La littĂ©rature catholique belge dans lâentre-deux-guerres
⊠Script du prĂ©sentation de lâouvrage dans les Cercles de Bruxelles, LiĂšge, Louvain, Metz, Lille et GenĂšve
â Recension : CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, Ăcrire en Belgique sous le regard de Dieu, Ă©d. Complexe / CEGES, Bruxelles, 2004.
Dans son ouvrage majeur, qui dĂ©voile Ă la communautĂ© scientifique les thĂšmes principaux de la littĂ©rature catholique belge de lâentre-deux-guerres, CĂ©cile Vanderpelen-Diagre aborde un continent jusquâici ignorĂ© des historiens, plutĂŽt refoulĂ© depuis lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre, quand le monde catholique nâaimait plus se souvenir de son exigence dâĂ©thique, dans le sillage du Cardinal Mercier ni surtout de ses liens, forts ou tĂ©nus, avec le rexisme qui avait choisi le camp des vaincus pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pendant plusieurs dĂ©cennies, la Belgique a vĂ©cu dans lâignorance de ses propres productions littĂ©raires et idĂ©ologiques, nâen a plus rĂ©activĂ© le contenu sous des formes actualisĂ©es et a, dĂšs lors, sombrĂ© dans lâanomie totale et dans la dĂ©chĂ©ance politique : celle que nous vivons aujourdâhui. Plus aucune Ă©thique ne structure lâaction dans la CitĂ©.
Le travail de C. Vanderpelen-Diagre pourrait sâenvisager comme lâamorce dâune renaissance, comme une tentative de faire le tri, de rappeler des traditions culturelles oubliĂ©es ou refoulĂ©es, mais il nous semble quâaucun optimisme ne soit de mise : le ressort est cassĂ©, le peuple est avachi dans toutes ses composantes (Ă commencer par la tĂȘte...). Son travail risque bien de sâapparenter Ă celui de Schliemann : nâĂȘtre quâune belle Ćuvre dâarchĂ©ologue. Lâavenir nous dira si son livre rĂ©activera la âvirtĂčâ politique, au sens que lui donnaient les Romains de lâantiquitĂ© ou celui qui entendait la rĂ©activer, Nicolas Machiavel.
âUne littĂ©rature qui a dĂ©sertĂ© la mĂ©moire collectiveâ
DĂšs les premiers paragraphes de son livre, C. Vanderpelen-Diagre soulĂšve le problĂšme majeur : si la littĂ©rature catholique, qui exigeait un sens Ă©levĂ© de lâĂ©thique entre 1890 et 1945, a cessĂ© de mobiliser les volontĂ©s, câest que ses thĂšmes âont dĂ©sertĂ© la mĂ©moire collectiveâ. Le monde catholique belge (et surtout francophone) dâaujourdâhui sâest rĂ©duit comme une peau de chagrin et ce quâil en reste se vautre dans la fange innommable dâun avatar lointain et dĂ©voyĂ© du maritainisme, dâun festivisme abject et dâun soixante-huitardisme dâune veulerie Ă©poustouflante. Aucun citoyen honnĂȘte, possĂ©dant un âtrognonâ Ă©thique solide, ne peut se reconnaĂźtre dans ce pandĂ©monium. Nous nâĂ©chappons pas Ă la rĂšgle : nĂ© au sein du pilier catholique parce que nos racines paysannes ne sont pas trĂšs loin et plongent, dâune part, dans le sol hesbignon-limbourgeois, et, dâautre part, dans ce bourg dâAalter Ă cheval sur la Flandre occidentale et orientale et dans la rĂ©gion dâYpres, comme dâautres naissent en Belgique dans le pilier socialiste, nous nâavons pas pu adhĂ©rer (un vrai ânon possumusâ), Ă lâadolescence, aux formes rĂ©siduaires et dĂ©voyĂ©es du catholicisme des annĂ©es 70 : câest sans nul doute pourquoi, en quelque sorte orphelins, nous avons prĂ©fĂ©rĂ© le filon, alors en gestation, de la ânouvelle droiteâ.
LâĂ©poque de gloire du catholicisme belge (francophone) est oubliĂ©e, totalement oubliĂ©e, au profit du bric-Ă -brac gauchiste et pseudo-contestataire ou de parisianismes de diverses moutures (dont la ânouvelle droiteâ procĂ©dait, elle aussi, de son cĂŽtĂ©, nous devons bien en convenir, surtout quand elle a fini par se rĂ©duire Ă son seul gourou parisien et depuis que ses antennes intĂ©ressantes en dehors de la capitale française ont Ă©tĂ© normalisĂ©es, ignorĂ©es, marginalisĂ©es ou exclues). Cet oubli frappe essentiellement une âĂ©thiqueâ solide, reposant certes sur le thomisme, mais un thomisme ouvert Ă des innovations comme la doctrine de lâaction de Maurice Blondel, le personnalisme dans ses aspects les plus positifs (avant les aggiornamenti de Maritain et Mounier), lâidĂ©al de communautĂ©. Cette âĂ©thiqueâ nâa plus pu ressusciter, malgrĂ© les efforts dâun Marcel De Corte, dans lâambiance matĂ©rialiste, moderniste et amĂ©ricanisĂ©e des annĂ©es 50, sous les assauts dĂ©lĂ©tĂšres du soixante-huitardisme des annĂ©es 60 et 70 et, a fortiori, sous les coups du relativisme postmoderne et du nĂ©olibĂ©ralisme.
Lâexigence Ă©thique, pierre angulaire du pilier catholique de 1884 Ă 1945, nâa donc connu aucune rĂ©surgence. On ne la trouvait plus quâen filigrane dans lâĆuvre de HergĂ©, dans ses graphic novels, dans ses âromans graphiquesâ comme disent aujourdâhui les Anglais. Ce qui explique sans doute la rage des dĂ©voyĂ©s sans Ă©thique â viscĂ©ralement hostiles Ă toute forme dâexigence Ă©thique â pour extirper les idĂ©aux discrĂštement vĂ©hiculĂ©s par Tintin.
Les imitations serviles de modĂšles parisiens (ou anglo-saxons) ne sont finalement dâaucune utilitĂ© pour remodeler notre sociĂ©tĂ© malade. C. Vanderpelen-Diagre, qui fait Ćuvre dâhistorienne et non pas de guide spirituelle, a amorcĂ© un vĂ©ritable travail de bĂ©nĂ©dictin. Que nous allons immanquablement devoir poursuivre dans notre crĂ©neau, non pour jouer aux historiens mais pour appeler Ă la restauration dâune Ă©thique, fĂ»t-elle inspirĂ©e dâautres sources (Mircea Eliade, Seyyed Hossein Nasr, Walter Otto, Karl Kerenyi, etc.). Il sâagit dĂ©sormais dâanalyser le contenu intellectuel des revues parues en nos provinces entre 1884 et 1945 au sein de toutes les familles politiques, de dĂ©cortiquer la complexitĂ© idĂ©ologique quâelles recĂšlent, de trouver en elles les joyaux, aussi modestes fussent-ils, qui relĂšvent de lâimmortalitĂ©, de lâimpassable, avec lesquels une âreconstructionâ lente et tĂątonnante sera possible au beau milieu des ruines (dirait Evola), en plein dĂ©sert axiologique, oĂč qui conforteront lâhomme diffĂ©renciĂ© (Evola) ou lâanarque (JĂŒnger) pour (sur)vivre au milieu de lâhorreur, dans le ChĂąteau de Kafka, ou dans labyrinthe de son ProcĂšs.
Les travaux de Zeev Sternhell sur la France, surtout son Ni gauche, ni droite, nous induisaient Ă ne pas juger la complexitĂ© idĂ©ologique de cette pĂ©riode selon un schĂ©ma gauche/droite trop rigide et par lĂ mĂȘme inopĂ©rant. Dans le cadre de la Belgique, et Ă la suite de C. Vanderpelen-Diagre et de son homologue flamande Eva Schandervyl (cf. infra), câest un mode de travail Ă appliquer : il donnera de bons rĂ©sultats et contribuera Ă remettre en lumiĂšre ce qui, dans ce pays, a Ă©tĂ© refoulĂ© pendant de trop nombreuses dĂ©cennies.
La âJeune Droiteâ dâHenry Carton de Wiart
Pour C. Vanderpelen-Diagre, les origines de la ârĂ©volution conservatriceâ belge-francophone, essentiellement catholique, plus catholique que ses homologues dans la France rĂ©publicaine, plus catholique que lâAction Française trop classiciste et pas assez baroque, se trouvent dans la Jeune Droite dâHenry Carton de Wiart (1869-1951), assistĂ© de Paul Renkin et de lâhistorien arlonnais germanophile Godefroid Kurth, animateur du Deutscher Verein avant 1914 (le dĂ©clenchement de la PremiĂšre Guerre mondiale et le viol de la neutralitĂ© belge lâont forcĂ©, dira-t-il, de « brĂ»ler ce quâil a adorĂ© » ; pour un historien qui sâest penchĂ© sur la figure de Clovis, cette parole a du poids...). La date de fondation de la Jeune Droite est 1891, 2 ans avant lâencyclique Rerum Novarum. La Jeune Droite nâest nullement un mouvement rĂ©actionnaire sur le plan social : il fait partie intĂ©grante de la Ligue dĂ©mocratique chrĂ©tienne. Il publie 2 revues : LâAvenir social et La Justice sociale. Les 2 publications sâopposent Ă la politique libĂ©raliste extrĂȘme, prĂ©lude au nĂ©o-libĂ©ralisme actuel, prĂ©conisĂ©e par le ministre catholique Charles Woeste. Elles soutiennent aussi les revendications de lâAbbĂ© Adolf Daens, hĂ©ros dâun film belge homonyme qui a obtenu de nombreux prix et oĂč lâAbbĂ©, dĂ©fenseur des pauvres, est incarnĂ© par le cĂ©lĂšbre acteur flamand Jan Decleir.
