ©s Ă©galitaires qui imposent Ă  tous un stĂ©rĂ©otype d'humanitĂ©, et les sociĂ©tĂ©s diffĂ©rentialistes de type holiste qui tolĂšrent et requiĂšrent le jeu de plusieurs idĂ©altypes Ă  l'intĂ©rieur de la mĂȘme “vue-du-monde” (type des “trois fonctions”) se traduit dans l'apprĂ©hension mĂȘme du temps et du devenir. Alors que les premiĂšres sont gĂ©nĂ©ralement progressistes et entendent trouver la fin de l'espĂšce dans la fin de l'histoire, les secondes, sensibles Ă  la notion cyclique de dĂ©cadence, recherchent leur fin dans une rĂ©alisation historique vouĂ©e Ă  de perpĂ©tuelles mĂ©tamorphoses. Pour elles, la fin de l'humanitĂ© ne se trouve pas dans un au-delĂ  inaccessible, mais dans la difficile rĂ©alisation d'un idĂ©al humain tenu pour supĂ©rieur (i.e. aristocratique). Un tel idĂ©al est par nature soumis Ă  l'usure du temps, il n'est jamais “achevĂ©â€, il doit donc toujours ĂȘtre “construit”. C'est pourquoi l'appel aux forces divines et les qualitĂ©s supra-humaines du hĂ©ros sont frĂ©quemment exposĂ©s sur le mode tragique dans les mythes et les Ă©popĂ©es de l'Europe antique : rĂ©duit Ă  lui-mĂȘme, privĂ© du secours de ses dieux, l'individu ne pourrait se hausser jusqu'Ă  la surnature que sa tradition nationale lui fait un devoir d'atteindre. Mais l'humanitĂ© “ordinaire” n'est pas tenue Ă  une telle “hĂ©roĂŻsation”, qui reste exceptionnelle. On sait qu'elle a, par nature, d'autres prĂ©occupations.

◘ 3. Recours à la tradition ?

Il n'est pas illĂ©gitime de s'interroger sur le sens que peut garder aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est, ce que nous pouvons atteindre de la “tradition indo-europĂ©enne”. On peut le faire, conscient qu'une tradition ne s'efface jamais tout Ă  fait pour peu qu'elle soit transmise, (et Ă  la condition de ne pas se laisser enfermer dans la systĂ©matique du “traditionnalisme” intĂ©gral et universel d'un RenĂ© GuĂ©non ou d'un A.K. Coomaraswamy). On constatera qu'Ă  l'Ă©vidence, les fins de la sociĂ©tĂ© occidentale sont fort peu compatibles avec les “valeurs hĂ©ritĂ©es”. Cas de figure expressĂ©ment prĂ©vu par la tradition elle-mĂȘme, sous les vocables d'“ñge noir”, d'“ñge de fer” ou de “mauvais temps” (olc aimser irlandais de la PrĂ©diction de la Bodb), d'ailleurs Ă©quilibrĂ© par la croyance, elle aussi cyclique, au retour progressif de “l'Ăąge d'or” (20).

Mais enfin, les questions fondamentales auxquelles toute tradition se veut une rĂ©ponse — Ă  cet Ă©gard, l'humanitĂ© n'est qu'un concert d'imprĂ©cations —, n'ont pas changĂ© : quelle configuration donner Ă  la citĂ© ? Quelles limites dessiner ? Quels interdits formuler ? À qui attribuer le titre de bonus vir, de vir integer ? Par quoi dĂ©finir le sens d'un “bien”, qui doit ĂȘtre aussi celui d'un “mal” ? Et, dans ce cas, quelles dĂ©finitions donner d'une Ă©ventuelle “aristocratie” ? À cela, quelques remarques et 2 textes anciens serviront non de “rĂ©ponse” (il n'y a pas de rĂ©ponse Ă  ces questions) mais d'accompagnement :

‱ a) Si “l'aristocratie” est le “gouvernement des meilleurs”, on se souviendra qu'aristos est utilisĂ© comme superlatif d'agathos (bon). L'aristos n'est qu'une concentration exceptionnelle de “ce qui est bon”. Les aristoi sont les individus qui ma­nifestent avec le plus de force ce “bien” qui donne Ă  leur citĂ© force et Ă©clat. Le “gouvernement” des meilleurs rĂ©vĂšle en fait, qu'il se traduise ou non en institutions politiques, la puissance d'attraction de “ce qu'il y a de meilleur dans le peuple”. En ce sens, la reconnaissance d'une aristocratie est intimement liĂ©e Ă  la conscience du bien commun.

‱ b) ConsidĂ©rĂ©e non comme une caste mais comme un principe de vie, l'aristocratie Ă©chappe Ă  la dĂ©finition sommaire. Chaque fonction a son idĂ©al, cha­que ordre a ses aspirations. Mais la figure de l'aristocrate, Ă©chappant aux catĂ©gorismes Ă©troits, surmonte l'histoire et lui survit comme un regret, un sarcasme ou une menace.

‱ c) L'aristocrate n'est donc pas nĂ©cessairement celui qui dit les valeurs, les dĂ©crit, les reprĂ©sente ; ce n'est pas celui qui les explique, c'est celui qui les incarne.

‱ d) C'est par l'aristocratie que le peuple a connu ses dieux et s'est constituĂ© en puissance. L'aristocratie est ainsi la face claire du peuple, ce qui lui donne son immortalitĂ© et sa mĂ©moire, lui rappelle son origine, lui dicte ses espĂ©rances.

‱ e) L'acte aristocratique par excellence est donc celui qui Ă©tend au sein du peuple le pouvoir du bien, tel que le dĂ©finit la tradition, dans son vocabulaire, ses mythes, ses exempla.

Mot usĂ© et galvaudĂ©, liĂ© Ă  des moments parfois bien douteux de l'histoire, et gĂ©nĂ©ralement maniĂ© Ă  tort et Ă  travers, sans doute vaut-il mieux rĂ©duire l'usage argumentaire de l'“aristocratie” et de son “aristocratie”. Chacun peut se passer du mot. Mais chacun peut aussi entretenir en lui la part de bien qui lui est fixĂ©e, et veiller Ă  protĂ©ger, Ă  garantir, Ă  Ă©tendre au sein du peuple la part divine qui le rendra meilleur (21). C'est cela qui est indispensable.

Est-il tellement vain ou audacieux de penser que l'Aristocratie, c'est notre peuple quand nous l'aurons rappelé à l'existence ?

◘ 4. Deux textes pour s'Ă©clairer

Pour comprendre et mĂ©diter, rien de mieux qu'un recours Ă  notre mĂ©moire la plus ancienne. Voici un passage de l'Avesta iranien qui nous dĂ©voile la sollicitude du “Seigneur sage” pour ses crĂ©atures menacĂ©es par l'arrivĂ©e du grand hiver cosmique. (Zend–Avesta, Vendidad, fargard 2, traduction Darmesteter, Paris 1892, p.20 ss.).

Ahura-Mazda dit à Yíma fils de Vßvanhat (§ 22 ss.) :

« Voici que sur le monde des corps vont fondre les hivers de malheur, apportant le froid dur et destructeur. (
) Et tout ce qu'il y a d'animaux dans les lieux les plus dĂ©solĂ©s et sur le sommet des montagnes et dans les profondeurs des cam­pagnes se rĂ©fugiera de ces trois lieux dans des abris souterrains (
). Fais-toi donc un var (abri) long d'une course de cheval sur chacun des quatre cĂŽtĂ©s. Porte lĂ  les germes du petit bĂ©tail et du gros bĂ©tail, et des hommes, et des chiens, des oiseaux, et des feux rouges et brĂ»lants (
) (§ 27). Tu apporteras lĂ  des germes d'homme et de fem­me, les plus grands, les meilleurs, les plus beaux, qui soient sur cette terre (
) (§ 28) (
). Et ces germes, tu les mettras lĂ  par couples pour y rester sans pĂ©rir, aussi longtemps que ces hom­mes resteront dans les vars (§ 29). Il n'y aura lĂ  ni difforme par devant ni difforme par derriĂšre, ni impuissant, ni Ă©garĂ© ; ni mĂ©chant, ni trompeur ; ni rancunier, ni jaloux ; ni homme aux dents mal faites, ni lĂ©preux qu'il faut isoler ; ni aucun des signes dont añgra Mainyu (le mauvais esprit) marque le corps des mortels » (§ 39). « Quelles sont les lumiĂšres, ĂŽ saint Ahura-Mazda, qui Ă©clairent dans le var qu'a fait YĂ­ma ? » (§ 40). « Ahura-Mazda rĂ©pondit : “les lumiĂšres faites d'elles-mĂȘmes et des lumiĂšres faites dans le monde. La seule chose qui manque lĂ , c'est la vue des Ă©toiles, de la lune et du soleil et une annĂ©e ne semble qu'un jour”. (§ 41) (
) et ces hommes vivent de la plus belle des vies dans le var fait par YĂ­ma ».

Et un passage triparti de la GrÚce ancienne : Tyrtée, fragment 12 :

« Je ne songe pas — dit TyrtĂ©e — Ă  louer un homme parce qu'il court vite et qu'il est bon lutteur, ni s'il a la taille et la force de Cyclones, ni s'il vainc BorĂ©e Ă  la course, ni s'il est plus beau que Tithonos, plus riche que Midas, que Cinyras, ni s'il est roi plus que PĂ©lops, plus Ă©loquent qu'Adraste, ni s'il se targue de quelque gloire que ce soit, en dehors du courage. Tenir bon dans la bataille, au moment oĂč l'ennemi serre de prĂšs, c'est cela, la valeur, et cette louange-lĂ , plus belle que toute autre, est celle qu'un jeune homme doit souhaiter ». CitĂ© par M. Delcourt, LĂ©gendes et cultes de hĂ©ros en GrĂšce, PUF, 1942, p. 74.

â–ș Philippe JouĂ«t, Orientations n°13, 1991.

♣ L'auteur : Historien des religions, diplĂŽmĂ© docteur de l'École pratique des Hautes Études. Il a collaborĂ© aux travaux de l'Institut d'Ă©tudes indo-europĂ©ennes de Lyon III. Il a consacrĂ© plusieurs Ă©tudes au monde celtique dont certaines dans divers ouvrages collectifs : Dictionnaire de la mythologie celtique (J. Picollec, 2004), Atlas historique des pays et terroirs de Bretagne (Skol Vreizh, 2007).

♣ Bibliographie :

♣ Notes :

  1. Dauzat, Dubois, Mitterand, Dict. étym. de la langue fr., Paris, 1971.
  2. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-europĂ©ennes, I, Minuit, 1969, p. 367 s., G. DumĂ©zil, « L'arĂź et les Aryas » in Les Dieux souverains des Indo-EuropĂ©ens, Gal., 1977, p. 233-251.
  3. Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, 1937, p. 47.
  4. J. Haudry, Les Indo-Européens, PUF/QSJ, p.15.
  5. Kuhn, in K. Zeitschrift, 2, p. 467 ; relevée dans Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit.
  6. C.C. Zimmerman, in J. Haudry, op. cit., p. 32.
  7. op. cit., I, p. 321 s.
  8. Haudry, op. cit., p. 17.
  9. On trouvera une excellente dĂ©finition de la “tradition indo-europĂ©enne” dans le n° 21 de la revue Études Indo-EuropĂ©ennes (Institut d'Ă©tudes indo-europĂ©ennes de l'UniversitĂ© de Lyon III). Ici abrĂ©gĂ© EIE [parue de 1981 Ă  2001].
  10. Guy Achard, « La société romaine à la fin de la République, une société de classes ? », EIE 15, p. 33-42.
  11. G. Achard, loc. cit., p. 40-41.
  12. L'Information grammaticale n°29, p. 3-11, « La tradition indo-européenne au regard de la linguistique », La Religion cosmique des Indo-Européens, ArchÚ / Belles Lettres, 1987.
  13. Haudry, art. cit., p. 5-6.
  14. Dans EIE 15, p. 43-50. Une Ă©tymologie nouvellement proposĂ©e interprĂšte par 3 verbes de mouvement les noms des 3 classes de la sociĂ©tĂ© germanique : °erla d'une racine signifiant “s'Ă©lever”, le nom de l'Homme libre de °ger- (se mouvoir), le nom du Serviteur de °trek- (courir, se hĂąter), donc 3 maniĂšres de se dĂ©placer, perçues dif­fé­rentiellement.
  15. SchĂšme notionnel indo-europĂ©en. Voir B. Schlerath, Gedanke, Wort und Werk im Veda und im Awesta, in Antiquitates Indogermanicas, Gedenkschrift fĂŒr H. GĂŒntert, Innsbruck, 1974. Nouvelles attestations dans EIE 9, p. 36.
  16. Lalies, 2, revue, Paris, 1981.
  17. Cf. P. Jouët, L'Aurore celtique : Fonctions du héros dans la religion cosmique, Porte-Glaive, 1993.
  18. Dans une série d'études remarquables récemment rééditées : Le Grand Roi d'Irlande, éd. L'Aphélie, Perpignan, 1989.
  19. La notion de dĂ©cadence a Ă©tĂ© rĂ©cemment revisitĂ©e par J. Haudry, EIE 1990, p. 99 s. Il semble bien qu'initialement une phase “ascendante” rĂ©pondait Ă  la phase “descendante” des cycles ; cette phase de “progrĂšs” comportait elle-mĂȘme plusieurs “ñges”.
  20. Voir la note prĂ©cĂ©dente et les considĂ©rations relatives au “roi cachĂ© du monde Ă  venir” dans Haudry, Religion cosmique.
  21. Lire P. Simon, « Le sacrĂ© : unitĂ© du monde et destin du peuple », in Nouvelle École n° 37. [Voir ci-dessous]

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PiÚces complémentaires 

 

Le sacré : Unité du monde et destin du peuple

1511.jpgLe problĂšme posĂ© ici est le suivant : que peut signifier la locution « unitĂ© du monde », que certains ont dĂ©jĂ  Ă©levĂ©e au rang de concept fondamental (1) et dans laquelle, apparemment, se trouve beaucoup plus qu'un antidote au dualisme mĂ©taphysique et chrĂ©tien ? En d'autres termes : comment penser “l'unitĂ© du monde” ? Pour rĂ©pondre Ă  cette question, considĂ©rons d'abord la formule grecque panta : en, « tout : un ». C'est, pourrait-on dire, sur ces simples mots d'HĂ©raclite d'ÉphĂšse que s'ouvre la pensĂ©e europĂ©enne. Toute sa vie, Heidegger n'a cessĂ© de “tourner” autour d'eux en s'en rapprochant. « Tout : un » : que peut vouloir dire cela ?

“Tout” est la multiplicitĂ© changeante de ce qui est, c'est-Ă -dire de ce qui se manifeste, se prĂ©sente Ă  nous : tout ce qui change et devient, tout ce qui coule. Panta rhei, « tout coule », dit une autre maxime d'HĂ©raclite. Tout coule, et pourtant tout est un. Comment ce qui constitue la multiplicitĂ© mĂȘme peut-il ĂȘtre “un” ? Qu'est-ce que cette unitĂ© du divers ? “UnitĂ©â€ signifie-t-il ici “totalitĂ©â€, “globalitĂ©â€ ? Est-il ici seulement question de cette Ă©vidence ensembliste qui veut que chaque chose soit un Ă©lĂ©ment de l'ensemble de toutes les choses, contribue Ă  l'unicitĂ© de cet ensemble ? Certes non. Panta : En pourrait Ă©galement s'Ă©noncer : chaque Ă©tant : un. La ques­tion qui surgit alors est : comment ce qui Ă  chaque instant se manifeste comme pluralitĂ© peut-il ĂȘtre un ?

L'unitĂ©, par ailleurs, ne saurait ĂȘtre conçue en tant que “principe unifiant”, causal ou non. Une telle conception resterait enfermĂ©e dans le dualisme mĂ©taphysique, auquel d'ailleurs elle s'apparente, puisqu'elle ne permettrait jamais de rĂ©soudre la dualitĂ© de l'Ă©tant et du principe. La rĂ©ponse souvent invoquĂ©e par la thĂ©ologie chrĂ©tienne, qui postule l'unitĂ© du monde en Dieu, n'est en rien satisfaisante, dans la mesure oĂč elle ne produit qu'une pseudo­unitĂ© surajoutĂ©e Ă  la dualitĂ© fondamentale du monde et de Dieu.

En fait, si nous voulons vĂ©ritablement saisir ce que contient le panta : en hĂ©raclitĂ©en, il nous est demandĂ©, autant que possible, de sortir du “rĂšgne” de l'essence platonicienne, de l'essence comme principe ultime constituant le “soi” de chaque Ă©tant. Une telle conception des essences fondatrices accessibles Ă  la ratio pĂšse, on le sait, sur la plupart des modes explicatifs en usage aujourd'hui. Cependant, elle ne va pas “de soi” : elle n'est venue qu'aprĂšs la pensĂ©e prĂ©socratique (qui, Ă  l'exception du poĂšme de ParmĂ©nide, nous est parvenue sous forme de fragments) et avant celle de Heidegger, qui s'est d'ailleurs constamment appuyĂ©e sur la prĂ©cĂ©dente.

Mais revenons-en au “paradoxe” Ă©voquĂ© plus haut : panta : en / panta rhei. On interprĂšte souvent maladroite­ment l'image hĂ©raclitĂ©enne du fleuve. « On ne se baigne jamais deux fois dans la mĂȘme eau (du fleuve) », dit en substance HĂ©raclite. On en dĂ©duit que le fleuve n'est qu'en tant que devenir — en se gardant bien de se demander ce que peut signifier ce “devenir” —, et l'on conclut que, hors du devenir, il n'y a rien (Ă  penser). On passe alors Ă  cĂŽtĂ© de ce que voulait dire HĂ©raclite, et Ă  cĂŽtĂ© de ce qui, dans ce “devenir”, se prĂ©sente comme question.

Tout dans le fleuve est courant, changement, devenir. Mais qu'est-ce qui fonde ce devenir comme devenir-du­-fleuve, et, plus prĂ©cisĂ©ment, devenir-de-ce-fleuve-ci ? Autre formulation (qui est plus qu'une boutade) : si le fleuve est devenir, il faut bien qu'il soit. De fait, pour que soit pensable le devenir du fleuve, il faut qu'une entitĂ© rassemble en soi ce devenir, ou plutĂŽt (pour Ă©viter de penser Ă  une entitĂ© “agissante”) que ce devenir se rassemble en une entitĂ© : on ne se baigne jamais deux fois dans la mĂȘme eau, mais cette eau qui coule est toujours celle du fleuve. Le fond de l'image du fleuve rĂ©side en ceci que le devenir voile ce qui est, dirons-nous par approximation, sa condition essentielle de possibilitĂ© : l'unitĂ©, celle-lĂ  mĂȘme en laquelle sont assemblĂ©es les diverses et changeantes apparences (c'est-Ă -dire : manifestations de la prĂ©sence) de l'Ă©tant.

Cette unitĂ© oĂč sont assemblĂ©s les divers modes de l'apparaĂźtre d'un Ă©tant, Heidegger la nomme Wesen. Ce mot est gĂ©nĂ©ralement traduit par “essence”. (Il n'est d'ailleurs pas une des nombreuses inventions terminologiques de Heidegger, mais appartient Ă  la langue philosophique allemande, qui l'utilisa pour rendre le latin essentia). Il ne faut pas oublier nĂ©anmoins toute la distance qui sĂ©pare ce Wesen de l'essence platonicienne. Osons une dĂ©finition : Wesen (“essence d'un Ă©tant”), “unitĂ© rassemblante de ses modes de prĂ©sence (de ses manifestations phĂ©nomĂ©nales)”. Être veut alors dire “dĂ©ployer” son essence, apparaĂźtre de maniĂšre multiple, changeante, ambi­guĂ«, dans (et Ă  partir de) l'unitĂ© de son essence. Il apparaĂźt alors clairement que l'essence-unitĂ© rassemblante n'est “extĂ©rieure” ni Ă  l'Ă©tant ni au temps, qu'elle n'induit aucune coupure entre un monde dit “sensible” et un monde dit “intelligible”. L'essence Ă©tant unitĂ© rassemblante des apparences, elle ne saurait ĂȘtre “au-delà” de ces apparences. Ne pouvant ĂȘtre pensĂ©e hors de son “dĂ©ploiement” en prĂ©sence, hors de son surgissement en un devenir, elle ne saurait non plus ĂȘtre “au-delà” du temps.

les messagers de la “divinitĂ©â€

Loin d'induire une coupure entre le “sensible” et “l'intelligible”, la notion heideggĂ©rienne de Wesen rĂ©duit celle-ci Ă  nĂ©ant. L'essence se manifeste en prĂ©sence ; elle n'est pas accessible hors de cette manifestation. Les prĂ©socra­tiques, d'ailleurs, Ă©taient incapables de concevoir la moindre distinction entre le sensible et l'intelligible pour la simple raison que, pour eux, le penser et le sentir n'Ă©taient que des modes d'un mĂȘme “faire face Ă  la pré­sence”. En allemand, “briller” et “apparaĂźtre” se disent tous deux scheinen. L'Ă©clat, la lueur, l'apparence : der Schein. ParaĂźtre, c'est briller, laisser se dĂ©ployer la totalitĂ© des signes de soi. Être et (ap)paraĂźtre ne sont donc nullement antinomiques. Être, c'“est” paraĂźtre, tout comme pour le soleil, ĂȘtre, c'“est” briller. Panta : en signifierait alors d'abord ceci : la pluralitĂ© des phĂ©nomĂšnes est toujours rassemblĂ©e dans l'unitĂ© d'une essence (Wesen). La coupure entre “l'intelligible” et le “sensible” n'est qu'un sous-produit de la pensĂ©e socrato-platonicienne.

Il vaut la peine d'insister. L'essence (Wesen) n'“est” aucun principe, ni actif (l'unitĂ© est toujours, pourrait-on dire, intrinsĂšque et implicite) ni explicatif (expliquer est toujours re-prĂ©senter ; or, par l'unitĂ©, on ne re-prĂ©sente rien, et l'unitĂ© elle-mĂȘme est sans doute absolument non re-prĂ©sentable). Heidegger a parfois utilisĂ© l'image de la coupe pour faire sentir que cette unitĂ© n'“est” pas un lien, causal ou non, qui unirait en interdisant on ne sait quel Ă©parpillement. Bien au contraire, il faut s'exercer Ă  penser la coupe comme recueillant en elle la multiplicitĂ©, tout en n'Ă©tant pas “extĂ©rieure” au recueillement. (La coupe du Wesen est Ă  la fois “recueillante” et “recueillement”).

Heidegger parlait des dieux (die Götter) en les appelant « les divins » (die göttlichen). Il voyait en eux les messa­gers de la « divinitĂ© » (die Gottheit). MaĂźtre Eckart, Angelus Silesius et d'autres ont aussi parlĂ© de Gott ou de Gottheit en termes d'unitĂ©, de consubstantialitĂ©, de co-propriation. En fait, Gottheit ne signifie rien d'autre que cette « unitĂ© du monde » au sein de l'unitĂ©-recueillante que nous venons d'Ă©voquer. Qu'est-ce alors que le sacrĂ© ? Il est le dĂ©voilement de cette unitĂ©, et l'homme, en tant que faisant — face-Ă -l'Ă©tant (Da-sein), en est le dĂ©positaire.

Essayons maintenant d'approcher l'unitĂ©-recueillante du monde en certains de ses modes de dĂ©voilement. L'un des modes les plus importants est constituĂ© par le peuple (das Volk). Qu'est-ce qu'un peuple ? Ce n'est ni une somme d'individus ni une structure Ă©voluant dans un temps linĂ©aire. Un peuple est une entitĂ© qui rassemble les ancĂȘtres, c'est-Ă -dire le passĂ©-origine surgissant dans l'immĂ©diat d'une prĂ©sence-au-monde, les prĂ©sents, c'est-­à-dire ceux qui vivent aujourd'hui et qui font la prĂ©sence du monde, et les hommes-Ă -venir, notion qui repré­sente l'anticipation dans la prĂ©sence au monde d'un ĂȘtre-en-projet.

pas d'opposition entre le sacré et le profane

millet10.jpgL'unitĂ©-peuple est pour nous l'un des modes oĂč se dĂ©voile la Gottheit, la divinitĂ© de l'unitĂ© du monde. Nous dirons, par suite, que le sacrĂ© ne se laisse apprĂ©hender authentiquement qu'au sein d'une communautĂ© popu­laire qui en constitue le « lieu de surgissement ». En ce sens, il n'y a pas de mĂ©diateur entre l'homme-d'un-peuple et la divinitĂ© ; celle-ci constitue pour lui le plus immĂ©diat. Autrement dit, l'homme n'a accĂšs Ă  l'unitĂ©-du-monde qu'Ă  partir (et dans) l'unitĂ©-du-peuple. Bien entendu, cela ne signifie pas qu'il n'y ait d'accĂšs au sacrĂ© que dans la “religion collective”. Cela signifie que la personne individuelle ne peut s'ouvrir au sacrĂ© sans que l'ensemble du peuple soit “prĂ©sent”, c'est-Ă -dire dĂ©limite le lieu de venue du sacrĂ©.

Cette notion de co-propriation de l'homme authentique et de la communautĂ© populaire dans l'unitĂ©-recueillante de l'ĂȘtre est Ă  la fois trĂšs immĂ©diate, car elle s'adresse Ă  une sensibilitĂ© originaire, et trĂšs difficile Ă  saisir, car elle s'exprime difficilement au travers d'un langage bĂąti sur l'effectivitĂ© du concept. Heidegger la dĂ©veloppe Ă  partir d'un certain nombre de considĂ©rations sur l'idĂ©e de monde.

Pour Heidegger, un « monde » est un « existential », autrement dit un mode d'ĂȘtre de l'homme historial, c'est-à­-dire de l'homme en tant qu'il est engagĂ© dans le dĂ©ploiement du destin de la communautĂ© dont il relĂšve. Qu'est­-ce Ă  dire ? Que cet homme ne vit jamais dans un “monde” qui lui serait indiffĂ©rent et prĂ©-existant, comme une boĂźte contenant un objet, mais qu'Ă  proprement parler, il fonde sans cesse le “monde” en prenant sa part du destin communautaire. Heidegger dit : der Welt ist nicht, sondern weltet (le monde n'est pas, il mondifie). Le monde mondifie : il se manifeste comme une unitĂ© rassemblant d'une maniĂšre toujours progressante l'homme d'une communautĂ©, cette communautĂ© elle-mĂȘme, les Ă©tants qui viennent Ă  la “rencontre” de l'homme et les modes existentiels gĂ©nĂ©ralement reprĂ©sentĂ©s comme des fonctions culturelles. Cette unitĂ© de tout ce qui est dans un monde et de ce qui le fonde (l'homme historial) constitue Ă  nos yeux un mode de la divinitĂ©.

Un temple n'est sacrĂ© que dans la mesure oĂč il est un lieu de co-appartenance de la communautĂ© du peuple et des hommes de cette communautĂ©. S'il est ainsi, ainsi est-il immĂ©diatement perçu. Cette immĂ©diatetĂ© est le signe de l'unitĂ© qui se manifeste dans la rencontre de l'homme et du temple, par laquelle le temple est livrĂ© Ă  son ĂȘtre, et l'homme rĂ©vĂ©lĂ© au sien. Quand, au contraire, le temple devient un “mĂ©diateur” entre l'homme et le dieu, il a dĂ©jĂ  cessĂ© d'ĂȘtre sacrĂ©. (Une rĂ©flexion sur la notion d'“idole” pourrait ĂȘtre dĂ©veloppĂ©e Ă  partir de lĂ ). Que nous le voulions ou non, nous ne pourrons plus jamais voir le temple d'Apollon Ă  Delphes ainsi que le voyait un Grec contemporain de ceux qui l'ont bĂąti. Pour celui-ci, la place du temple Ă  l'intĂ©rieur de la polis allait de soi. Or, c'est prĂ©cisĂ©ment cet “allant de soi” qui signale l'Ă©tant mondain (la Chose) en opposition Ă  l'Ă©tant hors-du-monde (l'Objet). On comprend, dĂšs lors, que pour un paganisme authentique, il ne saurait y avoir de “lieux saints” en opposition Ă  des “lieux profanes” (tout comme il ne saurait y avoir, en gĂ©nĂ©ral, d'op­position entre le profane et le sacrĂ©). Est sacrĂ©, relĂšve de la Gottheit, de l'Un, tout lieu “mondain”, toute chose, toute rĂ©gion du monde en tant que ce dernier est sans cesse fondĂ© et soutenu par la communautĂ© du peuple. Tacite disait Ă  propos des Germains : « Ils nomment Dieu le secret des bois ». On pourrait traduire : « Le sacrĂ© est partout oĂč se fonde le monde de la communautĂ© du peuple ».

Ce qui se manifeste dans la divinitĂ©, comme l'unitĂ© du monde, se manifeste partout, mais ne s'institue nulle part comme pouvoir (2). De mĂȘme, la divinitĂ© n'Ă©tant aucun principe, elle n'est source Ă©galement d'aucun prin­cipe, et en particulier d'aucune morale. PlutĂŽt que d'“homme bon”, il vaudrait donc mieux, dans la perspective oĂč nous nous plaçons, parler d'homme “bien destinĂ©â€, au sens que Heidegger a su retrouver chez les prĂ©socrati­ques. L'homme bien destinĂ© est celui qui est “tout-un” avec le destin lui-mĂȘme, c'est-Ă -dire avec l'Un de tous les tenants du peuple.

Il ne saurait pour nous y avoir de doute sur ce point : l'homme n'existe qu'en tant qu'homme-du-peuple. Le peuple en tant qu'unitĂ© Ă  penser ne se dĂ©finit pas par l'homme. Le peuple est ce dans quoi se trouve rĂ©alisĂ©e une unitĂ© essentielle, en mĂȘme temps que le mode d'approche de cette unitĂ©. Comme “lieu” (topos) de rĂ©alisa­tion d'un passĂ©, d'un prĂ©sent et d'un “à-venir”, le peuple n'est rien qui se laisse dĂ©finir par l'homme. C'est au contraire l'homme qui ne se trouve rĂ©vĂ©lĂ© comme homme que par son appartenance Ă  un peuple. Et si l'on tient Ă  parler de “volontĂ© de puissance”, on doit admettre que celle-ci tient son ĂȘtre de l'ĂȘtre du peuple, et non l'inverse.

Mais qu'en est-il de l'ĂȘtre du peuple ? Notre formulation, loin de rĂ©gler les problĂšmes, les fait au contraire surgir avec force. Certes, on peut conjecturer un lien fondamental avec ce que Heidegger appelle la temporalitĂ© de l'ĂȘtre, et qu'on peut appeler aussi tridimensionnalitĂ© du temps historique. Mais des interrogations surgissent, en particulier dĂšs que l'on parle d'« auto-affirmation de la volontĂ© de l'homme » ou d'« auto-affirmation de l'homme dans la volontĂ© ».

L'image d'un homme en pamoison devant sa propre marche vers la puissance, c'est-Ă -dire finalement devant lui-mĂȘme, est Ă  la fois puĂ©rile et bien commune : le rĂ©alisme socialiste l'a multipliĂ©e Ă  l'infini. Ce n'est pas sur une telle image que l'on peut fonder le sacrĂ©, bien au contraire. Le mot “auto-affirmation” signifie-t-il affir­mation de l'homme en tant que “porteur d'une volontĂ©â€ ? Supposons cela. Les difficultĂ©s auxquelles on se heurte sont tout de suite insurmontables. DĂ©finir l'homme comme “sujet voulant” n'est rien d'autre qu'utiliser un mode “moderne” de la dĂ©finition mĂ©taphysique de l'homme comme “animal rationnel”. DĂ©placer le centre de gravitĂ© de la raison vers la volontĂ© ne change rien quant au fond (surtout si l'on pense la volontĂ© comme projection de la raison dans un univers de pensĂ©e nominaliste). L'homme comme “animal douĂ© de volontĂ©â€ reste un fantasme mĂ©taphysique. En outre, une telle dĂ©finition revient Ă  se couper dĂ©finitivement l'accĂšs au peuple en tant que phĂ©nomĂšne fondateur, et donc, Ă  l'essence de la volontĂ© comme pro-venant de celle du peu­ple. L'homme en tant que portĂ©-par-un-peuple ne saurait donc se dĂ©finir, et encore moins s'affirmer, comme “sujet voulant”. Tout au plus peut-il interprĂ©ter la volontĂ© comme ouverture au destin du peuple et lien Ă  son essence. Un tel homme ne dit “je” que secondairement.

homme-du-peuple et liberté-pour fonder-un-monde

[Les métaphores heideggériennes restituent « l'appel silencieux de la terre », sol sur lequel prend pied notre liberté. Ci-dessous : gravure de Bodo Zimmermann (1902-1945)]

rohter10.jpgAllons plus loin. Aussi paradoxal que cela puisse paraĂźtre, l'homme comme “animal-douĂ©-de-volontĂ©â€ ressem­ble Ă  s'y mĂ©prendre Ă  l'homme du nihilisme achevĂ©, c'est-Ă -dire Ă  l'homme de la technique mondiale. En effet, l'homme du nihilisme achevĂ© se constitue comme tel en tant que, dans son “faire”, il se reconnaĂźt lui-mĂȘme comme seule rĂ©alitĂ©. “PoĂ©tiquement”, il est cet Ă©tant solitaire Ă  qui l'existant dans son ensemble ne renvoie plus que sa propre image, tellement vidĂ©e de substance qu'elle n'est plus qu'un leurre. Poser l'homme comme “animal voulant”, aprĂšs qu'il l'eut Ă©tĂ© comme “animal rationnel”, c'est-Ă -dire, en fin de compte, comme indi­vidu absolu, c'est s'enfermer Ă  terme dans cette fatalitĂ© de l'homme seul parmi ses avatars. Or, si l'essence de la technique n'est rien de technique, l'essence de l'homme n'est rien d'humain. L'homme comme “animal voulant” est prĂ©cisĂ©ment celui qui a perdu tout lien avec le “non-humain en l'homme”, qui a totalement oubliĂ© l'ĂȘtre.