Henry Carton de Wiart, alors jeune avocat, rĂ©clame une amĂ©lioration des conditions de travail, le repos dominical pour les ouvriers, sâinsurge contre le travail des enfants, entend imposer une lĂ©gislation contre les accidents de travail. Il prĂ©conise Ă©galement dâimiter les programmes sociaux post-bismarckiens, en versant des allocations familiales et dĂ©fend lâexistence des unions professionnelles. TrĂšs social, son programme nâest pourtant pas assimilable Ă celui des socialistes qui lui sont contemporains : Carton de Wiart ne rĂ©clame pas le suffrage universel pur et simple, et lui substitue la notion dâun suffrage proportionnel Ă partir de 25 ans, dans un systĂšme de reprĂ©sentation Ă©galement proportionnelle.
En parallĂšle, Henry Carton de Wiart sâassocie Ă dâautres figures oubliĂ©es de notre patrimoine littĂ©raire et idĂ©ologique, Firmin Van den Bosch (1864-1949) et Maurice Dullaert (1865-1940). Le trio sâintĂ©resse aux avant-gardes et rĂ©clame lâavĂšnement, en Belgique, dâune littĂ©rature ouverte Ă la modernitĂ©. Deux autres revues serviront pour promouvoir cette politique littĂ©raire : dâabord, en 1884, la jeune Ă©quipe tente de coloniser Le Magasin littĂ©raire et artistique, ensuite, en 1894, 3 ans aprĂšs la fondation de la Jeune Droite et un an aprĂšs la proclamation de lâencyclique Rerum Novarum, nos 3 hommes fondent la revue Durandal qui paraĂźtra pendant 20 ans (jusquâen 1914). Comme nous le verrons, le nom mĂȘme de la revue fera date dans lâhistoire du âmouvement Ă©thiqueâ (appellons-le ainsi...). Parmi les animateurs de cette nouvelle publication, citons, outre Henry Carton de Wiart lui-mĂȘme, Pol Demade, mĂ©decin spĂ©cialisĂ© en mĂ©decine sociale, et lâAbbĂ© Henri Moeller (1852-1918). Ils seront vite rejoints par une solide Ă©quipe de talents : Firmin Van den Bosch, Pierre Nothomb (stagiaire auprĂšs du cabinet dâavocat de Carton de Wiart), Victor Kinon (1873-1953), Maurice Dullaert, Georges VirrĂšs (1869-1946), Arnold Goffin (1863-1934), Franz Ansel (1874-1937), Thomas Braun (1876-1961) et Adolphe Hardy (1868-1954).
Spiritualité et justice sociale
Leur but est de crĂ©er un âart pour Dieuâ et leurs sources dâinspiration sont les auteurs et les artistes sâinspirant du âsymbolisme wagnĂ©rienâ, Ă lâinstar des Français LĂ©on Bloy, Villiers de lâIsle-Adam, Francis Jammes et Joris Karl Huysmans. Pour cette Ă©quipe, comme aussi pour Bloy, les catholiques sont une âminoritĂ© souffranteâ, surtout en France Ă lâĂ©poque oĂč sont Ă©dictĂ©es et appliquĂ©es les lois du âpetit PĂšre Combesâ. Autres rĂ©fĂ©rences françaises : les Ćuvres dâErnest Psichari et de Paul Claudel. Le wagnĂ©risme et le catholicisme doivent, en fusionnant dans les Ćuvres, gĂ©nĂ©rer une spiritualitĂ© offensive qui sâopposera au âmatĂ©rialisme bourgeoisâ (dont celui de Woeste). La spiritualitĂ© et lâidĂ©e de justice sociale doivent donc marcher de concert. Le contexte belge est toutefois diffĂ©rent de celui de la France : les catholiques belges avaient gagnĂ© la bataille mĂ©tapolitique, ils avaient engrangĂ© une victoire Ă©lectorale en 1884, Ă lâĂ©poque oĂč Firmin Van den Bosch tentait de noyauter Le Magasin littĂ©raire et artistique. Dans la guerre scolaire, les catholiques enregistrent Ă©galement des victoires partielles : face aux libĂ©raux, aux libĂ©raux de gauche (alliĂ©s implicites des socialistes) et aux socialistes, il sâagit, pour la jeune Ă©quipe autour de Carton de Wiart et pour la rĂ©daction de Durandal, de « gagner la bataille de la modernitĂ© ». Ă lâavant-garde socialiste (prestigieuse avec un architecte âArt Nouveauâ comme Horta), il faut opposer une avant-garde catholique. La modernitĂ© ne doit pas ĂȘtre un apanage exclusif des libĂ©raux et des socialistes. La diffĂ©rence entre ces catholiques qui se veulent modernistes (sĂ»rement avec lâappui du Cardinal) et leurs homologues laĂŻques, câest quâils soutiennent la politique coloniale lancĂ©e par LĂ©opold II en Afrique centrale. Le Congo est une terre de mission, une aire gĂ©ographique oĂč lâhĂ©roĂŻsme pionnier ou missionnaire pourra donner le meilleur de lui-mĂȘme.
Quelles valeurs va dĂšs lors dĂ©fendre Durandal ? Elle va essentiellement dĂ©fendre ce que ses rĂ©dacteurs nommeront le âsentiment patrialâ, prĂ©sent au sein du peuple, toutes classes confondues. On retrouve cette idĂ©e dans le principal roman dâHenry Carton de Wiart, La CitĂ© ardente, Ćuvre Ă©pique consacrĂ©e Ă la ville de LiĂšge. La notion de âsentiment patrialâ, nous la retrouvons surtout dans les textes annonciateurs de la ârĂ©volution conservatriceâ dus Ă la plume de Hugo von Hofmannsthal, oĂč lâĂ©crivain allemand dĂ©plore la disparition des âliensâ humains sous les assauts de la modernitĂ© et du libĂ©ralisme, qui brisent les communautĂ©s, forcent Ă lâexode rural, laissent lâindividu totalement esseulĂ© dans les nouveaux quartiers et faubourgs des grandes villes industrielles et engendrent des rĂ©flexes individualistes dĂ©lĂ©tĂšres dans la sociĂ©tĂ©, oĂč les plaisirs hĂ©donistes, furtifs ou constants selon la fortune matĂ©rielle, tiennent lieu dâErsĂ€tze Ă la spiritualitĂ© et Ă la charitĂ©. Cette dĂ©chĂ©ance sociale appelle une ârestauration crĂ©atriceâ. Le sentiment dâHofmannsthal sera partagĂ©, mutatis mutandis, par des hommes comme Arthur Moeller van den Bruck et Max Hildebert Boehm.
LâidĂ©e âpatrialeâ sâinscrit dans le projet du Chanoine Halflants, issu dâune famille tirlemontoise qui avait assurĂ© le recrutement en Hesbaye de nombreux zouaves pontificaux, pour la guerre entre les Ătats du Pape et lâItalie unitaire en gestation sous lâimpulsion de Garibaldi. Avant 1910, le Chanoine Halflants prĂ©conisera tolĂ©rance et ouverture aux innovations littĂ©raires. AprĂšs 1918, il prendra des positions plus ârĂ©actionnairesâ, plus en phase avec la âbien-pensanceâ de lâĂ©poque et plus liĂ©es Ă lâidĂ©al classique. Quâest ce que cela veut dire ? Que le Chanoine entendait, dans un premier temps, faire figurer les Ćuvres littĂ©raires modernes dans les anthologies scolaires, ainsi que la littĂ©rature belge (catholique qui adoptait de nouveaux canons stylistiques et des thĂ©matiques romanesques profanes). Il sâopposait dans ce combat aux JĂ©suites, qui nâentendaient faire Ă©tudier que des auteurs grecs et latins antiques. Halflants gagnera son combat : les JĂ©suites finiront par accepter lâintroduction de nouveaux Ă©crivains dans les curricula scolaires. De ces efforts naĂźtra une âanthologie des auteurs belgesâ. Lâobjectif, une fois de plus, est de ne pas abandonner les formes modernes dâart et de littĂ©rature aux forces libĂ©rales et socialistes qui, en Ă©pousant les formes multiples dâ âArt Nouveauâ apparaissaient comme les pionniers dâune culture nouvelle et libĂ©ratrice.
Bourgeoisie ethĂ©tisante et prĂȘtres maurrassiens
Cette agitation de la Jeune Droite et de Durandal repose, mutatis mutandis, sur un clivage bien net, opposant une bourgeoisie industrielle et matĂ©rialiste Ă une bourgeoisie cultivĂ©e et esthĂ©tique, qui a le sens du Bien et du Beau que transmettent bien Ă©videmment les humanitĂ©s grĂ©co-latines. La bourgeoisie matĂ©rialiste et industrielle est incarnĂ©e non seulement par les libĂ©raux sans principes Ă©thiques solides mais aussi par des catholiques qui se laissent sĂ©duire par cet esprit mercantile, contraire au âsentiment patrialâ. Cette idĂ©e dâun clivage entre matĂ©rialistes et esthĂštes, on la retrouve dĂ©jĂ dans lâĆuvre laĂŻque et irreligieuse de Camille Lemonnier (Ă©ditĂ© en Allemagne, dans des Ă©ditions superbes, par Eugen Diederichs). La bourgeoisie affairiste provoque une dĂ©cadence des mĆurs que lâesthĂ©tisme de ceux de ses enfants, qui sont pieux et contestataires, doit endiguer. Pour enrayer les progrĂšs de la dĂ©cadence, il faut, selon les directives donnĂ©es antĂ©rieurement par Louis de Bonald en France, lutter contre le libĂ©ralisme politique.
Câest Ă partir du moment oĂč certains jeunes catholiques belges, soucieux des questions sociales, entendent suivre les injonctions de Bonald, que la Jeune Droite et Durandal vont sâinspirer de Charles Maurras, en lui empruntant son vocabulaire combatif et opĂ©rant. Les catholiques belges de la Jeune Droite et les Français de lâAction française sâopposent donc de concert au libĂ©ralisme politique, en le fustigeant allĂšgrement. Dans ce contexte Ă©merge le phĂ©nomĂšne des âprĂȘtres maurrassiensâ, avec, Ă LiĂšge, Louis Humblet (1874-1949), Ă Mons, ValĂšre Honnay (1883-1949) et, Ă Bruxelles, Ch. De Smet (1833-1911) et J. Deharveng (1867-1929). Ce maurrasisme est seulement stylistique dans une Belgique assez germanophile avant 1914. Les visions gĂ©opolitiques et anti-allemandes du filon maurrassien ne sâimposeront en Belgique quâĂ partir de 1914. Dâautres auteurs français influencent lâidĂ©ologie de Durandal, les 4 âBâ : BarrĂšs, Bourget, Bordeaux et Bazin.
Câest Bourget qui exerce lâinfluence la plus importante : il veut, en des termes finalement trĂšs peu rĂ©volutionnaires, une âhumanitĂ© non dĂ©gradĂ©eâ, reposant sur la famille, lâhonneur conjugal et les fortes convictions (religieuses). Le poids de Bourget sera de longue durĂ©e : on verra que cette Ă©thique trĂšs pieuse et trĂšs conventionnelle influencera le groupe de la âCapelle-aux-Champsâ que frĂ©quentera HergĂ©, le crĂ©ateur de Tintin, et Franz Weyergans, le pĂšre de François Weyergans (qui rĂ©pondra par un livre aux idĂ©aux paternels, inspirĂ©s de Paul Bourget, livre qui lui a valu le âGrand Prix de la langue françaiseâ en 1997, ce qui lâamena plus tard Ă occuper un siĂšge Ă lâAcadĂ©mie Française ; cf. : Franz et François, Grasset, 1997 ; pour comprendre lâapport de Bourget, tout Ă la fois Ă la modernisation du sentiment littĂ©raire des catholiques et Ă la critique des Ćuvres contemporaines de Baudelaire, Stendhal, Taine, Renan et Flaubert, lire : Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Plon, Paris, 1937).
La PremiĂšre Guerre mondiale va bouleverser la scĂšne politique et mĂ©tapolitique dâune Belgique qui, de germanophile, virera Ă la francophilie, surtout dans les milieux catholiques. La Grande Guerre gĂ©nĂšre dâabord une littĂ©rature inspirĂ©e par les souffrances des soldats. Parmi les morts au combat : le jeune Louis Boumal, lecteur puis collaborateur belge de LâAction française. Autour de ce personnage se crĂ©era le âmythe de la jeunesse pure sacrifiĂ©eâ, que LĂ©on Degrelle, plus tard, reprendra Ă son compte. Mais câest surtout son camarade de combat Lucien Christophe (1891-1975), qui a perdu son frĂšre LĂ©on pendant la guerre, qui dĂ©fendra et illustrera la mĂ©moire de Louis Boumal. Celui-ci, tout comme Christophe, Ă©tait un disciple dâErnest Psichari, chantre catholique de lâhĂ©roĂŻsme et du dĂ©vouement guerriers. Les anciens combattants de lâYser, Christophe en tĂȘte, dĂ©ploreront lâingratitude du pays Ă partir de 1918, lâabsence de solidaritĂ© nationale une fois les hostilitĂ©s terminĂ©es. Christophe et les autres combattants estiment dĂšs lors que les journalistes et les Ă©crivains doivent sâengager dans la CitĂ©. Un Ă©crivain ne peut pas rester dans sa tour dâivoire. Câest ainsi que les anciens combattants rejettent lâidĂ©e dâun art pour lâart et ajoutent Ă lâidĂ©e dâun art pour Dieu, prĂ©sent dans les rangs de la Jeune Droite avant 1914, celle dâun art social. Le catholicisme militant, social dans le sillage de Daens et de Rerum Novarum, national au nom du sacrifice de Louis Boumal et LĂ©on Christophe, rĂ©clame, Ă lâinstar dâautres idĂ©ologies, dâautres milieux sociaux ou habitus politiques, lâengagement.
ACJB et Cercle Rerum novarum
Lucien Christophe va donner lâĂ©veil Ă une gĂ©nĂ©ration nouvelle, qui comptera de jeunes plumes dans ses rangs : Luc Hommel (1896-1960), Carlo de Mey (1895-1962), Camille Melloy (de son vrai nom Camille De Paepe, 1891-1941) et LĂ©opold Levaux (1892-1956). Câest au dĂ©part de ce groupe, inspirĂ© par Christophe plutĂŽt que par Carton de Wiart, que se forme lâACJB (Association Catholique de la Jeunesse Belge). Pierre Nothomb, qui entend prĂ©server lâunitĂ© du bloc catholique, Ćuvrera pour que le groupe rassemblĂ© au sein de la revue Durandal fusionne avec lâACJB. Quant Ă la Jeune Droite de Carton de Wiart, avec ses aspirations Ă la justice sociale, elle fusionnera avec le Cercle Rerum Novarum, animĂ©, entre autres personnalitĂ©s, par Pierre Daye, futur sĂ©nateur rexiste en 1936. Daye a des liens avec les Français Marc Sangnier et lâAbbĂ© Lugan, fondateurs dâune Action Catholique, hostile Ă lâAction française de Maurras et Pujo.
Le Cercle Rerum Novarum poursuivait les mĂȘmes objectifs que ceux de la Jeune Droite de Carton de Wiart, dans la mesure oĂč il sâopposait Ă toute politique Ă©conomique libĂ©rale outranciĂšre, comme celle dâun Charles Woeste pourtant ponte du parti catholique, entendait ensuite remobiliser les idĂ©aux de lâAbbĂ© Daens. Il nâĂ©tait pas sur la mĂȘme longueur dâonde que lâAction française, plus nationaliste que catholique et plus prĂ©occupĂ©e de justifier la guerre contre lâAllemagne (mĂȘme celle de la rĂ©publique laĂŻcarde) que de rĂ©aliser en France, et pour les Français, des idĂ©aux de justice sociale. En Belgique, nous constatons donc, avec C. Vanderpelen-Diagre, que les idĂ©aux nationaux (surtout incarnĂ©s par Pierre Nothomb) sont intimement liĂ©s aux idĂ©aux de justice sociale et que cette fusion demeurera intacte dans toutes les expressions du catholicisme idĂ©ologique belge jusquâen 1945 (mĂȘme dans des factions hostiles les unes aux autres, surtout aprĂšs lâĂ©mergence du rexisme).
En 1918, Pierre Nothomb et Gaston Barbanson plaident tous deux pour une âGrande Belgiqueâ, en prĂ©conisant lâannexion du Grand-DuchĂ© du Luxembourg, du Limbourg nĂ©erlandais et de la Flandre zĂ©landaise. Ils prennent des positions radicalement anti-allemandes, rompant ainsi dĂ©finitivement avec la traditionnelle germanophilie belge du XIXe siĂšcle. Ces positions les rapprochent de lâAction française de Maurras et du maurrassisme implicite du Cardinal Mercier, hostile Ă lâAllemagne prussianisĂ©e et protestante comme il est hostile Ă lâĂ©thique kantienne, pour lui trop subjectiviste, et, par voie de consĂ©quence, hostile au mouvement flamand et Ă la flamandisation de lâenseignement supĂ©rieur, car ce serait lĂ offrir un vĂ©hicule Ă la germanisation rampante de toute la Belgique, provinces romanes comprises.
Les annexionnistes sont en faveur dâune alliance militaire franco-belge, qui sera fait acquis dĂšs 1920 mais que contesteront rapidement et lâaile gauche du parti socialiste et le mouvement flamand (cf. Dr. Guido Provoost, Vlaanderen en het militair-politiek beleid in BelgiĂ« tussen de twee wereldoorlogen â Het Frans-Belgisch militair akkoord van 1920, Davidsfonds, Leuven, 1977). En adoptant cette dĂ©marche, les adeptes de la âGrande Belgiqueâ quittent lâorbite du âdĂ©mocratisme chrĂ©tienâ qui avait Ă©tĂ© le leur et celui de leurs amis pour fonder une association nationaliste, le ComitĂ© de Politique Nationale (CPN), oĂč se retrouvent Pierre Daye (qui nâest plus alors Ă proprement parler un ârerum-novarumisteâ ou un âdaensisteâ), lâhistorien Jacques Pirenne (qui renie ses dettes intellectuelles Ă lâhistoriographie allemande), LĂ©on Hennebicq, le leader socialiste et interventionniste Jules DestrĂ©e, ami des interventionnistes italiens regroupĂ©s autour de Mussolini et dâAnnunzio, et un autre socialiste, Louis PiĂ©rard.
Les annexionnistes germanophobes et hostiles aux Pays-Bas rĂ©clament une occupation de lâAllemagne, son morcellement Ă lâinstar de ce que venait de subir la grande masse territoriale de lâEmpire austro-hongrois dĂ©funt ou lâEmpire ottoman au Levant. Ils rĂ©clament Ă©galement lâautonomisation de la RhĂ©nanie et le renforcement de ses liens Ă©conomiques (qui ont toujours Ă©tĂ© forts) avec la Belgique. Enfin, ils veulent rĂ©cupĂ©rer le Limbourg devenu officiellement nĂ©erlandais en 1839 et la Flandre zĂ©landaise afin de contrĂŽler tout le cours de lâEscaut en aval dâAnvers. Ils veulent les cantons dâEupen-MalmĂ©dy (quâils obtiendront) mais aussi 8 autres cantons rhĂ©nans qui resteront allemands. Le Roi Albert Ier refuse cette politique pour ne pas se mettre dĂ©finitivement les Pays-Bas et le Luxembourg Ă dos et pour ne pas crĂ©er lâirrĂ©parable avec lâAllemagne. Les annexionnistes du CPN se trouveront ainsi en porte-Ă -faux par rapport Ă la personne royale, que leur option autoritariste cherchait Ă valoriser.