Nous dirons, au contraire, que le non-humain est peut-ĂȘtre ce en quoi rĂ©sident l'essence du sacrĂ© comme celle du peuple. Nous prendrons alors le mot d'“auto-affirmation” dans le sens que lui donne Heidegger, en parlant, par ex., de « l'auto-affirmation de l'universitĂ© allemande » (die Selbstbehauptung der deutschen Universi­tĂ€t). Ce sens est celui d'un retour Ă  l'essence ou, pour employer un vocabulaire plus expressif, d'une compré­hension et d'une explicitation (d'un dĂ©ploiement) de ce qui appartient en propre Ă  l'homme, de son essentiellement­ possible. La possibilitĂ© essentielle de l'homme, dit Heidegger, est sa libertĂ©. Cette libertĂ© est libertĂ©-pour-fonder­-un-monde, c'est-Ă -dire — si l'on considĂšre les textes que Heidegger a pu Ă©crire “en situation” — libertĂ© que l'homme en tant que portĂ©-par-un-peuple reçoit de la pro-venance, du destin du peuple. La libertĂ© humaine est libertĂ© pour la fidĂ©litĂ© Ă  ce destin. DĂšs lors, la volontĂ© peut ĂȘtre sortie du cadre mĂ©taphysique. Il suffit de la penser comme rĂ©solution de soi dans le dĂ©ploiement du destin d'un peuple.

Cette dĂ©finition peut ĂȘtre difficile Ă  recevoir en tant que notion Ă  penser. Nous sommes, de toute Ă©vidence, encore trop conditionnĂ©s Ă  penser la volontĂ© comme l'attribut d'un ego absolu. Que dans une pensĂ©e radicale­ment diffĂ©rente de la volontĂ©, l'ego doive se dissoudre (au moins en apparence) dans ce qui ne saurait se rame­ner Ă  aucun “je”, le destin d'un peuple, voilĂ  qui ne peut que troubler. Ceux qui, les premiers, ont reçu l'appel d'un peuple n'en ont-ils pourtant pas dĂ©jĂ  fait l'expĂ©rience ? Le peuple dont nous relevons n'est pas en tant que prĂ©sence ; il est en tant que venant. Nous ressentons son appel, et l'essence de notre action rĂ©side dans notre rĂ©ponse Ă  cet appel. Cette rĂ©ponse n'est autre que l'expĂ©rience que nous faisons dĂ©jĂ  de la libertĂ© comme fidĂ©litĂ© au destin d'un peuple. Chacun Ă  un moment tragique de leur existence, Heidegger et RenĂ© Char se sont retrouvĂ©s pour reconnaĂźtre que « toute grandeur est dans le dĂ©part qui oblige ». Cette simple phrase dit tout. L'engagement est fidĂ©litĂ© rĂ©solue au destin du peuple qui nous appelle en tant qu'“à-venir”.

Quels sont les rapports existant entre le sacrĂ© et l'auto-affirmation telle que nous la concevons ? Plus prĂ©cisé­ment, quelle expĂ©rience du sacrĂ© avons-nous en tant que nous manifestons cette auto-affirmation ? RĂ©pondre Ă  cette question, ce n'est pas dire ce qu'est le sacrĂ© aujourd'hui, tĂąche peut-ĂȘtre impossible, mais dire oĂč il est. Panta : en : voilĂ  HĂ©raclite et voilĂ  oĂč est le sacrĂ©. Gott ist in mir das Feuer, ich bin ihm der Schein (Dieu est en moi le feu, je suis en lui l'Ă©clat lumineux) : voilĂ  Silesius et voilĂ  oĂč est le sacrĂ©. L'intuition que nous avons du sacrĂ© est qu'il rĂ©side dans une unitĂ© essentielle, et que c'est dans sa lumiĂšre que se dĂ©ploie cette unitĂ©. Les textes sacrĂ©s indo-europĂ©ens ne disent pas autre chose : ils disent la lumiĂšre dans laquelle un peuple se maintient en tant que peuple, c'est-Ă -dire la lumiĂšre dans laquelle se fait l'unitĂ© d'un monde. (Ainsi dans les VĂ©das, oĂč le sacrifice est pris comme acte de soutien du monde).

Que le sacrĂ© puisse ou non se passer de dieux, c'est lĂ  une question qui vient trop tard ou trop tĂŽt. Quand un dieu est reconnu comme figure, c'est qu'il a dĂ©jĂ  cessĂ© d'ĂȘtre en tant que dieu. Qu'est-ce donc qu'un dieu ? VoilĂ  une interrogation face Ă  laquelle la prudence s'impose. Lorsque Friedrich Georg JĂŒnger Ă©voque Apollon [in : Nouvelle Ă©cole n°35, 1979], il parle d'un dieu qui n'est rien d'humain, qui ne symbolise en aucune façon quelque chose d'humain. Le seul Apollon dont il a voulu s'approcher est celui dont les Grecs de la haute Ă©poque avaient l'expĂ©rience, qui aussi le seul qui puisse nous concerner. Tout questionnement sur la “rĂ©alitĂ© effective” du dieu, questionnement nĂ©cessairement mĂ©taphysique, car refusant d'emblĂ©e de prendre en compte ce par quoi le dieu se tourne vers les hommes pour mieux pouvoir le mesurer Ă  un seul critĂšre d'existence “objective”, nous semble oiseux. Reli­sons ce texte. Apollon y est dĂ©livrĂ© comme Ă©nigme. Cette Ă©nigme n'a rien Ă  voir avec les mystĂšres des religions rĂ©vĂ©lĂ©es ; elle ne contient ni n'inspire aucun credo, et mĂȘme elle rejette tout credo comme lui Ă©tant essentielle­ment Ă©tranger. Mais elle n'en a pas moins ce caractĂšre incontournable d'inconnu, oĂč Heidegger a cru retrouver le signe premier de la divinitĂ©. Quelle est donc l'Ă©nigme qui a nom “Apollon” ? Elle n'est pas tel ou tel carac­tĂšre, tel ou tel attribut, telle ou telle apparence du dieu. L'Ă©nigme est l'unitĂ© des aspects du dieu, le rassemble­ment de ses aspects, de ses Scheinen, de ses “apparaĂźtre” au sein d'un mĂȘme. Cette unitĂ© est le divin dans Apol­lon, et la divinitĂ© elle-mĂȘme.

L'unitĂ© qui a pour nom “peuple” est aussi un tel mode d'approche de la divinitĂ©. Plus prĂ©cisĂ©ment, elle est Ă  la fois le mode par lequel la divinitĂ© s'approche de l'homme dans le peuple, et le chemin par lequel l'homme en tant que portĂ©-par-un-peuple s'approche de la divinitĂ©. Cette unitĂ© — qu'encore une fois il serait absurde de penser comme « unitĂ© d'un ensemble » — est le non-humain en l'homme. On pourrait alors reprendre, en la modifiant Ă  peine, la sentence de Silesius : Das Volk ist in mir das Feuer, ich bin in ihm der Schein. Considé­rant le mot Schein dans le sens du grec phainestai, sa signification deviendrait la suivante : « Le peuple est en moi le feu, la flamme » (il est ce qui m'anime, me fait moi, me donne accĂšs Ă  mon essence, ce en quoi j'ai libertĂ© de m'affirmer en tant que l'homme que je dois ĂȘtre), « Je suis en lui l'Ă©clat de l'apparaĂźtre » (en tant qu'homme, je suis un aspect, un mode de l'apparaĂźtre du peuple, et ceci, en moi, est l'Ă©nigme et aussi, peut-ĂȘtre d'abord, le sacrĂ©).

On dira encore : quel rapport y-a-t-il entre l'expĂ©rience que nous faisons du sacrĂ© dans la “nature”, face Ă  (et dans nos rapports avec) l'existant dans son ensemble, et l'unitĂ© ? Cette question est assez vaine. Car oĂč donc se rĂ©alise l'unitĂ© du monde sinon dans une perception de l'existant dans son ensemble, qui, est, comme le dit Heidegger, une “prise en garde” ? Il nous faut en fait rĂ©apprendre Ă  penser le monde comme destin, et dĂ©passer autant qu'il est possible la perception comme “activitĂ© d'un sujet”. Tant que l'homme demeure en son essence, le monde n'est jamais un “dehors” auquel l'homme aurait accĂšs en tant que sujet. L'homme ne voit le monde en tant que monde qu'autant qu'il est lui-mĂȘme l'apparaĂźtre d'un peuple. UnitĂ© du peuple et unitĂ© du monde sont deux modes d'un mĂȘme.

Nous autres aussi, bien que vivant en une Ă©poque oĂč rĂšgne en maĂźtre la perception “objective” propre Ă  l'indi­vidu (c'est-Ă -dire Ă  ce que Heidegger appelait le « semi-homme »), nous faisons cette expĂ©rience. Si nous trou­vons du sacrĂ© dans la “nature”, c'est que nous la voyons, non en tant qu'individus, non en “sujets-voulants­-dĂ©cidant-de-l'investir”, mais en hommes portĂ©s-par-un-peuple, le peuple europĂ©en, qui, rassemblĂ© sur son essence (le “passĂ©â€), nous enjoint par son appel de le faire-venir Ă  une nouvelle prĂ©sence. Si la “nature”, pour nous, contient du sacrĂ©, ce n'est pas parce que nous y en avons mis, et pas non plus parce qu'elle nous renverrait l'image, au moins potentielle, de notre propre “volontĂ© de puissance”, mais bien parce qu'un peuple est encore quelque peu en nous le « feu », mĂȘme si nous n'en sommes encore que confusĂ©ment l'« Ă©clat ». Et c'est ce « feu » (das Feuer), constitutif de notre identitĂ© essentielle, de notre « hespĂ©rialitĂ© », qui est ce en quoi se dĂ©pose notre perception du monde, et donc aussi ce par quoi se rĂ©alise l'unitĂ© de notre monde.

matin passĂ© et matin venant sont les mĂȘmes

Que le sacrĂ© ait donc beaucoup Ă  faire avec l'auto-affirmation de l'homme en tant que mode de l'apparaĂźtre d'un peuple, c'est ce que l'on ne saurait nier. UnitĂ© du monde, unitĂ© du peuple : le mĂȘme. Le mĂȘme, mais pas « la mĂȘme chose » — et, sur ce point, nous renverrons Ă  ce que Heidegger a pu Ă©crire dans le texte, essentiel, intitulĂ© IdentitĂ© et diffĂ©rence. En tant que le mĂȘme, unitĂ© du monde et unitĂ© du peuple se trouvent dans un rapport de co-propriation, ce qui revient Ă  dire qu'ils s'y cherchent pour y trouver ce qui est Ă  chacun son pro­pre. Le point, le “nƓud” autour duquel s'enroulent ces “deux” unitĂ©s est proprement pour nous le plus proche et le plus lointain. Il est, au sens le plus profond, le lieu de venue du sacrĂ©.

Ce “nƓud”, qui correspond peut-ĂȘtre Ă  ce que Heidegger a interrogĂ© sous le nom d'Ereignis, nous apparaĂźt, Ă  nous aussi, comme question. Il ne s'agit pas d'une question Ă  rĂ©soudre, mais d'une question Ă  dĂ©ployer. Que signifie ce terme ? Certainement pas aligner des propositions logiques ou paralogiques. DĂ©ployer la question du lieu de venue du sacrĂ©, c'est fonder le sacrĂ© en tant que sacrĂ©, et, du mĂȘme coup, le peuple en tant que peuple. Heidegger en Ă©tait arrivĂ© Ă  dire : Ereignis ereignet ; et il ajoutait : « c'est tout ». Ce « c'est tout » ne pose pas une fin, mais ouvre un horizon, en ce sens qu'il est un ordre de « dĂ©part pour l'assaut » ; et dans ce dĂ©part, est toute grandeur. Il signifie, si l'on peut dire, laisser Ereignis ereignen, c'est-Ă -dire rĂ©pondre Ă  l'appel qui nous enjoint de prendre en notre garde la « croissance de ce qui est petit » — la venue d'un peuple que nous nommerons peut-ĂȘtre hespĂ©rial. LĂ  et lĂ  seulement est l'auto-affirmation.

Que dire maintenant de la technique ? Pour beaucoup, aujourd'hui, la technique reste quelque chose de “mĂ©ca­nique”, de “machinal” : un zu-Hand, dont l'homme aurait usage en tant que sujet, et sur lequel il pourrait agir. Une telle conception nous semble erronĂ©e. Cette apparence que prend la technique d'objet Ă  la disposition d'un homme-sujet n'est qu'un leurre, ou plutĂŽt un masque. (Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit fausse, car il n'y a jamais d'apparence “fausse”). Quitte Ă  tout dĂ©crire en termes de sujet et d'objet, c'est bien plutĂŽt la technique qu'il faudrait considĂ©rer comme “sujet”, et l'homme dĂ©sintĂ©grĂ© du “on” qu'il faudrait voir comme “objet”. La technique n'est un outil pour le bien-ĂȘtre ou la puissance que pour les hommes du nihilisme achevĂ©. En fait, elle n'est pas un outil du tout. Elle est ce qui nous enjoint de voir l'Ă©tant comme objet, et l'ĂȘtre comme efficience. Cette injonction se confond avec la nuit oĂč les peuples se sont perdus eux-mĂȘmes, et le danger — ce « dĂ©sert qui croĂźt », ainsi que Nietzsche nous en a avertis — est que, dans cette nuit de la technique mondiale, l'homme finisse par perdre tout lien avec son essence.

Relisons Nietzsche. S'il y a, aujourd'hui, un “seigneur de la terre”, c'est bien le « dernier homme » dont parle Zarathoustra, le « semi-homme » Ă©voquĂ© par Heidegger dans son texte sur le Service du Travail. C'est lui l'en­geance aveugle et oublieuse qui rĂšgne en maĂźtre dans la nuit de la technique mondiale. Qui rĂšgne sur quoi ? Non pas sur la terre, qui, en tant que phĂ©nomĂšne, qu'entitĂ© ou mode du Geviert, lui est interdite, mais sur le dĂ©sert.

Quel est alors le salvateur qui vient avec l'Ăšre de la technique ? On dira : l'ĂȘtre, en tant que lumiĂšre du matin qui se dĂ©voile comme telle aux hommes du soir (Jean Beaufret). C'est dire trop et pas assez. On dira encore : l'Ereignis, en tant que signalĂ©, devancĂ© dans notre pensĂ©e, par le Gestell. Cette rĂ©ponse, identique en fait Ă  la prĂ©cĂ©dente, ne nous mĂšne pas plus loin. Il faut rappeler, en effet, que l'expĂ©rience que l'homme de l'aurore grecque avait de l'ĂȘtre ne s'est dĂ©ployĂ©e en un monde que pour autant que l'ĂȘtre a pris cet homme en tant que son Dasein, c'est-Ă -dire, finalement en tant que peuple. Et de mĂȘme, l'Ereignis implique la conjonction de l'unité­peuple et de l'unitĂ© intĂ©rieure de l'homme en tant que libertĂ© pour l'accomplissement du destin du peuple.

Que deviennent alors la poiĂ©sis et la tĂ©chnĂš ? En quoi sont-elles, identifiĂ©es comme au cƓur de la technique, de l'ordre de ce qui sauve ? SĂ»rement pas dans le sens oĂč nous aurions le pouvoir d'investir d'un “sens nou­veau” la production d'objets techniques. On ne peut asseoir sur la technique la tĂąche « destinale » de faire-venir d'un peuple. La poiĂ©sis nous regarde dans la mesure seulement oĂč elle n'est au cƓur de toute production techni­que d'objets que parce qu'elle est au cƓur de tout faire-venir, de toute Ă©closion Ă  la prĂ©sence. Elle nous regarde d'abord en ceci que nous savons, comme on a savoir d'une Ă©vidence secrĂšte, que vers nous s'est tournĂ© ce qui « est encore petit », ce qui appelle Ă  croĂźtre dans le danger. Et cela qui nous “appelle”, Ă©tant encore petit, pour qu'en son « faire-venir » nous trouvions notre libertĂ© et notre destin, est un peuple et rien d'autre.

Le monde n'est jamais fait d'objets. Le monde est destin de l'homme en tant que Dasein, ce qui signifie : le monde est monde pour autant qu'il est demeure de l'homme, et l'homme, lui, n'est homme qu'en tant que portĂ©-par-un-peuple. Nous ne ferons pas venir Ă  la prĂ©sence le peuple qui nous appelle en tant qu'« Ă -venir » en nous efforçant de donner un autre “sens” Ă  des objets, quels qu'ils soient. Les Ă©tants ne seront rendus dispo­nibles pour un usage poiĂ©tique qu'une fois dĂ©livrĂ©s Ă  cet usage par un peuple. Ne confondons donc pas les raci­nes et les derniers rameaux de l'arbre. C'est un peuple — nos racines — qui est Ă  « pro-duire », et non pas une “nouvelle technique”.

Mais comment “pro-duit”-on un peuple ? On ne peut, Ă  cet Ă©gard, qu'envisager un horizon appelĂ©, une fois atteint, Ă  disparaĂźtre pour cĂ©der la place Ă  un autre. La pro-duction d'un peuple ne saurait en effet avoir de “fin”. Elle est un acte continu. Dans l'immĂ©diat, il faut lutter par tous les moyens contre l'idĂ©e de l'homme­-sans-peuple, du « semi-homme », de cet individu moral qui peut d'autant mieux se construire un “humanisme” qu'il a oubliĂ© l'ĂȘtre et s'est ainsi dĂ©tournĂ© de l'essence de l'homme. Sur notre chemin, nous sommes guidĂ©s par une lumiĂšre qui, n'Ă©tant aucune lueur nocturne, ne peut ĂȘtre que celle du matin. Matin passĂ© et matin venant sont pour nous les mĂȘmes. Ma certitude la plus profonde est que nous sommes vouĂ©s Ă  ce matin.

â–ș Patrick Simon, Nouvelle École n°37, 1982.

◘ Notes : 

(1) Cf. not. Alain de Benoist, Comment peut-on ĂȘtre paĂŻen ?, Albin Michel, 1981.

(2) Là réside l'erreur de ceux qui, tel Pierre Chaunu dans La mémoire et le sacré, tirent argument de la non-opposition entre sacré et profane pour affirmer, de façon plutÎt légÚre, que le paganisme est fondamentalement théocratique.

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Démocratie médiévale

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La DĂ©mocratie au Moyen Âge !

 

En dĂ©pit de la vague romantique qui, au XIXe siĂšcle, va entreprendre une rĂ©habilitation partielle et souvent mythique du rĂ©cit « historique » de cette longue Ă©poque (un millĂ©naire) que les Ă©rudits de la renaissance ont relĂ©guĂ©e au rang de « moyen-Ăąge », l’imagerie commune en garde encore des idĂ©es complĂštement fausses : le moyen-Ăąge, pour beaucoup, c’est l’époque oĂč le petit peuple, ignorant et analphabĂšte, est soumis au diktat implacable d’un ordre politique militaire monarchique, et d’un ordre spirituel clĂ©rical sĂ©culaire et dogmatique ; c’est l’époque des seigneurs, de l’inquisition, des sorciĂšres et des bĂ»chers ; c’est l’époque des guerres incessantes, des croisades sanglantes et de la peste ; en rĂ©sumĂ©, le moyen-Ăąge serait une Ă©poque obscure, sombre, « gothique ». Voici ce que nous en dit Michel FRAGONARD :

« (
) l’histoire reprĂ©sente, au XIXe siĂšcle, un enjeu « politique » essentiel (en tĂ©moigne d’ailleurs l’attention des gouvernements, dont l’action d’un Guizot, lui-mĂȘme historien, est le meilleur exemple) : sa promotion est insĂ©parable de l’affirmation du sentiment national, fruit Ă  la fois de la RĂ©volution française et des courants romantiques allemands ; et l’un des enjeux essentiels est la question des origines nationales. On comprend alors l’intĂ©rĂȘt des historiens, initiateurs et propagateurs de cette conscience nationale, pour le Moyen Age, aux fondements de la nation. IntĂ©rĂȘt non dĂ©pourvu de considĂ©rations idĂ©ologiques : au moment oĂč, en France, conscience nationale et aspiration dĂ©mocratique sont intimement liĂ©es dans une mystique du « peuple » (notion combien ambiguĂ«), l’Ɠuvre d’Augustin Thierry (RĂ©cits des temps mĂ©rovingiens, Essais sur la formation et les progrĂšs de l’histoire du Tiers État) est sous-tendue par une thĂšse historico-ethnique (les origines proprement « gauloises » du peuple français, Ă  contre-pied d’une historiographie « aristocratique » insistant sur les origines franques). Dans cette quĂȘte historique d’un Moyen Age oĂč se trouvent les sources de la nation, l’exemple le plus illustre, en France, est celui de Michelet, qui consacre six volumes de sa monumentale Histoire de France (inachevĂ©e) au Moyen Age et qui, dans ses autres ouvrages, revient rĂ©guliĂšrement sur la pĂ©riode (voir la SorciĂšre). »

cc1jos6j.jpgIl nous suffit de voir Ă  quoi ressemble ce mouvement culturel « gothique » nĂ© dans les annĂ©es 1990, qui mĂȘle Ă  la fois l’imagerie mythique de ce moyen-Ăąge du XIXe siĂšcle et les idĂ©es les plus noires que le quidam se fait de cette Ăšre. VĂȘtus et maquillĂ© de noir ou de sombre, visages tristes ou dĂ©sespĂ©rĂ©s, vĂ©hicules « morts-vivants » d’un romantisme lui-mĂȘme sombre, noir et dĂ©senchantĂ©.

Que dire alors de l’idĂ©e que l’on se fait au sujet de la politique au moyen-Ăąge ? A l’évocation d’une dĂ©mocratie au moyen-Ăąge, la plupart vont faire les yeux ronds et se dire « mais de quoi parle-t-il ? ». Moyen-Ăąge et dĂ©mocratie sont deux termes que la plupart considĂšrent antinomiques. Or, la rĂ©alitĂ© est bien diffĂ©rente. La dĂ©mocratie Ă©tait plus vivace durant la majeure partie du moyen-Ăąge et de la renaissance, qu’elle ne le fut depuis la RĂ©volution. En fait, c’est la RĂ©volution qui va Ă©teindre un ensemble de pratiques dĂ©mocratiques populaires qui perdurera jusqu’au XVIIIe siĂšcle.

Ce que je dĂ©couvre, en parcourant l’excellent livre de Francis Dupuis-DĂ©ri « DĂ©mocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France », est entre autre une dĂ©construction radicale de ce moyen-Ăąge obscurantiste que l’élite contre rĂ©volutionnaire et le « siĂšcle des LumiĂšres » a durablement imprimĂ© dans nos esprits. Permettez-moi de partager avec vous les quelques passages de ce livre qui nous Ă©clairent sur cette activitĂ© dĂ©mocratique vivace au moyen-Ăąge.

« Au Moyen Age et pendant la Renaissance europĂ©enne, des milliers de villages disposaient d’une assemblĂ©e d’habitants oĂč se prenaient en commun les dĂ©cisions au sujet de la collectivitĂ©. Les « communautĂ©s d’habitants », qui disposaient mĂȘme d’un statut juridique, ont fonctionnĂ© sur le mode de l’autogestion pendant des siĂšcles. Les rois et les nobles se contentaient de gĂ©rer les affaires liĂ©es Ă  la guerre ou Ă  leurs domaines privĂ©s, d’administrer la justice et de mobiliser leurs sujets par des corvĂ©es. Les autoritĂ©s monarchiques ou aristocratiques ne s’ingĂ©raient pas dans les affaires de la communautĂ©, qui se rĂ©unissait en assemblĂ©e pour dĂ©libĂ©rer au sujet d’enjeux politiques, communaux, financiers, judiciaires et paroissiaux[1]. »

VoilĂ  dĂ©jĂ  qui tranche avec les images d’une monarchie omnipotente et omniprĂ©sente, gĂ©rant, en collaboration avec l’Église, tous les faits et gestes de leurs sujets. En rĂ©alitĂ©, l’aristocratie nobiliaire avait bien d’autres chats Ă  fouetter que de s’occuper des affaires du peuple, et elle laissait donc volontiers Ă  ses gens le soin de s’occuper de leurs propres affaires. Le peuple disposait donc de fait d’une large autonomie, autrement plus grande que nous n’en disposons actuellement sous le rĂ©gime prĂ©tendument reprĂ©sentatif. Et cette autonomie s’étendait sur des domaines importants et essentiels, comme nous allons le voir.

« On discutait ainsi des moissons, du partage de la rĂ©colte commune ou de sa mise en vente, de la coupe de bois en terre communale, de la rĂ©fection des ponts, puits et moulins, de l’embauche de l’instituteur, des bergers, de l’horloger, des gardes-forestiers, parfois mĂȘme du curĂ©, des gardiens lorsque sĂ©vissaient les brigands, les loups ou les Ă©pidĂ©mies. On y dĂ©signait ceux qui serviraient dans la milice, on dĂ©battait de l’obligation d’hĂ©berger la troupe royale ou de l’utilitĂ© de dĂ©pĂȘcher un notable pour aller soumettre Ă  la cour des dolĂ©ances au nom de la communautĂ©. »

Imaginez que, dans votre ville ou votre commune, de nos jours, vous puissiez, par le biais d’une assemblĂ©e communale publique, dĂ©cider en commun de la rĂ©partition de la rĂ©colte commune ou de sa mise en vente (alors qu’aujourd’hui, les paysans – souvent les « serfs » modernes de l’industrie agro-alimentaire – se voient imposer leur cotĂąt de production, les prix de vente, le cahier des charges et jusqu’aux semences qu’ils peuvent utiliser), la rĂ©fections ou l’édification des ouvrages d’art (routes, voiries communales, ponts, Ă©oliennes, barrages, Ă©cluses, etc.), de qui, parmi les habitants, servira dans la police municipale (qui est maintenant un corps centralisĂ© au service de l’Etat, et non du peuple). Impensable, n’est-ce pas ? Pourtant, les assemblĂ©es d’habitants Ă©taient dynamiques.

« Il y avait environ dix assemblĂ©es par an, parfois une quinzaine. Elles se dĂ©roulaient sous les arbres (le chĂȘne), au cimetiĂšre, devant ou dans l’église, ou encore dans un champ. Bref, dans un lieu public, car il Ă©tait interdit de tenir l’assemblĂ©e dans un lieu privĂ©, pour Ă©viter les magouilles. Une Ă©tude statistique de quelque 1500 procĂšs-verbaux indique que ces assemblĂ©es comptaient en moyenne 27 participants, soit une reprĂ©sentation d’environ 60% des foyers des communautĂ©s, et pouvaient mĂȘme accueillir jusqu’à quelques centaines d’individus, dont 10 Ă  20% de femmes. Mais Ă  l’époque, dix personnes suffisaient pour former « un peuple » et tenir une assemblĂ©e. La participation Ă  l’assemblĂ©e Ă©tait obligatoire et une amende Ă©tait imposĂ©e aux absents quand l’enjeu Ă©tait important. Un quorum des deux tiers devait alors ĂȘtre respectĂ© pour que la dĂ©cision collective soit valide, par exemple celle d’aliĂ©ner une partie des biens communs de la communautĂ© (bois ou pĂąturage). Il Ă©tait si important que la communautĂ© s’exprime que mĂȘme lorsque la peste a frappĂ© dans la rĂ©gion de NĂźmes, en 1649, l’assemblĂ©e a Ă©tĂ© convoquĂ©e dans la campagne sur les deux rives d’une riviĂšre, pour permettre de rĂ©unir Ă  la fois les personnes ayant fui la ville et celles qui y Ă©taient restĂ©es. En gĂ©nĂ©ral, le vote Ă©tait rapide, Ă  main levĂ©e, par acclamation ou selon le systĂšme des « ballote » distinguant les « pour » des « contre » par des boules noires et blanches. Lorsque la dĂ©cision Ă©tait importante, les noms des personnes votantes Ă©taient portĂ©s au procĂšs-verbal. »

Ainsi, le peuple, au moyen-Ăąge, parvenait Ă  s’autogĂ©rer sur tout un ensemble de domaines considĂ©rĂ©s non comme « privĂ©s », mais comme publiques, car Ă  l’inverse de nous, les « modernes » atomisĂ©s par une culture du chacun pour soi (la culture individualiste que nous devons Ă  l’origine aux physiocrates du XVIIIe siĂšcle et Ă  leurs successeurs libĂ©raux et capitalistes du XIXe et du XXe siĂšcle), nos ancĂȘtres « mĂ©diĂ©vaux » avaient conscience de l’interdĂ©pendance mutuelle dans laquelle ils Ă©taient, et la majeure partie des ressources produites par la terre Ă©taient considĂ©rĂ©es comme un ensemble de richesses communes, non comme des richesses privĂ©es. Cela n’empĂȘchait pas le commerce, l’artisanat, ni mĂȘme une certaine forme d’industrie. Ils parvenaient, en dĂ©pit de leurs intĂ©rĂȘts individuels, Ă  s’entendre et Ă  gĂ©rer eux-mĂȘmes ces ressources en commun, chose qui nous semblent aujourd’hui hors de portĂ©e – il suffit, pour s’en convaincre, de voir les commentaires rĂ©currents qui dĂ©crient l’apathie populaire et considĂšre, aujourd’hui, la masse comme incapable de dĂ©battre et de dĂ©cider communĂ©ment de ses propres intĂ©rĂȘts. Ainsi, il serait impossible aux hommes « modernes » de ce XXIe siĂšcle de faire ce que les paysans « incultes » du moyen-Ăąge faisaient couramment ? Si cela est vrai, pouvons-nous encore parler de « progrĂšs de la modernité » ? Ne devrions-nous pas plutĂŽt faire le terrible constat de la rĂ©gression imposĂ©e par cette « modernité » ?

« La dĂ©mocratie mĂ©diĂ©vale, bien vivante alors, mais aujourd’hui si mĂ©connue, permettait au peuple de traverser de longs mois sans contact direct avec des reprĂ©sentants de la monarchie, une institution qui offrait finalement trĂšs peu de services Ă  sa population composĂ©e de sujets, non de citoyens. En d’autres termes : un territoire et une population pouvaient ĂȘtre soumis Ă  plusieurs types de rĂ©gimes politiques simultanĂ©ment, soit un rĂ©gime autoritaire (monarchie pour le royaume, aristocratie pour la rĂ©gion) et un rĂ©gime Ă©galitaire (dĂ©mocratie locale ou professionnelle). »

 

 

On rĂȘverait, de nos jours, de disposer de cette autonomie et de ce rĂ©gime Ă©galitaire, rien qu’au niveau local de nos villes ou de nos communes. Or, mĂȘme cela nous est refusĂ©, et cette simple idĂ©e fait se dresser un mur de dĂ©fit et de mĂ©pris qui, au moyen-Ăąge ou Ă  la renaissance, aurait donnĂ© lieu Ă  une « jacquerie », une rĂ©volte justifiĂ©e du peuple contre l’oppression d’un pouvoir par trop dictatorial et jugĂ© tyrannique. En Espagne, les autoritĂ©s gouvernementales ont mis leurs institutions judiciaires en marche pour dĂ©truire cette expĂ©rience unique d’autogestion rĂ©ussie dans la petite ville andalouse de Marinaleda, dont le succĂšs jette une lumiĂšre crue sur l’échec de la politique libĂ©rale nationale. DĂ©cidĂ©ment, les « élites » libĂ©rales, de gauche comme de droite, n’aiment pas la dĂ©mocratie, et ils le montrent de façon brutale. Cet Ă©vĂ©nement rĂ©cent montre ce qui se produisit Ă  la RĂ©volution et qui signa durablement le glas de l’expĂ©rience dĂ©mocratique populaire.

« Les communautĂ©s d’habitants et les guildes de mĂ©tiers perdent peu Ă  peu de leur autonomie politique non pas en raison d’un dysfonctionnement de leurs pratiques dĂ©mocratiques, qui se poursuivent dans certains cas jusqu’au XVIIIe siĂšcle, mais plutĂŽt en raison de la montĂ©e en puissance de l’État, de plus en plus autoritaire et centralisateur. [...] Or, si la dĂ©mocratie locale peut bien s’accommoder d’un roi et mĂȘme l’honorer, c’est dans la mesure oĂč il se contente de rendre justice et de vivre surtout des revenus de ses domaines. De nouveaux prĂ©lĂšvements fiscaux et l’élargissement de la conscription militaire sont perçus dans les communautĂ©s comme le rĂ©sultat de mauvaises dĂ©cisions du roi ou de ses conseillers, et comme une transgression inacceptable et rĂ©voltante des coutumes et des droits acquis. L’assemblĂ©e d’habitants est alors un espace oĂč s’organise la rĂ©sistance face Ă  cette montĂ©e en puissance de l’État. »

VoilĂ  ce que l’élite contre-rĂ©volutionnaire – les « patriotes » et les « pĂšres fondateurs » du XVIIIe siĂšcle, ont trĂšs bien compris, et voilĂ  pourquoi ils se sont attachĂ© Ă  dĂ©crier cette population agissante. Jugeons donc de cette sentence de ce procureur de la rĂ©publique qui este contre Babeuf dans un procĂšs en trahison – et l’accuse par ailleurs d’ĂȘtre un « anarchiste » :

« Qui oserait calculer tous les terribles effets de la chute de cette masse effrayante de prolĂ©taires, multipliĂ©e par la dĂ©bauche, par la fainĂ©antise, par toutes les passions, et par tous les vices qui pullulent dans une nation corrompue, se prĂ©cipitant tout Ă  coup sur la classe des propriĂ©taires et des citoyens sages, industrieux et Ă©conomes ? Quel horrible bouleversement que l’anĂ©antissement de ce droit de propriĂ©tĂ©, base universelle et principale d’ordre social ! Plus de propriĂ©tĂ© ! Que deviennent Ă  l’instant les arts ? Que devient l’industrie ?[2]»

Que voulait Babeuf ? Selon lui, la sociĂ©tĂ© Ă©tait divisĂ©e en deux classes aux intĂ©rĂȘts opposĂ©s, soit l’élite et le peuple. Chacune voulait la rĂ©publique, mais l’une la voulait bourgeoise et aristocratique, tandis que l’autre entendais l’avoir faite populaire et dĂ©mocratique. Populaire et dĂ©mocratique ? Vous n’y pensez pas !

L’interdiction de s’assembler est alors justifiĂ©e par un discours qui relĂšve de l’agoraphobie politique : on prĂ©sente les assemblĂ©es comme tumultueuses et contrĂŽlĂ©es par les pauvres. En 1784, l’intendant de Bourgogne explique ainsi que : « ces assemblĂ©es oĂč tout le monde est admis, oĂč les gens les moins dociles font taire les citoyens sages et instruits, ne peuvent ĂȘtre qu’une source de dĂ©sordre ». Le ton est donnĂ©. Ce genre de discours, nous ne le connaissons que trop, encore aujourd’hui. Pourtant, l’historien Antoine Follian Ă©crit qu’il« n’y a probablement pas plus de  »tumultes » au XVIIIe siĂšcle qu’au XVIe siĂšcle. Soit les autoritĂ©s s’offusquent de choses qui n’en vallent pas la peine, soit ce n’est qu’un prĂ©texte pour servir une politique de resserrement des assemblĂ©es sur les  »notables » ».

Parfois, le rejet des principes dĂ©mocratiques sont moins virulents, tout en Ă©tant pourtant suffisamment catĂ©goriques pour en rejeter l’idĂ©e mĂȘme. Ainsi Bresson Ă©crit dans ses RĂ©flexions sur les bases d’une constitution, par le citoyen[3] :

« Je sais fort bien ce qu’est une rĂ©publique dĂ©mocratique ; mais je ne peux concevoir une constitution dĂ©mocratique pour un pays qui ne peut ĂȘtre une rĂ©publique dĂ©mocratique. Dans une rĂ©publique dĂ©mocratique, le peuple en corps a le dĂ©bat des lois, adopte ou rejette la loi proposĂ©e, dĂ©cide la paix ou la guerre, juge mĂȘme dans certaines circonstances. Cela est impossible, physiquement impossible en France ; ainsi la France ne peut ĂȘtre une rĂ©publique dĂ©mocratique : c’est mentir Ă  la nature mĂȘme des choses que de la nommer ainsi[4]. »

De l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique, dans les États-Unis Ă©mergeant de leur propre rĂ©volution, d’autres expriment la mĂȘme idĂ©e, pour les mĂȘmes raisons, ainsi par exemple le fĂ©dĂ©raliste Noah Webster qui explique :

« Dans un gouvernement parfait, tous les membres d’une sociĂ©tĂ© devraient ĂȘtre prĂ©sents, et chacun devrait donner son suffrage dans les actes lĂ©gislatifs, par lesquels il sera liĂ©. Cela est impraticable dans les grands États ; et mĂȘme si cela l’était, il est trĂšs peu probable qu’il s’agisse du meilleur mode de lĂ©gislation. Cela a d’ailleurs Ă©tĂ© pratiquĂ© dans les États libres de l’AntiquitĂ© ; et ce fut la cause de malĂ©dictions innombrables. Pour Ă©viter ces malĂ©dictions, les modernes ont inventĂ© la doctrine de la reprĂ©sentation, qui semble ĂȘtre la perfection du gouvernement humain. »

On voit bien, aujourd’hui, la damnation Ă  laquelle nous a menĂ©, en un peu plus de deux siĂšcles de « perfection du gouvernement humain », la reprĂ©sentation ! son bilan Ă  lui seul rĂ©duit en miette les sophismes des pĂšres fondateurs et rĂ©vĂšle surtout que leur dialectique avait essentiellement pour vocation le service de leurs intĂ©rĂȘts de classe sociale dominante, et que ces arguments Ă©taient trĂšs certainement fondĂ©s
 pour dĂ©crier l’aristocratie bourgeoise !

De  nos jours, les mĂȘmes sophismes et les mĂȘmes raisonnements antidĂ©mocratiques, exprimant une agoraphobie politique (dĂ©testation de la dĂ©mocratie dite « directe ») culturellement imposĂ©e depuis deux siĂšcles Ă  l’inconscient collectif, se retrouvent jusque dans la conception populaire qui, comme par une sorte de syndrome de Stockholm collectif, se fait elle-mĂȘme, parfois, dĂ©fenseur de cette rhĂ©torique qui peut se rĂ©sumer en quatre points, comme le synthĂ©tise Francis Dupuis-DĂ©ri dans son livre :

« 1) le « peuple », poussé par ses passions, serait déraisonnable en matiÚre politique et ne saurait gouverner pour le bien commun. »

> Je ne dirais pas les choses autrement au sujet des gouvernements prĂ©tendument reprĂ©sentatif et de cette « élite » oligarchique qui nous gouverne depuis deux siĂšcles. Pour le dire autrement : « c’est c’ui qui dit qui est » (dĂ©solĂ©, mais c’est vraiment lĂ  qu’on en est !).

« 2) consĂ©quemment, des dĂ©magogues prendraient inĂ©vitablement le contrĂŽle de l’assemblĂ©e par la manipulation. »

> En consĂ©quence, des lobbys financiers et industriels prennent inĂ©vitablement le contrĂŽle de l’assemblĂ©e par la corruption et la manipulation, tandis que les dĂ©magogues divisent les peuples dans de faux enjeux politiques de façade, laissant libre court en coulisses aux magouilles politiques les plus scandaleuses.

« 3) l’agora deviendrait inĂ©vitablement un lieu oĂč les factions s’affrontent et la majoritĂ© impose sa tyrannie Ă  la minoritĂ©, ce qui signifie gĂ©nĂ©ralement qu’en dĂ©mocratie (directe), les pauvres, presque toujours majoritaires, opprimeraient les riches, presque toujours minoritaires. »

> L’agora devient le lieu oĂč des factions s’affrontent sur des enjeux factices (au travers les affrontement des partis politiques pour accĂ©der ou conserver le pouvoir), permettant toujours aux minoritĂ©s (gĂ©nĂ©ralement les plus riches) de l’emporter sur la majoritĂ© (gĂ©nĂ©ralement les plus pauvres ou les moins bien nantis).

« 4) enfin, la dĂ©mocratie directe peut ĂȘtre bien adaptĂ©e au monde antique et Ă  une citĂ©, mais elle n’est pas adaptĂ©e au monde moderne, oĂč l’unitĂ© de base est la nation, trop nombreuse et dispersĂ©e pour permettre une assemblĂ©e dĂ©libĂ©rante. »

> DĂšs lors, l’oligarchie (travestie en pseudo dĂ©mocratie « moderne ») est bien adaptĂ©e au gouvernement des États modernes libĂ©raux, et toute forme de dĂ©mocratie, mĂȘme locale, est une entrave inacceptable Ă  la main mise des marchĂ©s sur les ressources et Ă  l’exploitation des travailleurs actifs, toujours majoritaires, par la minoritĂ© rentiĂšre passive, toujours minoritaire. Francis Dupuis-DĂ©ri est trĂšs clair sur un point essentiel :

« L’idĂ©e et l’idĂ©al de « rĂ©publique » a dĂ©terminĂ© en grande partie la formation du rĂ©gime Ă©lectoral libĂ©ral que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « dĂ©mocratie ». Donc, l’idĂ©e de « dĂ©mocratie » n’a pas jouĂ© de rĂŽle dĂ©terminant dans l’instauration des dĂ©mocraties modernes libĂ©rales pour la simple et bonne raison que les patriotes les plus influents et leurs partisans Ă©taient animĂ©s par un idĂ©al rĂ©publicain. La rĂ©publique reprĂ©sentait le rĂ©gime modĂšle de patriotes notoires [...]. »

C’est donc dire – et lĂ  je m’adresse tout spĂ©cialement Ă  vous, amis français (je suis Belge) – que la rĂ©publique fut, a toujours Ă©tĂ©, et est encore l’enterrement dĂ©finitif de tout projet de (vraie) dĂ©mocratie. En ne cessant, comme une antienne, de vous rĂ©fĂ©rer Ă  « la RĂ©publique »[5], vous vous faites dĂ©fenseur d’un rĂ©gime qui dĂšs l’origine et Ă  toutes les Ă©poques fut instaurĂ© pour empĂȘcher la dĂ©mocratie et imposer le dictat d’une minoritĂ© possĂ©dante et dominante sur une majoritĂ© dĂ©possĂ©dĂ©e et dominĂ©e. Si j’étais français, je ne militerais donc certainement pas pour une « VIĂšme RĂ©publique », mais bien pour une « PremiĂšre DĂ©mocratie ».

Au minimum, il nous faut reconquĂ©rir cette prĂ©cieuse et vitale autonomie communale que mĂȘme la vile engeance monarchique accordait aux gueux que furent nos ancĂȘtres, et que nous refusent avec force et obstination nos prĂ©tendus reprĂ©sentants « dĂ©mocratiquement Ă©lus » (cherchez l’erreur). Si nous ne nous en montrons pas capable, alors que la malĂ©diction de la tyrannie oligarchique et ploutocratique continue Ă  s’abattre implacablement sur nous et qu’elle Ă©touffe Ă  jamais nos plaintes et nos cris !

Nous pourrons alors Ă  nouveau aller crever dans les tranchĂ©es en chantant avec Jacques Brel« Oui not’ Monsieur, oui not’ bon MaĂźtre ».

Comme en ’14


Morpheus

 


[1] Henry Bardeau, « De l’origine des assemblĂ©es d’habitants », Droit romain : du mandatum pecuniae – Droit français : les assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales des communautĂ©s d’habitants en France du XIIIe siĂšcle Ă  la RĂ©volution, Paris, Arthur Rousseau, 1893, p. 63.

[2] Gérard Walter, op. cit., p. 230-231.

[3] OĂč l’on peut voir que l’idĂ©e de Étienne Chouard n’a rien de neuf et fut bel et bien menĂ©e – et tuĂ©e dans l’Ɠuf – au moment de la RĂ©volution.

[4] Jean-Baptiste Marie-François Bresson, op. cit., p. 2-3.

[5] Prenez donc, s’il vous plaĂźt, un peu de recul et montrez-vous, juste un moment, autocritique, et vous verrez Ă  quel point ce mot de « rĂ©publique » vous empoisonne l’esprit et obscurcit ce que votre discernement pourrait Ă©clairer : les rĂ©publiques n’ont jamais Ă©tĂ© des dĂ©mocraties, mais au contraire, furent toujours des oligarchies.

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Russie/RC

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Poutine a-t-il tout compris ?
 
La Russie prÎne la révolution conservatrice contre les déchéances
 
Jean Bonnevey
Ex: http://metamag.fr

L’homme qui vĂ©nĂšre Staline et le gĂ©nĂ©ral Denikine, qui se veut l’hĂ©ritier  d’une certaine grandeur soviĂ©tique se pose aussi en rempart de la tradition europĂ©enne. La Russie, dans un monde instable, doit ĂȘtre un rempart Ă  l’hĂ©gĂ©monie amĂ©ricaine et garantir les valeurs traditionnelles face Ă  la dĂ©chĂ©ance du monde occidental. Toute la politique de Poutine tient en une phrase qui le dĂ©signe pour le mondialisme comme l’homme Ă  abattre.

La troisiĂšme Rome est de retour

« Le monde devient de plus en plus contradictoire et agitĂ©. Dans ces conditions, c’est la responsabilitĂ© historique de la Russie qui se renforce», a dĂ©clarĂ© M. Poutine lors de son adresse Ă  la nation dans une salle d’apparat du Kremlin. Il s’agit de la responsabilitĂ© d’un « garant clĂ© de la stabilitĂ© globale et rĂ©gionale, et d’un État qui dĂ©fend avec constance ses valeurs», a-t-il ajoutĂ©. « Nous ne prĂ©tendons pas Ă  l’appellation de superpuissance, si on entend par lĂ  une ambition d’hĂ©gĂ©monie mondiale ou rĂ©gionale, nous ne nous attaquons aux intĂ©rĂȘts de personne, n’imposons Ă  personne notre parrainage, et ne faisons la leçon Ă  personne», a dĂ©clarĂ© M. Poutine, dans une allusion claire aux États-Unis. « Mais nous nous efforcerons d’ĂȘtre des leaders », a-t-il ajoutĂ©. Poutine, au pouvoir depuis plus de 13 ans et dont l’emprise sur le pays n’a cessĂ© de s’affirmer, a aussi soulignĂ© sa dĂ©termination Ă  faire aboutir le projet d’union Ă©conomique eurasiatique de pays issus de l’ex-URSS, dans laquelle la Russie invite avec insistance l’Ukraine. Cette zone renforcĂ©e de libre-Ă©change, qui se veut l'alternative Ă  l'Est de l'accord d'association proposĂ© par Bruxelles, regroupe aujourd'hui la Russie, la BiĂ©lorussie, le Kazakhstan et demain, l'ArmĂ©nie, voire le Kirghizstan.

M. Poutine a enfin prĂ©sentĂ© son pays comme la derniĂšre place forte du « conservatisme », notamment dans la conception de la famille par rapport Ă  une dĂ©chĂ©ance morale supposĂ©e du monde occidental. Il a prĂŽnĂ© « la dĂ©fense des valeurs traditionnelles qui constituent depuis des millĂ©naires la base morale et spirituelle de la civilisation de chaque peuple». Poutine incarne donc une sorte de rĂ©volution conservatrice face Ă  la subversion politique et morale que veut imposer l’occident atlantique. «On procĂšde aujourd’hui dans de nombreux pays Ă  une réévaluation des normes morales», a dĂ©clarĂ© M. Poutine. Mais la Russie refuse «la soi-disant tolĂ©rance, stĂ©rile, qui ne fait pas de diffĂ©rence entre les sexes», a-t-il ajoutĂ©. La Russie a Ă©tĂ© vivement critiquĂ©e en Occident aprĂšs la promulgation en juin dernier par le prĂ©sident Poutine d’une loi punissant la «propagande» homosexuelle devant mineurs, un texte dĂ©noncĂ© par des dĂ©fenseurs des droits de l’homme qui le jugent potentiellement discriminatoire.

La Russie avait auparavant rĂ©agi avec vigueur Ă  la lĂ©galisation du mariage homosexuel dans plusieurs pays dont la France. « On exige de la sociĂ©tĂ©, aussi Ă©trange que cela puisse paraĂźtre, qu’elle mette sur le mĂȘme plan le bien et le mal», a encore dĂ©clarĂ© M. Poutine. La Russie a, en la matiĂšre, «un point de vue conservateur, mais le conservatisme a pour but d’empĂȘcher un mouvement en arriĂšre et vers le bas, dans le chaos des tĂ©nĂšbres», a-t-il conclu, citant le philosophe orthodoxe Nicolas Berdiaev, qui avait Ă©tĂ© expulsĂ© de Russie aprĂšs la rĂ©volution de 1917. Voila un langage clair et qui explique tout.

S'agissant de l'Ukraine, Moscou «n'impose rien Ă  personne», a dĂ©clarĂ© le prĂ©sident russe. «Si nos amis [ukrainiens] le souhaitent, nous sommes prĂȘts Ă  poursuivre le travail», a-t-il simplement ajoutĂ©. Contre toute Ă©vidence, Moscou prĂ©tend que, mĂȘme sans l'adhĂ©sion de Kiev, un pays de 46 millions d'habitants considĂ©rĂ© comme le berceau spirituel de la Russie, son union douaniĂšre resterait suffisamment «puissante». Et dĂ©ment avoir exercĂ© toute «pression» sur les industriels ukrainiens. C’est moins convaincant. 

En revanche il faut le croire quand il conclut : «Personne ne doit avoir d’illusions sur la possibilitĂ© d’obtenir la supĂ©rioritĂ© militaire sur la Russie. Nous ne l’accepterons jamais», a dĂ©clarĂ© M. Poutine, rappelant avoir lancĂ© un programme de rĂ©armement du pays «sans prĂ©cĂ©dent».
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Valentin Raspoutine

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Une thĂšse sur Valentin Raspoutine

par Robert Steuckers

250px-Đ’Đ°Đ»Đ”ĐœŃ‚ĐžĐœ_Đ Đ°ŃĐżŃƒŃ‚ĐžĐœ.jpgRecension: GĂŒnther HASENKAMP, GedĂ€chtnis und Leben in der Prose Valentin Rasputins, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1990, VII + 302 S., ISBN 3-447-03002-X.

Valentin Grigorevitch Raspoutine, nĂ© le 15 mars 1937 en SibĂ©rie, est le petit-fils d’un chasseur de la taĂŻga et de Mariia Guerassimovna qui lui a racontĂ©, pendant son enfance, les contes populaires de sa rĂ©gion. Ce qui lui a donnĂ© Ă  jamais le sens de la continuitĂ© et de la durĂ©e, un goĂ»t indĂ©lĂ©bile pour tout ce qui est “archĂ©type”. Son oeuvre de grand prosateur russe est placĂ©e entiĂšrement sous le signe de la “perte de conscience” qui affecte nos contemporains, du passage d’une conscience mythique-intĂ©grative Ă  une attitude totalement dĂ©mythifiĂ©e. Tel est le dĂ©ficit —la plaie bĂ©ante— de nos temps modernes. Cette crise doit ĂȘtre dĂ©noncĂ©e et combattue. AprĂšs la pĂ©riode de stagnation brejnĂ©vienne (la “kosnost”), Raspoutine retrouve pleinement son rĂŽle dâ€™â€œĂ©crivain-prĂ©dicateur”, qui va s’engager pour son peuple, afin qu’il retrouve une morale basĂ©e sur les acquis de son histoire et de sa tradition. Avec les autres “ruralistes” de la littĂ©rature russe contemporaine, il mĂšnera la “guerre civile” des Ă©crivains contre les “libĂ©raux”, c’est-Ă -dire ceux qui veulent introduire en Russie les idĂ©es occidentales et la culture de masse calquĂ©e sur le modĂšle amĂ©ricain. Contre cette vision purement “sociĂ©taire” qui ne reconnaĂźt aucune prĂ©sence ni rĂ©currence potentielle aux moments forts du passĂ©, qui ignore dĂ©libĂ©rĂ©ment toute “saveur diachronique”, Raspoutine et les ruralistes dĂ©fendent le statut mythique de la nation, rĂ©valorisent la pensĂ©e archĂ©typique, rĂ©habilitent l’unitĂ© substantielle avec les gĂ©nĂ©rations passĂ©es.

41H88ZBSD8L.jpgLe slaviste allemand Hasenkamp dĂ©montre que cet engagement nationaliste repose sur une “conscience mythique” traditionnelle oĂč il n’y a pas de sĂ©paration entre le microcosme et le macrocosme, entre la chose et le signe, la rĂ©alitĂ© et le symbole. Dans Adieu Ă  Matiora, son plus cĂ©lĂšbre roman, l’üle qui va ĂȘtre engloutie par le fleuve reprĂ©sente la totalitĂ© du monde, sa continuitĂ©, qui va ĂȘtre submergĂ©e par la pensĂ©e calculante, techniciste, administrative. Matiora est la continuitĂ©, face au “temps nouveau”, qui dĂ©racine les habitants et prĂ©pare l’inondation finale. Cette Ăšre nouvelle sera une Ăšre de discontinuitĂ© qui claudiquera d’interruption en interruption, de retour furtif Ă  une vague stabilitĂ© en nouveau dĂ©racinement. Cette fragmentation conduit au malheur et Ă  la dĂ©pravation morale. Les axes majeurs de la pensĂ©e philosophique de Raspoutine, qui ne s’exprime pas par de sĂšches thĂ©ories mais dans des romans poignants, oĂč l’on retrouve des linĂ©aments d’apocalypse ou de Ragnarök, sont: la mmĂ©oire et la rĂ©alitĂ© transcendantale. DerriĂšre la rĂ©alitĂ© empirique, derriĂšre les misĂšres quotidiennes et la banalitĂ© de tous les jours, se profile, pour qui sait l’apercevoir et l’honorer, une rĂ©alitĂ© supĂ©rieure, immortelle. Le monde moderne a voulu faire du passĂ© table rase, a jugĂ© que la mĂ©moire n’était plus une valeur et la facultĂ© de se souvenir n’était plus une vertu. Contre l’idĂ©ologie dominante, qui veut nous arracher nos histoires pour nous rendre dociles, l’oeuvre de Raspoutine, sa simplicitĂ© poignante et didactique, son universalitĂ© et sa russĂ©itĂ© indissociables, sont des armes redoutables. A nous de nous en servir, Ă  nous de diffuser son message. Qui est aussi le nĂŽtre.

(recension parue dans “Vouloir”, n°105-108, juillet-septembre 1993, p. 23).

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Heidegger/RS

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Robert STEUCKERS:

Heidegger, la tradition, la rĂ©volution, la rĂ©sistance et l’“anarquisme”

 

Petit itinéraire trÚs trÚs pédagogique

 

robert steuckersmartin heidegger,heidegger,philosophie,nouvelle droite,allemagneExpĂ©dier Heidegger en trois pages pour expliquer qu’il est un tenant de la tradition, ou d’une tradition, tient de la gageure. Je vais nĂ©anmoins m’y atteler, pour faire plaisir Ă  EugĂšne Krampon et parce que, finalement, c’est une nĂ©cessitĂ© pĂ©dagogique dans un combat mĂ©tapolitique comme le nĂŽtre.

 

Tout nĂ©ophyte qui a abordĂ© Heidegger sait qu’il parle de “Dasein”, terme allemand signifiant la vie ou l’existence mais que les philosophes exĂ©gĂštes de son oeuvre prĂ©fĂšrent traduire par “ĂȘtre-là”. Les exercices de haute voltige philosophique n’ont pas manquĂ© pour cerner avec toute l’acuitĂ© voulue ce concept d’“ĂȘtre-là”. Ce “là”, pour Heidegger, tout au dĂ©but de ses rĂ©flexions, c’est son enracinement dans le pays souabe, dans la petite ville de Messkirch oĂč il a vu le jour. Au-delĂ  de cet enracinement personnel, tout homme, pour ĂȘtre un homme complet et authentique, pour ne pas ĂȘtre une sorte de fĂ©tu de paille emportĂ© par les vents des modes, doit avoir un ancrage solide, de prĂ©fĂ©rence rural ou semi-rural, Ă  coup sĂ»r familial, dans une patrie, une “Heimat”, bien circonscrite.

 

Plus tard, Heidegger, Ă©largira son enracinement souabe Ă  toute la rĂ©gion, du Lac de Constance Ă  la ForĂȘt Noire, aux sources du fleuve central de notre Europe, le Danube. En effet, c’est dans cette rĂ©gion-lĂ , trĂšs prĂ©cisĂ©ment, que sont nĂ©s les grands penseurs et poĂštes allemands, dont Hölderlin et Hegel. C’est dans leur patrie charnelle baignĂ©e par le Danube naissant que le retour subreptice et encore voilĂ© Ă  l’essence grecque de l’Europe s’est rĂ©-effectuĂ©, Ă  partir du 18Ăšme siĂšcle. La germanitĂ© pour Heidegger, c’est donc cet espace de forĂȘts et de collines douces, parfois plus Ă©chancrĂ©es au fur et Ă  mesure que l’on s’approche de la frontiĂšre suisse, mais c’est aussi le lieu de l’émergence d’une langue philosophique inĂ©galĂ©e depuis la GrĂšce antique, plongeant dans un humus tellurique particulier et dans une langue dialectale/vernaculaire trĂšs profonde: cette Souabe devrait donc ĂȘtre la source d’inspiration de tous les philosophes, tout comme une certaine Provence —ce qu’il admettra bien volontiers quand il ira y rendre visite au poĂšte RenĂ© Char.

 

La tradition pour Heidegger n’est donc pas une sorte de panacĂ©e, ou d’empyrĂ©e, qui se trouverait, pour l’homme, hors du lieu qui l’a vu naĂźtre ni hors du temps qui l’a obligĂ© Ă  se mobiliser pour agir dans et sur le monde. Heidegger n’est pas le chantre d’une tradition figĂ©e, inamovible, extraite du flux temporel. L’homme est toujours “là” (ou “ici”) et “maintenant”, face Ă  des forces pernicieuses qui l’assoupissent, lui font oublier le “là” qui l’a vu naĂźtre et les impĂ©ratifs de l’heure, comme c’est le cas de nos contemporains, victimes de propagandes dissolvantes via les techniques mĂ©diatiques, fabricatrices d’opinions sans fondements. Par voie de consĂ©quence, la “proximitĂ©â€ (“NĂ€he”) est une vertu, une force positive qu’il s’agit de conserver contre les envahissements venus de partout et de nulle part, du “lointain” (“Ferne”) qui troublent et dĂ©saxent l’équilibre qui m’est nĂ©cessaire pour faire face aux alĂ©as du monde. Le meilleur exemple pour montrer ce que Heidegger entend par “NĂ€he” et par “Ferne”, nous le trouvons dans son discours de 1961, prononcĂ© en dialecte souabe Ă  l’intention de ses concitoyens de Messkirch, de ses amis d’enfance avec qui il jouait une sorte de formidable “guerre des boutons”, oĂč il Ă©tait le chef d’un clan de gamins armĂ©s d’épĂ©es de bois. Ces braves citoyens de Messkirch lui avaient demandĂ© ce qu’il pensait du nouveau “machin” qui envahissait les foyers, surtout dans les villes, en plein “miracle Ă©conomique” allemand: ils voulaient qu’il leur parle de la tĂ©lĂ©vision. Heidegger y Ă©tait hostile et a prouvĂ© dans un langage simple que la tĂ©lĂ©vision allait apporter continuellement des sollicitations mentales venues du “lointain”, des sollicitations hĂ©tĂ©roclites et exotiques, qui empĂȘcheraient dorĂ©navant l’homme de se resourcer en permanence dans son “là” originel et aux gens de Messkirch de ressentir les fabuleuses forces cachĂ©es de leur propre pays souabe.

 

Heidegger, malgrĂ© son plaidoyer permanent —par le biais d’une langue philosophique trĂšs complexe— pour cet enracinement dans le “là” originel de tout homme, n’est pas pour autant un philosophe de la banalitĂ© quotidienne, ne plaide pas pour une “installation” tranquille dans un quotidien sans relief. Tout homme authentique sort prĂ©cisĂ©ment de la banalitĂ© pour “ex-sister”, pour sortir (aller “ex”) de tout statisme incapacitant (aller “ex”, soit “hors”, du “stare”, verbe latin dĂ©signant la position immobile). Mais cette authencitĂ© de l’audacieux qui sort des lourdes banalitĂ©s dans lesquelles se complaisent ses contemporains n’est “authentique” que s’il se souvient toujours et partout de son “là” originel. L’homme authentique qui sort hardiment hors des figements d’un “vĂ©gĂ©tatisme” n’est pas un nomade mental, il garde quelque part au fond de lui-mĂȘme un “centre”, une “centralitĂ©â€ localisable; il n’est donc pas davantage un vagabond sans racines, sans mĂ©moire. Il peut voyager, revenir ou ne pas revenir, mais il gardera toujours en lui le souvenir de son “là” originel.

 

L’homme de Heidegger n’est pas un “sujet”, un “moi” isolĂ©, sans liens avec les autres (de sa communautĂ© proche). L’homme est “là”, avec d’autres, qui sont Ă©galement “là”, qui font partie intĂ©grante de son “là” comme lui du leur. Les philosophes pointus parlent avec Heidegger de “Mit-da-sein”. L’homme est inextricablement avec autrui. MĂȘme si Heidegger a finalement peu pensĂ© le politique en des termes conventionnels ou directement instrumentalisables, sa philosophie, et son explication du “Mit-da-sein”, impliquent de dĂ©finir l’homme comme un “zoon politikon”, un “animal politique” qui sort des enlisements de la banalitĂ© pour affronter ceux qui veulent faire de la CitĂ© (grecque ou allemande) une “machine qui se contente de fonctionner” oĂč les hommes-rouages —rĂ©duits Ă  la fonction mĂ©diocre de n’ĂȘtre plus que des “rĂ©pĂ©teurs” de gestes et de slogans— vivraient Ă  l’intĂ©rieur d’une gigantesque “clĂŽture”, sous le signe d’une “technique” qui instaure la pure “faisabilitĂ©â€ (“Machenschaft”) de toutes choses et, par voie de consĂ©quence, impose leur “dĂ©vitalisation”. Contre les forces d’enlisement, contre les stratagĂšmes mis en oeuvre par les maniaques de la clĂŽture, l’homme a le droit (vital) de rĂ©sister. Il a aussi le droit de dissoudre, mentalement d’abord, les certitudes de ceux qui entendent gĂ©nĂ©raliser la banalitĂ© et condamner les hommes Ă  l’inauthenticitĂ© permanente. C’est lĂ  un principe quasi dadaĂŻste d’anarchie, de refus des hiĂ©rarchies mises en place par les “clĂŽturants”, c’est un refus des institutions installĂ©es par les fauteurs d’inauthenticitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Heidegger n’est donc pas un philosophe placide Ă  l’instar des braves gens de Messkirch: il ne les mĂ©prise cependant pas, il connaĂźt leurs vertus vitales mais il les sait menacĂ©s par des forces qui risquent de les dĂ©passer. Il faut certes ĂȘtre placide comme ceux de Messkirch, vaquer Ă  des tĂąches nobles et nĂ©cessaires, au rythme des champs et du bĂ©tail, mais, derriĂšre cette placiditĂ© revendiquĂ©e comme modĂšle, il faut ĂȘtre Ă©veillĂ©, lucide, avoir le regard qui traque pour repĂ©rer le travail insidieux d’objectivisation des hommes et des CitĂ©s, auquel travaillent les forces “clĂŽturantes”. Cet Ă©veil et cette luciditĂ© constituent un acte de rĂ©sistance, une position an-archique (qui ne reconnaĂźt aucun “pouvoir” parmi tous les pouvoirs “objectivants/clĂŽturants” qu’on nous impose), position que l’on comparera trĂšs volontiers Ă  celle de l’anarque d’Ernst JĂŒnger ou de l’“homme diffĂ©renciĂ©â€ de Julius Evola (dadaĂŻste en sa jeunesse!).

 

L’homme a le droit aussi de “penser la rĂ©volution”. Heidegger est, de fait, un philosophe rĂ©volutionnaire, non seulement dans le contexte agitĂ© de la RĂ©publique de Weimar et du national-socialisme en phase d’ascension mais de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, plus pĂ©renne, contre n’importe quelle stratĂ©gie de “clĂŽturement” puisque toute stratĂ©gie de ce type vise Ă  barrer la route Ă  l’homme qui, Ă  partir de son “là” originel, tente de sortir, avec les “autruis” qui lui sont voisins, avec ses proches, des “statismes” emprisonnants qu’une certaine “mĂ©taphysique occidentale” a gĂ©nĂ©rĂ©s au cours de l’histoire rĂ©elle et cruelle des peuples europĂ©ens. Cette “mĂ©taphysique” a occultĂ© l’Etre (lequel est de toutes les façons insaisissable), dont on ne peut plus aisĂ©ment reconnaĂźtre les manifestations, si bien que l’homme risque d’y perdre son “essence” (“Wesen”), soit, pourrait-on dire, de perdre sa capacitĂ© Ă  ex-sister, Ă  sortir des banalitĂ©s dans lesquelles on se complait et on se putrĂ©fie quand on oublie l’Etre.

 

robert steuckersmartin heidegger,heidegger,philosophie,nouvelle droite,allemagneDeux solutions s’offrent alors Ă  l’homme authentique: 1) amorcer un “nouveau commencement” (“neuer Anfang”) ou 2) accepter de faire pleinement connaissance de l’étranger (der “Fremde”), de ce qui lui est fondamentalement Ă©tranger, pour pouvoir mieux, en bout de course, s’ouvrir Ă  son propre (das “Eigene”), quand il sera aperçu que ce fondamentalement Ă©tranger n’est pas assimilable Ă  son propre. Dans le premier cas, il faut rompre “rĂ©volutionnairement” avec le processus mĂ©taphysique d’“enclĂŽturement”, rejeter politiquement les rĂ©gimes et les idĂ©ologies qui sont les produits finis et applicables de cette mĂ©taphysique de l’“enclĂŽturement”. C’est ce que Heidegger a fait en prononçant son fameux “discours de rectorat” qui scellait son engagement national-socialiste en 1933-34. Le rĂ©-alignement du nouveau rĂ©gime sur des institutions imitĂ©es du wilhelminisme d’avant 1914 ou sur certaines normes de la RĂ©publique de Weimar, suite, notamment, Ă  la “Nuit des longs couteaux” de juin 1934, plonge Heidegger dans le scepticisme: le rĂ©gime semble n’ĂȘtre qu’un avatar supplĂ©mentaire de la “mĂ©taphysique enclĂŽturante”, qui abandonne son “rĂ©volutionnisme” permanent, qui renonce Ă  ĂȘtre l’agent moteur du “nouveau commencement”. C’est alors que Heidegger amorce sa nouvelle rĂ©flexion: il ne faut pas proposer, clef sur porte, un “nouveau commencement” car, ruse de l’histoire, celui-ci retombera dans les travers de la “mĂ©taphysique enclĂŽturante”, Ă  la façon d’une mauvaise habitude fatale, rĂ©currente au cours de l’histoire occidentale. Au contraire: il faut attendre, faire oeuvre de patience (“Geduld”), car toute la trajectoire plurisĂ©culaire de la mĂ©taphysique oeuvrant de maniĂšre “enclĂŽturante” ne serait qu’un trĂšs long dĂ©tour pour retrouver l’Etre, soit pour retrouver la possibilitĂ© d’ĂȘtre toujours authentique, de ne plus avoir face Ă  soi des forces gĂ©nĂ©ratrices de barriĂšres et de clĂŽtures qui empĂȘchent de retrouver le bon vieux soleil des Grecs. L’homme doit pourtant suivre ce trajet dĂ©cevant pour se rendre compte que la trajectoire de la mĂ©taphysique “enclĂŽturante” ne mĂšne qu’à l’impasse et que rĂ©pĂ©ter les formules diverses (et politiques) de cette mĂ©taphysique ne sert Ă  rien. Ce sera alors le “tournant” (die “Wende”) de l’histoire, oĂč il faudra se dĂ©cider (“entscheiden”) Ă  opter pour autre chose, pour un retour aux Grecs et Ă  soi. Les Ă©veillĂ©s doivent donc guetter le surgissement des “points de retournement” (des “Wendungspunkte”), oĂč le pernicieux travail d’“enclĂŽturement” patine, bafouille, se dĂ©masque (dans la mesure oĂč il dĂ©voile sa nature mutilante de l’hominitĂ© ontologique). C’est en de tels moments, souvent marquĂ©s par la nĂ©cessitĂ© ou la dĂ©tresse (“die Not”), que l’homme peut dĂ©cider (faire oeuvre d’“ex-sister”) et ainsi se sauver, Ă©chapper Ă  tout “enclĂŽturement” fatal et dĂ©finitif. Cette dĂ©cision salvatrice (“die Rettung”) est simultanĂ©ment un retour vers l’intĂ©rioritĂ© de soi (“Einkehr”). L’homme rejette alors les rĂ©gimes qui l’emprisonnent, par une dĂ©cision audacieuse et, par lĂ , existentielle, tout en retournant Ă  lui-mĂȘme, au “là” qui le dĂ©termine de toutes les façons dĂšs le dĂ©part, mais qu’on a voulu lui faire oublier. Pour Heidegger, ce “là”, qu’il appelle aprĂšs 1945, l’“Okzident”, n’est pas l’Occident synonyme d’amĂ©ricanosphĂšre (qu’il rejette au mĂȘme titre que le bolchevisme), mais, finalement, sa Souabe matrice de poĂ©sie et de philosophie profondes et authentiques, l’“ExtrĂȘme-Ouest” du bassin danubien, l’amont —aux flancs de la ForĂȘt Noire— d’un long fleuve qui, traversant toute l’Europe, coule vers les terres grecques des Argonautes, vers la Mer Noire, vers l’espace perse.