Le ressourcement italien de Pierre Nothomb
Le passage du dĂ©mocratisme de la Jeune Droite au nationalisme du CPN sâaccompagne dâun vĂ©ritable engouement pour lâĆuvre de Maurice BarrĂšs. Plus tard, quand lâAction française, et, partant, toutes les formes de nationalisme français hostiles aux anciens empires dâEurope centrale, se retrouvera dans le collimateur du Vatican, le nouveau nationalisme belge de Nothomb et la frange du parti socialiste regroupĂ©e autour de Jules DestrĂ©e va plaider pour un âressourcement italienâ, suite au succĂšs de la Marche sur Rome de Mussolini, que DestrĂ©e avait rencontrĂ© en Italie quand il allait, lĂ -bas, soutenir les efforts des interventionnistes italiens avant 1915. Nothomb  [ci-contre] traduira ce nouvel engouement italophile, post-barrĂšsien et post-maurrassien, en un roman, Le Lion ailĂ©, paru en 1926, la mĂȘme annĂ©e oĂč la condamnation de lâAction française est proclamĂ©e Ă Rome. Le Lion ailĂ©, Ă©crit C. Vanderpelen-Diagre, est une ode Ă la nouvelle Italie fasciste. Celle-ci est posĂ©e comme un modĂšle Ă imiter : il faut, pense Nothomb, favoriser une âcontagion romaineâ, ce qui conduira inĂ©vitablement Ă un ârajeunissement nationalâ, par lâĂ©mergence dâun âordre vivantâ. Jules DestrĂ©e, le leader socialiste sĂ©duit par lâItalie, celle de lâinterventionnisme et celle de Mussolini, salue la parution de ce roman et en encourage la lecture. La rĂ©ception dâĂ©lĂ©ments idĂ©ologiques fascistes nâest donc pas le propre dâune droite catholique et nationale : elle a animĂ© Ă©galement le pilier socialiste dans le chef dâun de ses animateurs les plus emblĂ©matiques.
Nothomb avait créé, comme pendant Ă son CPN, les Jeunesses nationales en 1924. Ce mouvement appelle Ă un renforcement de lâexĂ©cutif, Ă une organisation corporative de lâĂtat, Ă lâĂ©mergence dâun racisme dĂ©fensif et dâun anti-maçonnisme, tout en prĂŽnant un catholicisme intransigeant (ce qui nâĂ©tait pas du tout le cas dans lâItalie de lâĂ©poque, les Accords du Latran nâayant pas encore Ă©tĂ© signĂ©s). Le CPN et les Jeunesses nationales entendant, de concert, poser un âcompromis entre la raison et lâaventureâ. Ce message apparaĂźt trop pauvre pour dâautres groupes en gestation, dont la Jeunesse nouvelle et le groupe royaliste Pour lâautoritĂ©. Ces 2 groupes, fidĂšles en ce sens Ă la volontĂ© du Roi, refusent le programme de politique Ă©trangĂšre du CPN et des Jeunesses nationales : ils veulent maintenir des rapports normaux avec les Pays-Bas, le Luxembourg et lâAllemagne. Ils insistent aussi sur la nĂ©cessitĂ© dâimposer une âdirection de lâĂąme et de lâespritâ. En rĂ©clamant une telle âdirectionâ, ils enclenchent ce que lâon pourrait appeler, en un langage gramscien, une âbataille mĂ©tapolitiqueâ, quâils qualifiaient, en reprenant certaines paroles du Cardinal Mercier, dââapostolat par la plumeâ. Ils sâalignent ainsi sur la volontĂ© de Pie XI de promouvoir un âcatholicisme plus intransigeantâ, en dĂ©pit de lâhostilitĂ© du Pontife romain Ă lâendroit de la francophilie maurrassienne du Primat de Belgique. Enfin, les 2 nouveaux groupes sur lâĂ©chiquier politico-mĂ©tapolitique belge entendent suivre les injonctions de lâencyclique Quas Primas de 1925, proclamant la « royautĂ© du Christ », du « Christus Rex », induisant ainsi le vocable âRexâ dans le vocabulaire politique du pilier catholique, ce qui conduira, aprĂšs de nombreux avatars, Ă lâĂ©mergence du mouvement rexiste de LĂ©on Degrelle, quand celui-ci rompra les ponts avec ses anciens associĂ©s du parti catholique. Le « catholicisme plus intransigeant », rĂ©clamĂ© par Pie XI, doit sâimposer aux sociĂ©tĂ©s par des moyens modernes, par des technologies de communication comme la âTSFâ et lâĂ©dition de masse (ce Ă quoi sâemploiera Degrelle, sur ordre de la hiĂ©rarchie catholique la plus officielle, au dĂ©but des annĂ©es 30).
Beauté, intelligence, moralité
Lâappareil de cette offensive mĂ©tapolitique sâest mis en place, par la volontĂ© du Cardinal Mercier, au moins dĂšs 1921. Celui-ci prĂ©side Ă la fondation de La Revue catholique des idĂ©es et des faits (RCIF), revue plus philosophique que thĂ©ologique, Mercier nâĂ©tant pas thĂ©ologien mais philosophe. Le Cardinal confie la direction de cette publication Ă lâAbbĂ© RenĂ©-Gabriel Van den Hout (1886-1969), professeur Ă lâInstitut Saint Louis de Bruxelles et animateur du futur quotidien La Libre Belgique dans la clandestinitĂ© pendant la PremiĂšre Guerre mondiale. LâAbbĂ© Van den Hout avait Ă©galement servi dâintermĂ©diaire entre Mercier et Maurras. Volontairement le Primat de Belgique et lâAbbĂ© Van den Hout vont user dâun ton et dâune verve polĂ©miques pour fustiger les adversaires de ce renouveau Ă la fois catholique et national (ton que Degrelle et son caricaturiste Jam pousseront plus tard jusquâau paroxysme). En 1924, avant la condamnation de Maurras et de lâAction française par le Vatican, les AbbĂ©s Van den Hout et Norbert Wallez, flanquĂ©s du franciscain Omer Englebert, envisagent de fonder une Action belge (AB), pendant de ses homologues française et espagnole (sur lâAccion Española, cf. RaĂčl Morodo, Los origenes ideologicos del franquismo : Accion Española, Alianza Editorial, Madrid, 1985). On a pu parler ainsi du âmaurrassisme des trois abbĂ©sâ. Le programme intellectuel de la RCIF et de lâAB (qui restera finalement en jachĂšre) est de lutter contre les formes de romantisme, mouvement littĂ©raire accusĂ© de vĂ©hiculer un âsubjectivisme relativisteâ (donc un individualisme), ou, comme le dĂ©crira Carl Schmitt en Allemagne, un âoccasionalismeâ. Les abbĂ©s et leurs journalistes plaideront pour le classicisme, reposant, lui, Ă leurs yeux, sur 3 critĂšres : la beautĂ©, lâintelligence et la moralitĂ© (le livre de rĂ©fĂ©rence pour ce âclassicismeâ demeure celui dâAdrien de MeeĂŒs, Le coup de force de 1660, Nouvelle SociĂ©tĂ© dâĂdition, Bruxelles, 1935 ; Ă ce propos, voir plus bas notre article « AnnĂ©es 20 et 30 : la droite de lâĂ©tablissement francophone en Belgique, la littĂ©rature flamande et le ânationalisme de complĂ©mentarité⠻).
Revenons maintenant Ă lâACJB. En 1921 Ă©galement, les abbĂ©s BrohĂ©e et Picard (celui-lĂ mĂȘme qui mettra Degrelle en selle 10 ans plus tard) entament, eux aussi, un combat mĂ©tapolitique. Leur objectif ? âGuider les lecturesâ par le truchement dâun organe intitulĂ© Revue des auteurs et des livres. Au dĂ©part, cet organe se veut avant-gardiste mais proposera finalement des lectures figĂ©es, dĂ©duites dâune littĂ©rature bien-pensante. LâACJB a donc des objectifs culturels et non pas politiques. Câest cette option mĂ©tapolitique qui provoque une rupture qui se concrĂ©tise par la fondation de la Jeunesse nouvelle, parallĂšle Ă lâĂ©parpillement de lâĂ©quipe de Durandal, dont les membres ont tous Ă©tĂ© appelĂ©s Ă de hautes fonctions administratives ou politiques. La Jeunesse nouvelle se donne pour but de ârĂ©gĂ©nĂ©rer la CitĂ©â, en y introduisant des ferments dâordre et dâautoritĂ©. Elle vise lâinstauration dâune monarchie antiparlementaire et nationaliste. Elle rĂ©agit Ă lâinstauration du âsuffrage universel pur et simpleâ, imposĂ© par les socialistes, car celui-ci exprimerait la âdĂ©chĂ©ance morale et politiqueâ dâune sociĂ©tĂ© (sa fragmentation et son Ă©miettement en autant de petites rĂ©publiques individuelles â la âverkavelingâ dit-on en nĂ©erlandais ; cf. lâouvrage humoristique mais intellectuellement fort bien charpentĂ© de Rik Vanwalleghem, BelgiĂ« Absurdistan â Op zoek naar de bizarre kant van BelgiĂ«, Lannoo, Tielt, 2006, livre qui met en exergue lâeffet final et contemporain de lâindividualisme et de la disparition de toute Ă©thique). La Jeunesse nouvelle sâoppose aussi au nouveau systĂšme belge nĂ© des âaccords de Lophemâ de 1919 oĂč les acteurs sociaux et les partis Ă©taient convenus dâun âdealâ, que lâon entendait pĂ©renniser jusquâĂ la fin des temps en excluant systĂ©matiquement tout challengeur survenu sur la piste par le biais dâĂ©lections. Ce âdealâ repose sur un canevas politique donnĂ© une fois pour toutes, posĂ© comme dĂ©finitif et indĂ©passable, avec des forces seules autorisĂ©es Ă agir sur lâĂ©chiquier politico-parlementaire.