 

La deuxiĂšme option, consĂ©cutive Ă  un certain “enclĂŽturement” du national-socialisme puis Ă  la dĂ©faite de celui-ci (en tant que “nouveau commencement” avortĂ©), implique une certaine dĂ©politisation, une diminution du tonus de l’engagement, si fort dans les annĂ©es 30, toutes idĂ©ologies confondues. L’échec de la “mĂ©taphysique clĂŽturante” ne sera dĂšs lors pas dĂ» Ă  une action volontariste et existentielle, posĂ©e par des hommes auhentiques, ou des hĂ©ros, mais par l’effet figeant, Ă©touffant et destructeur que provoquent les agitations fĂ©briles des tenants mĂȘmes de ces pratiques d’enclĂŽturement qui, dĂšs maintenant, arriveront trĂšs vite au bout de leur rouleau, buteront contre le mur au fond de l’impasse qu’ils ont eux-mĂȘmes bĂątie. Cette fin de rĂšgne est notre Ă©poque: le nĂ©o-libĂ©ralisme et les rĂ©sidus burlesques de sociale-dĂ©mocratie nous ont d’abord amenĂ© cette Ăšre de festivisme (post-mitterrandien), qui utilise la fĂȘte (qui pourrait pourtant ĂȘtre bel et bien rĂ©volutionnaire) pour camoufler ses Ă©checs politiques et son impĂ©ritie, son incapacitĂ© Ă  penser hors des sentiers battus de cette mĂ©taphysique de l’enclĂŽturement, fustigĂ©e par Heidegger en termes philosophiques aussi ardus que pointus. Le sarközisme et l’hollandouillisme en France, comme le dehaenisme ou le diroupettisme en Belgique, et surtout comme la novlangue et les lois scĂ©lĂ©rates du “politiquement correct”, sont les expressions grotesques de cette fin de la mĂ©taphysique de l’enclĂŽturement, qui ne veut pas encore cĂ©der le terrain, cesser d’enclĂŽturer, qui s’accroche de maniĂšre de moins en moins convaincante: persister dans les recettes prĂ©conisĂ©es par ces faquins ne peut conduire qu’à des situations de dĂ©tresse dangereuses et fatales si on n’opte pas, par un dĂ©cisionnisme existentiel, pour un “autre commencement”. Mais, contrairement Ă  nos rĂȘves les plus fous, oĂč nous aurions Ă©tĂ© de nouveaux Corps Francs, cet “autre commencement” ne sera pas provoquĂ© par des rĂ©volutionnaires enthousiastes, qui, en voulant hĂąter le processus, mettraient leur authenticitĂ© existentielle en exergue et en jeu (comme dans les annĂ©es 30 —de toute façon, ce serait immĂ©diatement interdit et donnerait du bois de ralonge Ă  l’adversaire “enclĂŽturant”, qui pourrait hurler “au loup!” et faire appel Ă  sa magistraille aux ordres). Le “nouveau commencement” adviendra, subrepticement, par les effets non escomptĂ©s de l’imbĂ©cillitĂ© fonciĂšre et de l’impĂ©ritie manifeste des tenants des idĂ©ologies appauvries, avatars boiteux de la “mĂ©taphysique occidentale”.

 

Il nous reste Ă  boire l’apĂ©ro et Ă  commander un bon repas. AprĂšs la poire et le fromage, aprĂšs un bon petit calva tonifiant, il faudra bien que nos congĂ©nĂšres, sortis de l’inauthenticitĂ© oĂč les “enclĂŽtureurs” les avaient parquĂ©s, viennent nous chercher pour emprunter la voie du “nouveau commencement”, qui sera “là” sans nos efforts tragiques, de sang et de sueur, mais grĂące Ă  la connerie de l’ennemi, un “nouveau commencement” que nous avons toujours appelĂ© de nos voeux et que nous avons pensĂ©, Ă  fond, avec obstination, avant tous les autres. Nous avons rĂ©flĂ©chi. Nous allons agir.

 

Robert STEUCKERS.

(VoilĂ , j’ai commis le pensum de 15.000 signes commandĂ© par EugĂšne, ce formidable commensal aux propos rabelaisiens et tonifiants; on va maintenant m’accuser d’avoir fait du simplisme mais tant pis, j’assume, et j’attends de boire avec lui une bonne bouteille de “Gewurtzraminer”, agrĂ©mentĂ©e d’une douzaine d’ huĂźtres... Forest-Flotzenberg, novembre 2013).

 

Bibliographie:

-          Jean-Pierre BLANCHARD, Martin Heidegger philosophe incorrect, L’Aencre, Paris, 1997.

-          Edith BLANQUET, Apprendre à philosopher avec Heidegger, Ellipses, Paris, 2012.

-          Mark BLITZ, Heidegger’s Being and Time and the Possibility of Political Philosophy, Cornell University Press, London, 1981.

-          Renaud DENUIT, Heidegger et l’exacerbation du centre – Aux fondements de l’authenticitĂ© nazie?, L’Harmattan, Paris, 2004.

-          Michael GELVEN, Etre et temps de Heidegger – Un commentaire littĂ©ral, Pierre Mardaga, Bruxelles, 1970.

-          Florian GROSSER, Revolution Denken – Heidegger und das Politische – 1919-1969, C. H. Beck, Munich, 2011.

-          Emil KETTERING, NĂ€he – Das Denken Martin Heideggers, GĂŒnther Neske, Pfullingen, 1987.

-          Bernd MARTIN, Martin Heidegger und das “Dritte Reich” – Ein Kompendium, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1989.

-          Michael ROTH, The Poetics of Resistance – Heidegger’s Line, Northwestern University Press, Evanston/Illinois, 1996.

-          Rainer SCHÜRMANN, Le principe d’anarchie – Heidegger et la question de l’agir, Seuil, Paris, 1982.

-          Hans SLUGA, Heidegger’s Crisis – Philosophy and Politics in Nazi Germany, Harvard University Press, 1993.

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Mitteleuropa

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Norbert von Handel:

Une chance pour l’Europe: reconstruire l’ancienne Mitteleuropa austro-hongroise

 

Le prĂ©sent article insiste sur la nĂ©cessitĂ© de renforcer la coopĂ©ration entre les Etats issus de l’ancienne monarchie des Habsbourgs pour que se constitue, in fine, une alternative aux errements de l’Union EuropĂ©enne

 

Construire une Europe commune a certes Ă©tĂ© l’un des plus grands projets de pacification que l’histoire humaine ait jamais connu. Pourtant, l’UE est aujourd’hui en voie de perdre dĂ©finitivement le capital de sympathie dont elle bĂ©nĂ©ficiait Ă  ses dĂ©buts. Le taux d’approbation Ă  l’égard de l’Europe de Bruxelles chute dans tous les pays de l’Union et cela de maniĂšre spectaculaire. Plus de 40.000 fonctionnaires grassement payĂ©s semblent, en beaucoup de domaines, y avoir perdu toute empathie avec les dĂ©sirs exprimĂ©s par les citoyens des pays membres de l’UE. En bon nombre de lieux, on spĂ©cule que ce seront justement les partis critiques Ă  l’endroit de l’eurocratie qui engrangeront un solide paquet de voix lors des prochaines europĂ©ennes de 2014. Mais on Ă©chappe Ă  la vĂ©ritĂ© quand on interprĂšte ce rĂ©flexe comme un retour au nationalisme ou comme un populisme sans substance.

 

La folie de tout vouloir rĂ©glementer, les lobbies Ă  l’oeuvre sont autant d’attitudes qui mĂ©ritent d’ĂȘtre stigmatisĂ©es. Quelques exemples: depuis fort peu de temps, on sait que l’UE envisage de rĂ©duire encore la culture de certaines plantes nutritives rares. En guise de compromis, on a proposĂ© aux producteurs agricoles de devoir certifier leurs productions. A moyen terme, bon nombre de sortes de fruits, de cĂ©rĂ©ales, de tubercules et de lĂ©gumes vont disparaĂźtre, ce qui constitue Ă©videmment une folie sur le plan Ă©cologique. DerriĂšre cette initiative aberrante se cache bien entendu l’industrie agricole, dĂ©fendue notamment par les lobbyistes des gĂ©ants alimentaires amĂ©ricains Monsanto et Pioneer. Ce processus de diminution des espĂšces montre Ă  l’évidence que Merkel et Hollande sont encore et toujours les exĂ©cutants des volontĂ©s amĂ©ricaines sur le plan Ă©conomique, en dĂ©pit des trĂšs nombreuses expĂ©riences nĂ©gatives que ces deux figures-phares de la politique de l’UE ont dĂ©jĂ  expĂ©rimentĂ©es dans le passĂ©.

 

On doit aussi se rappeler que les accords de libre-Ă©change transatlantiques, que l’on s’apprĂȘte Ă  signer avec les Etats-Unis, vont nous apporter encore davantage de rĂ©glementations, Ce que les propagandistes de cette politique taisent bien entendu en toutes les langues. Le systĂšme douanier, relativement libĂ©ralisĂ©, qui existe entre l’Europe et les Etats-Unis, pourrait, en tous les cas de figure, ĂȘtre amĂ©liorĂ© de bien d’autres maniĂšres.

 

Bon nombre d’EuropĂ©ens bien informĂ©s se posent la question: que pourra-t-on encore rĂ©guler ou rĂ©glementer, sans autre nĂ©cessitĂ© que d’avantager les Etats-Unis? A coup sĂ»r, on peut Ă©mettre l’hypothĂšse que les nĂ©gociateurs amĂ©ricains sont plus intelligents que leurs homologues europĂ©ens et ne visent d’ailleurs qu’une seule chose, c’est-Ă -dire l’amĂ©ricanisation complĂšte de l’Europe.

 

Parlons maintenant de la folie qui consiste Ă  financer des Etats en faillite: le TraitĂ© de Maastricht obligeait tous les Etats de l’UE Ă  consolider leurs budgets et Ă  maintenir des politiques budgĂ©taires rĂ©alistes et durables. Or beaucoup de pays, y compris et surtout la France et l’Allemagne, se sont Ă©perdument moquĂ© des clauses du TraitĂ©; la Commission, elle aussi, est coupable: elle a complĂštement renoncĂ© Ă  faire son travail de gardienne des TraitĂ©s et a enfreint ses propres normes, sans tenir compte le moins du monde d’un quelconque principe de lĂ©galitĂ©. Qui plus est, le TraitĂ© de Maastricht interdit aux Etats riches de financer par la bande les Etats en faillite.

 

Que s’est-il passĂ©? Suite Ă  une crise de folie, on a financĂ© la GrĂšce Ă  coups ininterrompus de milliards tant et si bien qu’on ne voit pas encore le bout de cette politique de banqueroute. On n’a pas touchĂ© les grands jongleurs de la finance en pratiquant cette politique mais on a durement frappĂ© le peuple grec, qui n’en est nullement responsable. On n’a donc pas sauvĂ© un Etat mais bien les grandes banques des pays occidentaux les plus riches qui avaient spĂ©culĂ© de la maniĂšre la plus erronĂ©e qui soit en GrĂšce.

 

Evoqons les errements de l’UE en politique Ă©trangĂšre: l’ancien chancelier de la RFA Schröder vient de reconnaĂźtre, trĂšs justement, que l’Europe devrait se tourner vers la Russie pour pouvoir pratiquer avec cet Etat de dimensions gigantesques une politique Ă©conomique rationnelle, surtout dans le secteur de l’énergie. Au lieu de pratiquer cette politique prĂ©conisĂ©e par l’ancien chancelier socialiste allemand, les EuropĂ©ens se laissent entraĂźner par les AmĂ©ricains dans une “Ostpolitik” inamicale Ă  l’égard de Moscou (qui consiste notamment Ă  dĂ©ployer des missiles non pas contre l’Iran, comme on le prĂ©tend, mais directement contre la Russie). Cette attitude plonge la Russie dans l’amertume, oĂč elle marinera longtemps, au dĂ©triment de toutes bonnes relations euro-russes. Otto de Habsbourg disait, et je le cite, que l’Europe s’étendait jusqu’à l’Oural (ndlr: et mĂȘme jusqu’aux frontiĂšres de la Mandchourie et jusqu’au DĂ©troit de Bering!). Cette Ă©vidence gĂ©ographique, Madame Ashton ne semble pas vouloir la percevoir. Par ailleurs, un prĂ©sident de la RFA, dont l’expĂ©rience politique est somme toute trĂšs limitĂ©e, nous dĂ©clare que l’Allemagne est, elle aussi, “un pays musulman”! Plus rarement, pour ainsi dire jamais, on n’entend un homme ou une femme politique en vue de l’UE dĂ©clarer que l’Europe chrĂ©tienne et occidentale, repose sur trois piliers: l’Acropole, le Capitole et le Golgotha.

 

Et oĂč reste la dĂ©fense europĂ©enne? Pour rendre l’Europe eurocratique sympathique aux citoyens europĂ©ens, il aurait fallu diminuer le poids colossal de la bureaucratie. L’UE doit se cantonner Ă  ses tĂąches fondamentales: assurer la paix intĂ©rieure, pratiquer une politique Ă©trangĂšre commune et unitaire. Le chapitre de la dĂ©fense commune, par exemple, n’a pas encore trouvĂ© la moindre amorce de concrĂ©tisation. L’OTAN coordonne la plupart des Ă©tats-majors europĂ©ens mais on en reste lĂ  (ndlr: et dans la dĂ©pendance amĂ©ricaine).

 

busek-erhard-l.jpgReconstituer la Mitteleuropa, voilĂ  une chance rĂ©elle pour l’Europe de demain. De nombreux hommes politiques clairvoyants, dont Otto de Habsbourg et son fils Charles de Habsbourg, dont l’ancien ministre des affaires Ă©trangĂšres d’Autriche, Alois Mock, ou l’ancien ministre autrichien de la dĂ©fense Werner Fasslabend ou encore l’homme politique dĂ©mocrate-chrĂ©tien autrichien Ehrard Busek (spĂ©cialisĂ© dans les politiques de l’espace danubien; photo), insistent depuis de longues annĂ©es sur la nĂ©cessitĂ© d’intĂ©grer toutes les rĂ©gions de l’espace danubien. Sur les plans Ă©conomiques, infrastructurels, culturels et Ă©ducatifs, militaires et dĂ©fensifs, cette intĂ©gration est souhaitable et nĂ©cessaire, sans parler de la nĂ©cessitĂ© tout aussi impĂ©rieuse de comprendre, ensemble, les vicissitudes souvent trĂšs douloureuses du passĂ©, dans le respect de toutes les cultures concrĂštes qui s’épanouissent dans cet espace.

 

D’autres regroupements, comme celui que l’on appelle le “Groupe de Visegrad” —et ce fut l’une des erreurs les plus flagrantes de la politique Ă©trangĂšre autrichienne de ne pas y avoir participer et adhĂ©rer— ou comme l’Institut de l’Espace Danubien (“Institut fĂŒr den Donauraum”) d’Erhard Busek, ainsi que, dans le domaine culturel, le Groupe “Arge Alpe Adria”, se sont efforcĂ©s au fil des annĂ©es, en dĂ©ployant beaucoup d’énergie, de dĂ©fendre et d’illustrer l’hĂ©ritage historique commun de tous les Etats de la rĂ©gion, renouant de la sorte avec l’histoire du Saint-Empire Romain de la Nation Germanique et celle de la monarchie austro-hongroise.

 

Ici, nous devons poser un deuxiĂšme jalon: comme les Etats scandinaves ou comme le Benelux qui ont une forte influence en Europe (quant Ă  savoir si cette influence est pertinente, a ou non des effets positifs pour l’instant est une autre histoire), les Etats d’Europe centrale et d’Europe du Sud-Est doivent pouvoir Ă  terme parler d’une mĂȘme voix, du moins dans les questions les plus importantes. Ainsi, ils disposeraient des millions dĂ©mographiques indispensables qui leur permettraient de jouer dans le concert des grandes puissances europĂ©ennes. A l’heure actuelle, les petits pays comme l’Autriche, ne sont jamais plus autre chose que des entitĂ©s dĂ©pendantes des grands Etats. Les grandes idĂ©es et les projets politiques sont absents ou ne sont pas transposables dans le rĂ©el.

 

Au cours de ces derniĂšres annĂ©es et de ces derniers mois, l’Ordre de Saint-Georges, dont les prĂ©occupations sont europĂ©ennes et sociales et dont l’origine s’enracine dans la Maison de Habsbourg-Lorraine, a organisĂ© une quantitĂ© de manifestations et a fondĂ© de nombreuses antennes en Italie du Nord, en Croatie, en SlovĂ©nie, en Autriche et s’apprĂȘte Ă  en fonder aussi dans l’avenir en RĂ©publique tchĂšque, en Hongrie et en Slovaquie. De telles initiatives rencontrent de plus en plus d’approbations. L’objectif, Ă  moyen terme, est de faire Ă©merger une institution au-delĂ  des partis, composĂ©e de parlementaires europĂ©ens, de rĂ©gions et d’Etats, qui sont tous prĂȘts Ă  dĂ©fendre les intĂ©rĂȘts des petits pays dans toutes les institutions, commissions, parlements et caucus europĂ©ens.

 

Comme Charles de Habsbourg et Ehrard Busek l’ont exprimĂ©, chacun de maniĂšre diffĂ©rente, il faut, pour que ces initiatives connaissent le succĂšs, fĂ©dĂ©rer les intĂ©rĂȘts de tous ces pays dans les secteurs infrastructurels, Ă©conomiques, culturels, Ă©ducatifs et militaires, de façon Ă  ce qu’ils soient reprĂ©sentĂ©s unis. Pour y parvenir, il me paraĂźt plus important d’agir sur des bases territoriales/Ă©tatiques plutĂŽt que sur des structures partisanes. Les partis sont des instances certes nĂ©cessaires mais ils ne visent que leurs intĂ©rĂȘts propres et non pas ceux de leurs pays.

 

Un bloc mitteleuropĂ©en consolidĂ©, qui se sera construit sur l’histoire pleine de vicissitudes des pays qui le constitueront, qui reprĂ©sentera la culture rĂ©elle de ces pays, qui visera Ă  faire valoir les intĂ©rĂȘts et les revendications justifiĂ©s des pays de la Mitteleuropa, pourrait rendre plus europhiles de larges strates de la population et rendre l’UE plus intelligible.

 

C’est justement dans les pays issus du territoire de l’ancienne monarchie austro-hongroise que l’on voit que le mythe des Habsbourg n’a pas Ă©tĂ© brisĂ© et que les politiques prĂ©conisĂ©es par Otto et Charles de Habsbourg ont Ă©tĂ© rendues vivantes et plausibles. Il suffit de se rappeler l’initiative du pique-nique “Paneuropa” qui a amorcĂ© le processus de dĂ©mantĂšlement du Rideau de Fer entre l’Autriche et la Hongrie. L’Autriche officielle reconnaĂźt de plus en plus, en dĂ©pit de son “rĂ©publicanisme” affichĂ©, les mĂ©rites anciens de la monarchie austro-hongroise. L’Autriche rĂ©publicaine commence Ă  comprendre les enjeux que dĂ©fendait cette monarchie et regarde dĂ©sormais autrement l’oeuvre de la Maison des Habsbourg, aprĂšs s’ĂȘtre dĂ©barrassĂ© de quelques filtres historiques incapacitants, imposĂ©s il y a cinq ou six dĂ©cennies. Il n’y a pas que l’Autriche qui profitera de cette dynamique: l’UE tout entiĂšre en sera la bĂ©nĂ©ficiaire. Il vaut donc la peine de s’engager et de se battre pour ces projets.

 

Norbert von HANDEL.

(article paru dans “zur Zeit”, Vienne, http://www.zurzeit.at , n°51-52/2013).

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Tioutchev

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Fiodor Tioutchev

 

Recension: Fjodor Tjutschew, Russland und der Westen. Politische AufsÀtze, Verlag Ernst Kuhn (PF 47, 0-1080 Berlin), Berlin, 1992, 112 S., DM 29,80, ISBN 3-928864-02-5.

 

tyutchev.jpgTotalement oubliĂ©, bien qu’il fut l’inspirateur de DostoĂŻevski et de TolstoĂŻ, qui ne tarissaient pas d’éloges Ă  son Ă©gard, Fiodor Ivanovitch Tioutchev (1804-1873) a Ă©tĂ©, sa vie durant, une personnalitĂ© Ă©cartelĂ©e entre tradition et modernitĂ©, entre l’athĂ©isme et la volontĂ© de trouver ancrage et refuge en Dieu, entre l’Europe et la Russie. L’éditeur berlinois Ernst Kuhn propose une traduction allemande des trois principaux textes politiques de Tioutchev, rĂ©digĂ©s au dĂ©part en français (la langue qu’il maĂźtrisait le mieux); ces trois textes sont: “La Russie et l’Allemagne” (1844), une rĂ©ponse au pamphlet malveillant qu’avait publiĂ© le Marquis de Custine sur l’Empire de Nicolas I, “La Russie et la rĂ©volution” (1849), une lettre adressĂ©e au Tsar rendant compte des Ă©vĂ©nements de Paris en 1848, “La question romaine et la PapautĂ©â€ (1849) qui est un rapport sur la situation en Italie.

 

Dans ces trois Ă©crits, Tioutchev oppose radicalement la Russie Ă  l’Europe occidentale. La Russie est intacte dans sa foi orthodoxe; l’Europe est pourrie par l’individualisme, issue de l’infaillibilitĂ© pontificale, de la RĂ©forme et de la RĂ©volution française, trois manifestations idĂ©ologiques qui ont Ă©puisĂ© les sources crĂ©atrices de l’Ouest du continent. La Russie est le dernier barrage qui s’opposera Ă  cette “maladie française” (allusion Ă  la syphilis). Cette vision prophĂ©tique de l’histoire, apocalyptique, le rapproche d’un Donoso CortĂšs: au bout du chemin, la Russie, incarnation du principe chrĂ©tien (orthodoxe) affrontera l’Occident, incarnation du principe antichrĂ©tien. Cette bataille sera dĂ©cisive. Plusieurs idĂ©es-forces ont conduit Tioutchev Ă  esquisser cet Armageddon slavophile. Pour lui, le besoin de lier toujours le passĂ© au prĂ©sent est “ce qui a de plus humain en l’homme”. On ne peut donc regarder l’histoire avec l’oeil froid de l’empiriste; il faut la rendre effervescente et vivante en y injectant ses Ă©motions, en lui donnant sans cesse une dimension mystique. Celle-ci est un “principe de vie” (“natchalo”), encore actif en Russie, alors qu’en Europe occidentale, oĂč Tioutchev a passĂ© vingt-deux ans de sa vie, rĂšgne la “besnatchaliĂ©â€ (l’absence de principe de vie). C’est ce principe de vie qui est Dieu pour notre auteur. C’est ce principe qui est ancre et stabilitĂ©, pour un homme comme lui, qui n’a guĂšre la fibre religieuse et ne parvient pas Ă  croire vraiment. Mais la foi est nĂ©cessaire car sans Dieu, le pouvoir, le politique, n’est plus possible.

 

Mais cette mobilisation du conservatisme, qu’il a prĂŽnĂ©e pendant le rĂšgne de Nicolas I, a Ă©chouĂ© devant la coalition anglo-franco-turque lors de la Guerre de CrimĂ©e. Ces puissances voulaient empĂȘcher la Russie de parfaire l’unitĂ© de tous les Slaves, notamment ceux des Balkans. L’avĂšnement d’Alexandre II le déçoit: “Que peut le matĂ©rialisme banal du gouvernement contre le matĂ©rialisme rĂ©volutionnaire?”, interroge-t-il, inquiet des progrĂšs du libĂ©ralisme en Russie.

 

Tioutchev n’a pas seulement Ă©mis des rĂ©flexions d’ordre mĂ©taphysique. Pendant toute sa carriĂšre, il a tentĂ© d’élaborer une politique russe Ă  l’intĂ©rieur du concert europĂ©en, s’éloignant, dans cette optique, de l‘isolationnisme des slavophiles. Ceux-ci exaltaient le paysannat russe et critiquaient la politique de Pierre le Grand. Tioutchev, lui, exaltait cette figure car elle avait Ă©tabli la Russie comme grande puissance dans le Concert europĂ©en. Il optait pour une alliance avec la Prusse, contre la France et l’Autriche. Il voulait mater le nationalisme polonais et favoriser l’unitĂ© italienne. En ce sens, il Ă©tait “moderne”, Ă  cheval entre deux tendances.

 

Un auteur Ă  mĂ©diter, Ă  l’heure oĂč la Russie, une nouvelle fois, est Ă©cartelĂ©e entre deux volontĂ©s: repli sur elle-mĂȘme ou occidentalisation.

 

Robert Steuckers.

(recension parue dans “Vouloir”, n°105/108, juillet-septembre 1993).

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Sainte LumiĂšre

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La fĂȘte de la Sainte LumiĂšre

(Epiphanie, Ste. Maigre)

 

par le Dr. COREMANS

 

Elles sont passĂ©es, les douze nuits [de la pĂ©riode solstitiale, ndlr]; le monde souterrain s'est fermĂ©. La terre appartient aux vivants, au prĂ©sent, Ă  l'avenir; les morts, le passĂ© gĂźtent dans le sombre empire de Hella. La fĂȘte du jour annonce l'espoir, le futur bonheur! Pour quelques heures, les dignitaires, Ă©lus la veille, entrent en fonctions. C'est Ă  eux Ă  justifier le choix du hasard, s'ils veulent que le peuple le ratifie vers l'Iostur  ou au champ de Mai. En attendant, on se livre Ă  la joie. La Ste LumiĂšre Ă©claire l'oie du banquet, les cornes Ă  boire se remplissent et se vident bravement! Grimm croit que cette fĂȘte Ă©tait consacrĂ©e Ă  Berchta ou Helle, en sa qualitĂ© de dĂ©itĂ© lunaire, Ă  Helle qui brille et qui Ă©claire au milieu des tĂ©nĂšbres. Tout en fĂȘtant la renaissance du soleil, nos ancĂȘtres ne voulaient pas oublier les bienfaits de l'astre qui prĂ©side aux nuits raffraĂźchissantes de l'Ă©tĂ©, Ă  la rosĂ©e si salutaire aux plantes, aprĂšs les brĂ»lantes journĂ©es estivales. N'omettons pas, en outre, de faire remarquer que si la science nie l'influence de la lune sur les variations du temps, le peuple y croyait et y croit encore partout. 

 

NĂ©anmoins, si l'on tĂ©moignait de l'attachement et de la reconnaissance Ă  la bonne dĂ©esse, on ne se montrait pas moins sĂ©vĂšre Ă  l'Ă©gard des gĂ©nies tĂ©nĂ©breux de mort et de destruction sur lesquels elle rĂšgne dans les profondeurs de la terre. On vengeait sur eux les outrages qu'ils avaient fait souffrir, pendant six mois, aux dĂ©itĂ©s bienfaisantes de la lumiĂšre. C'est ainsi, comme nous l'avons dit, qu'en Italie, la BĂ©fana, reprĂ©sentĂ©e sous les traits d'une femme maigre et dĂ©charnĂ©e, est maltraitĂ©e, lapidĂ©e et enfin sciĂ©e par le peuple, le treiziĂšme jour aprĂšs les fĂȘtes de NoĂ«l. Des usages de ce genre se rencontrent aussi dans les contrĂ©es mĂ©ridionales de l'Allemagne, qui avoisinent l'Italie. Il est aussi Ă©vident que des rĂ©miniscences du paganisme se sont jointes aux terribles dĂ©tails du martyre de Ste Macre, Mager ou Maigre, dont on cĂ©lĂšbre la fĂȘte, en Champagne, le jour de l'Epiphanie.

 

D'aprĂšs la tradition, cette sainte endura le martyre du temps de la grande persĂ©cution des ChrĂ©tiens, sous DioclĂ©tien. Elle fut jetĂ©e au feu, et, n'en ayant reçu aucun dommage, on lui coupa les mamelles, on la roula sur des morceaux trĂšs aigus de pots cassĂ©s et ensuite sur des charbons enflammĂ©s; enfin, Dieu l'enleva Ă  la cruautĂ© des hommes! Tel est le rĂ©sumĂ© des rimes populaires que chantent parfois encore les enfants qui, le jour des Rois, parcourent, en Champagne, les villages avec un mannequin figurant une femme et qu'ils disent ĂȘtre l'effigie de Ste. Maigre! Nous voyons, dans cette sainte, une christianisation d'un usage paĂŻen qui ne pouvait se maintenir, aprĂšs la chute du paganisme, que sous une forme nouvelle.

 

St MĂ©lanie, Ă©vĂȘque et confesseur, est pour Rennes, ce que Ste Macre ou Maigre est devenue pour Reims et la Champagne. Les miracles que la voix populaire lui attribue sont innombrables. Comme St. Macaire, il avait, dit-on, le pouvoir de faire parler les morts.

 

Les habitants des montagnes du Monta-Rosa prĂ©tendent qu'un mirage cĂ©leste fait quelquefois apercevoir, le jour de l'Epiphanie, la «vallĂ©es perdue», dont les souvenirs dĂ©licieux vivent dans la tradition de leur contrĂ©e alpine. Effectivement, qu'est cette vallĂ©e perdue, sinon un pays d'espĂ©rance, et la fĂȘte du treiziĂšme jour n'Ă©tait-elle pas aussi principalement consacrĂ©e Ă  l'Espoir?

 

Nous cherchons tous et toujours la vallée perdue, mais quel est l'heureux mortel qui la retrouve?

 

En Flandre comme en plusieurs parties de l'Allemagne, on nomme le jour des Rois: le Grand Nouvel An, et les Tyroliens attribuent à l'eau bénite de ce jour des forces particuliÚres. Ils en aspergent les champs, les étables, les granges, etc. C'est aussi une croyance populaire à peu prÚs générale que les mariages contractés le jour de la Sainte-LumiÚre sont heureux par excellence. En Brabant et en Flandre, les enfants chantent la veille et le jour des Rois différentes rimes qui paraissent trÚs anciennes et qui ont trait, soit à la Sainte-LumiÚre soit à la demande d'un nouveau couvre-chef, le vieux s'étant sans doute usé, pendant le cours de l'année antérieure.

 

Dr. COREMANS.

 

(ex Etudes sur les mythes,  tome I, Les fĂȘtes du Joul,  HĂ©liopolis, 1851).

 

Note sur l'auteur: le Dr. Coremans, né à Bruxelles à la fin du XVIIIiÚme siÚcle a dû quitter sa ville natale, en compagnie de son pÚre, haut fonctionnaire impérial, à l'arrivée de la soldatesque jacobine dans les Pays-Bas autrichiens (1792). Elevé à Vienne, il y entre à la faculté de droit et s'engage dans les Burschenschaften  nationalistes et grandes-allemandes, qui s'opposent au morcellement du monde germanique, confirmé par le Traité de Vienne de 1815. Revenu à Bruxelles, parfaitement trilingue, il reste un légitimiste absolu: sa fidélité politique va à l'Autriche, au cadre germanique et centre-européen plutÎt qu'à la dynastie des Habsbourg qui ne veut rien comprendre aux aspirations du peuple à l'unité. Païen dans l'ùme, il rédigera une quantité d'études sur les mythes et les traditions populaires; dans bien des domaines de l'ethnologie, il sera un pionnier, mais, depuis, il a été bien oublié.

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Celiniana, Marc Laudelout

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Henri Mondor et Céline

 

par Marc Laudelout

 

   C’est au printemps 2011, lors du colloque « CĂ©line Ă  l’épreuve », que CĂ©cile Leblanc, agrĂ©gĂ©e de lettres classiques, nous  prĂ©senta la  correspondance  CĂ©line – Henri Mondor. Mise sous scellĂ©s Ă  la bibliothĂšque Jacques Doucet pour la pĂ©riode lĂ©gale de 50 ans aprĂšs la mort du destinataire, elle fait enfin l’objet d’une Ă©dition soignĂ©e dans la collection « Blanche » de Gallimard Âč.

 

MultiacadĂ©micien (AcadĂ©mie française, AcadĂ©mie de mĂ©decine et AcadĂ©mie des sciences) et grand officier de la LĂ©gion d’honneur, on imagine mal aujourd’hui le prestige dont jouissait le professeur Henri Mondor aprĂšs la guerre. Raison pour laquelle Gaston Gallimard tenait beaucoup Ă  ce qu’il rĂ©digeĂąt la prĂ©face Ă  l’édition de Voyage au bout de la nuit et Mort Ă  crĂ©dit dans la PlĂ©iade. Ce fut chose faite, non sans quelques hĂ©sitations, et ce Ă  la grande satisfaction de CĂ©line. Lequel mourut malheureusement un an avant que le volume sorte des presses de l’imprimerie DarantiĂšre Ă  Dijon, en avril 1962. Mondor, lui, trĂ©passa prĂ©cisĂ©ment ce mois-lĂ . C’est dĂšs 1950 que CĂ©line lui Ă©crivit, l’acadĂ©micien ayant acceptĂ© d’intervenir en sa faveur auprĂšs de la Cour de justice.  Eut-il  quelque  sympathie idĂ©ologique pour  l’exilĂ© ? CĂ©cile Leblanc Ă©voque ses « entrĂ©es dans les milieux de droite ou d’extrĂȘme droite » mais sans en dire davantage.  Connivence avec  l’Action Française ?  Lorsque  l’hebdomadaire  Aspects de la France consacre un article Ă  Normance, CĂ©line Ă©crit Ă  Mondor : « GrĂące Ă  vous sans doute j’ai eu cet article de l’AF. » Quoiqu’il en soit, l’acadĂ©micien ne mĂ©nagea pas sa peine pour soutenir l’écrivain, allant mĂȘme jusqu’à prĂ©sider un Ă©phĂ©mĂšre « ComitĂ© d’amateurs des Ă©crits de CĂ©line » imaginĂ© par Dubuffet au dĂ©but des annĂ©es cinquante. FidĂšle Ă  sa lĂ©gende, CĂ©line accable son correspondant de plaintes, d’éloges, de remerciements Ă©perdus et... d’indications biographiques fallacieuses. Celles-ci seront rĂ©percutĂ©es telles quelles dans la fameuse prĂ©face, Mondor y reproduisant de larges extraits de cette correspondance. Celle-ci vaut surtout, vous l’aurez devinĂ©, pour sa qualitĂ© d’écriture. Les formules jaillissent sous la plume, telle celle-ci Ă  propos de Gaston Gallimard : « Depuis qu’il m’a refusĂ© le Voyage il ne peut s’empĂȘcher de me refuser tout ! le pli est pris ! ». Ou celle-lĂ  : « Actuellement partout le national Sartrisme remplace avec quelle fougue le national Socialisme pendu ! »  DrĂŽle et lyrique. Ainsi, quand Mondor le compare Ă  Hugo : « CrĂšvent les autres ! tous ! de jalousie, d’ulcĂšres d’envie, de tout fĂ©tides nĂ©os [abrĂ©viation mĂ©dicale pour « nĂ©oplasme », indique judicieusement l’éditrice] de rage ! L’Olympe Ă  nous ! Mille reconnaissances pour ce plus qu’humain message, annonciateur des faveurs du Parnasse et de la confusion, Ă©crabouillerie, compoterie de tous mes haineux ! »

Et, lorsqu’en janvier 1960 Henri Mondor lui adresse la prĂ©face tant attendue, l’érudition le dispute Ă  l’ironie : « Si j’osais, je la ferais encadrer et la porterais en “attestation” sur la poitrine, selon la coutume des vĂ©tĂ©rans d’autrefois et aveugles du Pont des Arts ». Celui qui se dĂ©signait comme « minable pustuleux poĂ«tasseux » aura contractĂ© une dette incontestable envers le « grand savant, couvert de gloire ». Un demi-siĂšcle plus tard, c’est CĂ©line, glorieux et rĂ©prouvĂ©, qui triomphe.

 

Marc LAUDELOUT

 

‱ Louis-Ferdinand CÉLINE, Lettres à Henri Mondor, Gallimard, 2013, 170 pages, 3 illustrations.

 

1. L’édition originale, rĂ©servĂ©e aux membres du  Cercle de la PlĂ©iade, est parue au printemps dernier. Tirage Ă  2000 exemplaires hors commerce sur Rives vergĂ©. Relevons une petite erreur, page 59 : ce n’est pas un chapitre de Guignol’s band mais de Casse-pipe que Jean Paulhan publia en 1948 dans les Cahiers de la PlĂ©iade.

 

→ Voir aussi Marc Laudelout, « Hommage Ă  Henri Mondor », Le Bulletin cĂ©linien, n° 138, mars 1994, pp. 6-9.

 

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Proust et Céline

 

par Marc Laudelout

 

   Opposer Proust Ă  CĂ©line aura Ă©tĂ© une constante de la critique depuis prĂšs d’un siĂšcle. DĂšs 1932, LĂ©on Daudet Ă©crivait ceci : « Proust, avec toute sa puissance, que j’ai cĂ©lĂ©brĂ©e un des premiers, c’est aussi un recueil de toutes les observations et mĂ©disances salonniĂšres dans une sociĂ©tĂ© en dĂ©composition. Il est le Balzac du papotage. De lĂ  une certaine fatigue dont M. CĂ©line  va  libĂ©rer sa gĂ©nĂ©rationÂč. » CĂ©line lui-mĂȘme s’est voulu en quelque sorte l’antithĂšse de celui qu’il considĂ©ra parfois comme un rival. Mais les auteurs d’un rĂ©cent Dictionnaire amoureux de Proust ÂČ ont tort de croire qu’il n’a jamais variĂ© dans ses apprĂ©ciations. Il fut un temps oĂč CĂ©line se devait de s’opposer Ă  lui pour Ă©difier une Ɠuvre aussi Ă©motive que celle de son illustre aĂźnĂ© mais assurĂ©ment moins bavarde, ou Ă  tout le moins ne se perdant pas dans les dĂ©dales d’une infinie introspection. À la fin de sa vie, CĂ©line admettra que « Proust est le dernier, le grand Ă©crivain de notre gĂ©nĂ©ration ³ », ce qui n’est tout de mĂȘme pas rien. L’un des co-auteurs de ce dictionnaire note que les ressemblances entre les deux Ɠuvres sont plus grandes qu’on ne le croit gĂ©nĂ©ralement. Et d’affirmer, par exemple, que la compassion de Bardamu Ă  l’égard du sergent Alcide s’applique exactement Ă  celle Ă©prouvĂ©e par le baron de Charlus envers les soldats de la Grande Guerre. Et que le fameux aphorisme cĂ©linien, « La grande dĂ©faite, en tout, c’est d’oublier », est une phrase que Proust aurait pu signer, voulant dire par lĂ  que tous deux dĂ©testent l’oubli – ce qui n’est pas faux mais n’a rien d’original.

 

   VoilĂ  un rapprochement qui aurait le don d’exaspĂ©rer l’inĂ©narrable Charles Dantzig, proustolĂątre Ă©perdu et anticĂ©linien primaire. Anxieux, il imagine, dans un avenir proche, l’équivalent (anti)proustien du Contre CĂ©line qui nous fut infligĂ© il y a une quinzaine d’annĂ©es : « J’ai Ă©tĂ© frappĂ© au moment d’une querelle littĂ©raire contre le rĂ©alisme, que j’ai eue il y a quelques mois, de voir qu’on s’en servait pour dĂ©fendre CĂ©line au dĂ©triment de Proust. Dans les temps haineux qui se sont rĂ©veillĂ©s, je ne serais pas surpris si, dans cinq ans, paraissait un pamphlet contre Proust, la mollesse et la dĂ©cadence. Et on regrettera alors ce qui, rĂ©trospectivement, sera devenue une Ă©poque. L’époque “Proust friendly” 4». Allusion, on l’aura compris, Ă  l’expression « gay friendly » chĂšre Ă  l’auteur ; « les temps haineux » Ă©voquant les manifestations contre « le mariage pour tous ». Cela Ă©tant, c’est mĂ©connaĂźtre l’Ɠuvre cĂ©linienne que de la rĂ©duire au « rĂ©alisme » ; hier au « populisme ». DĂ©jĂ  dans un de ses bouquins, ne faisait-il pas sien le commentaire navrant d’un Malraux vieillissant qui comparait la verve de CĂ©line Ă  celle d’un chauffeur de taxi ?  Ailleurs il qualifie  CĂ©line et Beethoven  de  « gĂ©nies  des adolescents incultes 5» [sic]. Lorsque la bĂȘtise culmine Ă  ce point, on demeure sans voix.

 

Marc LAUDELOUT

 

1. LĂ©on Daudet, « L.-F. CĂ©line : “Voyage au bout de la nuit” », Candide, 22 dĂ©cembre 1932.

 

2. Jean-Paul et RaphaĂ«l Enthoven, Dictionnaire amoureux de Proust, Plon / Grasset, 2013. Voir les propos du second [sur Proust et CĂ©line] recueillis par Philippe Delaroche, « L’autre questionnaire de Proust », Lire, n° 419, octobre 2013, p. 8. Sur les deux auteurs, voir le portrait qu’en dresse Emmanuel Ratier dans Faits & Documents, n° 368, 15 dĂ©cembre-15 janvier 2013 (B.P. 254-09, 75424 Paris Cedex 09).

 

3. Jean Guenot (Ă©d.), CĂ©line Ă  Meudon (Transcription des entretiens avec Jacques d’Arribehaude et Jean Guenot), Éd. Guenot, 1995.

 

4. Charles Dantzig, Émission « Secret professionnel » (Du cĂŽtĂ© de chez Swann), France Culture, 6 octobre 2013. Cette Ă©mission peut actuellement ĂȘtre Ă©coutĂ©e sur le site internet de France Culture.

 

5. Idem, Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, Grasset, 2009.

 

 

 

debrie.jpgMarc Laudelout:

Nicole Debrie

Nicole Debrie signe en 1961 la premiĂšre monographie sur CĂ©line, battant sur le fil Marc Hanrez dont le livre paraĂźt un peu plus tard. Comme lui, elle rencontre le reclus de Meudon qui l’accueille trĂšs cordialement. Mais, pĂ©trifiĂ©e d’admiration, elle n’est guĂšre loquace et se borne Ă  rĂ©pondre Ă  ses questions. Elle lui fait part tout de mĂȘme de son projet Ă©ditorial qui reçoit l’assentiment de l’écrivain.

Mes relations avec Nicole ne furent pas toujours empreintes de la plus grande sĂ©rĂ©nitĂ©. Mais quel cĂ©linien trouve grĂące Ă  ses yeux ?   On a  parfois l’impression en l’écoutant qu’elle seule dĂ©tient la vĂ©ritĂ©. Au risque parfois de ne pas ĂȘtre d’accord avec elle-mĂȘme. En 1987, je publie ici sa critique du livre de BardĂšche, prĂ©cĂ©dĂ©e d’un chapeau rĂ©dactionnel. Par retour de courrier, je reçois une lettre furibarde. Elle rĂ©fute avec force la teneur dudit chapeau, prĂ©cisant qu’elle est tout Ă  fait « opposĂ©e Ă  la prĂ©sentation d’un “CĂ©line mystique” ». En guise de rĂ©ponse, il m’est facile de reproduire une phrase de son livre : « À travers son Ɠuvre que l’on a trop souvent accusĂ©e de naturalisme, CĂ©line apparaĂźt comme un mystique. »  Pas de quoi lui en vouloir. D’autant que, grĂące Ă  elle, le Bulletin eut les honneurs d’Apostrophes : trop heureux de pimenter son Ă©mission, Bernard Pivot lut un passage de la critique acerbe de Nicole face Ă  Maurice BardĂšche. Lequel rĂ©agit, il faut le dire, avec une rare Ă©lĂ©gance.

Mieux que je ne pourrais le faire, Éric Mazet dit dans ce numĂ©ro l’intĂ©rĂȘt des trois livres qu’elle a consacrĂ©s Ă  son Ă©crivain de prĂ©dilection. Marcel AymĂ©, excusez du peu, ne s’y Ă©tait pas trompĂ© : « Nicole Debrie a Ă©crit sur l’Ɠuvre de CĂ©line une Ă©tude solide, intelligente qui, sans s’arrĂȘter Ă  chaque pas au dĂ©tour de la pensĂ©e de l’écrivain, met trĂšs bien en lumiĂšre ce qu’elle a d’essentiel et qu’il n’est pas si aisĂ© de dĂ©couvrir dans un lyrisme Ă©tourdissant oĂč elle se dissimule sous la magie des mots.

 

La derniĂšre fois que j’ai vu Georges et Nicole, c’était Ă  Paris, en novembre 2011, au colloque de la Fondation Singer-Polignac organisĂ© Ă  l’occasion du centenaire.  Auparavant, elle m’avait fait l’amitiĂ© de venir aux « JournĂ©es de rencontres cĂ©liniennes » que Michel Mouls et moi organisĂąmes Ă  Puget-sur-Argens. Elle y prononça une communication sur « CĂ©line et l’individuation », thĂšme abordĂ© dans son livre sur les rĂ©sonances psychanalytiques dans l’Ɠuvre cĂ©linienne tirĂ© de sa thĂšse de doctorat soutenue en 1988 Âč. Excessive tout autant qu’hyper Ă©motive, Nicole Debrie est tout naturellement poĂšte et polĂ©miste. Ces deux facettes se rejoignent parfois dans un mĂȘme livre. Ainsi, dans CantilĂšnes et grelots (1996) ÂČ, elle fustige avec une verve vengeresse « les universitaires qui dĂ©sossent CĂ©line » et les « poux, parasites et morpions » qui « s’agitent dans la superbe criniĂšre d’un fauve qui n’en peut mais. » ÂČ Sa conclusion : « Voici le temps des grotesques enturbannĂ©s, clochettes et colifichets
 Rognures d’hommes qui agitent leur marotte : un CĂ©line dĂ©figurĂ© ! »

Comme on le voit, elle n’y va pas de main morte. IntempĂ©rance Ă  la mesure de sa ferveur. Au moins faut-il lui reconnaĂźtre une vision inspirĂ©e de CĂ©line, trĂšs Ă©loignĂ©e des caricatures que lui-mĂȘme contribua Ă  donner de lui. DĂšs 1960, Nicole Debrie lui confia son intention d’analyser l’aspect poĂ©tique de son Ɠuvre. Initiative guĂšre rĂ©pandue Ă  l’époque. Depuis elle n’a cessĂ© de mettre en valeur un Ă©crivain trop frĂ©quemment rĂ©duit Ă  son antisĂ©mitisme ou Ă  ses trouvailles langagiĂšres.

 

Marc LAUDELOUT

 

1. Nicole Debrie est titulaire d’une licence de philosophie, de psychologie, de psychanalyse et d’ethnologie.

2. Anecdote : le 14 mars 1996, Ernst JĂŒnger lui accusa aimablement rĂ©ception de ce recueil. Il avait alors 101 ans.

 

 

Le numéro de novembre du Bulletin célinien est consacré à Nicole Debrie.

Le Bulletin célinien, Bureau Saint-Lambert, B. P. 77, 1200 Bruxelles. Abonnement : 55 euros.

 

L.-F. Céline à Clichy

735458.pngpar Marc Laudelout

Le nom d’AimĂ©e Paymal vous est parfaitement inconnu ? Si ce n’est pas le cas, vous pouvez vous targuer d’ĂȘtre un cĂ©linien pointu. NĂ©e en 1905, cette employĂ©e au dispensaire de Clichy dactylographia, nous dit-on, le manuscrit de Voyage au bout de la nuit. Figure destinĂ©e Ă  sombrer dans l’oubli comme tant d’autres personnages secondaires ayant croisĂ© la destinĂ©e de Louis Destouches.

Un jeune bibliothĂ©caire vient de lui consacrer un (premier) roman, appliquĂ© et sans relief, oĂč l’on Ă©prouve forcĂ©ment quelque difficultĂ© Ă  discerner ce qui relĂšve de la biographie ou du roman. Le hic c’est que pour traiter un pareil sujet, il est indispensable de bien connaĂźtre aussi la biographie de CĂ©line. Sur la seule page 135 s’étalent deux erreurs. Ce n’est pas dans un cafĂ©, en compagnie de deux collĂšgues du dispensaire (!), que l’auteur du Voyage attendit le rĂ©sultat du Goncourt : ce sont sa mĂšre et sa fille qui Ă©taient Ă  ses cĂŽtĂ©s en cette matinĂ©e du 7 dĂ©cembre 32. Plus ennuyeux : ce n’est pas le tapuscrit (corrigĂ© de sa main) que CĂ©line vendit Ă  Étienne Bignou mais bien le manuscrit lui-mĂȘme — celui qui atteignit un chiffre record (1,67 million d’euros, sans les frais) lors de la fameuse vente publique Ă  Drouot. Un bon connaisseur de la biographie cĂ©linienne n’eĂ»t pas commis une telle erreur.

Tant qu’à Ă©voquer Clichy (c’est le titre du roman), il eĂ»t Ă©tĂ© plus intĂ©ressant de mettre en scĂšne une figure autrement complexe : le directeur du dispensaire, GrĂ©goire Ichok. Ce n’est sans doute pas demain la veille qu’on disposera d’une biographie de ce mĂ©decin lituanien d’origine juive nĂ© en 1892 Ă  Marijampolė. On sait que les relations entre Ichok et son subordonnĂ© Destouches furent exĂ©crables. Rien d’étonnant Ă  cela, d’autant que c’est la municipalitĂ© communiste qui nomma ce laudateur de la mĂ©decine soviĂ©tique Âč Ă  la tĂȘte du dispensaire flambant neuf. C’est dire si aprĂšs la parution de Mea culpa, la situation devint intenable. Membre actif de la Ligue contre l’antisĂ©mitisme, Ichok Ă©tait un ami personnel du dĂ©putĂ© socialiste Salomon Grumbach, vice-prĂ©sident de la Commission des affaires Ă©trangĂšres. Lequel soutint sa demande de naturalisation. NaturalisĂ© français en mars 1928, il est nommĂ© directeur du dispensaire de Clichy six mois plus tard. PassionnĂ© de mĂ©decine sociale, Ichok est l’auteur de nombreuses Ă©tudes sur la question ÂČ. Le 10 janvier 1940, il se suicide en croquant une capsule de cyanure. L’homme Ă©tait profondĂ©ment dĂ©pressif. DĂ©pression apparemment accentuĂ©e par le contexte international Âł. Une destinĂ©e assurĂ©ment plus captivante que celle de la modeste AimĂ©e Paymal !

Marc LAUDELOUT

‱ Vincent Jolit, Clichy, Éditions de la Martiniùre, 2013, 144 pages (14,90 €)

 

1. Cf. (entre autres) Alexandre Roubakine et Georges [sic] Ichok, « L’accroissement naturel de la population en URSS », La Revue d’HygiĂšne et de MĂ©decine prĂ©ventive, n° 10, dĂ©cembre 1937.

2. Ainsi, en fĂ©vrier 1933, une journaliste se rend au dispensaire pour y rencontrer l’auteur de La Protection de l’enfance dans une commune de banlieue (Éd. G. Doin, 1933). Cf. HĂ©lĂšne Bory, « Dans un dispensaire avec L.-F. CĂ©line et le Dr Ichok », Paris-Midi, 22 fĂ©vrier 1933.

3. « Il est vraisemblable que les Ă©vĂ©nements qui ont marquĂ© la fin de l’annĂ©e 1939 n’ont pas Ă©tĂ© sans amener sa disparition prĂ©maturĂ©e ainsi que le donnait Ă  entendre M. Barrier, ancien prĂ©sident de l’AcadĂ©mie de MĂ©decine, au cours de l’incinĂ©ration au colombarium du PĂšre-Lachaise, le 17 janvier 1940 » in Dr R[enĂ©] Hazemann, « NĂ©crologie. GrĂ©goire Ichok », Journal de la sociĂ©tĂ© statistique de Paris, tome 81 (1940), pp. 105-106. L’auteur de cette nĂ©crologie Ă©tait chef du cabinet technique de la SantĂ© publique et de l’Éducation physique sous le Front populaire. Notons Ă  ce propos que GrĂ©goire Ichok Ă©tait le conseiller de Jean Zay, ministre de la SantĂ© publique dudit Front populaire.

 

© Extrait du Bulletin célinien, octobre 2013.

Abonnement : 55 €.

Le Bulletin célinien, c/o M. Laudelout, Bureau Saint-Lambert, B.P. 77, 1200 Bruxelles.

Jean Guénot.jpg

Hommage Ă  Jean Guenot

Marc Laudelout

 

Il est notre vĂ©tĂ©ran du cĂ©linisme. NĂ© en 1928 (quelques annĂ©es avant AlmĂ©ras, Gibault, Hanrez et Godard), Jean Guenot est l’un des derniers cĂ©linistes Ă  avoir rencontrĂ© le grand fauve. Il n’avait alors qu’une trentaine d’annĂ©es et, comme le releva Jean-Pierre Dauphin, il fut l’un de ceux qui, au cours de ces entretiens, renouvelĂšrent le ton de CĂ©line. Lequel n’avait Ă©tĂ© approchĂ© jusqu’alors que par des journalistes aux questions convenues.

 

Une quinzaine d’annĂ©es plus tard, il Ă©dita lui-mĂȘme son Louis-Ferdinand CĂ©line damnĂ© par l’écriture  qui lui vaudra d’ĂȘtre invitĂ© par Chancel, Mourousi et Polac.  L’annĂ©e du centenaire de la naissance de l’écrivain, il rĂ©cidiva avec CĂ©line, Ă©crivain arrivĂ©, ouvrage allĂšgre et iconoclaste. Professeur en Sorbonne,  Jean Guenot a oubliĂ© d’ĂȘtre ennuyeux. Ses cours sur la crĂ©ation de textes en tĂ©moignent Âč.

 

Au cours de sa longue traversĂ©e, Guenot s’est rĂ©vĂ©lĂ© journaliste, essayiste, romancier, auteur de fictions radiophoniques, animateur et unique rĂ©dacteur d’une revue d’information technique pour Ă©crivains pratiquants qui en est Ă  sa 27Ăšme annĂ©e de parution. Infatigable promeneur dans les contre-allĂ©es de la littĂ©rature, tel que l’a rĂ©cemment dĂ©fini un hebdomadaire Ă  fort tirage ÂČ.

 

Linguiste reconnu Âł, c’est son attention au langage et Ă  l’oralitĂ© qui fit de son premier livre sur CĂ©line une approche originale Ă  une Ă©poque oĂč l’écrivain ne suscitait guĂšre d’étude approfondie. Lorsqu’à l’aube des annĂ©es soixante, Jean Guenot s’y intĂ©resse, CĂ©line est loin d’ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un classique. Trente ans plus tard, les choses ont bien changĂ©. L’annĂ©e du centenaire, Guenot Ă©tablit ce constat : « Louis-Ferdinand CĂ©line est un Ă©crivain aussi incontestĂ© parmi ceux qui ne lisent pas que parmi ceux qui lisent ; parmi les snobs que parmi les collectionneurs ; parmi les chercheurs de plus-values les plus ardents que parmi les demandeurs les plus aigus de leçons en Ă©criture». Nul doute que lui, Guenot, se situe parmi ceux-ci. C’est qu’il est lui-mĂȘme Ă©crivain. Et c’est en Ă©crivain qu’il campe cette figure rĂ©vĂ©rĂ©e.

 

Un souvenir personnel. Si je ne l’ai rencontrĂ© qu’à deux ou trois reprises, comment ne pas Ă©voquer cet aprĂšs-midi du printemps 1999. Il Ă©tait l’un des participants de la « JournĂ©e CĂ©line » 4. Comme pour mes autres invitĂ©s, je commençai par lui poser une question. Ce fut la seule car il se livra Ă  une Ă©poustouflante improvisation pertinente et spirituelle Ă  la fois. Des applaudissements nourris et prolongĂ©s saluĂšrent son intervention. C’est dire s’il compte parmi les bons souvenirs des rĂ©unions cĂ©liniennes que j’organisai alors Ă  l’Institut de Gestion, quai de Grenelle.

 

On l’a longtemps confondu avec Jean GuĂ©henno. Sans doute la raison pour laquelle il abandonna l’accent aigu de son patronyme. Aujourd’hui  l’acadĂ©micien  – qui d’ailleurs ne se prĂ©nommait pas Jean mais Marcel ! –  n’est plus guĂšre lu.  Jean  Guenot, lui, l’est toujours par les cĂ©liniens. Et s’ils sont amateurs d’écrits intimes, ils n’ignorent pas davantage l’écrivain de talent qu’il est 5.

 

Marc LAUDELOUT

 

1. Ce cours en vingt leçons, diffusĂ© sur Radio Sorbonne, est disponible sous la forme de dix cassettes-audio diffusĂ©es par l’auteur. Prix : 80 €. Voir le site http://monsite.wanadoo.fr/editions.guenot.

2. Le Canard enchaßné, 5 juin 2013.

3. Clefs pour les langues vivantes, Éditions Seghers, coll. « Clefs », 1964.

4. Difficile de ne pas avoir la nostalgie de cette Ă©poque : outre Jean Guenot, mes invitĂ©s Ă©taient, ce 3 avril 1999, Éliane Bonabel, AndrĂ© Parinaud, Pierre Monnier, Paul Chambrillon, Anne Henry et Henri Thyssens, excusez du peu !

5. Le troisiĂšme tome de son autobiographie vient de paraĂźtre : Mornes saisons Ă©voque ses souvenirs de l’occupation et fait suite Ă  Sans intention et Ruine de Rome. Il y aura cinq tomes au total. Prix : 40 € chaque volume.

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Europe-Puissance

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Pour une Europe-puissance dans un monde multipolaire !

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Aymeric Chauprade à Boulevard Voltaire et consacré à la question de l'Europe au sein du monde multipolaire...

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

«En 1991, aprĂšs la chute de l’URSS, nous avons manquĂ© une chance historique »

Un monde bipolaire pouvait induire un possible choc des civilisations. Mais l’univers multipolaire qui s’annonce est-il forcĂ©ment plus rassurant ?

Le monde bipolaire n’était pas le choc des civilisations, il Ă©tait le choc de deux utopies mondialistes, le libĂ©ralisme et le socialisme planĂ©taires, chacune adossĂ©e Ă  la logique de puissance d’une nation motrice, les États-Unis et la Russie. Remarquez que la thĂ©orie du choc des civilisations a repris de l’actualitĂ© juste aprĂšs l’écroulement de l’Union soviĂ©tique, avec Samuel Huntington, quand prĂ©cisĂ©ment les AmĂ©ricains, pour ne pas voir leur alliance otanienne connaĂźtre le mĂȘme sort que le pacte de Varsovie, ont tentĂ© de rĂ©veiller les reprĂ©sentations civilisationnelles.

Ce qui s’est passĂ© Ă  partir de 1991 est assez simple. Le projet unipolaire amĂ©ricain (l’AmĂ©rique-monde) s’est accĂ©lĂ©rĂ©, et il lui a Ă©tĂ© offert d’un coup, par l’effondrement soviĂ©tique, des territoires immenses Ă  intĂ©grer dans l’OTAN, comme dans l’OMC. En opposition au projet unipolaire, les Ă©mergents importants – Russie, Chine, Turquie, Inde, BrĂ©sil – se sont mis Ă  reconstruire leur puissance rĂ©gionale et Ă  marcher vers la puissance. Seuls les EuropĂ©ens sont interdits de « puissance » par l’Union europĂ©enne et donc incapables de prĂ©parer l’Europe-puissance dont nous aurions besoin pour affronter les dĂ©fis Ă  venir. Bien sĂ»r que le monde multipolaire n’est pas plus rassurant que le monde bipolaire. Si nous voulons la paix, il faut en rĂ©alitĂ© l’équilibre des puissances. La bipolaritĂ© a reposĂ© sur l’équilibre de la terreur. La multipolaritĂ© doit reposer sur l’équilibre de toutes les puissances, nuclĂ©aires ou conventionnelles.

Est-ce l’occasion pour l’Europe, non pas de retrouver son rĂŽle dominant de naguĂšre, mais au moins de reprendre la main sur l’échiquier mondial ?

En 1991, aprĂšs l’écroulement de l’URSS, les EuropĂ©ens ont ratĂ© une chance historique. Ils pouvaient dĂ©cider de s’émanciper des États-Unis (sans se fĂącher avec eux, lĂ  n’est pas le but !) et construire une Europe-puissance. Mais avec le Royaume-Uni (le gĂ©nĂ©ral de Gaulle avait vu juste) et une logique d’élargissement Ă  l’Est (intĂ©gration horizontale) qui diluait tout effort d’intĂ©gration verticale, c’était impossible! Le triste bilan des 23 annĂ©es qui suivent la fin de l’ùre bipolaire, c’est que les EuropĂ©ens ont finalement abdiquĂ© leur souverainetĂ© non pour une « Europe-puissance », mais simplement pour s’arrimer aux USA et la dynamique d’élargissement de l’OTAN. Sur le continent eurasiatique il y a place pour trois blocs de puissance – l’Europe, la Russie et la Chine –, seulement les AmĂ©ricains n’en veulent surtout pas car ils perdraient alors la main sur l’histoire mondiale.

Ne serait-ce pas le moment, pour la France, de remettre Ă  l’honneur ses vieilles alliances : Turquie, AmĂ©rique latine, monde arabe ?

L’échec gĂ©opolitique, Ă©conomique, social de l’Union europĂ©enne doit nous imposer une remise en cause complĂšte du cadre actuel, fondĂ© sur le couple OTAN/UE. Nous devons retrouver notre souverainetĂ© nationale et proposer Ă  nos amis et partenaires europĂ©ens d’en faire autant (ce qu’ils feront dĂšs lors que nous le ferons), puis refonder le projet europĂ©en sur l’idĂ©e d’une Europe confĂ©dĂ©rale et d’un partenariat fort avec la Russie. Les Allemands peuvent ouvrir Ă  la France l’Europe centrale et orientale, tandis que nous pouvons aider les Allemands Ă  se dĂ©velopper outre-mer grĂące Ă  notre prĂ©sence mondiale (nous avons le deuxiĂšme espace maritime mondial derriĂšre les AmĂ©ricains, et une grande partie des ressources de demain est en mer). Un vĂ©ritable protectionnisme europĂ©en doit ĂȘtre mis en place sur le plan Ă©conomique. L’Europe de demain devra aussi avoir une vĂ©ritable flotte europĂ©enne reposant d’abord sur l’alliance de trois puissantes marines – française, allemande et russe – qui ensemble pourront peser autant que la flotte Ă©tats-unienne, nous assurer une prĂ©sence maritime mondiale et assurer la sĂ©curitĂ© de nos approvisionnements. Tant que nous dĂ©pendrons de la thalassocratie amĂ©ricaine, nous ne serons pas indĂ©pendants.

Contrairement Ă  ce que l’on entend souvent, les souverainistes ne sont pas opposĂ©s Ă  l’idĂ©e europĂ©enne, bien au contraire. Ils veulent simplement la refonder sur un authentique projet de civilisation (les racines chrĂ©tiennes de l’Europe, l’affirmation de nos identitĂ©s) autant que de puissance (la puissance ne signifie pas l’agression !), tenant compte des rĂ©alitĂ©s nationales et des complĂ©mentaritĂ©s possibles entre nations europĂ©ennes. La preuve mĂȘme que l’Union europĂ©enne est en train de tuer la puissance europĂ©enne, c’est que tous les budgets de dĂ©fense nationaux europĂ©ens sont en train de s’effondrer sans qu’aucune dĂ©fense europĂ©enne n’émerge en Ă©change ! Il y a une rĂšgle simple dans la vie, c’est que si un systĂšme en place depuis maintenant plus de vingt ans a produit un effondrement identitaire, Ă©conomique, social, gĂ©opolitique de l’Europe, c’est qu’il n’est pas bon et qu’il faut en changer sans plus tarder.

Aymeric Chauprade, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 11 décembre 2013)

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Déserteurs

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Wolfgang KAUFMANN:

Une étude sur les déserteurs des armées alliées pendant la deuxiÚme guerre mondiale

L’historien Charles Glass a examinĂ© le sort des 150.000 dĂ©serteurs des armĂ©es britanniques et amĂ©ricaines pendant la seconde guerre mondiale

TheDeserters_300dpi.jpgEn Allemagne, on dresse depuis 1986 des monuments aux dĂ©serteurs allemands de la seconde guerre mondiale. En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, personne, jusqu’il y a peu, ne voulait aborder cette thĂ©matique historique des dĂ©serteurs des armĂ©es de la coalition anti-hitlĂ©rienne. Charles Glass, ancien correspondant d’ABC pour le Moyen Orient, otage de milices chiites au Liban pendant 67 jours en 1987, vient d’innover en la matiĂšre: il a brisĂ© ce tabou de l’histoire contemporaine, en racontant par le menu l’histoire des 50.000 militaires amĂ©ricains et des 100.000 militaires britanniques qui ont dĂ©sertĂ© leurs unitĂ©s sur les théùtres d’opĂ©ration d’Europe et d’Afrique du Nord. Le chiffre de 150.000 hommes est Ă©norme: cela signifie qu’un soldat sur cent a abandonnĂ© illĂ©galement son unitĂ©.

Chez les AmĂ©ricains, constate Glass, les dĂ©serteurs ne peuvent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des lĂąches ou des tire-au-flanc; il s’agit souvent de soldats qui se sont avĂ©rĂ©s des combattants exemplaires et courageux, voir des idĂ©alistes qui ont prouvĂ© leur valeur au front. Ils ont flanchĂ© pour les motifs que l’on classe dans la catĂ©gorie “SNAFU” (“Situation Normal, All Fucked Up”). Il peut s’agir de beaucoup de choses: ces soldats dĂ©serteurs avaient Ă©tĂ© traitĂ©s bestialement par leurs supĂ©rieurs hiĂ©rarchiques incompĂ©tents, leur ravitaillement n’arrivait pas Ă  temps, les conditions hygiĂ©niques Ă©taient dĂ©plorables; aussi le fait que c’était toujours les mĂȘmes unitĂ©s qui devaient verser leur sang, alors que personne, dans la hiĂ©rarchie militaire, n’estimait nĂ©cessaire de les relever et d’envoyer des unitĂ©s fraĂźches en premiĂšre ligne.

Dans une telle situation, on peut comprendre la lassitude des dĂ©serteurs surtout que certaines divisions d’infanterie en France et en Italie ont perdu jusqu’à 75% de leurs effectifs. Pour beaucoup de GI’s appartenant Ă  ces unitĂ©s lourdement Ă©prouvĂ©es, il apparaissait normal de dĂ©serter ou de refuser d’obĂ©ir aux ordres, mĂȘme face Ă  l’ennemi. Parmi les militaires qui ont rĂ©fusĂ© d’obĂ©ir, il y avait le Lieutenant Albert C. Homcy, de la 36Ăšme division d’infanterie, qui n’a pas agi pour son bien propre mais pour celui de ses subordonnĂ©s. Il a comparu devant le conseil de guerre le 19 octobre 1944 Ă  Docelles, qui l’a condamnĂ© Ă  50 ans de travaux forcĂ©s parce qu’il avait refusĂ© d’obĂ©ir Ă  un ordre qui lui demandait d’armer et d’envoyer Ă  l’assaut contre les blindĂ©s allemands des cuisiniers, des boulangers et des ordonnances sans formation militaire aucune.

Au cours de l’automne 1944, dans l’US Army en Europe, il y avait chaque mois prĂšs de 8500 dĂ©serteurs ou de cas d’absentĂ©isme de longue durĂ©e, Ă©galement passibles de lourdes sanctions. La situation Ă©tait similaire chez les Britanniques: depuis l’offensive de Rommel en Afrique du Nord, le nombre de dĂ©serteurs dans les unitĂ©s envoyĂ©es dans cette rĂ©gion a augmentĂ© dans des proportions telles que toutes les prisons militaires du Proche Orient Ă©taient pleines Ă  craquer et que le commandant-en-chef Claude Auchinleck envisageait de rĂ©tablir la peine de mort pour dĂ©sertion, ce qui n’a toutefois pas Ă©tĂ© acceptĂ© pour des motifs de politique intĂ©rieure (ndt: ou parce que les Chypriotes grecs et turcs ou les Juifs de Palestine avaient Ă©tĂ© enrĂŽlĂ©s de force et en masse dans la 8Ăšme ArmĂ©e, contre leur volontĂ©?). Les autoritĂ©s britanniques ont dĂšs lors Ă©tĂ© forcĂ©es d’entourer tous les camps militaires britanniques d’une triple rangĂ©e de barbelĂ©s pour rĂ©duire le nombre de “fuites”.