Lâorgane de la Jeunesse nouvelle, soit La Revue de littĂ©rature et dâaction devient La Revue dâaction dĂšs que lâoption purement mĂ©tapolitique cĂšde Ă un dĂ©sir de sâimmiscer dans le fonctionnement de la CitĂ©. La revue dâAction devient ainsi, de 1924 Ă 1934, la porte-paroles du mouvement Pour lâautoritĂ©, dont la cheville ouvriĂšre sera un jeune historien en vue de la matiĂšre de Bourgogne, Luc Hommel. Pour celui-ci, la revue est un âlaboratoire dâidĂ©esâ visant une rĂ©forme de lâĂtat, qui reposera sur un renforcement de lâexĂ©cutif, sur le corporatisme et le nationalisme (Ă rĂ©fĂ©rences âbourguignonnesâ) et sur le suffrage familial, appelĂ© Ă corriger les effets jugĂ©s pervers du âsuffrage universel pur et simpleâ, imposĂ© par les socialistes dĂšs le lendemain de la PremiĂšre Guerre mondiale. Hommel et ses amis prĂ©conisent de rester au sein du Parti Catholique, dây ĂȘtre un foyer jeune et rĂ©novateur. Les adeptes des thĂšses de la La Revue dâaction ne rejoindront pas Rex. Parmi eux : Etienne de la VallĂ©e-Poussin (qui dirigera un moment Le VingtiĂšme siĂšcle fondĂ© par lâAbbĂ© Wallez), Daniel Ryelandt (qui tĂ©moignera contre LĂ©on Degrelle dans le fameux film que lui consacrera Charlier et qui Ă©tait destinĂ© Ă lâORTF mais qui ne passera pas sur antenne aprĂšs pression diplomatique belge sur les autoritĂ©s de tutelle françaises), GaĂ«tan Furquim dâAlmeida, Charles dâAspremont-Lynden, Paul Struye, Charles du Bus de Warnaffe. La revue et le groupe Pour lâautoritĂ© cesseront dâexister en 1935, quand Hommel deviendra chef de cabinet de Paul van Zeeland. Plusieurs protagonistes de Pour lâautoritĂ© Ćuvreront ensuite au Centre dâĂtudes pour la RĂ©forme de lâĂtat (CERE), dont Hommel, de la VallĂ©e-Poussin et Ryelandt. Ils sâopposeront farouchement Rex en dĂ©pit dâune volontĂ© commune de renforcer lâexĂ©cutif autour de la personne du Roi. LâidĂ©al dâun renforcement de lâexĂ©cutif est donc partagĂ© entre adeptes et adversaires de Rex.
La âTroisiĂšme voieâ de Raymond De Becker
La pĂ©riode qui va de 1927 Ă 1939 est aussi celle dâune recherche fĂ©brile de la âtroisiĂšme voieâ. Câest dans ce contexte quâĂ©mergera une figure que lâon commence seulement Ă redĂ©couvrir en Belgique, en ce dĂ©but de deuxiĂšme dĂ©cennie du XXIe siĂšcle : Raymond De Becker. Contrairement Ă tous les mouvements que nous venons de citer, qui veulent demeurer au sein du pilier catholique, les hommes partis en quĂȘte dâune âtroisiĂšme voieâ cherchent Ă Ă©largir lâhorizon de leur engagement Ă toutes les forces sociales agissant dans la sociĂ©tĂ©. Ils ont pour point commun de rejeter le libĂ©ralisme (assimilĂ© au âvieux mondeâ) et entendent valoriser toutes les doctrines exigeant une adhĂ©sion quâils apparentent Ă la foi : le catholicisme, le communisme, le fascisme, considĂ©rĂ©s comme seules forces dâavenir. Câest la dĂ©marche de ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle nommera, dans son ouvrage de rĂ©fĂ©rence, les ânon-conformistes des annĂ©es 30â. Loubet del Bayle nâaborde que le paysage intellectuel français de lâĂ©poque. Quâen est-il en Belgique ? Le cocktail que constituera la âtroisiĂšme voieâ ardemment espĂ©rĂ©e contiendra, francophonie oblige, bon nombre dâingrĂ©dients français : Blondel (vu ses relations et son influence sur le Cardinal Mercier, sans oublier sa âdoctrine de lâactionâ), Archambault, Mounier (le personnalisme), Gabriel Marcel (la distinction entre lâĂtre et lâAvoir), Maritain et Daniel-Rops. AprĂšs la condamnation de Maurras et de lâAction française par le Vatican, Jacques Maritain, que Paul SĂ©rant classe comme un âdissident de lâAction françaiseâ, remplace, dĂšs 1926, Maurras comme gourou de la jeunesse catholique et autoritaire en Belgique. R. de Becker et Henry Bauchau (toujours actif aujourdâhui, et qui nous livre un regard sur cette Ă©poque dans son tout rĂ©cent rĂ©cit autobiographique, Lâenfant rieur, Actes Sud, 2011 ; R. De Becker y apparaĂźt sous le prĂ©nom de âRaymondâ ; voir surtout les pp. 157 Ă 166) sont les 2 hommes qui entretiendront une correspondance avec Maritain et participeront aux rencontres de Meudon. Du ânationalisme intĂ©gral de Maurrasâ, que voulait importer Nothomb, on passe Ă lââhumanisme intĂ©gralâ de Maritain.
Le passage du maurrassisme au maritainisme implique une acceptation de la dĂ©mocratie et de ses modes de fonctionnement, ainsi que du pluralisme qui en dĂ©coule, et constate lâimpossibilitĂ© de retrouver le pouvoir supratemporel du Saint Empire (vu de France, on peut effectivement affirmer que le Saint Empire, assassinĂ© par NapolĂ©on, ou lâEmpire austro-hongrois, assassinĂ© par PoincarĂ© et Clemenceau, est une âforme morteâ ; ailleurs, notamment en Autriche et en Hongrie, câest moins Ă©vident... Il suffit dâĂ©voquer les propositions trĂšs rĂ©centes du ministre hongrois Orban pour âresacraliserâ lâĂtat, notamment en le dĂ©pouillant du label de ârĂ©publiqueâ). Par voie de consĂ©quence, les maritainistes ne rĂ©clameront pas lâavĂšnement dâune âCitĂ© chrĂ©tienneâ. En ce sens, ils vont plus loin que le Chanoine Jacques Leclercq (cf. infra) en Belgique, dont le souci, tout au long de son itinĂ©raire, sera de maintenir une dose de divin et, subrepticement, un certain contrĂŽle clĂ©rical sur la CitĂ©, mĂȘme aux temps dâaprĂšs-guerre oĂč le maritainisme dĂ©bouchera partiellement sur la crĂ©ation et lâanimation dâun parti politique âcatho-communisantâ, lâUDB (auquel adhĂšrera un William Ugeux, ancien journaliste au VingtiĂšme SiĂšcle et responsable de la âSĂ»retĂ© de lâĂtatâ pour le compte du gouvernement Pierlot revenu de son exil londonien).
La CitĂ©, rĂȘvĂ©e par les adeptes dâune âtroisiĂšme voieâ dâinspiration maritainiste, est un âcontrat entre fidĂšles et infidĂšlesâ, visant lâunitĂ© de la CitĂ©, une unitĂ© minimale, certes, mais animĂ©e par lâamitiĂ© et la fraternitĂ© entre les hommes. Cette vision repose Ă©videmment sur la dĂ©finition âouverteâ que Maritain donne de lâhumanisme. DâoĂč la question que lui poseront finalement R. de Becker et LĂ©on Degrelle : âOĂč sont les points dâappui ?â. En effet, lâidĂ©e dâune âhumanitĂ© ouverteâ ne permet pas de construire une CitĂ©, qui, toujours, par la force des choses, aura des limites et/ou des frontiĂšres. Le maritainisme ne fera pas lâunitĂ© des anciens maurrassiens, des chercheurs de âtroisiĂšmes voiesâ voire des thomistes recyclĂ©s, modernisant leur discours, ou des âdemanistesâ socialistes non hostiles Ă la religion : le monde catholique se divisera en chapelles antagonistes qui le conduiront Ă lâimplosion, Ă une sorte de guerre civile entre catholiques (surtout Ă partir de lâĂ©mergence de Rex) et Ă une sorte dâaggiornamento technocratique (qui, parti du technocratisme Ă lâamĂ©ricaine de Van Zeeland, donnera Ă terme la âplomberieâ de Dehaene et son basculement dans les fiascos financiers postĂ©rieurs Ă lâautomne 2008) ou Ă un discours assez hystĂ©rique et filandreux, Ă©voquant justement le thĂšme de lâhumanisme maritainien, avec JoĂ«lle Milquet qui abandonne lâappelation de Parti Social-ChrĂ©tien pour prendre celle de CdH (Centre DĂ©mocrate et Humaniste).
Marcel De Corte
[En septembre 1975, Marcel De Corte accorde une entretien au Front de la jeunesse publié dans la rubrique "Europe-Jeunesse" du Nouvel Europe magazine (NEM)]
Quelles seront les expressions de lâhumanisme intĂ©gral de Maritain en Belgique ? Il y aura notamment la Nouvelle Ă©quipe dâYvan Lenain (1907-1965). Lenain est un philosophe thomiste de formation, qui veut âune CitĂ© rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e par la spiritualitĂ©â. Si, au dĂ©part, Lenain sâinscrit dans le sillage de Maritain, les Ă©volutions et les aggiornamenti de ce dernier le contraindront Ă adopter une position thomiste plus traditionnelle. Par ailleurs, lâouverture aux gens de gauche, les âinfidĂšlesâ avec lesquels on aurait pu, le cas Ă©chĂ©ant, conclure un contrat, sâest avĂ©rĂ©e un Ă©chec. Le repli sur un thomisme plus classique est sans doute dĂ» Ă lâinfluence dâune figure aujourdâhui oubliĂ©e, Marcel De Corte (1905-1994), professeur de philosophie Ă lâUniversitĂ© de LiĂšge. De Corte, actif partout, notamment dans une revue peu suspecte de âcatholicismeâ, comme HermĂšs de Marc. Eemans et RenĂ© Baert, est beaucoup plus ancrĂ© dans le catholicisme traditionnel (et aristotĂ©lo-thomiste) que ne lâĂ©tait Lenain au dĂ©part : il rompra dâailleurs avec Maritain en 1937, comme beaucoup dâautres auteurs belges, qui ne supportaient pas le soutien que lâhumaniste intĂ©gral français apportait aux rĂ©publicains espagnols (en Belgique, lâhostilitĂ©, y compris Ă gauche, Ă la RĂ©publique espagnole vient du fait que lâambassadeur de Belgique, qui avait fait des locaux de lâambassade du royaume un centre de la Croix Rouge, fut abattu par la police madrilĂšne en 1936, laquelle vida ensuite le bĂątiment de la lĂ©gation de tous les rĂ©fugiĂ©s et Ă©clopĂ©s qui sây trouvaient et massacra les blessĂ©s dans la foulĂ©e). La pensĂ©e de De Corte, consignĂ©e dans 2 gros volumes parus dans les annĂ©es 50, reste dâactualitĂ© : la notion de âdissociĂ©tĂ©â, quâil a contribuĂ© Ă forger, est reprise aujourdâhui, mĂȘme Ă gauche de lâĂ©chiquier politique français, notamment par le biais de lâouvrage de Jacques GĂ©nĂ©reux, intitulĂ© La dissociĂ©tĂ© (Seuil, 2006 ; pour se rĂ©fĂ©rer Ă De Corte directement, lire : Marcel De Corte, De la dissociĂ©tĂ©, Ă©d. Remi Perrin, 2002).