Le cauchemar du commandement alliĂ© et des dĂ©cideurs politiques de la coalition anti-hitlĂ©rienne n’était pas tellement les dĂ©serteurs proprement dits, qui plongeaient tout simplement dans la clandestinitĂ© et attendaient la fin de la guerre, mais plutĂŽt ceux d’entre eux qui se liguaient en bandes et se donnaient pour activitĂ© principale de piller la logistique des alliĂ©s et de vendre leur butin au marchĂ© noir. La constitution de pareilles bandes a commencĂ© dĂšs le dĂ©barquement des troupes anglo-saxonnes en Italie, oĂč les gangs de dĂ©serteurs amorcĂšrent une coopĂ©ration fructueuse avec la mafia locale. Parmi elles, le “Lane Gang”, dirigĂ© par un simple soldat de 23 ans, Werner Schmeidel, s’est taillĂ© une solide rĂ©putation. Ce “gang” a rĂ©ussi Ă  s’emparer d’une cassette militaire contenant 133.000 dollars en argent liquide. A l’automne 1944, ces attaques perpĂ©trĂ©es par les “gangs” a enrayĂ© l’offensive du GĂ©nĂ©ral Patton en direction de l’Allemagne: des dĂ©serteurs amĂ©ricains et des bandes criminelles françaises avaient attaquĂ© et pillĂ© les vĂ©hicules de la logistique amenant vivres et carburants.

La situation la plus dramatique s’observait alors dans le Paris “libĂ©rĂ©â€, oĂč rĂ©gnait l’anarchie la plus totale: entre aoĂ»t 1944 et avril 1945, la “Criminal Investigation Branch” de l’armĂ©e amĂ©ricaine a ouvert 7912 dossiers concernant des dĂ©lits importants, dont 3098 cas de pillage de biens militaires amĂ©ricains et 3481 cas de viol ou de meurtre (ou d’assassinat). La plupart de ces dossiers concernaient des soldats amĂ©ricains dĂ©serteurs. La situation Ă©tait analogue en Grande-Bretagne oĂč 40.000 soldats britanniques Ă©taient entrĂ©s dans la clandestinitĂ© et Ă©taient responsables de 90% des dĂ©lits commis dans le pays. Pour combattre ce flĂ©au, la justice militaire amĂ©ricaine s’est montrĂ©e beaucoup plus sĂ©vĂšre que son homologue britannique: de juin 1944 Ă  l’automne 1945, 70 soldats amĂ©ricains ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s pour avoir commis des dĂ©lits trĂšs graves pendant leur pĂ©riode de dĂ©sertion. La masse Ă©norme des dĂ©serteurs “normaux” Ă©tait internĂ©e dans d’immenses camps comme le “Loire Disciplinary Training Center” oĂč sĂ©journait 4500 condamnĂ©s. Ceux-ci y Ă©taient systĂ©matiquement humiliĂ©s et maltraitĂ©s. Des cas de dĂ©cĂšs ont Ă©tĂ© signalĂ©s et attestĂ©s car des gardiens ont Ă  leur tour Ă©tĂ© traduits devant des juridictions militaires. En Angleterre, la chasse aux dĂ©serteurs s’est terminĂ©e en pantalonnade: ainsi, la police militaire britannique a organisĂ© une gigantesque razzia le 14 dĂ©cembre 1945, baptisĂ©e “Operation Dragnet”. RĂ©sultat? Quatre arrestations! Alors qu’à Londres seulement, quelque 20.000 dĂ©serteurs devaient se cacher.

Au dĂ©but de l’annĂ©e 1945, l’armĂ©e amĂ©ricaine se rend compte que la plupart des dĂ©serteurs condamnĂ©s avaient Ă©tĂ© de bons soldats qui, vu le stress auquel ils avaient Ă©tĂ© soumis pendant de trop longues pĂ©riodes en zones de combat, auraient dĂ» ĂȘtre envoyĂ©s en clinique plutĂŽt qu’en dĂ©tention. Les psychologues entrent alors en scĂšne, ce qui conduit Ă  une rĂ©vision de la plupart des jugements qui avaient condamnĂ© les soldats Ă  des peines entre 15 ans et la perpĂ©tuitĂ©.

En Grande-Bretagne, il a fallu attendre plus longtemps la rĂ©habilitation des dĂ©serteurs malgrĂ© la pression de l’opinion publique. Finalement, Churchill a cĂ©dĂ© et annoncĂ© une amnistie officielle en fĂ©vrier 1953.

Wolfgang KAUFMANN.

(article paru dans “Junge Freiheit”, n°49/2013; http://www.jungefreiheit.de ).

Charles GLASS, The Deserters. A hidden history of World War II,Penguin Press, New York, 2013, 380 pages, ill., 20,40 euro.

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Epuration républicaine

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1914-1918 l'épuration républicaine
 
par Frédéric WINKLER
 
Ex: http://anti-mythes.blogspot.com
 
AprĂšs le populicide de la rĂ©volution, ses horreurs, ses tanneries de peaux humaines et ses dĂ©portations, les massacres et les souffrances des ouvriers, le Camp de Conlie, la Commune, le dĂ©sastre de 1870, arrive la guerre de 1914-1918. Ouvrons la tĂ©nĂ©breuse page continuant l’épuration rĂ©publicaine. En prĂ©sence de la dĂ©formation historique Ă  laquelle nous assistons quotidiennement, il est bon et utile de rappeler que la RĂ©publique en France est le rĂ©gime le plus inhumain, le plus meurtrier, le plus sanglant de notre histoire. Il a Ă©tĂ© en mĂȘme temps le plus ingrat, le plus inique et le plus odieux envers ses combattants et fidĂšles. Ce rĂ©gime n'hĂ©sita pas Ă  sacrifier inutilement les patriotes, allant mĂȘme jusqu’à imaginer de brĂ»ler leur femmes dans les fours, durant la rĂ©volution par furie sanguinaire !!!
 
Comme la rĂ©publique semble avoir oubliĂ© ses alliĂ©s dans les milliers de Serbes, venus mourir chez nous. Il n’y a pas si longtemps, c’est Ă  force de bombardements que nous les avons remerciĂ©s. La Sainte Russie envoya des forces venues nous rejoindre aussi pour faire face aux prussiens. Le Tsar fut lamentablement abandonnĂ© parce que monarque sans doute, par une rĂ©publique agissant contre les trĂŽnes. L’Allemagne soutiendra d’ailleurs les rĂ©volutionnaires, cassant ainsi le conflit sur le front oriental et ramenant ses forces sur nous
 Nous abandonnerons, dans les annĂ©es qui suivront, nos alliĂ©s russes, dans une atroce guerre civile, dont les armĂ©es blanches, sauveront l’honneur. La rĂ©publique fit germer la rĂ©volution russe par ses idĂ©es qui, par l’attrait de fausse libertĂ© d’abord, entraĂźne les peuples vers les catastrophes les plus sanguinaires. A croire que les peuples n’ont pas de mĂ©moire, cette horreur laissera au monde l’image symbolique de l’innocence du TsarĂ©vitch, comme jadis Louis XVII, et de ses sƓurs massacrĂ©s, au nom d’une idĂ©ologie infernale, crĂ©ant les pires rĂ©gimes dictatoriaux, massacrant les peuples, aux ordres cachĂ©s de puissances d’argent

 
70140953_p.jpgEn 1912, nos dirigeants savaient qu'ils allaient engager la France dans une grande guerre. Mais, les Ă©lections approchant, ils s'efforçaient de tromper l'opinion publique. Sans entrer dans un quelconque dĂ©bat idĂ©ologique, mais les Ă©vĂšnements des Inventaires contre les catholiques, purgeant l’armĂ©e d’officiers Ă©cartĂ©s par religion, l’affaire des Fiches, l’Affaire Dreyfus affaiblissant nos services de renseignement et encore l’armĂ©e, permirent Ă  l’Allemagne d’avoir la supĂ©rioritĂ© sur notre pauvre pays dĂ©jĂ  bien affaibli. 1914 c’est la Mobilisation GĂ©nĂ©rale. DĂšs les premiers jours de la guerre, la France paysanne fut atteinte de plein fouet par cet appel aux armes. AussitĂŽt la dĂ©claration de guerre, 30 % de la population active masculine est retirĂ©e en quelques jours des usines et des champs. Sur les 5 200 000 actifs masculins c’est entre 1 500 000 et 2 millions qui quittent leurs fermes et cela dans les premiers jours du mois d’aoĂ»t, en pleine moisson. On se demande d’ailleurs pourquoi le gouvernement rĂ©publicain procĂ©dait si soudainement Ă  cette « levĂ©e en masse » puisque par ailleurs il croyait, comme la plupart des tĂȘtes pensantes de l’époque, que le conflit ne durerait que quelques mois. Il faut voir, dans l’improvisation et le dĂ©sordre qui marquĂšrent les premiers jours de la Grande Guerre, Ă  la fois l’impĂ©ritie et l’incapacitĂ© du personnel politique rĂ©publicain, Ă  l’instar des « grands ancĂȘtres» faisant face 122 ans plus tĂŽt dans la plus complĂšte anarchie aux conflits qu’ils avaient eux-mĂȘmes provoquĂ©e.
 
D’autre part l’influence des idĂ©ologies contradictoires secrĂ©tĂ©es par l’esprit rĂ©volutionnaire et dĂ©mocratique : entre le pseudo-patriotisme jacobin sacrifiant criminellement toute la jeunesse du pays au nom de la « Nation en armes» et un pacifisme humanitaire, vague et utopique, inspirant au gouvernement de la IIIe RĂ©publique l’ordre absurde du recul des armĂ©es françaises de 10 km en-deçà de la frontiĂšre afin de prouver au monde la volontĂ© pacifique de la France ! N’oublions pas aussi que lors des premiers mois de la guerre, l’équipement du soldat français, Ă©tait constituĂ© entre-autre d’un simple kĂ©pi et d’un pantalon rouge garance datant de la fin du XIXĂšme siĂšcle, cela maintenu par la volontĂ© des dĂ©putĂ©s rĂ©publicains en souvenir des grandes heures de la RĂ©volution
 La cavalerie chargeait les lignes ennemis Ă  cheval le sabre au clair, alors qu’en face les Allemands avaient dĂ©jĂ  des tenues camouflĂ©es, un casque et des mitrailleuses, positionnĂ©es en premiĂšres lignes, alors que nous y mettions notre infanterie ? VoilĂ  qui en dit long sur le dĂ©clin des Ă©lites militaires françaises depuis la fin de l’Ancien RĂ©gime et les Ă©popĂ©es NapolĂ©oniennes, qui d’ailleurs, avaient profitĂ©s largement des avancĂ©es technologiques et de l’armĂ©e professionnelle de nos rois.
 
Les allemands profitĂšrent, par leurs observateurs, des avancĂ©es modernes des conflits mondiaux comme la guerre de SĂ©cession qui terrassa l’AmĂ©rique de 1861 Ă  1865. Nous n’aborderont pas ni les scandales incessants ni l’instabilitĂ© de l’Etat rĂ©publicain, ni l’argent de l’Allemagne soudoyant les journaux français afin d’empĂȘcher tout retour monarchique en France
 « Partis pour Berlin la fleur au fusil » et dans le plus complet dĂ©sordre, les paysans français furent rapidement victimes d’un des plus grands massacre du XXĂšme siĂšcle qui se rĂ©vĂšlera particuliĂšrement riche en la matiĂšre. En 1918, aprĂšs quatre ans de furieuses batailles et d’atroces boucheries, 3 millions de paysans sont mobilisĂ©s, soit 60% du recensement de 1910 et, quand le 11 novembre 1918, survint l’armistice, il y avait un million et demi de morts, dont 20% de Bretons, dĂ©sirait-on se dĂ©barrasser des fils de chouans ? et d’innombrables blessĂ©s et estropiĂ©s Ă  vie. Comme l’écrivit Henri Servien dans sa Petite histoire de France : « On peut labourer les friches et reconstruire mais les pertes humaines sont irrĂ©parables. Toute une gĂ©nĂ©ration ardente et gĂ©nĂ©reuse, une jeunesse d’élite Ă©tait disparue. Elle ne fut pas remplacĂ©e et l’élan du pays fut brisĂ©. »
 
Car le problĂšme Ă©tait bien lĂ  ! A l’époque des Rois, il n’y avait pas de mobilisation gĂ©nĂ©rale. Au Moyen-Âge seul les nobles et les seigneurs avaient le droit de faire la Guerre. Plus tard c’est un systĂšme de recrutement dans les campagnes qui permit de grossir les rangs des rĂ©giments en fonction des besoins de l’armĂ©e. Le paysan avait le choix d’aller se battre ou non. Avec l’arrivĂ© de la rĂ©publique, c’est la conscription qui rĂšgne, de 18 Ă  60 ans, on peut ĂȘtre envoyĂ© Ă  la mort, depuis la fameuse levĂ©e en masse des 300 000 hommes en 1793, contre lequel s’était insurgĂ©e la VendĂ©e. Du reste, quand on a plus d’homme on mobilise les adolescents comme le fera NapolĂ©on avec ses « Marie-Louise », qui seront dĂ©cimĂ© Ă  Leipzig ! Anatole France dĂ©nonçait lui-mĂȘme ce systĂšme en ces termes : « La honte des rĂ©publiques et des empires, le crime des crimes sera toujours d’avoir tirĂ© un paysan de la paix dorĂ© de ses champs et de sa charrue et de l’avoir enfermĂ© entre les murs d’une caserne pour lui apprendre Ă  tuer un homme »
 
Ces guerres souvent plus idĂ©ologiques qu'utiles coĂ»tĂšrent sept invasions de plus en plus ruineuses et dĂ©chirantes. Seule la pĂ©riode monarchique, qui va de 1815 Ă  1848, reprĂ©sentait une pĂ©riode de paix et de libĂ©ration en supprimant le service militaire obligatoire. A part cette transition, la rĂ©publique n’apportait que guerres, luttes civiles et misĂšre
 C’est donc au nom de la LibertĂ© et des Droits de l’Homme, que le français de 1914 avait perdu sa libertĂ© d’aller ou de ne pas aller Ă  la guerre ! Les rĂ©publicains proclamĂšrent « l’union sacrĂ©e » afin d’exiger de la part des opposants politiques de ne plus attaquer la rĂ©publique durant la guerre et d’observer un comportement neutre face au gouvernement. Charles Maurras, leader du mouvement royaliste et nationaliste « l’Action française » acceptera cette union sacrĂ©e qu’il qualifiera de « compromis nationaliste ». Ce choix s’avĂšrera catastrophique car non seulement les royalistes se firent massacrer en premiĂšre ligne, la rĂ©publique voyant avec satisfaction disparaitre l’élite insurrectionnel royaliste, mais le maintien d’une annĂ©e de plus dans la guerre rĂ©vĂšlera les buts cachĂ©s du conflit : la destruction de la monarchie Autrichienne. L’historien Pierre BĂ©cat mit en Ă©vidence l’escroquerie de cette union sacrĂ©e en rappelant cet Ă©pisode : Le ministre Viviani s'Ă©criait : «Tous les rĂ©actionnaires se font tuer», et GĂ©raud Richard ami du futur ministre de l'Armement Albert Thomas rĂ©pondait : « Pendant ce temps nous bourrons de copains toutes les administrations ».
 
C’est en 1917, que le nouvel empereur, Charles d'Autriche, fit des offres de paix sĂ©parĂ©e Ă  la France. Le Prince Sixte de Bourbon, qui avait servi d'intermĂ©diaire, a publiĂ©, Ă  ce sujet, tout un ouvrage : L'Offre de Paix sĂ©parĂ©e de l'Autriche, avec deux lettres autographes de l'Empereur et une du Comte Czernin. C'Ă©tait une occasion inespĂ©rĂ©e d'arrĂȘter la tuerie, de rĂ©cupĂ©rer nos anciennes provinces, d'en finir avec la domination prussienne et d'en revenir Ă  une Ăšre de paix Ă©quilibrĂ©e, grĂące Ă  l'accord franco-autrichien. Mais l'Autriche Ă©tait catholique. II fallait donc sauver un Etat protestant. Dans les salons de la BĂ©chellerie, le vieux Rapport disait (v. livre citĂ©) : «...L'Allemagne ne sera pas battue, elle ne peut pas l'ĂȘtre, sa dĂ©faite marquerait une rĂ©gression de l'esprit humain. Songez, le pays de Kant, de Fichte, de Schopenhauer. » Si les poilus avaient su qu'ils faisaient la guerre pour cela !...
 
Et ce fut dans ces conditions que la RĂ©publique fit massacrer un million d'hommes de plus, pour en arriver Ă  perdre la paix et, par le TraitĂ© de Versailles, Ă  jeter les bases d'une nouvelle guerre. Jacques Bainville en fit la prophĂ©tie
 Tel Ă©tait l’état d’esprit des dirigeants de la rĂ©publique.
 
En 1917, il y eut des mutineries. De vĂ©ritables hĂ©ros, oui nous disons bien des hĂ©ros, ont Ă©tĂ© fusillĂ©s, voici dans quelles conditions. On les envoyait Ă  l'attaque, aprĂšs leur avoir promis une permission. Ils en revenaient aprĂšs avoir perdu leurs copains et la promesse Ă©tait oubliĂ©e. Il fallait recommencer le lendemain, et puis encore les jours suivants, inlassablement envoyer les maris, les fils, les frĂšres, les cousins et les oncles au carnage. Toujours nos fantassins face aux mitrailleuses allemandes, canons chargĂ©s Ă  mitraille et gaz destructeurs qui se rĂ©galaient. Charger continuellement, inutilement sous le commandement quelquefois de gĂ©nĂ©raux stupides, comme par une volontĂ© de faire disparaitre le peuple de France dans un dĂ©luge de feu. Finalement, les malheureux survivants, voyant que misĂ©ricorde se perdait et qu'on se moquait d'eux, se mutinĂšrent. Clemenceau, dont Daudet disait qu’il Ă©tait « Un calcul biliaire sculptĂ© dans une tĂȘte de mort » et autres complices s'Ă©taient fait la main jadis contre les ouvriers, Ă  Villeneuve-Saint-Georges, Ă  Draveil-Vigneux, on tire sur les ouvriers et la fusillade des viticulteurs Ă  Narbonne en 1907. La rĂ©publique fut le plus antisocial des rĂ©gimes que la France connut. Quelques poilus de plus ou de moins ne pesaient pas lourd Ă  cette Ă©poque. « Je fais la guerre, je fais toujours la guerre », disait ClĂ©menceau le 8 mars 1918 Ă  la tribune de l’AssemblĂ©e, pour rĂ©sumer son jusqu'au-boutisme. Pendant qu’il « faisait la guerre » les poilus eux se faisaient massacrer au front, Ă  moitiĂ© enterrĂ©s dans l’humiditĂ© et la boue, dans la fureur des combats, sous un dĂ©luge de feu de sang en affrontant le froid.
 
guerre_1418.jpgDepuis la plus haute antiquitĂ©, il n'y a pas de rĂ©gime au monde qui ait fait massacrer autant d'hommes que les RĂ©publiques en France. Aussi bien Ă  l'intĂ©rieur qu'Ă  l'extĂ©rieur. Lorsque les Spartiates en danger avaient fait appel aux Ilotes, ils ne se comportaient pas plus ignominieusement envers eux que l'on fait les RĂ©publiques avec les combattants de la grande guerre. Dans un numĂ©ro de cette remarquable publication qu'est «le Touring Club de France», Yvan Christ a dĂ©crit «Les Invalides», créées par Louis XIV pour des anciens combattants qui n'Ă©taient, Ă  cette Ă©poque-lĂ , que des mercenaires, et que l'on traitait avec mille fois plus d'Ă©gards que les Anciens combattants d'aujourd'hui. L’humanitĂ© des rois de France Ă©tait telle, que Louis XV, fut aprĂšs Fontenoy plĂ©biscitĂ© comme grand humaniste europĂ©en grĂące au fait qu’il fit soigner avec grande attention tous les blessĂ©s ennemis, jusqu’à mettre Ă  disposition son propre mĂ©decin

 
De 1914 Ă  1919, la rĂ©publique a traitĂ© les blessĂ©s comme s'ils Ă©taient pis que des galĂ©riens. Des boiteux, des blessĂ©s de la face, du ventre, des trĂ©panĂ©s Ă©taient brutalement renvoyĂ©s au front et s'entendaient dire : « Quand vous y serez, vous vous ferez Ă©vacuer.» Il fallait des hommes ! Des prisonniers Ă  leur tour passĂšrent en conseil de guerre, comme Ă©tant suspects de s'ĂȘtre rendus. De 1919 Ă  1940, et mĂȘme ultĂ©rieurement, les blessĂ©s de guerre ont Ă©tĂ© traitĂ©s comme du bĂ©tail. Nombreux sont ceux qui ont Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©s au passage de certificats d'origine de blessure ou d'autres piĂšces qu'ils n'ont pu rĂ©cupĂ©rer. On leur marchande un pourcentage d'invaliditĂ© comme un morceau de sucre en temps de disette. De grands blessĂ©s, qui traĂźnent leur misĂšre durant plus de cinquante ans, n'ont mĂȘme pas et n'auront jamais la LĂ©gion d'honneur rĂ©servĂ©e Ă  des chanteurs, banquiers, comiques ou serviteurs du rĂ©gime...
 
On se demande ce que penserait Louis XIV qui avait créé les Invalides pour le respect de ses soldats. Et Napoléon pour qui la Légion d'honneur devait récompenser surtout les faits de guerre...
 
C'est bien en vĂ©ritables ilotes que la RĂ©publique a transformĂ© ses combattants. Quant Ă  ceux de la guerre de 1914, elle a attendu ce jour fatidique oĂč ils ont tous disparu, pour entamer son hypocrite mascarade d’hommage au centenaire de la Grande Guerre, en cette annĂ©e 2014.
 
Mais arrĂȘtons-nous un instant, pensons Ă  la vie que fut celle de tous ceux qui survĂ©curent, handicapĂ©s ou non, ne pouvant retrouver les fonctions d’avant le conflit et pensant chaque nuit Ă  leur copains rĂąlant dans les tranchĂ©es embouĂ©es ou mourant ignorĂ©s de tous, abandonnĂ©s. Demandez-vous, ce que fut la vie de ces femmes, mĂšres ou Ă©pouses, sƓurs ou fiancĂ©e devant l’attente interminable des portraits et photos. Elles devaient trouver le temps long devant les minutes et les heures interminables dĂ©filant avant un retour Ă©ventuel ou l’horrible nouvelle. Et toutes celles qui resteront seules Ă  jamais, blessĂ©s jusqu’au plus profond d’elles-mĂȘmes devant l’indiffĂ©rence d’un systĂšme qui n’a rien d’humain, puisque bĂąti sur le sang
 Et toutes celles qui attendront des nouvelles qui n’arriveront jamais car nombreux seront disparus tout simplement

 
Demain il y aura trĂšs certainement de futures guerres Ă  mener car ainsi vont les hommes, et l’histoire de notre pays nous le prouve. Alors il ne tient qu’à nous de ne pas tomber dans le panneau. Ce jour-lĂ , c’est la rĂ©publique qu’il faudra combattre et surtout ne plus commettre l’erreur de la confondre avec la France. Il n’y a pas de rĂ©gime idĂ©al mais seulement des gouvernements plus humains. Il ne tient qu’à vous de dĂ©couvrir comment vivaient nos ancĂȘtres afin de comprendre combien la rĂ©volution et la rĂ©publique vous a menti. Le rĂšgne de l’usure et de l’argent dirige la rĂ©publique aux ordres du nouvel ordre mondial, libĂ©rez-vous et brisez vos chaĂźnes. Ouvrez les archives, textes, Ă©lections, guildes, contrats, droits corporatifs d’avant 1789 et vous comprendrez que seul un Roi peut ĂȘtre humain

 
Notre jour viendra
 
Frédéric Winkler
 
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Hergé/Lotus bleu

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TINTIN AU PAYS DU LOTUS BLEU
 
L’ Ɠuvre d’HergĂ© dĂ©cryptĂ©e


Rémy Valat
Ex: http://metamag.fr

Le Lotus bleu (ou Les aventures de Tintin, reporter, en ExtrĂȘme-Orient) est l’un des premiers albums Ă©crits par Georges RĂ©mi (dit HergĂ©, 1907-1983) : la premiĂšre Ă©dition est parue par Ă©pisode dans la revue du Petit VingtiĂšme entre le 2 aoĂ»t 1934 et le 17 octobre 1935. 


Cette publication originelle de 126 planches noir et blanc a Ă©tĂ© mise en couleur en 1946, c’est la version actuelle, la plus connue de cette bande dessinĂ©e. À la diffĂ©rence de ses premiĂšres rĂ©alisations, et en particulier Tintin au Congo oĂč abondes poncifs et prĂ©jugĂ©s, Georges RĂ©mi a fait pour cet album un rĂ©el effort documentaire. GrĂące Ă  trois prĂȘtres, le pĂšre Wallez, qui assurait la parution du supplĂ©ment pour la jeunesse du Petit VingtiĂšme, l’abbĂ© Gosset, aumĂŽnier des Ă©tudiants chinois de Louvain et le pĂšre Neut, ancien secrĂ©taire d’un ministre de Sun Yat-Sen, devenu moine Ă  l’abbaye de Saint-AndrĂ© (prĂšs de Bruges), HergĂ© va s’informer sur les traditions et la sociĂ©tĂ© chinoises. Par l’intermĂ©diaire du second, il fait la connaissance d’un Ă©tudiant de ShangaĂŻ du mĂȘme Ăąge que lui, inscrit aux Beaux-Arts de Bruxelles et issu d’une famille catholique : Tchang Tchong-Jen. Tchang va initier le dessinateur belge Ă  la culture de son pays et lui esquisser des dĂ©cors et des environnements dĂ©taillĂ©s pour servir de cadre visuel aux futures planches. Cette rencontre a eu un impact sur le scĂ©nario qui se dĂ©roulera Ă  ShangaĂŻ, ville de Tchang Tchong-Jen ; et c’est en hommage Ă  son collaborateur chinois que Georges RĂ©mi baptise l’un des principaux hĂ©ros de l’aventure :  « Tchang ». 

L’univers et le contexte historique du Lotus Bleu relĂšve du reportage, ce qui explique en partie son succĂšs : l’atmosphĂšre de ShangaĂŻ, siĂšge des concessions amĂ©ricaines et europĂ©ennes (Britanniques et Françaises), est plus vraie que nature avec ses ruelles encombrĂ©es et ses fumeries d’opium (plus de 1 700 Ă©tablissements), dont on connaĂźt la tragique histoire : une drogue meurtriĂšre, sous contrĂŽle des puissances coloniales et ayant fait des ravages dans la population (entre 25 et 100 millions de toxicomanes, 5 Ă  20% de la population au XIXe siĂšcle) ; ce marchĂ© lucratif a Ă©tĂ© imposĂ© par la force : les guerres de l’opium ; il sera interdit en 1908, mais des trafics et des fumeries illicites perduraient encore Ă  l’époque de Tintin.

La bande dessinĂ©e a Ă©tĂ© Ă©crite au moment oĂč le Japon amorce son expansion territoriale en Chine : HergĂ© relate l’incident de Moukden (18 septembre 1931) : le sabotage de la voie ferrĂ©e perpĂ©trĂ© par les Japonais, lesquels en attribue la responsabilitĂ© au gouvernement chinois pour servir de prĂ©texte Ă  l’invasion de la Mandchourie. Mais l’auteur situe l’affaire dans les environs de ShangaĂŻ par souci de cohĂ©rence avec l’unitĂ© gĂ©ographique de l’album. Georges RĂ©mi prend parti contre TĂŽkyĂŽ et ne modifiera pas une bulle de son scĂ©nario, malgrĂ© les protestations japonaises.


 Les Ɠuvres d’HergĂ© ont Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©es sous toutes leurs coutures par de nombreux auteurs. Ces recherches ne sont pas sans rappeler Les mĂ©moires de Corto Maltese : dĂ©cryptage de l’univers historico-symbolique de Corto, imaginĂ© et mis en scĂšne par Hugo Pratt (Hugo Pratt est dĂ©cĂ©dĂ© en 1995 ; les MĂ©moires ont Ă©tĂ© Ă©ditĂ©es en 1998) : Corto sĂ©journe en Chine Ă  l’époque des Seigneurs de la Guerre (Corto MaltĂšse en SibĂ©rie). 


Patrick MĂ©rand, un Ă©diteur tintinophile et Li Xiaohan, une doctorante chinoise qui vit en France, nous offre une traduction des idĂ©ophonogrammes et un commentaire instructif et concis sur le contexte historique et culturel du Lotus Bleu. Les auteurs, outre leurs connaissances linguistiques, ont exhumĂ© des photographies d’époque, dont certaines ont servi de document de travail Ă  HergĂ©. Le Lotus Bleu dĂ©cryptĂ© est un livre instructif (centrĂ© sur la traduction des idĂ©ophonogrammes chinois) et sa lecture un moyen plaisant de (re)dĂ©couvrir la Chine des annĂ©es 1930. Il est vivement conseillĂ© de procĂ©der Ă  une lecture en parallĂšle avec la bande dessinĂ©e originale. 

Patrick Mérand et Li Xiaohan, Le Lotus Bleu décrypté, éditions Sepia.

 

 

Le témoignage du neveu d'Hergé

Herge16-171.jpgLe témoignage de George Rémi JUNIOR, le neveu d'Hergé, fils de son frÚre cadet, un militaire haut en couleur, cavalier insigne, auteur d'un manuel du parfait cavalier, est poignant, non seulement parce qu'il nous révÚle un Hergé "privé", différent de celui vendu par "Moulinsart", mais aussi parce qu'il révÚle bien des aspects d'une Belgique totalement révolue: sévérité de l'enseignement, difficulté pour un jeune original de se faire valoir dans son milieu parental, sauf s'il persévÚre dans sa volonté d'originalité (comme ce fut le cas...).

Sait-on notamment que le pĂšre de George RĂ©mi junior avait Ă©tĂ© chargĂ© d'entraĂźner les troupes belges Ă  la veille de l'indĂ©pendance congolaise? Et qu'il a flanquĂ© des officiers amĂ©ricains et onusiens, manu militari, Ă  la porte de son camp qui devait ĂȘtre rendu aux Congolais au nom des grands principes de la dĂ©colonisation?

Le tĂ©moignage du fils rebelle, opposĂ© Ă  son pĂšre, se mue en une tendresse magnifique quand la mort rĂŽde et va emporter la vie du fringant officier de cavalerie, assagi par l'Ăąge et heureux que son fiston soit devenu un peintre de marines reconnus et apprĂ©ciĂ©. George RĂ©mi Junior n'est pas tendre pour son oncle, certes, mais il avoue toute de mĂȘme, Ă  demi mot, qu'il en a fait voir des vertes et des pas mĂ»res au crĂ©ateur de Tintin.

Mais l'homme qui en prend plein son grade, dans ce tĂ©moignagne, n'est pas tant HergĂ©: c'est plutĂŽt l'hĂ©ritier du formidable empire hergĂ©en, l'Ă©poux de la seconde Ă©pouse d'HergĂ©. George RĂ©mi Junior entre dans de vĂ©ritables fureurs de Capitaine Haddock quand il Ă©voque cette figure qui, quoi qu'on en pense, gĂšre toute de mĂȘme bien certains aspects de l'hĂ©ritage hergĂ©en, avec malheureusement, une propension Ă  froisser cruellement des amis sincĂšres de l'oeuvre de George RĂ©mi Senior comme le sculpteur Aroutcheff, StĂ©phane Steeman (qui a couchĂ© ses griefs sur le papier...), les Amis d'HergĂ© et leur sympathique revue semestrielle. Dommage et navrant: une gestion collĂ©giale de l'hĂ©ritage par tous ceux qui ne veulent en rien altĂ©rer la ligne claire et surtout le message moral qui se profile derriĂšre le hĂ©ros de papier aurait Ă©tĂ© bien plus profitable Ă  tous...

George Rémi Junior rend aussi justice à Germaine Kiekens, la premiÚre épouse, l'ancienne secrétaire de l'Abbé Wallez, directeur du quotidien catholique "Le VingtiÚme SiÚcle", là tout avait commencé...

(RS)

George Rémi Jr, Un oncle nommé Hergé, Ed. Archipel, Paris, 2013 (Préface de Stéphane Steeman).

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Bauchau

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Robert Steuckers:

Hommage Ă  Henry Bauchau

 

Version abrégée de: http://robertsteuckers.blogspot.be/2012/10/henry-bauchau-un-temoin-sen-est-alle.html/ ).

 
NĂ© Ă  Malines en 1913, issu d’une vieille famille du Namurois, l’écrivain et poĂšte belge Henry Bauchau vient de dĂ©cĂ©der, le 21 septembre dernier, Ă  l’ñge respectable de 99 ans. Qui a-t-il Ă©tĂ©? Dans les annĂ©es 30, Henry Bauchau a militĂ© dans tous les cercles intellectuels non conformistes catholiques de Belgique romane, qui entendaient rĂ©pondre aux dĂ©fis du communisme et des autres totalitairsmes tout en embrayant sur les dĂ©sirs de justice sociale des jeunes gĂ©nĂ©rations. Cet ensemble de cercles cherchait Ă  actualiser le discours de la “Jeune Droite” de Henry Carton de Wiart, nĂ©e, comme le mouvement “daensiste” d’Alost, dans le sillage de l’encyclique papale “Rerum Novarum”. Cette “Jeune Droite” d’avant 1914 avait le souci traditionnel de l’éthique –le catholique doit demeurer inĂ©branlable face au mal et au pĂ©ché— mais n’était nullement anti-sociale, Ă  l’instar des catholiques libĂ©raux autour de Charles Woeste, car l’injustice est tout Ă  la fois manifestation du mal et du pĂ©chĂ©; cette “Jeune Droite” n’est donc pas dĂ©tachĂ©e des souffrances du menu peuple, Ă©galement dĂ©fendu par le PĂšre Daens.
 

 

DĂšs le dĂ©but des annĂ©es 30, en aoĂ»t 1931 pour ĂȘtre exact, l’épiscopat et la direction clĂ©ricale de l’UniversitĂ© de Louvain, dĂ©cident d’organiser un colloque oĂč LĂ©opold Levaux (disciple et exĂ©gĂšte de LĂ©on Bloy), le Recteur Magnifique Monseigneur Ladeuze, l’AbbĂ© Jacques Leclercq (dont l’itinĂ©raire intellectuel Ă©tait parti des rĂ©novateurs-modernisateurs du catholicisme, tels Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, pour aboutir Ă  une sorte de catho-communisme aprĂšs 1945, avec l’apparition sur le théùtre de la politique belge d’un mouvement comme l’UDB qui restera Ă©phĂ©mĂšre) et... LĂ©on Degrelle. On le voit: dĂšs aoĂ»t 1931, le catholicisme belge va osciller entre diverses interprĂ©tations de son message Ă©thique et social, entre “gauche” et “droite”, selon le principe de la “coĂŻncidentia oppositorum” (chĂšre Ă  un Carl Schmitt en Allemagne). Dans le cadre de ces activitĂ©s multiples, Bauchau se liera d’amitiĂ© Ă  Raymond De Becker, celui que l’on nomme aujourd’hui, en le tirant de l’oubli, l’ â€œĂ©lectron libre”, l’homme-orchestre qui, bouillonnant, va tenter de concilier toutes les innovations idĂ©ologiques, rĂ©clamant la justice sociale, qui Ă©mergeront dans les annĂ©es 30. Quand De Man lance son idĂ©e planiste et critique le matĂ©rialisme outrancier des sociales-dĂ©mocraties belge et allemande, De Becker, liĂ© Ă  Maritain et au mouvement “Esprit” de Mounier, cherchera Ă  faire vivre une synthĂšse entre nĂ©o-socialisme (demaniste) et tradition catholique rĂ©novĂ©e, oĂč l’accent sera mis sur la mystique et l’ascĂšce plutĂŽt que sur les bondieuseries superficielles et l’obĂ©issance perinde ac cadaver du clĂ©ricalisme disciplinaire. Cet humaniste personnaliste, que fut De Becker, a cru que le bonheur arrivait enfin dans le royaume quand les catholiques ont formĂ© une coalition avec les socialistes (oĂč De Man Ă©tait la figure de proue intellectuelle). Pour De Becker, et pour Bauchau dans son sillage, les Ă©lĂ©ments jeunes, qui cherchaient cette synthĂšse et voulaient jeter aux orties les scories du rĂ©gime vieilli, aspiraient Ă  un “ordre nouveau” (titre d’une brochure de De Becker dont la couverture a Ă©tĂ© illustrĂ©e par HergĂ©), un ordre qui ne serait pas une nouveautĂ© radicale, respect des traditions morales oblige, mais une synthĂšse innovante qui unirait ce qu’il y a de meilleur dans les partis Ă©tablis, dĂ©barrassĂ©s de leurs tares, hĂ©ritage du “vieux monde” libĂ©ral, du “stupide 19Ăšme siĂšcle” selon LĂ©on Daudet. Mais l’émergence du mouvement Rex de Degrelle dĂ©force les catholiques dans le nouveau binĂŽme politique formĂ© avec les socialistes de Spaak et de De Man. L’Etat organique des forces jeunes, catholiques et nĂ©o-socialistes, n’advient donc pas. La guerre, plus que l’aventure rexiste, va briser la cohĂ©sion que ces milieux bouillonnants oĂč De Becker jouait un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant. Disons-le une bonne fois pour toutes: c’est cette “dĂ©chirure” au sein des mouvements catholiques personnalistes et droitistes qui a envenimĂ© dĂ©finitivement la “question belge”, jusqu’à la crise de 2007-2011. Dans l’espace culturel flamand, la crise Ă©thico-identitaire s’est dĂ©ployĂ©e selon un autre rythme (plutĂŽt plus lent) mais, inexorablement, avec les boulevedrsements dans les mentalitĂ©s qu’a apportĂ© mai 68, une mutation quasi anthropologique qui a notamment suscitĂ© les admonestations du nationaliste ex-expressionniste Wies Moens, alors professeur Ă  Geelen dans le Limbourg nĂ©erlandais, le dĂ©clin Ă©thique n’a pas pu ĂȘtre enrayĂ© par un mouvement conservateur, “katĂ©chonique”. Ni en Flandre ni a fortiori en Wallonie.

 

Avec la dĂ©faite de 1940, ce mouvement Ă  facettes multiples va se disperser et, surtout, va ĂȘtre tiraillĂ© entre l’“option belge” (la “politique de prĂ©sence”), la collaboration, la rĂ©sistance (royaliste) et l’engouement, dĂšs les dĂ©boires de l’Axe en Afrique et en Russie, de certains anciens personnalistes (De Becker exceptĂ©) qui vireront au catho-communisme dĂšs la fin de l’occupation allemande. Bauchau oscillera de l’option belge Ă  la rĂ©sistance royaliste (ArmĂ©e SecrĂšte). De Becker voudra une collaboration dans le cadre strict de la “politique de prĂ©sence”. Degrelle jouera la carte collaborationniste Ă  fond. Les adeptes de l’AbbĂ© Leclercq opteront pour l’orientation personnaliste de Maritain et Mounier et chercheront un modus vivendi avec les forces de gauches, communistes compris.

 

Bauchau, dĂšs le dĂ©but de l’occupation, tentera de mettre sur pied un “Service du Travail Volontaire pour la Wallonie”, qui avait aussi un Ă©quivalent flamand. Ce Service devait aider Ă  effacer du pays les traces de toutes les destructions laissĂ©es par la campagne des Dix-Huit Jours. Les Volontaires wallons aideront les populations sinistrĂ©es, notamment lors de l’explosion d’une usine chimique Ă  Tessenderloo ou suite au bombardement amĂ©ricain du quartier de l’Avenue de la Couronne Ă  Etterbeek. Il avait aussi pour ambition tacite de soustraire des jeunes gens au travail obligatoire en Allemagne. Les tiraillements d’avant juin 1940, entre catholiques personnalistes d’orientations diverses, favorables soit Ă  Rex soit Ă  un “Ordre Nouveau” Ă  construire avec les jeunes catholiques et socialistes (demanistes), vont se rĂ©percuter dans la collaboration, premiĂšre phase. De Becker refusera toute hĂ©gĂ©monie rexiste sur la partie romane du pays. Il oeuvrera Ă  l’émergence d’un “parti unique des provinces romanes”, qui ne recevra pas l’approbation de l’occupant et essuiera les moqueries (et les menaces) de Degrelle. La situation tendue de cette annĂ©e 1942 nous est fort bien expliquĂ©e par l’historien britannique Martin Conway (in: Collaboration in Belgium, LĂ©on Degrelle and the Rexist Movement, Yale University Press, 1993). La fin de non recevoir essuyĂ©e par De Becker et ses alliĂ©s de la collaboration Ă  option belge et le blanc-seing accordĂ© par l’occupant aux rexistes va provoquer la rupture. Bauchau avait certes marquĂ© son adhĂ©sion Ă  la constitution du “parti unique des provinces romanes”, mais le remplacement rapide des cadres de son SVTW par des militants rexistes entraĂźne sa dĂ©mission et son glissement progressif vers la rĂ©sistance royaliste. De Becker lui-mĂȘme finira par dĂ©missionner, y compris de son poste de rĂ©dacteur en chef du “Soir”, arguant que les chances de l’Axe Ă©taient dĂ©sormais nulles depuis l’éviction de Mussolini par le Grand Conseil Fasciste pendant l’étĂ© 1943.

 

bauchauEnfBleu.gifBauchau participe aux combats de la rĂ©sistance dans la rĂ©gion de Brumagne (prĂšs de Namur), y est blessĂ©. Mais, malgrĂ© cet engagement, il doit rendre des comptes Ă  l’auditorat militaire, pour sa participation au SVTW et surtout, probablement, pour avoir signĂ© le manifeste de fondation du “parti unique (avortĂ©) des provinces romanes”. Il Ă©chappe Ă  tout jugement mais est rĂ©trogradĂ©: de Lieutenant, il passe sergeant. Il en est terriblement meurtri. Sa patrie, qu’il a toujours voulu servir, le dĂ©goĂ»te. Il s’installe Ă  Paris dĂšs 1946. Mais cet exil, bien que captivant sur le plan intellectuel puisque Bauchau est Ă©diteur dans la capitale française, est nĂ©anmoins marquĂ© par le dĂ©sarroi: c’est une dĂ©chirure, un sentiment inacceptĂ© de culpabilitĂ©, un tiraillement constant entre les sentiments paradoxaux (l’oxymore dit-on aujourd’hui) d’avoir fait son devoir en toute loyautĂ© et d’avoir, malgrĂ© cela, Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme un “traĂźtre”, voire, au mieux, comme un “demi-traĂźtre”, dont on se passera dorĂ©navant des services, que l’on rĂ©duira au silence et Ă  ne plus ĂȘtre qu’une sorte de citoyen de seconde zone, dont on ne reconnaĂźtra pas la valeur intrinsĂšque. A ce malaise tenace, Bauchau Ă©chappera en suivant un traitement psychanalytique chez Blanche Reverchon-Jouve. Celle-ci, d’inspiration jungienne, lui fera prendre conscience de sa personnalitĂ© vraie: sa vocation n’était pas de faire de la politique, de devenir un chef au sens oĂč on l’entendait dans les annĂ©es 30, mais d’écrire. Seules l’écriture et la poĂ©sie lui feront surmonter cette “dĂ©chirure”, qu’il lui faudra accepter et en laquelle, disait la psychanalyste française, il devra en permanence se situer pour produire son oeuvre: ce sont les sentiments de “dĂ©chirure” qui font l’excellence de l’écrivain et non pas les “certitudes” impavides de l’homme politisĂ©.

 

En 1951, aprĂšs avoir oeuvrĂ© sans relĂąche Ă  la libĂ©ration de son ami Raymond De Becker, qu’il n’abandonnera jamais, Bauchau s’installe en Suisse Ă  Gstaad oĂč il crĂ©e un Institut, l’Institut Montesano, un collĂšge pour jeunes filles (surtout amĂ©ricaines). Il y enseignera la littĂ©rature et l’histoire de l’art, comme il l’avait fait, avant-guerre, dans une “universitĂ©â€ parallĂšle qui dispensait ses cours dans les locaux de l’Institut Saint-Louis de Bruxelles ou dans un local de la rue des Deux-Eglises Ă  Saint-Josse et Ă  laquelle participait Ă©galement le philosophe liĂ©geois Marcel De Corte. Son oeuvre littĂ©raire ne dĂ©marrera qu’en 1958, avec la publication d’un premier recueil de poĂ©sie, intitulĂ© GĂ©ologie. En 1972, sort un roman qui obtiendra le “Prix Franz Hellens” Ă  Bruxelles et le “Prix d’honneur” Ă  Paris. Ce roman a pour toile de fond la Guerre de SĂ©cession aux Etats-Unis, pĂ©riode de l’histoire qui avait toujours fascinĂ© son pĂšre, dĂ©cĂ©dĂ© en 1951. Dans son roman, Bauchau fait de son pĂšre un volontaire dans le camp nordiste qui prend la tĂȘte d’un rĂ©giment composĂ© d’Afro-AmĂ©ricains cherchant l’émancipation.

 

Bauchau-Henry-Mao-Zedon.jpgEn 1973, l’Institut Montesano ferme ses portes: la crise du dollar ne permettant plus aux familles amĂ©ricaines fortunĂ©es d’envoyer en Suisse des jeunes filles dĂ©sirant s’immerger dans la culture europĂ©enne traditionnelle. A cette mĂȘme Ă©poque, comme beaucoup d’anciennes figures de la droite Ă  connotations personnalistes, Bauchau subit une tentation maoĂŻste, une sorte de tropisme chinois (comme HergĂ©!) qui va bien au-delĂ  des travestissements marxistes que prenait la Chine des annĂ©es 50, 60 et 70. Notre auteur s’attĂšle alors Ă  la rĂ©daction d’une biographie du leader rĂ©volutionnaire chinois, Mao Tse-Toung, qu’il n’achĂšvera qu’en 1980, quand les engouements pour le “Grand Timonnier” n’étaient dĂ©jĂ  plus qu’un souvenir (voire un objet de moquerie, comme dans les caricatures d’un humoriste flamboyant comme Lauzier).

 

Bauchau quitte la Suisse en 1975 et s’installe Ă  Paris, comme psychothĂ©rapeute dans un hĂŽpital pour adolescents en difficultĂ©. Il enseigne Ă  l’UniversitĂ© de Paris VII sur les rapports art/psychanalyse. En 1990, il publie Oedipe sur la route, roman situĂ© dans l’antiquitĂ© grecque, axĂ© sur la mythologie et donc aussi sur l’inconscient que les mythes recouvrent et que la psychanalyse jungienne cherche Ă  percer. La publication de ce roman lui vaut une rĂ©habilitation dĂ©finitive en Belgique: il est Ă©lu Ă  l’AcadĂ©mie Royale de Langue et de LittĂ©rature Française du royaume. Plus tard, son roman Antigone lui permet de s’immerger encore davantage dans notre hĂ©ritage mythologique grec, source de notre psychĂš profonde, explication imagĂ©e de nos tourments ataviques.

 

bauchauBoulPĂ©ri.jpgBauchau est Ă©galement un mĂ©morialiste de premier plan, que nous pourrions comparer Ă  Ernst JĂŒnger (qu’il cite assez souvent). Les journaux de Bauchau permettent effectivement de suivre Ă  la trace le cheminement mental et intellectuel de l’auteur: en les lisant, on perçoit de plus en plus une immersion dans les mystiques mĂ©diĂ©vales —et il cite alors fort souvent MaĂźtre Eckart— et dans les sagesses de l’Orient, surtout chinois. On perçoit Ă©galement en filigrane une lecture attentive de l’oeuvre de Martin Heidegger. Ce passage, Ă  l’ñge mĂ»r, de la frĂ©nĂ©sie politique (politicienne?) Ă  l’approfondissement mystique est un parallĂšle de plus Ă  signaler entre le Wallon belge Bauchau et l’Allemand JĂŒnger.

 

L’an passĂ©, Bauchau, Ă  98 ans, a sorti un recueil poignant de souvenirs, intitulĂ© L’enfant rieur. Dans cet ouvrage, il nous replonge dans les annĂ©es 30, avec l’histoire de son service militaire dans la cavalerie, avec les tribulations de son premier mariage (qui Ă©chouera) et surtout les souvenirs de “Raymond” qu’il n’abandonnera pas, sans oublier les mĂ©saventures du mobilisĂ© Bauchau lors de la campagne des Dix-Huit Jours. Bauchau promettait une suite Ă  ces souvenirs de jeunesse, si la vie lui permettait encore de voir une seule fois tomber les feuilles... Il est mort le jour de l’équinoxe d’automne 2012. Il n’a pas vu les feuilles tomber, comme il le souhaitait, mais le manuscrit, mĂȘme inachevĂ©, sera sĂ»rement confiĂ© Ă  son Ă©diteur, “Actes Sud”.

 

Bauchau n’est plus un “rĂ©prouvĂ©â€, comme il l’a longtemps pensĂ© avec grande amertume. Un institut s’occupe de gĂ©rer son oeuvre Ă  Louvain-la-Neuve. Les “Archives & MusĂ©e de la LittĂ©rature” de la BibliothĂšque Royale recueille , sous la houlette de son exĂ©gĂšte et traductrice allemande Anne NeuschĂ€fer (universitĂ© d’Aix-la-Chapelle), tous les documents qui le concerne (http://aml.cfwb.be/bauchau/html/ ). A Louvain-la-Neuve, Myriam WatthĂ©e-Delmotte se dĂ©carcasse sans arrĂȘt pour faire connaĂźtre l’oeuvre dans son intĂ©gralitĂ©, sans occulter les annĂ©es 30 ni l’effervescence intellecutelle et politique de ces annĂ©es dĂ©cisives.

 

Et en effet, il faudra immanquablement se replonger dans les vicissitudes de cette Ă©poque; le Prof. Jean Vanwelkenhuizen avait dĂ©jĂ  sorti un livre admirable sur l’annĂ©e 1936, montrant que les jugements Ă  l’emporte-piĂšce sur la politique de neutralitĂ©, sur l’émergence du rexisme, sur la guerre d’Espagne et sur le Front Populaire français, n’étaient plus de mise. CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, dans Ecrire en Belgique sous le regard de Dieu, avait, Ă  l’ULB, dressĂ© un panorama gĂ©nĂ©ral de l’univers intellectuel catholique de 1890 Ă  1945. Jean-François FuĂ«g (ULB), pour sa part, nous narre l’histoire du mouvement anarchisant autour de la revue et du cercle “Le Rouge et Noir” de Bruxelles, oĂč l’on s’aperçoit que l’enthousiasme pour la politique de neutralitĂ© de LĂ©opold III n’a pas Ă©tĂ© la marque d’une certaine droite conservatrice (autour de Robert Poulet) mais a eu des partisans Ă  gauche. Enfin, Eva Schandevyl (VUB) nous dresse un portrait des gauches belges de 1918 Ă  1956, oĂč elle ne fait nullement l’impasse sur le formidable espoir que les idĂ©es de De Man avait suscitĂ© dans les annĂ©es 30. Mieux: les FacultĂ©s Universitaires Saint-Louis ont consacrĂ© en avril dernier un colloque Ă  la mĂ©moire de Raymond De Becker, initiative en rupture avec les poncifs dominants qui avait fait hurler de fureur un plumitif liĂ© aux “rattachistes wallingants”.

 

Le chantier est ouvert. Comprendre l’oeuvre de Bauchau, mais aussi la trajectoire post bellum de De Becker et d’HergĂ©, est impossible sans revenir aux sources, donc aux annĂ©es 30. Mais un retour qui doit s’opĂ©rer sans les oeillĂšres habituelles, sans les schĂ©matismes nĂ©s des hyper-simplifications staliniennes et libĂ©rales, pour lesquelles les actions etl es pensĂ©es du “zoon politikon” doivent se rĂ©duire Ă  quelques slogans simplistes que Big Brother manipule et transforme au grĂ© des circonstances.

 

Robert Steuckers.

(Forest-Flotzenberg, 26 octobre 2012).

 

 

 

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Robert STEUCKERS:

Henry Bauchau: un tĂ©moin s’en est allĂ©...

 

La disparition rĂ©cente d’Henry Bauchau, en ce mois de septembre 2012, atteste surtout, dans les circonstances prĂ©sentes, de la disparition d’un des derniers tĂ©moins importants de la vie politique et intellectuelle de nos annĂ©es 30 et du “non-conformisme” idĂ©ologique de Belgique francophone, un non-conformisme que l’on mettra en parallĂšle avec celui de ses homologues français, dĂ©crits par Jean-Louis Loubet-del Bayle ou par Paul SĂ©rant.

 

Pour Henry Bauchau, et son ancien compagnon Raymond De Becker, comme pour bien d’autres acteurs contemporains issus du monde catholique belge, l’engagement des annĂ©es 30 est un engagement qui revendique la survie d’abord, la consolidation et la victoire ensuite, d’une rigueur Ă©thique (traditionnelle) qui ployait alors sous les coups des diverses idĂ©ologies modernes, libĂ©rales, socialistes ou totalitaires, qui toutes voulaient s’en dĂ©barrasser comme d’une “vieille lune”; cette rigueur Ă©thique avait tendance Ă  s’estomper sous les effets du doute induit par ce que d’aucuns nommaient “les pensĂ©es ou les idĂ©ologies du soupçon”, notamment Monseigneur Van Camp, ancien Recteur des FacultĂ©s Universitaires Saint Louis, un ecclĂ©siastique philosophe et professeur jusqu’à la fin de sa vie. Cette exigence d’éthique, formulĂ©e par Bauchau et De Becker sur fond de crise des annĂ©es 30, sera bien entendu vilipendĂ©e comme “fasciste”, ou au moins comme “fascisante”, par quelques terribles simplificateurs du journalisme Ă©crit et tĂ©lĂ©visĂ© actuel. Formuler de telles accusations revient Ă  Ă©noncer des tirades Ă  bon marchĂ©, bien Ă©videmment hors de tout contexte. Quel fut ce contexte? D’abord, la crise sociale de 1932 et la crise financiĂšre de 1934 (oĂč des banques font faillite, plument ceux qui leur ont fait confiance et rĂ©clament ensuite l’aide de l’Etat...) amĂšnent au pouvoir des cabinets mixtes, catholiques et socialistes. L’historien et journaliste flamand Rolf Falter, dans “BelgiĂ«, een geschiedenis zonder land” (2012) montre bien que c’était lĂ , dans le cadre belge d’alors, une nouveautĂ© politique inĂ©dite, auparavant impensable car personne n’imaginait qu’aurait Ă©tĂ© possible, un jour, une alliance entre le pĂŽle clĂ©rical, bien ancrĂ© dans la vie associative des paroisses, et le parti socialiste, athĂ©e et censĂ© dĂ©barrasser le peuple de l’opium religieux.

 

Un bloc catholiques/socialistes?

 

Les premiers gouvernements catholiques/socialistes ont fait lever l’espoir, dans toute la gĂ©nĂ©ration nĂ©e entre 1905 et 1920, de voir se constituer un bloc uni du peuple derriĂšre un projet de sociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©reux, alliant Ă©thique rigoureuse, sens du travail (et de l’ascĂšse) et justice sociale. Face Ă  un tel bloc, les libĂ©raux, posĂ©s comme l’incarnation politique des Ă©goĂŻsmes dĂ©lĂ©tĂšres de la bourgeoisie, allaient ĂȘtre dĂ©finitivement marginalisĂ©s. Catholiques et socialistes venaient cependant d’horizons bien diffĂ©rents, de mondes spĂ©cifiques et bien cloisonnĂ©s: la foi des uns et le matĂ©rialisme doctrinaire des autres Ă©taient alors comme l’eau et le feu, antagonistes et inconciliables. La gĂ©nĂ©ration de Bauchau et de De Becker, surtout la fraction de celle-ci qui suit l’itinĂ©raire de l’AbbĂ© Jacques Leclerq, va vouloir rĂ©soudre cette sorte de quadrature du cercle, oeuvrer pour que la soudure s’opĂšre et amĂšne les nouvelles et les futures gĂ©nĂ©rations vers une CitĂ© harmonieuse, reflet dans l’en-deça de la CitĂ© cĂ©leste d’augustinienne mĂ©moire, oĂč la vie politique serait entiĂšrement dĂ©terminĂ©e par le bloc uni, appellĂ© Ă  devenir rapidement majoritaire, par la force des choses, par la loi des urnes, pour le rester toujours, ou du moins fort longtemps. Henri De Man, leader des socialistes et intellectuel de grande prestance, avait fustigĂ© le matĂ©rialisme Ă©troit des socialistes allemands et belges, d’une sociale-dĂ©mocratie germanique qui avait abandonnĂ©, dĂšs la premiĂšre dĂ©cennie du siĂšcle, ses aspects ludiques, nietzschĂ©o-rĂ©volutionnaires, nĂ©o-religieux, pour les abandonner d’abord aux marges de la “droite” sociologique ou du mouvement de jeunesse ou des cĂ©nacles d’artistes “Art Nouveau”, “Jugendstil”. De Man avait introduit dans le corpus doctrinal socialiste l’idĂ©e de dignitĂ© (WĂŒrde) de l’ouvrier (et du travail), avait rĂ©clamĂ© une justice sociale axĂ©e sur une bonne prise en compte de la psychologie ouvriĂšre et populaire. Les paramĂštres rigides du matĂ©rialisme marxiste s’étaient estompĂ©s dans la pensĂ©e de De Man: bon nombre de catholiques, dont Bauchau et De Becker, chercheront Ă  s’engouffrer dans cette brĂšche, qui, Ă  leurs yeux, rendait le socialisme frĂ©quentable, et Ă  servir un rĂ©gime belge entiĂšrement rĂ©novĂ© par le nouveau binĂŽme socialistes/catholiques. Sur le trĂšs long terme, ce rĂ©gime “jeune et nouveau” reposerait sur ces deux piliers idĂ©ologiques, cette fois ravalĂ©s de fond en comble, et partageant des postulats idĂ©ologiques ou religieux non individualistes, en attendant peut-ĂȘtre la fusion en un parti unique, apte Ă  effacer les tares de la partitocratie parlementaire, Ă  l’époque fustigĂ©es dans toute l’Europe. Pour De Becker, la rĂ©ponse aux dysfonctionnements du passĂ© rĂ©sidait en la promotion d’une Ă©thique “communautaire”, inspirĂ©e par le rĂ©seau “Esprit” d’Emmanuel Mounier et par certaines traditions ouvriĂšres, notamment proudhoniennes; c’est cette Ă©thique-lĂ  qui devait structurer le nouvel envol socialo-catholique de la Belgique.

 

Les jeunes esprits recherchaient donc une philosophie, et surtout une Ă©thique, qui aurait fusionnĂ©, d’une part, l’attitude morale irrĂ©prochable qu’une certaine pensĂ©e catholique, bien inspirĂ©e par LĂ©on Bloy, prĂ©tendait, Ă  tort ou Ă  raison, ĂȘtre la sienne et, d’autre part, un socialisme sans corsets Ă©touffants, ouvert Ă  la notion immatĂ©rielle de dignitĂ©. Les “daensistes” dĂ©mocrates-chrĂ©tiens et les rĂ©sidus de la “Jeune Droite” de Carton de Wiart, qui avaient rĂ©clamĂ© des mesures pragmatiques de justice sociale, auraient peut-ĂȘtre servi de passerelles voire de ciment. Toute l’action politique de Bauchau et de De Becker dans des revues comme “La CitĂ© chrĂ©tienne” (du Chanoine Jacques Leclercq) ou “L’Esprit nouveau” (de De Becker lui-mĂȘme) viseront Ă  crĂ©er un “rĂ©gime nouveau” qu’on ne saurait confondre avec ce que d’aucuns, plus tard, et voulant aussi oeuvrer Ă  une rĂ©gĂ©nĂ©ration de la CitĂ©, ont appelĂ© l’“ordre nouveau”. Cette attitude explique la proximitĂ© du tandem Bauchau/De Becker avec les socialistes De Man, jouant son rĂŽle de thĂ©oricien, et Spaak, reprĂ©sentant le nouvel espoir juvĂ©nile et populaire du POB (“Parti Ouvrier Belge”). Et elle explique aussi que le courant n’est jamais passĂ© entre ce milieu, qui souhaitait asseoir la rĂ©gĂ©nĂ©ration de la CitĂ© sur un bloc catholiques/socialistes, inspirĂ© par des auteurs aussi divers que Bloy, Maritain, Maurras, PĂ©guy, De Man, Mounier, etc., et les rexistes de LĂ©on Degrelle, non pas parce que l’attitude morale des rexistes Ă©tait jugĂ©e nĂ©gative, mais parce que la naissance de leur parti empĂȘchait l’envol d’un binĂŽme catholiques/socialistes, appelĂ© Ă  devenir le bloc uni, soudĂ© et organique du peuple tout entier. Selon les termes mĂȘmes employĂ©s par De Becker: “un nouveau sentiment national sur base organique”.

 

Guerre civile espagnole et rexisme

 

Pour LĂ©o Moulin, venu du laĂŻcisme le plus caricatural d’Arlon, il fallait jeter les bases “d’une rĂ©volution spirituelle”, basĂ©e sur le regroupement national de toutes les forces dĂ©mocratiques mais “en dehors des partis existants” (Moulin veut donc la crĂ©ation d’un nouveau parti dont les membres seraient issus des piliers catholiques et socialistes mais ne seraient plus les vieux briscards du parlement), en dehors des gouvernements dits “d’union nationale” (c’est-Ă -dire des trois principaux partis belges, y compris les libĂ©raux) et sans se rĂ©fĂ©rer au modĂšle des “fronts populaires” (c’est-Ă -dire avec les marxistes dogmatiques, les communistes ou les bellicistes anti-fascistes). L’option choisie fin 1936 par Emmanuel Mounier de soutenir le front populaire français, puis son homologue espagnol jetĂ© dans la guerre civile suite Ă  l’alzamiento militaire, consacrera la rupture entre les personnalistes belges autour de De Becker et Bauchau et les personnalistes français, remorques lamentables des intrigues communistes et staliniennes. Les pĂŽles personnalistes belges ont fait davantage preuve de luciditĂ© et de caractĂšre que leurs tristes homologues parisiens; dans “L’enfant rieur”, dernier ouvrage autobiographique de Bauchau (2011), ce dernier narre le dĂ©sarroi qui rĂšgnait parmi les jeunes plumes de la “CitĂ© chrĂ©tienne” et du groupe “CommunautĂ©â€ lorsque l’épiscopat prend fait et cause pour Franco, suite aux persĂ©cutions religieuses du “frente popular”. Contrairement Ă  Mounier (ou, de maniĂšre moins retorse, Ă  Bernanos), il ne sera pas question, pour les disciples du Chanoine Leclercq, de soutenir, de quelque façon que ce soit, les rĂ©publicains espagnols.

 

La naissance du parti rexiste dĂšs l’automne 1935 et sa victoire Ă©lectorale de mai 1936, qui sera toutefois sans lendemain vu les ressacs ultĂ©rieurs, freinent provisoirement l’avĂšnement de cette fusion entre catholiques/socialistes d’”esprit nouveau”, ardemment espĂ©rĂ©e par la nouvelle gĂ©nĂ©ration. Le bloc socialistes/catholiques ne parvient pas Ă  se dĂ©barrasser des vieux exposants de la social-dĂ©mocratie: De Man déçoit parce qu’il doit composer. Avec le dĂ©part des rexistes hors de la vieille “maison commune” des catholiques, ceux-ci sont dĂ©forcĂ©s et risquent de ne pas garder la majoritĂ© au sein du binĂŽme... De Becker avait aussi entraĂźnĂ© dans son sillage quelques communistes originaux et “non dogmatiques” comme War Van Overstraeten (artiste-peintre qui rĂ©alisara un superbe portrait de Bauchau), qui considĂ©rait que l’anti-fascisme des “comitĂ©s”, nĂ©s dans l’émigration socialiste et communiste allemande (autour de Willy MĂŒnzenberg) et suite Ă  la guerre civile espagnole, Ă©tait lardĂ© de “discours creux”, qui, ajoutait le communiste-artiste flamand, faisaient le jeu des “puissances impĂ©rialistes” (France + Angleterre) et empĂȘchaient les dialogues sereins entre les autres peuples (dont le peuple allemand d’Allemagne et non de l’émigration); De Becker entraĂźne Ă©galement des anarchistes sympathiques comme le libertaire Ernestan (alias Ernest Tanrez), qui s’activait dans le rĂ©seau de la revue et des meetings du “Rouge et Noir”, dont on commence seulement Ă  Ă©tudier l’histoire, pourtant emblĂ©matique des dĂ©bats d’idĂ©es qui animaient Bruxelles Ă  l’époque.

 

On le voit, l’effervescence des annĂ©es de jeunesse de Bauchau est Ă©poustouflante: elle dĂ©passe mĂȘme la simple volontĂ© de crĂ©er une “troisiĂšme voie” comme on a pu l’écrire par ailleurs; elle exprime plutĂŽt la volontĂ© d’unir ce qui existe dĂ©jĂ , en ordre dispersĂ© dans les formations existantes, pour aboutir Ă  une unitĂ© nationale, organique, spirituelle et non totalitaire. L’espoir d’une nouvelle union nationale autour de De Man, Spaak et Van Zeeland aurait pu, s’il s’était rĂ©alisĂ©, crĂ©er une alternative au “vieux monde”, soustraite aux tentations totalitaires de gauche ou de droite et Ă  toute influence libĂ©rale. Si l’espoir de fusionner catholiques et socialistes sincĂšres dans une nouvelle CitĂ© —oĂč “croyants” et “incroyants” dialogueraient, oĂč les catholiques intransigeants sur le plan Ă©thique quitteraient les “ghettos catholiques” confis dans leurs bondieuseries et leurs pharisaĂŻsmes— interdisait d’opter pour le rexisme degrellien, il n’interdisait cependant pas l’espoir, clairement formulĂ© par De Becker, de ramener des rexistes, dont Pierre Daye (issu de la “Jeune Droite” d’Henry Carton de Wiart), dans le giron de la CitĂ© nouvelle si ardemment espĂ©rĂ©e, justement parce que ces rexistes alliaient en eux l’ñpre vigueur anti-bourgeoise de Bloy et la profondeur de PĂ©guy, dĂ©fenseur des “petites et honnĂȘtes gens”. C’est cet espoir de ramener les rexistes Ă©garĂ©s hors du bercail catholique qui explique les contacts gardĂ©s avec JosĂ© Streel, idĂ©ologue rexiste, jusqu’en 1943. Streel, rappelons-le, Ă©tait l’auteur de deux thĂšses universitaires: l’une sur Bergson, l’autre sur PĂ©guy, deux penseurs fondamentaux pour dĂ©passer effectivement ce monde vermoulu que la nouvelle CitĂ© spiritualisĂ©e devait mettre dĂ©finitivement au rencart.

 

bau9782871064756.jpgLes tĂątonnements de cette gĂ©nĂ©ration “non-conformiste” des annĂ©es 30 ont parfois dĂ©bouchĂ© sur le rexisme, sur un socialisme pragmatique (celui d’Achille Van Acker aprĂšs 1945), sur une sorte de catho-communisme Ă  la belge (auquel adhĂ©rera le Chanoine Leclercq, appliquant avec une dizaine d’annĂ©es de retard l’ouverture de Maritain et Mounier aux forces socialo-marxistes), sur une option belge, partagĂ©e par Bauchau, dans le cadre d’une Europe tombĂ©e, bon grĂ© mal grĂ©, sous la fĂ©rule de l’Axe Rome/Berlin, etc. AprĂšs les espoirs d’unitĂ©, nous avons eu la dispersion... et le dĂ©sespoir de ceux qui voulaient porter remĂšde Ă  la dĂ©chĂ©ance du royaume et de sa sphĂšre politique. Logique: toute politicaillerie, mĂȘme honnĂȘte, finit par dĂ©boucher dans le vaudeville, dans un “monde de lĂ©muriens” (dixit Ernst JĂŒnger). Mais c’est faire bien basse injure Ă  ces merveilleux animaux malgaches que sont les lĂ©muriens, en osant les comparer au personnel politique belge d’aprĂšs-guerre (oĂč Ă©mergeaient encore quelques nobles figures comme Pierre Harmel, liĂ© d’amitiĂ© Ă  Bauchau) pour ne pas parler du cortĂšge de pitres, de mĂ©diocres et de veules qui se prĂ©senteront aux prochaines Ă©lections... PlutĂŽt que le terme “lĂ©murien”, prisĂ© par JĂŒnger, il aurait mieux valu user du vocable de “bandarlog”, forgĂ© par Kipling dans son “Livre de la Jungle”.