Raymond De Becker : électron libre
Entre toutes les chapelles politico-littĂ©raires de la Belgique francophone des annĂ©es 30, R. De Becker va jouer le rĂŽle dâintermĂ©diaire, tout en demeurant un âĂ©lectron libreâ, comme le qualifie C. Vanderpelen-Diagre. De Becker, bien que catholique Ă lâĂ©poque (aprĂšs la guerre, il ne le sera plus, lorsquâil Ćuvrera, avec Louis Pauwels, dans le rĂ©seau PlanĂšte), ne plaide jamais pour une orthodoxie catholique : il incarne en effet un mysticisme trĂšs personnel, rĂ©tif Ă tout encadrement clĂ©rical. Dans ses efforts, il aura toujours lâappui de Maritain (avant la rupture suite aux Ă©vĂ©nements dâEspagne) et du Chanoine Jacques Leclercq, qui fut dâabord un maritainiste plus ou mois conservateur avant de devenir, via les revues et associations quâil animait, le fondateur du nouveau dĂ©mocratisme chrĂ©tien, Ă tentations marxistes, de lâaprĂšs-1945. De Becker va jouer aussi le rĂŽle du relais entre les ânon-conformistesâ français et leurs homologues belges. En 1935, il se rend ainsi Ă la fameuse abbaye de Pontigny en Bourgogne, vĂ©ritable laboratoire dâidĂ©es nouvelles oĂč se rencontraient des hommes dâhorizons diffĂ©rents soucieux de dĂ©passer les clivages politiques en place. Câest Ă lâinvitation de Paul Desjardins (2), qui organise en 1935 une rencontre sur le thĂšme de lâascĂ©tisme, que De Becker rencontre Ă Pontigny Nicolas Berdiaev, AndrĂ© Gide et Martin Buber.
Le reproche dâantisĂ©mitisme quâon lui lancera Ă la tĂȘte, surtout dans le milieu assez abject des âtintinophobesâ parisiens, ne tient pas, ne fĂ»t-ce quâau regard de cette rencontre ; par ailleurs, les sĂ©minaires de Pontigny doivent ĂȘtre mis en parallĂšle avec leurs Ă©quivalents allemands organisĂ©s par le groupe de jeunesse Köngener Bund, auxquelles Buber participait Ă©galement, aux cĂŽtĂ©s dâexposants communistes et nationaux-socialistes. En Ă©tudiant parallĂšlement de telles initiatives, on apprendra vĂ©ritablement ce que fut le ânon-conformismeâ des annĂ©es 30, dans le sillage de lâesprit de Locarno (sur lâimpact intellectuel de Locarno : lire les 2 volumes publiĂ©s par le CNRS sous la direction de Hans Manfred Bock, Reinhart Meyer-Kalkus et Michel Trebitsch, Entre Locarno et Vichy â les relations culturelles franco-allemandes dans les annĂ©es 30, CNRS Ă©ditions, 1993 ; cet ouvrage explore dans le dĂ©tail les idĂ©aux pacifistes, liĂ©s Ă lâidĂ©e europĂ©enne et au dĂ©sir de sauvegarder le patrimoine de la civilisation europĂ©enne, dans le sillage dâAristide Briand, du paneuropĂ©isme Ă connnotations catholiques, de Friedrich Sieburg, des personnalistes de la revue LâOrdre nouveau, de Jean de Pange, des germanistes allemands Ernst Robert Curtius et Leo Spitzer, de la revue Europe, oĂč officiera un Paul Colin, etc.).
De Becker, toujours soucieux de traduire dans les rĂ©alitĂ©s politiques et culturelles belges les idĂ©es dâhumanisme intĂ©gral de Maritain, accepte le constat de son maĂźtre-Ă -penser français : il nâest plus possible de rĂ©tablir lâharmonie du corporatisme mĂ©diĂ©val dans les sociĂ©tĂ©s modernes ; il faut donc de nouvelles solutions et pour les promouvoir dans la sociĂ©tĂ©, il faut crĂ©er des organes : ce sera , dâune part, la Centrale politique de la jeunesse, prĂ©sidĂ©e par AndrĂ© Mussche, dont le secrĂ©taire sera De Becker, et, dâautre part, la revue Lâesprit nouveau, oĂč lâon retrouve lâami de toujours, celui qui ne trahira jamais De Becker et refusera de le vouer aux gĂ©monies, Henry Bauchau. Les objectifs que se fixent Mussche, De Becker et Bauchau sont simples : il faut traduire dans les faits la teneur des encycliques pontificales, en instaurant dans le pays une Ă©conomie dirigĂ©e, anti-capitaliste, ou plus exactement anti-trust, qui garantira la justice sociale. Toujours dans lâesprit de Maritain, De Becker se fait le chantre dâune ânouvelle cultureâ, personnaliste, populaire et attrayante pour les non-croyants (comme on disait Ă lâĂ©poque). Il appellera cette culture nouvelle, la âculture communautaireâ. Lors du CongrĂšs de Malines de 1936, Bauchau se profile comme le thĂ©oricien et la cheville ouvriĂšre de ce mouvement âcommunautaireâ ; il est rĂ©dacteur depuis 1934 Ă La CitĂ© chrĂ©tienne du Chanoine Leclercq, qui essaie de rĂ©imbriquer le christianisme (et, partant, le catholicisme) dans les soubresauts de la vie politique, animĂ©e par les totalitarismes souvent victorieux Ă lâĂ©poque, toujours challengeurs. Cette volontĂ© de ârĂ©-imbriquerâ passe par des compromissions (quâon espĂšre passagĂšres) avec lâesprit du temps (ouverture au socialisme voire au communisme).
âCommunautĂ©â et âCapelle-aux-Champsâ
En 1937, les âcommunautairesâ maritainiens crĂ©ent lâĂcole supĂ©rieure dâhumanisme, Ă©tablie au n°21 de la Rue des Deux Ăglises Ă Bruxelles. Cette Ă©cole prodigue des cours de âformation de la personnalitĂ©â, comprenant des leçons de philosophie, dâesthĂ©tique et dâhistoire de lâart et de la culture. Le corps acadĂ©mique de cette Ă©cole est prestigieux : on y retrouve notamment le Professeur De Corte. Cette Ă©cole dispose Ă©galement de relais, dont lâauberge âAu Bon Larronâ de Pepinghem, oĂč lâAbbĂ© Leclercq reçoit ses Ă©tudiants et disciples, le cercle âCommunautĂ©â Ă Louvain chez la mĂšre de De Becker, oĂč se rend rĂ©guliĂšrement Louis Carette, le futur FĂ©licien Marceau. Enfin, dernier relais Ă signaler : le groupe de la âCapelle-aux-Champsâ, sous la houlette bienveillante du PĂšre Bonaventure Feuillien et du peintre Evany [EugĂšne van Nijverseel] (ami dâHergĂ©). Le crĂ©ateur de Tintin frĂ©quentera ce groupe, qui est nettement moins politisĂ© que les autres et oĂč lâon ne pratique pas la haute voltige philosophique. Quelles autres figures ont-elles frĂ©quentĂ© le groupe de la âCapelle-aux-Champsâ ? La âCapelle-aux-Champsâ ou Kapelleveld se situe exactement Ă lâendroit du campus de Louvain-en-WoluwĂ© et de lâhĂŽpital universitaire Saint Luc. CâĂ©tait avant guerre un lieu idyllique, comme en tĂ©moigne la fresque ornant la station de mĂ©tro âVanderveldeâ qui y donne accĂšs aujourdâhui.
Câest donc lĂ , au beau milieu de ce sable et de ces bouleaux, que se retrouvaient Marcel Dehaye (qui Ă©crira dans la presse collaborationniste sous le pseudonyme plaisant de âJean de la Luneâ), Jean Libert (qui sera Ă©purĂ©), Franz Weyergans (le pĂšre de François Weyergans) et Jacques Biebuyck. LâidĂ©al qui y rĂšgne est lâidĂ©al scout (ce qui attire justement HergĂ©) ; on nây cause pas politique, on vise simplement Ă donner Ă ses contemporains âun cĆur simple et bonâ. Lâinitiative a lâappui de Jacques Leclercq. En dĂ©pit de ses connotations catholiques, le groupe se reconnaĂźt dans un refus gĂ©nĂ©ral de lâesprit clĂ©rical et bondieusard (voilĂ sans doute pourquoi Tintin, hĂ©ros créé par la presse catholique, nâexprime aucune religion dans ses aventures. Comme bon nombre dâavatars du maritainisme, les amis de la âCapelle-aux-Champsâ manifestent une volontĂ© dâouverture sur lââailleursâ. Mais leurs recherches implicites ne sont pas tournĂ©es vers une rĂ©forme en profondeur de la CitĂ©. Les thĂšmes sont plutĂŽt moraux, au sens de la biensĂ©ance de lâĂ©poque : on y rĂ©flĂ©chit sur le pĂ©chĂ©, lâadultĂšre, un peu comme dans lâĆuvre de François Mauriac, qui avait appelĂ© Ă jeter « un regard franc sur un monde dĂ©naturĂ© ».