 

De la dĂ©faite aux “Volontaires du Travail”

 

AprĂšs l’effondrement belge et français de mai-juin 1940, Bauchau voudra crĂ©er le “Service des Volontaires du Travail de Wallonie” et le maintenir dans l’option belge, “fidelles au Roy jusques Ă  porter la besace”. Cette fidĂ©litĂ© Ă  LĂ©opold III, dans l’adversitĂ©, dans la dĂ©faite, est l’indice que les hommes d’”esprit nouveau”, dont Bauchau, conservaient l’espoir de faire revivre la monarchie et l’entitĂ© belges, toutefois dĂ©barrassĂ©e de ses corruptions partisanes, dans le cadre territorial inaltĂ©rĂ© qui avait Ă©tĂ© le sien depuis 1831, sans partition aucune du royaume et en respectant leurs serments d’officier (LĂ©opold III avait dĂ©clarĂ© aprĂšs la dĂ©faite: “Demain nous nous mettrons au travail avec la ferme volontĂ© de relever la patrie de ses ruines”). AnimĂ©s par la volontĂ© de concrĂ©tiser cette injonction royale, les “Volontaires du travail” (VT) portaient un uniforme belge et un bĂ©ret de chasseur ardennais et avaient adoptĂ© les traditions festives, les veillĂ©es chantĂ©es, du scoutisme catholique belge, dont beaucoup Ă©taient issus. Les VT accompliront des actions nĂ©cessaires dans le pays, des actions humbles, des opĂ©rations de dĂ©blaiement dans la zone fortifiĂ©e entre Namur et Louvain dont les ouvrages dĂ©fensifs Ă©taient devenus inutiles, des actions de secours aux sinistrĂ©s suite Ă  l’explosion d’une usine chimique Ă  Tessenderloo, suite aussi au violent bombardement amĂ©ricain du quartier de l’Avenue de la Couronne Ă  Etterbeek (dont on perçoit encore les traces dans le tissu urbain). Le “Front du Travail” allemand ne tolĂšrait pourtant aucune “dĂ©viance” par rapport Ă  ses propres options nationales-socialistes dans les parties de l’Europe occupĂ©e, surtout celles qui sont gĂ©ographiquement si proches du Reich. Les autoritĂ©s allemandes comptaient donc bien intervenir dans l’espace belge en dictant leur propre politique, marquĂ©e par les impĂ©ratifs ingrats de la guerre. Par l’intermĂ©diaire de l’officier rexiste LĂ©on Closset, qui reçoit “carte blanche” des Allemands, l’institution fondĂ©e par Bauchau et Teddy d’Oultremont est trĂšs rapidement “absorbĂ©e” par le tandem germano-rexiste. Bauchau dĂ©missionne, rejoint les mouvements de rĂ©sistance royalistes, tandis que De Becker, un peu plus tard, abandonne volontairement son poste de rĂ©dacteur en chef du “Soir” de Bruxelles, puis est aussitĂŽt relĂ©guĂ© dans un village bavarois, oĂč il attendra la fin de la guerre, avec l’arrivĂ©e des troupes africaines de Leclerc. L’option “belge” a Ă©chouĂ© (Bauchau: “si cela [= les VT] fut une erreur, ce fut une erreur gĂ©nĂ©reuse”). La belle CitĂ© Ă©thique, tant espĂ©rĂ©e, n’est pas advenue: des intellectuels inĂ©galĂ©s comme Leclercq ou Marcel de Corte tenteront d’organiser l’UDB catho-communisante puis d’en sortir pour jeter les bases du futur PSC. En dĂ©pit de son engagement dans la rĂ©sistance, oĂč il avait tout simplement rejoint les cadres de l’armĂ©e, de l’AS (“ArmĂ©e SecrĂšte”) de la rĂ©gion de Brumagne, Bauchau est convoquĂ© par l’auditorat militaire qui, impermĂ©able Ă  toutes nuances, ose lui demander des comptes pour sa prĂ©sence active au sein du directorat des “Volontaires”. Il n’est pas jugĂ© mais, en bout de course, Ă  la fin d’un parcours kafkaĂŻen, il est rĂ©trogradĂ© —de lieutenant, il redevient sergent— car, apparemment, on ne veut pas garder des officiers trop farouchement lĂ©opoldistes. DĂ©goĂ»tĂ©, Bauchau s’exile. Une nouvelle vie commence. C’est la “dĂ©chirure”.

 

Comme De Becker, croupissant en prison, comme HergĂ©, comme d’autres parmi les “Volontaires”, dont un juriste Ă  cheval entre l’option Bauchau et l’option rexiste, dont curieusement aucune source ne parle, notre Ă©crivain en devenir, notre ancien animateur de la “CitĂ© chrĂ©tienne”, notre ancien maritainiste qui avait fait le pĂšlerinage Ă  Meudon chez le couple RaĂŻssa et Jacques Maritain, va abandonner l’aire intellectuelle catholique, littĂ©ralement “explosĂ©e” aprĂšs la seconde guerre mondiale et vautrĂ©e depuis dans des compromissions et des tripotages sordides. Cela vaut pour la frange politique, totalement “lĂ©murisĂ©e” (“bandarloguisĂ©e”!), comme pour la direction “thĂ©ologienne”, cherchant absolument l’adĂ©quation aux turpitudes des temps modernes, sous le fallacieux prĂ©texte qu’il faut sans cesse procĂ©der Ă  des “aggiornamenti” ou, pour faire amerloque, Ă  des “updatings”. L’éparpillement et les ruines qui rĂ©sultaient de cette explosion interdisait Ă  tous les rigoureux de revenir dans l’un ou l’autre de ces “arĂ©opages”: d’oĂč la dĂ©christianisation post bellum de ceux qui avaient Ă©tĂ© de fougueux mousquetaires d’une foi sans conformismes ni conventions Ă©touffantes.

 

De la “dĂ©chirure” Ă  la thĂ©rapie jungienne

 

L’itinĂ©raire du Bauchau progressivement auto-dĂ©christianisĂ© est difficile Ă  cerner, exige une exĂ©gĂšse constante de son oeuvre poĂ©tique et romanesque Ă  laquelle s’emploient Myriam WatthĂ©e-Delmotte Ă  Louvain-la-Neuve et Anne NeuschĂ€fer auprĂšs des chaires de philologie romane Ă  Aix-la-Chapelle. Le dĂ©cryptage de cet itinĂ©raire exige aussi de plonger dans les mĂ©andres, parfois fort complexes, de la psychanalyse jungienne des annĂ©es 50 et 60. Les deux philologues analysent l’oeuvre sans escamoter le passĂ© politique de l’auteur, sans quoi son rejet de la politique, de toute politique (Ă  l’exception d’une sorte de retour bref et Ă©phĂ©mĂšre par le biais d’un certain maoĂŻsme plus littĂ©raire que militant) ne pourrait se comprendre: c’est la “dĂ©chirure”, qu’il partage assurĂ©ment, mutatis mutandis, avec De Becker et HergĂ©, “meurtrissure” profonde et dĂ©stabilisante qu’ils chercheront tous trois Ă  guĂ©rir via une certaine interprĂ©tation et une praxis psychanalytiques jungiennes, une “dĂ©chirure” qui fait dĂ©marrer l’oeuvre romanesque de Bauchau, d’abord timidement, dĂšs la fin des annĂ©es 40, sur un terreau suisse d’abord, oĂč une figure comme Gonzague de Reynold, non Ă©purĂ©e et non dĂ©monisĂ©e vu la neutralitĂ© helvĂ©tique pendant la seconde guerre mondiale, n’est pas sans liens intellectuels avec le duo De Becker/Bauchau et, surtout, Ă©volue dans un milieu non hostile, mais dont la rĂ©ceptivitĂ©, sous les coups de bĂ©lier du Zeitgeist, s’amoindrira sans cesse.

 

Bauchau va donc rompre, mais difficilement, avec son milieu d’origine, celui d’une certaine bourgeoisie catholique, oĂč l’on forçait les garçons Ă  refouler leurs aspirations artistiques ou poĂ©tiques: ce n’était pas “viril” d’écrire des poĂšmes ou de devenir “artiste-peintre”. Bauchau constate donc, en s’analysant, avec l’aide des thĂ©rapeutes jungiens, qu’il s’est jouĂ© une comĂ©die, qu’il a Ă©tĂ© en somme un “autre que lui-mĂȘme”. Ce n’était pas le cas d’HergĂ©; celui-ci a bel et bien Ă©tĂ© lui-mĂȘme dans la confection de ses bandes dessinĂ©es —tĂąche quotidienne, modeste et harassante— mais sa premiĂšre Ă©pouse, Germaine Kiekens, ne prenait pas le mĂ©tier de son mari au sĂ©rieux car, d’aprĂšs elle, il manquait de panache: selon Philippe Goddin, le biographe le plus autorisĂ© d’HergĂ©, elle prĂ©fĂ©rait les hommes d’action au verbe haut, tranchĂ© et gouailleur, comme l’AbbĂ© Wallez ou mĂȘme LĂ©on Degrelle, Ă  son “manneken” de dessinateur, timide et discret. Ce n’est effectivement pas “viril”, dans la logique viriliste du bourgeoisisme (catholique comme libĂ©ral), de dessiner des personnages pour enfants.

 

L’exil, volontaire chez Bauchau, se rĂ©sume par une parole d’Oedipe dans son roman “Oedipe sur la route”: “N’importe oĂč, hors de ThĂšbes!”, explique la philologue louvaniste Myriam WatthĂ©e-Delmotte. La Belgique Ă©tait devenue pour Bauchau ce que ThĂšbes Ă©tait pour Oedipe. Myriam WatthĂ©e-Delmotte: “Il choisit donc de s’éloigner de ses cadres d’origine, qui ne lui ont valu que le malheur”. Le monde transparent qu’il a voulu avant-guerre, tout de propretĂ©, ou de “blancheur” dira l’analyste jungien d’HergĂ©, n’existe pas: il n’y a dans la CitĂ© que traĂźtrises, lĂąchetĂ©s, veuleries, hypocrisies ... Les postures hĂ©roĂŻsantes, mĂąles, altiĂšres, religieuses, servantes, de ceux qui veulent y remĂ©dier envers et contre tout, et qu’il a voulu prendre lui-mĂȘme parce qu’il Ă©tait dans l’air de son temps, ne se diffusent plus dans une sociĂ©tĂ© gangrĂ©nĂ©e: elles sont vues comme un scandale, comme ennemies, comme liĂ©es Ă  un ennemi haĂŻ et vaincu, mĂȘme si l’attitude ultime de Bauchau a Ă©tĂ© de combattre cet ennemi. En d’autres termes, l’idĂ©al d’un engagement de type scout, au nom d’un christianisme modernisĂ© par Maritain et Mounier (que l’ennemi voulait pourtant combattre et abolir), est considĂ©rĂ© dans la “ThĂšbes nouvelle” comme consubstantiel Ă  l’ennemi, parce que non rĂ©ductible aux postures officielles, imposĂ©es par les vainqueurs amĂ©ricains et soviĂ©tiques: le scout pense clair et marche droit, ne mĂąche pas de gomme aromatisĂ©e, ne fume pas de clopes made in USA, ne s’engage pas pour satisfaire ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels, n’est pas animĂ© par la rage stĂ©rile de vouloir, en tous lieux, faire “table rase” du passĂ©. “ThĂšbes”, une fois dĂ©barrassĂ©e de ces scouts, entre dans le processus fatidique oĂč l’idĂ©al ne sera plus Tintin mais oĂč le modĂšle Ă  suivre et Ă  imiter, sera celui de SĂ©raphin Lampion. La vulgaritĂ© et la mĂ©diocritĂ© triomphent dans une CitĂ© qui ne veut plus d’élites mais des Ă©gaux Ă  l’amĂ©ricaine ou Ă  la soviĂ©tique (SĂ©raphin Lampion: “La musique, c’est bien... mais moi, dans la journĂ©e, je prĂ©fĂšre un bon demi!”).

 

L’“enfant rieur” souffre toujours...

 

Dans les annĂ©es d’immĂ©diat aprĂšs-guerre, Bauchau se dĂ©bat contre l’adversitĂ©, encaisse mal le fait d’ĂȘtre rĂ©trogradĂ© sergent mais reste fidĂšle Ă  ses amis d’avant 1940, surtout Ă  celui qui l’avait amenĂ©, un jour, Ă  Paris, voir le couple Maritain: il accueille la mĂšre de Raymond De Becker, embastillĂ© et vouĂ© aux gĂ©monies, d’abord condamnĂ© Ă  mort puis Ă  la dĂ©tention perpĂ©tuelle. Il ne laisse pas Ă  l’abandon la vieille maman dĂ©semparĂ©e, qui avait accueilli chez elle, Ă  Louvain, les amis de son fils dans le cadre du groupe “CommunautĂ©â€ (dont le futur FĂ©licien Marceau). En 1950, il Ă©crit une lettre bien balancĂ©e et poignante Ă  Jacques Maritain pour lui demander de signer une pĂ©tition en faveur de la libĂ©ration anticipĂ©e de De Becker. La souffrance d’avoir Ă©tĂ© littĂ©ralement “lourdĂ©â€ par la Belgique officielle ne s’est jamais Ă©teinte; Jean Dubois, ancien des VT, le rappelle dans un entretien accordĂ© Ă  Myriam WatthĂ©e-Delmotte, en Ă©voquant un courrier personnel adressĂ© Ă  Bauchau en 1999: “Cela me fait mal de savoir que tu souffres toujours. Il faut se dĂ©barrasser de ce sentiment”. Une fois de plus, c’est par l’écriture que Bauchau tentera d’en sortir, en publiant d’abord “Le boulevard pĂ©riphĂ©rique” (2008), oĂč l’officier SS Shadow (L’ombre) est une sorte de “Grand Inquisiteur” Ă  la DostoĂŻevski, pour qui le mal est inhĂ©rent Ă  la condition humaine et qui se sert sans vergogne des forces de ce mal pour arriver Ă  ses fins. Mieux: c’est en combattant ce mal, mĂȘme s’il est indĂ©racinable, que l’on s’accomplit comme le hĂ©ros StĂ©phane, mort noyĂ© alors que Shadow le poursuivait lors d’une opĂ©ration commando. Et Shadow de ricaner: “c’est moi qui en a fait un hĂ©ros, tout en poursuivant mes fins, qui ne sont point naĂŻves”. Dans “L’Enfant rieur” (2011), les personnages des annĂ©es 30 reviennent Ă  la surface: “Raymond” n’est autre que De Becker, l’“AbbĂ© Leclair” est bien sĂ»r l’AbbĂ© Leclercq et “AndrĂ© Moly” n’est sans doute nul autre qu’AndrĂ© Molitor.

 

Dans la littĂ©rature d’exĂ©gĂšse de l’oeuvre de Bauchau, on n’explicite pas suffisamment la nature de la thĂ©rapie qu’il a suivie chez Blanche Reverchon-Jouve, puis chez Conrad Stein. Quelle Ă©tait cette thĂ©rapie dans le cadre gĂ©nĂ©ral de la psychanalyse en Suisse (avec la double influence de Freud et de Jung)? Quelle mĂ©thode (jungienne ou autre) a-t-on employĂ© pour faire revenir Bauchau Ă  ce qu’il Ă©tait vraiment au fond de lui-mĂȘme? Quelle est la pensĂ©e psychanalytique de ce Babinski qui fut le maĂźtre de Blanche la “Sybille”, fille d’un condisciple français de Freud quand celui-ci Ă©tudait auprĂšs de Charcot? Le rĂ©sultat est effectivement que Bauchau, guĂ©ri pour une part de ses tourments, va dĂ©sormais vivre ce qu’il a toujours voulu vivre au fond de soi, comme De Becker va accepter, grĂące Ă  ses lectures de prison, son homosexualitĂ© qu’il avait Ă©tĂ© obligĂ© d’occulter dans les milieux qu’il avait frĂ©quentĂ©s. HergĂ©, pour sa part, va refouler le “blanc” qui le structurait, qui envahissait son intĂ©rioritĂ©, au point, justement, de ne pas voir ou de ne pas accepter comme faits de monde, les travers infects de l’espĂšce humaine. HergĂ©, toutefois, va extraire de lui-mĂȘme le “diamant pur” (dixit De Becker) et chanter l’indĂ©fectible amitiĂ© entre les hommes, entre son Tintin et le personnage de Tchang, au-delĂ  des cĂ©sures et dĂ©chirures qu’imposent les vicissitudes politiques qui ravagent la planĂšte et empĂȘchent les hommes d’ĂȘtre eux-mĂȘmes, de se complĂ©ter via leurs affinitĂ©s Ă©lectives, comme Tchang l’artiste-sculpteur, disciple chinois de Rodin, avait communiquĂ© Ă  HergĂ© quelques brillantes techniques de dessin. Bauchau constatera que la trahison, inscrite dans l’ñme noire de l’humanitĂ©, domine les Ă©vĂ©nements et qu’il est donc impossible de vivre l’éthique pure, “blanche” (l’ñme pure, symbolisĂ©e par le cheval blanc de Platon), car elle se heurtera toujours Ă  cet esprit malin tissĂ© de trahisons, de mĂ©chancetĂ©s, de calculs sordides, Ă  l’axiomatique (libĂ©rale) des intĂ©rĂȘts bassement personnels (axiomatique que l’on considĂšre dĂ©sormais comme la seule assise possible de la dĂ©mocratie, comme la seule anti-Ă©thique autorisĂ©e, sous peine de basculer dans le “politiquement incorrect” et de subir les foudres des inquisiteurs). Tous les discours sur l’éthique, comme il en a Ă©tĂ© tenus dans les milieux frĂ©quentĂ©s par Bauchau et De Becker avant-guerre, sont condamnĂ©s Ă  n’ĂȘtre plus que des discours de façade, tenus par des professeurs hypocrites, des discours entachĂ©s de tous les miasmes gĂ©nĂ©rĂ©s par les mĂ©sinterprĂ©tations des “droits de l’homme”: ceux qui refusent les abjections de l’ñme noire n’ont alors plus qu’une chose Ă  faire, se tourner vers les arts, la poĂ©sie, les belles-lettres. Et ne doivent donc plus suivre l’AbbĂ© Leclercq et ses avatars politiciens ou les clercs “aggiornamentisĂ©s”, qui déçoivent Bauchau et d’autres de ses anciens adeptes en tentant d’articuler un catho-communisme maritaino-mouniĂ©riste dans les annĂ©es 45-50 puis en montant un PSC social-chrĂ©tien, appelĂ© Ă  gouverner de prĂ©fĂ©rence avec les socialistes, quitte Ă  perdre, au fil du temps et au fur et Ă  mesure que les Ă©glises se vidaient, son aile droite, qui rejoindra en bonne partie les libĂ©raux, quitte Ă  sacrifier Ă  tous les pragmatismes de piĂštre envergure pour terminer dans la “plomberie” d’un De Haene ou dans le festivisme dĂ©lirant d’une JoĂ«lle Milquet.

 

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AprĂšs son analyse sous la houlette thĂ©rapeutique de Blanche Reverchon-Jouve, de 1947 Ă  1949, aprĂšs ses dĂ©buts en poĂ©sie, aprĂšs ses premiers romans, Bauchau se rĂ©vĂšle, comme Ernst JĂŒnger, Ă  qui il adresse de temps en temps un salut amical, un mĂ©morialiste de trĂšs bonne compagnie littĂ©raire: ses “Journaux” sont captivants, on y glane, sereinement, calmement, une belle quantitĂ© de “vertus” qui renforcent l’ñme. Personnellement, j’ai beaucoup apprĂ©ciĂ© “La Grande Muraille – Journal de la DĂ©chirure (1960-1965)” et “Passage de la Bonne-Graine – Journal (1997-2001)”. Dans “La Grande Muraille”, en date du 18 novembre 1961, on peut lire: “Dans mon horizon jusqu’ici la mort, si elle existe, n’a pas eu tant de place. Pourquoi? Peut-ĂȘtre parce que j’ai vĂ©cu autrement la guerre, qui, Ă  cĂŽtĂ© de l’horreur, a Ă©tĂ© pour moi une Ă©poque d’espĂ©rance. J’étais soutenu par une force vitale puissante qui ne me permettait pas de croire vraiment Ă  ma mort. AprĂšs la guerre c’est le dĂ©sir de rĂ©ussite, puis l’échec, qui ont Ă©tĂ© mes sentiments dominants. L’échec m’a paru pire que la mort”. RĂ©sumĂ© poignant, sans explications inutiles, du destin de Bauchau. Le 23 novembre de la mĂȘme annĂ©e, on lit cette phrase de Lao-Tseu: “Celui qui connaĂźt sa clartĂ© se voile en son obscur”. Puis celle de Heidegger: “Ce qui ne veut que luire n’éclaire pas”. Toute la dĂ©marche post bellum de Bauchau s’y trouve: l’attitude altiĂšre du chef des VT est toute de clartĂ© mais ignore sa part obscure (celle aussi de Shadow et du dictateur tudesque que ce personnage du “Boulevard pĂ©riphĂ©rique” servait), une part obscure que l’analyse rĂ©vĂšlera. En 1962, Bauchau fait la dĂ©couverte d’Alain (une dĂ©couverte qu’il partageait d’ailleurs avec Henri Fenet, sans connaĂźtre ce dernier, bien Ă©videmment). Pour notre ancien des VT, Alain est le philosophe qui ne dĂ©montre pas, qui ne rĂ©fute pas ses homologues, mais “qui les suit, les croit sur parole, apprend d’eux jusque dans leurs erreurs” (6 janvier 1962). Alain incite Bauchau Ă  abandonner toute posture expliquante, toute volontĂ© de dĂ©montrer quoi que ce soit. Bauchau: “Alain me montre que je me suis trop occupĂ© de moi, et pas assez du monde” (27 fĂ©vrier 1962). Et le mĂȘme jour: “La dĂ©finition que donne Alain du bourgeois, l’homme qui doit convaincre, et du prolĂ©taire, l’homme qui produit et qui a la sagesse et les limites de l’outil, est saisissante”. Bauchau dit adieu Ă  sa classe bourgeoise qui, dans le Namurois de ses origines, dans le Bruxelles qui deviendra la “tache grise” de son existence, avait optĂ© pour des postures catholiques, non rĂ©publicaines au sens français du terme, toutes postures Ă©trangĂšres au rĂ©el concret, tissĂ©es qu’elles Ă©taient de dĂ©rives donquichottesques ou matamoresques. “Le goĂ»t de l’explication est le grand obstacle. Se rapprocher de la nuditĂ©, de l’image et du fait intĂ©rieur, lui laisser son abrupt” (4 mars 1962). “... de dix-huit Ă  trente-quatre ans j’ai vĂ©cu ma vie comme une grande aventure. Je juge aujourd’hui qu’elle fut mal fondĂ©e et sans issue. N’empĂȘche qu’il y avait une vĂ©ritĂ© dans ce flux qui me soulevait et que parfois je retrouve dans les moments de crĂ©ation. J’étais aveugle, ligotĂ© par le milieu et mes propres erreurs, mais j’ai vĂ©cu une aventure dont je dois retrouver le sens obscur pour accomplir ce que je suis. Il y a une justice que je ne puis encore me rendre car ma vue est encore offusquĂ©e par mes erreurs et leurs suites” (9 mars 1962).

 

Le 11 septembre 2001 et Francis Fukuyama

 

On le voit, la lecture des journaux de Bauchau est le complĂ©ment idĂ©al, et, pour les Wallons ou les Belges francophones, “national”, de la lecture des “Strahlungen” et des volumes intitulĂ©s “Siebzig verweht” d’Ernst JĂŒnger. Il y a d’ailleurs un parallĂšle Ă©vident dans la dĂ©marche des deux hommes, l’un plongĂ© dans les polĂ©miques politiques de la RĂ©publique de Weimar, l’autre dans celles de la Belgique des annĂ©es 30; ensuite, tous deux opĂšrent un repli sur les profondeurs de l’ñme ou de la spiritualitĂ©, sur fond d’exil, avec les voyages de l’Allemand (au BrĂ©sil, en MĂ©diterranĂ©e...) et l’éloignement volontaire de “ThĂšbes” du Wallon, en Suisse puis Ă  Paris. Dans “Passage de la Bonne-Graine”, Bauchau, Ă  la date du 11 septembre 2001, Ă©crit, Ă  chaud, quelques instants aprĂšs avoir appris les attentats contre les tours jumelles de Manhattan: “L’état du monde sera sans doute changĂ© par cette catastrophe. La guerre ne sera plus faite par des soldats mais par n’importe qui, maniant sans vraie direction politique des armes toujours plus puissantes. Ce ne sera plus l’armĂ©e adverse mais les fragiles structures des grandes villes mal protĂ©gĂ©es qui deviendront les objectifs des terroristes ou rĂ©sistants. Comme Ernst JĂŒnger l’a prĂ©vu, nous risquons d’aller vers la guerre de tous contre tous, dans un nihilisme croissant que cherchent Ă  nous masquer le progrĂšs foudroyant mais immaĂźtrisĂ© des techniques et la dictature de la Bourse sur des chimĂšres de chiffres, de peurs et d’engouements”. Le 19 septembre 2001, Bauchau note: “... la tristesse des Ă©vĂ©nements d’AmĂ©rique et des redoutables lendemains qui s’annoncent si les dirigeants amĂ©ricains s’engagent dans le cycle fatal des vengeances”.

 

Le 4 octobre 2001: “Dans le dangereux glissement du monde vers l’assouvissement des dĂ©sirs, la consommation, la technique, je puis Ă  ma petite place rester fidĂšle Ă  la vie intĂ©rieure et Ă  la vĂ©ritĂ© artisanale de l’art vĂ©cu comme un chemin”. Puis, le 19 octobre, ce message politique que nous pouvons faire nĂŽtre et qui renoue paisiblement, subrepticement, avec l’engagement non-conformiste des annĂ©es 30: “Dans le ‘Monde’ du 18, un article de Francis Fukijama (sic) qui a annoncĂ© il y a quelque annĂ©es dans un livre la fin de l’histoire. Il soutient malgrĂ© les Ă©vĂ©nements la mĂȘme thĂšse, pour lui ‘le progrĂšs de l’humanitĂ© au cours des siĂšcles va vers la modernitĂ© que caractĂ©risent des institutions telles que la dĂ©mocratie libĂ©rale et le capitalisme (...). Car au-delĂ  de la dĂ©mocratie libĂ©rale et des marchĂ©s, il n’existe rien d’autre vers quoi aspirer, Ă©voluer, d’oĂč la fin de l’histoire’. La confusion entre la dĂ©mocratie et le capitalisme est pour lui totale, alors qu’on peut se demander s’ils ne sont pas en rĂ©alitĂ© opposĂ©s. ConsidĂ©rer qu’il n’y a pas d’autre espĂ©rance que l’économie libĂ©rale et le marchĂ© me semble prĂ©cisĂ©ment tuer l’espĂ©rance, ce qui caractĂ©rise bien notre monde. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une ou plusieurs nouvelles espĂ©rances, mais pas de celles qu’on tente —en excitant nos dĂ©sirs— de nous vendre”. En dĂ©pit de son constat, fin des annĂ©es 40, de l’impossibilitĂ© d’articuler un quelconque espoir par une revendication tout Ă  la fois politique et Ă©thique, Bauchau, Ă  88 ans, garde finalement un certain espoir, l’espoir en un retour d’une Ă©ventuelle nouvelle vague Ă©thique, en un retour du sacrĂ© (bien que non chrĂ©tien dĂ©sormais), en l’avĂšnement d’une synthĂšse alliant peut-ĂȘtre Confucius, Bouddha et MaĂźtre Eckhart, une synthĂšse portant sur ses ailes un projet politique non dĂ©mocrato-capitaliste. En formulant furtivement cet espoir, Bauchau cesse-t-il de penser dans la “dĂ©chirure”, cesse-t-il, fĂ»t-ce pour un trĂšs bref instant, fĂ»t-ce pour l’instant fugace d’un souvenir, fĂ»t-ce pour quelques secondes de nostalgie, de placer ses efforts d’écrivains dans l’espace bĂ©ant de la “dĂ©chirure” permanente, comme le lui avait demandĂ© Blanche Reverchon-Jouve, et renoue-t-il ainsi, pendant quelques minuscules fragments de temps, avec l’idĂ©al de la “rĂ©conciliation”, entre catholiques et socialistes, entre “croyants” et “incroyants”? Retour Ă  la case dĂ©part? Indice d’un non reniement? AssurĂ©ment, mais cette fois dans la quiĂ©tude.

 

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Programme du colloque  

 

Mission accomplie!

 

Reste Ă  inciter un chacun Ă  lire le dernier beau recueil de poĂšmes de Bauchau, “Tentatives de louange” (octobre 2011). La boucle est dĂ©sormais bouclĂ©e: le dernier grand personnage de notre non-conformisme des annĂ©es 30 vient de franchir la ligne entre notre en-deça et un hypothĂ©tique au-delĂ . Il a rĂ©ussi sa vie, malgrĂ© ses hĂ©sitations, malgrĂ© ses doutes et, mieux, ceux-ci l’ont aidĂ© Ă  accĂ©der Ă  l’immortalitĂ© du poĂšte et de l’écrivain: l’universitĂ© le cĂ©lĂšbre, on l’étudie, il s’est taillĂ©, comme JĂŒnger, une niche dans notre espace culturel. Mieux, il est restĂ© admirablement fidĂšle Ă  son ami maudit, Ă  Raymond De Becker, qu’il n’a jamais lachĂ©, comme il le lui avait promis avant-guerre, lors d’une retraite Ă  TamiĂ© en Savoie. L’UniversitĂ© a organisĂ© enfin un colloque, en avril dernier, sur les multiples facettes de ce personnage hors du commun que fut De Becker, ce “passeur”, cet homme qui s’ingĂ©niait Ă  crĂ©er des “passerelles” pour faire advenir une meilleure politique et sortir de la cacocratie, ce proscrit mort dans la solitude et le dĂ©nuement en 1969. Le Lieutenant Bauchau a accompli sa principale mission, celle d’ĂȘtre fidĂšle Ă  son serment de TamiĂ©. Nous ne le dĂ©graderons donc pas, pour notre part, car, sur ce chapitre, court et modeste mais intense et poignant, il n’a pas dĂ©mĂ©ritĂ©. Il a sĂ»rement appris la tenue de ce colloque sur De Becker aux FacultĂ©s universitaires Saint-Louis Ă  Bruxelles, il a donc su, dans les quatre ou cinq derniers mois de sa vie, que son ami avait Ă©tĂ© quelque peu “rĂ©habilitĂ©â€: Henry Bauchau peut dormir en paix et les deux amis, jadis en retraite Ă  TamiĂ©, ne seront pas oubliĂ©s car ils auront plantĂ© l’arbre de leur espoirs (Ă©thico-politiques) et de leurs aspirations Ă  la quiĂ©tude, Ă  une certaine harmonie taoĂŻste, dans le jardin de l’avenir, celui auquel les forces catamorphiques du prĂ©sentisme t du “bougisme” (Taguieff) n’ont pas accĂšs, ne veulent avoir accĂšs, tant elles mettent l’accent sur les frĂ©nĂ©sies activistes ou acquisitives. Pour l’avenir, nous nous mettrons humblement Ă  la remorque du Lieutenant Bauchau car la politicaillerie a aussi laissĂ© en nous des traces d’amertume sinon des “dĂ©chirures”, certes bien moins tragiques et qui ont suscitĂ© plutĂŽt notre verve caustique ou notre morgue hautaine que notre dĂ©sespoir, zwanze bruxelloise et souvenir d’ “Alidor” obligent. Passons Ă  l’écriture. Passons Ă  la mĂ©ditation, notamment par le biais de ses “journaux” comme nous le faisons depuis tant d’annĂ©es en lisant et relisant ceux d’Ernst JĂŒnger.

 

Robert STEUCKERS.

(Forest-Flotzenberg, septembre/octobre 2012).

 

Bibliographie:

 

Oeuvres d’Henry Bauchau:

 

-          Tentatives de louange, Actes Sud, Paris, 2011.

-          Le Boulevard périphérique, Actes Sud, Paris, 2008.

-          La Grande Muraille – Journal de la ‘DĂ©chirure’ (1960-1965), Actes Sud, 2005.

-          Oedipe sur la route, Actes Sud, Paris, 1990.

-          Passage de la Bonne-Graine – Journal (1997-2001), Actes Sud, Paris, 2002.

-          Diotime et les lions, Actes Sud, Paris, 1991.

-          Antigone, Actes Sud, Paris, 1997.

-          Poésie, Actes Sud, Paris, 1986.

-          L’enfant rieur, Actes Sud, Paris, 2011.

 

Sur Henry Bauchau:

 

-          Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Bauchau avant Bauchau – En amont de l’oeuvre littĂ©raire, Academia/Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2002.

-          Geneviùve DUCHENNE, Vincent DUJARDIN, Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Henry Bauchau dans la tourmente du XX° siùcle – Configurations historiques et imaginaires, Le Cri, Bruxelles, 2008.

-          Marc QUAGHEBEUR (Ă©d.), Les constellations impĂ©rieuses d’Henry Bauchau, Actes du Colloque de Cerisy (21-31 juillet 2001), AML-Editions/Editions Labor, Bruxelles, 2003. Dans ces actes lire surtout:

-          A) Anne NEUSCHÄFER, “De la ‘CitĂ© chrĂ©tienne’ au ‘Journal d’un mobilisĂ©â€™â€, p. 47-77.

-          B) Marc QUAGHEBEUR, “Le tournant de la ‘DĂ©chirure’”, pp. 86-141.

 

Sur le contexte politique:

 

-          Eva SCHANDEVYL, Tussen revolutie en conformisme – Het engagement en de netwerken van linkse intellectuelen in BelgiĂ« – 1918-1956, ASP, Brussel, 2011.

 

 

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