Lâesprit de âCapelle-aux-Champsâ est Ă©galement, dans une certaine mesure, un avatar lointain et original de lâimpact de Bourget sur la littĂ©rature catholique du dĂ©but du siĂšcle (pour saisir lâesprit de ce groupe, lire entre autres ouvrages : J. Libert, Capelle aux Champs, Les Ă©crits, Bruxelles, 1941 [5°éd.] et PlĂ©nitude, Les Ă©crits, 1941 ; J. Biebuyck, Le rire du cĆur, Durandal, Bruxelles, [s. d., probablement aprĂšs guerre] et Le serpent innocent, Casterman, Tournai, 1971 [prĂ©f. de F. Weyergans] ; Franz Weyergans, Enfants de ma patience, Ă©d. Universitaires, Paris, 1964 et Raisons de vivre, Les Ă©crits, 1944 ; cet ouvrage est un hommage de F. Weyergans Ă son propre pĂšre, exactement comme son fils François lui dĂ©diera Franz et François en 1997).
Notons enfin que les Ă©ditions âLes Ăcritsâ ont Ă©galement publiĂ© de nombreuses traductions de romans scandinaves, finnois et allemands, comme le firent par ailleurs les fameuses Ă©ditions de âLa Toison dâOrâ, elles carrĂ©ment collaborationnistes pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le but de dĂ©gager lâopinion publique belge de toutes les formes de parisianismes et de lâouvrir Ă dâautres mondes. Le traducteur des Ă©ditions âLes Ăcritsâ fut-il le mĂȘme que celui des Ă©ditions âLa Toison dâOrâ, soit lâIsraĂ©lite estonien Sulev J. Kaja (alias Jacques Baruch, 1919-2002), condamnĂ© sĂ©vĂšrement par les tribunaux incultes de lâĂ©puration et sauvĂ© de la misĂšre et de lâoubli par HergĂ© lors du lancement de lâhebdomadaire Tintin dĂšs 1946 ? Le pays aurait bien besoin de quelques modestes traducteurs performants de la trempe dâun Sulev J. Kaja...) (2).
Revenons aux animateurs du groupe de la Capelle-aux-Champs. Il y a dâabord Marcel Dehaye (1907-1990) qui explore le monde de lâenfance, exalte la puretĂ© et lâinnocence et, avec son personnage Bob ou lâenfant nouveau campe un garçonnet « qui ne sera ni banquier ni docteur ni soldat ni dĂ©putĂ© ». Pendant la DeuxiĂšme Guerre mondiale, Dehaye collabora au Soir et au Nouveau Journal sous le pseudonyme de âJean de la Luneâ, ce qui le sauvera sans nul doute des griffes de lâĂ©puration : il aurait Ă©tĂ© en effet du plus haut grotesque de lire une manchette dans la presse signalant que « lâauditorat militaire a condamnĂ© Jean de la Lune Ă X annĂ©es de prison et Ă lâindignitĂ© nationale ».
Jacques Biebuyck (1909-1993) est issu, lui, dâune famille riche, ruinĂ©e en 1929. Il a fait un sĂ©jour de 3 mois Ă la Trappe. Il a dâabord Ă©tĂ© fonctionnaire au ministĂšre de lâintĂ©rieur puis journaliste. Câest un ami de Raymond De Becker. Il professe un anti-intellectualisme et prĂŽne de se fier Ă lâinstinct. Pour lui, la jeunesse doit demeurer âvierge de toute corruption politiqueâ. Biebuyck rejette la politique, qui se dĂ©ploie dans un âmonde de malhonnĂȘtesâ. Il renoue lĂ avec un certain esprit de lâACJB Ă ses dĂ©buts, oĂč le souci culturel primait lâengagement proprement politique. Lâillustrateur des Ćuvres de Biebuyck, et dâautres protagonistes de la Capelle-aux-Champs fut Pierre Ickx, ami dâHergĂ© et spĂ©cialisĂ© dans les dessins de scouts idĂ©alisĂ©s.
Jean Libert (1913-1981), lui, provient dâune famille qui sâĂ©tait Ă©loignĂ©e de la religion, parce quâelle estimait que celle-ci avait basculĂ© dans le âmercantilismeâ. Ă 16 ans, Libert dĂ©couvre le mouvement scout (comme HergĂ© auparavant). Ses options spirituelles partent dâune volontĂ© de suivre les enseignements de Saint François dâAssise, comme le prĂ©conisait aussi le PĂšre Bonaventure Feuillien. âNonoâ, le hĂ©ros de J. Libert dans son livre justement intitulĂ© Capelle-aux-Champs (cf. supra), va incarner cette volontĂ©. Il sâagit, pour lâauteur et son hĂ©ros, de conduire lâhomme vers une vie joyeuse et digne, hĂ©roĂŻque et fĂ©conde. Libert se fait le chantre de lâinnocence, de la spontanĂ©itĂ©, de la puretĂ© (des sentiments) et de lâinstinct.
Jean Libert et la âmystique belgeâ
En 1938, avec Antoine Allard, Jean Libert opte pour lâattitude pacifiste et neutraliste, induite par le rejet des accords militaires franco-belges et la dĂ©claration subsĂ©quente de neutralitĂ© quâavait proclamĂ©e le Roi LĂ©opold III en octobre 1936, tout en arguant quâune conflagration qui embraserait toute lâEurope entraĂźnerait le dĂ©clin irrĂ©mĂ©diable du Vieux Continent (cf. les idĂ©es pacifistes de Maurice Blondel, Ă la fin de sa vie, consignĂ©e dans son ouvrage, Lutte pour la civilisation et philosopohie de la paix, Flammarion, 1939 ; cet ouvrage est rĂ©digĂ© dans le mĂȘme esprit que le âmanifeste neutralisteâ et inspire, fort probablement, le discours royal aux belligĂ©rants dĂšs septembre 1939). J. Libert signe donc ce fameux manifeste neutraliste des intellectuels, notamment patronnĂ© par Robert Poulet.
ParallĂšlement Ă cet engagement neutraliste, dĂ©pourvu de toute ambigĂŒitĂ©, Libert plaide pour lâĂ©closion dâune âmystique belgeâ que dâautres, Ă la suite de lâengouement de Maeterlinck pour Ruusbroec lâAdmirable au dĂ©but du siĂšcle, voudront Ă leur tour raviver. On pense ici Ă Marc. Eemans et RenĂ© Baert, qui, outre Ruusbroec (non considĂ©rĂ© comme hĂ©rĂ©tique par les catholiques sourcilleux car il refusera toujours de dĂ©daigner les âĆuvresâ), rĂ©habiliteront SĆur Hadewijch, Harphius, Denys le Chartreux et bien dâautres figures mĂ©diĂ©vales (cf. Marc. Eemans, Anthologie de la Mystique des Pays-Bas, Ă©d. de la Phalange / J. Beernaerts, Bruxelles, s. d. ; il sâagit des textes sur les mystiques des Pays-Bas publiĂ©s dans les annĂ©es 30 dans la revue HermĂšs). R. De Becker se penchera Ă©galement sur la figure de Ruusbroec, notamment dans un article du Soir, le 11 mars 1943 (« Quand Ruysbroeck lâAdmirable devenait prieur Ă Groenendael »). Comme dans le cas du mythe bourguignon, inaugurĂ© par Luc Hommel (cf. supra) et Paul Colin, le recours Ă la veine mystique mĂ©diĂ©vale participe dâune volontĂ© de revenir Ă des valeurs nĂ©es du sol entre Somme et Rhin, pour Ă©chapper Ă toutes les folies idĂ©ologiques qui secouaient lâEurope, Ă commencer par le laĂŻcisme rĂ©publicain français, dont la nuisance nâa pas encore cessĂ© dâĂȘtre virulente, notamment par le filtre de la ânouvelle philosophieâ dâun marchand de âprĂȘt-Ă -penserâ brutal et sans nuances comme Bernard-Henri LĂ©vy (classĂ© rĂ©cemment par Pascal Boniface comme « lâintellectuel faussaire », le plus emblĂ©matique).
FidĂšle Ă son double engagement neutraliste et mystique, Jean Libert voudra Ćuvrer au relĂšvement moral et physique de la jeunesse, en prolongeant lâeffet bienfaisant quâavait le scoutisme sur les adolescents. Au lendemain de la dĂ©faite de mai 1940, J. Libert rejoint les Volontaires du Travail, regroupĂ©s autour de Henry Bauchau, ThĂ©odore dâOultremont et Conrad van der Bruggen. Ces Volontaires du travail devaient prester des travaux dâutilitĂ© publique, de terrassement et de dĂ©blaiement, dans tout le pays pour effacer les destructions dues Ă la campagne des 18 jours de mai 1940. CâĂ©tait Ă©galement une maniĂšre de soustraire des jeunes aux rĂ©quisitions de lâoccupant allemand et de maintenir sous bonne influence ânationaleâ des Ă©quipes de jeunes appelĂ©s Ă redresser le pays, une fois la paix revenue. Pendant la guerre, J. Libert collaborera au Nouveau Journal de Robert Poulet, ce qui lui vaudra dâĂȘtre Ă©purĂ©, au grand scandale dâHergĂ© qui estimait, Ă juste titre, que la rĂ©pression tuait dans lâĆuf les idĂ©aux positifs dâinnocence, de spontanĂ©itĂ© et de puretĂ© (le âcĆur purâ de Tintin au Tibet). Jamais le pays nâa pu se redresser moralement, Ă cause de cette violence âofficielleâ qui effaçait les ressorts de tout sursaut Ă©thique, Ă coup de dĂ©cisions fĂ©roces prises par des juristes dĂ©pourvus de âSittlichkeitâ et de culture. On voit les rĂ©sultats aprĂšs plus de 6 dĂ©cennies...
Franz Weyergans
Parmi les adeptes du groupe de la âCapelle-aux-Champsâ, signalons encore Franz Weyergans (1912-1974), pĂšre de François Weyergans. Lui aussi sâinspire de Saint François dâAssise. Il sera dâabord journaliste radiophonique comme Biebuyck. La littĂ©rature, pour autant quâelle ait retenu son nom, se rappellera de lui comme dâun dĂ©fenseur doux mais intransigeant de la famille nombreuse et du mariage. Weyergans plaide pour une sexualitĂ© pure, en des termes qui apparaissent bien dĂ©suets aujourdâhui. Il fustige notamment, sans doute dans le cadre dâune campagne de lâĂglise, lâonanisme.
Franz Weyergans est revenu sous les feux de la rampe lorsque son fils François, publie chez Grasset Franz et François une sorte de dialogue post mortem avec son pĂšre. Le livre recevra un prix littĂ©raire, le Grand Prix de la Langue Française (1997). Il constitue un trĂšs beau dialogue entre un pĂšre vertueux, au sens oĂč lâentendait lâĂglise avant-guerre dans ses recommandations les plus cagotes Ă lâusage des tartufes les plus assomants, et un fils qui sâĂ©tait joyeusement vautrĂ© dans une sexualitĂ© picaresque et truculente dĂšs les annĂ©es 50 qui annonçaient dĂ©jĂ la libĂ©ration sexuelle de la dĂ©cennie suivante (avec Françoise Sagan not.). Deux Ă©poques, deux rapports Ă la sexualitĂ© se tĂ©lescopent dans Franz et François mais si François rĂšgle bien ses comptes avec Franz â et on imagine bien que lâaffrontement entre le paternel et le fiston a dĂ» ĂȘtre haut en couleurs dans les dĂ©cennies passĂ©es â le livre est finalement un immense tĂ©moignage de tendresse du fils Ă lâĂ©gard de son pĂšre dĂ©funt.
Lâangoisse profonde et terrible qui se saisit dâHergĂ© dĂšs le moment oĂč il rencontre celle qui deviendra sa seconde Ă©pouse, Fanny Vleminck, et lĂąche progressivement sa premiĂšre femme Germain Kieckens, lâancienne secrĂ©taire de lâAbbĂ© Wallez au journal Le VingtiĂšme siĂšcle, ne sâexplique que si lâon se souvient du contexte trĂšs prude de la âCapelle-aux-Champsâ ; de mĂȘme, son recours Ă un psychanalyste disciple de Carl Gustav Jung Ă ZĂŒrich ne sâexplique que par le tournant jungien quâopĂšreront R. De Becker, futur collaborateur de la revue PlanĂšte de Louis Pauwels, et Henry Bauchau dĂšs les annĂ©es 50.
Biebuyck et Weyergans, mĂȘme si nos contemporains trouveront leurs Ćuvres surannĂ©es, demeurent des Ă©crivains, peut-ĂȘtre mineurs au regard des critĂšres actuels, qui auront voulu, et parfois su, confĂ©rer une âdignitĂ© Ă lâordinaireâ, comme le rappelle C. Vanderpelen-Diagre. Jacques Biebuyck et Franz Weyergans, sans doute contrairement Ă Tintin (du moins dans une certaine mesure), ne visent ni le sublime ni lâĂ©pique : ils estiment que âla vie quotidienne est un pĂšlĂ©rinage ascĂ©tiqueâ.
De lâACJB Ă Rex
Mais dans toute cette effervescence, inĂ©galĂ©e depuis lors, quelle a Ă©tĂ© la genĂšse de Rex, du mouvement rexiste de LĂ©on Degrelle ? Les 29, 30 et 31 aoĂ»t 1931 se tient le congrĂšs de lâACJB, prĂ©sidĂ© par LĂ©opold Levaux, auteur dâun ouvrage apologĂ©tique sur LĂ©on Bloy (LĂ©on Bloy, Ă©d. Rex, Louvain, 1931). Ă la tribune : Monseigneur Ladeuze, Recteur magnifique de lâUniversitĂ© Catholique de Louvain, lâAbbĂ© Jacques Leclercq et LĂ©on Degrelle, alors directeur des Ăditions Rex, fondĂ©es le 15 janvier 1931. Le futur fondateur du parti rexiste se trouvait donc Ă la fin de lâĂ©tĂ© 1931 aux cĂŽtĂ©s des plus hautes autoritĂ©s ecclĂ©siastiques du pays et du futur mentor de la dĂ©mocratie chrĂ©tienne, qui finira par se situer trĂšs Ă gauche, trĂšs proche des communistes et du rĂ©sistancialisme quâils promouvaient Ă la fin des annĂ©es 40. Lâorganisation de ce congrĂšs visait le couronnement dâune sĂ©rie dâactivitĂ©s apostoliques dans les milieux catholiques et, plus prĂ©cisĂ©ment, dans le monde de la presse et de lâĂ©dition, ordonnĂ©es trĂšs tĂŽt, sans doute dĂšs le lendemain de la PremiĂšre Guerre mondiale, par le cardinal Mercier lui-mĂȘme. LâannĂ©e de sa mort, qui est aussi celle de la condamnation de lâAction française par le Vatican (1926), est suivie rapidement par la fameuse âsubstitution de gourouâ dans les milieux catholiques belges : on passe de Maurras Ă Maritain, du nationalisme intĂ©gral Ă lâhumanisme intĂ©gral. En cette fin des annĂ©es 20 et ce dĂ©but des annĂ©es 30, Maritain nâa pas encore une connotation de gauche : il ne lâacquiert quâaprĂšs son option en faveur de la RĂ©publique espagnole.
Câest une Ă©poque oĂč le futur Monseigneur Picard sâactive, notamment dans le groupe La nouvelle Ă©quipe et dans les Cahiers de la jeunesse catholique. En aoĂ»t 1931, Ă la veille de la rentrĂ©e acadĂ©mique de Louvain, il sâagit de promouvoir les Ă©ditions Rex, sous la houlette de Degrelle (câest pour cela quâil est hissĂ© sur le podium Ă cĂŽtĂ© du Recteur), de Robert du Bois de Vroylande (1907-1944) et de Pierre Nothomb. En 1932, lâĂ©quipe, dynamisĂ©e par Degrelle, lance lâhebdomadaire SoirĂ©es qui parle de littĂ©rature, de théùtre, de radio et de cinĂ©ma. Les catholiques, auparavant rĂ©tifs Ă toutes les formes de modernitĂ© mĂȘme pratiques, arraisonnent pour la premiĂšre fois, avec Degrelle, le secteur des loisirs. La forme, elle aussi, est moderne : elle fait usage des procĂ©dĂ©s typographiques amĂ©ricains, utilise en abondance la photographie, etc. La parution de SoirĂ©es, hebdomadaire en apparence profane, apporte une vĂ©ritable innovation graphique dans le monde de la presse belge. Les Ă©ditions Rex ont Ă©tĂ© fondĂ©es âpour que les catholiques lisentâ. Lâobjectif avait donc clairement pour but de lancer une offensive âmĂ©tapolitiqueâ.
LâĂ©quipe sâĂ©toffe : autour de LĂ©on Degrelle et de Robert du Bois de Vroylande, de nouvelles plumes sâajoutent, dont celle dâAman GĂ©radin (1910-2000) et de JosĂ© Streel (1911-1946), auteur de 2 thĂšses, lâune sur PĂ©guy, lâautre sur Bergson. Plus tard, Pierre Daye, Joseph Mignolet et Henri-Pierre Faffin rejoignent les Ă©quipes des Ă©ditions Rex. Celles-ci doivent offrir aux masses catholiques des livres Ă prix rĂ©duit, par le truchement dâun systĂšme dâabonnement. Câest le pendant francophone du Davidsfonds catholique flamand (qui existe toujours et est devenu une maison dâĂ©dition prestigieuse). Cependant, lâĂ©piscopat, autour des ecclĂ©siastiques Picard et Ladeuze, nâa pas mis tous ses Ćufs dans le mĂȘme panier. Ă cĂŽtĂ© de Rex, il patronne Ă©galement les Ăditions Durandal, sous la direction dâEdouard Ned (1873-1949). Celui-ci bĂ©nĂ©ficie de la collaboration du Chanoine Halflants, de Firmin Van den Bosch, de Georges Vaxelaire, de Thomas Braun, de LĂ©opold Levaux et de Camille Melloy. LâĂ©piscopat a donc créé une concurrence entre Rex et Durandal, entre Degrelle et Ned. CâĂ©tait sans doute, de son point de vue, de bonne guerre. Les Ă©ditions Durandal, offrant des ouvrages pour la jeunesse, dont nous disposions Ă la bibliothĂšque de notre Ă©cole primaire (vers 1964-67), continueront Ă publier, aprĂšs la mort de Ned, jusquâau dĂ©but des annĂ©es 60.
Degrelle rompt lâunitĂ© du parti catholique
LĂ©on Degrelle veut faire triompher son Ă©quipe jeune (celle de Ned est plus ĂągĂ©e et a fait ses premiĂšres armes du temps de la Jeune Droite de Carton de Wiart). Il multiplie les initiatives, ce qui donne une gestion hasardeuse. Les stocks dâinvendus sont faramineux et les productions de Rex contiennent dĂ©jĂ , avant mĂȘme la formation du parti du mĂȘme nom, des polĂ©miques trop politiques, ce qui, ne lâoublions pas, nâest pas lâobjectif de lâACJB, organisation plus culturelle et mĂ©tapolitique que proprement politique et Ă laquelle les Ă©ditions Rex sont thĂ©oriquement infĂ©odĂ©es. Degrelle est dĂ©savouĂ© et Robert du Bois de Vroylande quitte le navire, en dĂ©nonçant vertement son ancien associĂ©. Meurtri, accusĂ© de malversations, Degrelle se venge par le fameux coup de Courtrai, oĂč, en plein milieu dâun congrĂšs du parti catholique, il fustige les âbankstersâ, câest-Ă -dire les hommes politiques qui ont créé des caisses dâĂ©pargne et ont jouĂ© avec lâargent que leur avaient confiĂ© des petits Ă©pargnants pieux qui avaient cru en leurs promesses (comme aujourdâhui pour la BNP et Dexia, sauf que la disparition de toute Ă©thique vivante au sein de la population nâa suscitĂ© aucune rĂ©action musclĂ©e, comme en Islande ou en GrĂšce par ex.).
Degrelle, en dĂ©boulant avec ses âjeunes plumesâ dans le congrĂšs des âvieilles barbesâ, a commis lâirrĂ©parable aux yeux de tous ceux qui voulaient maintenir lâunitĂ© du parti catholique, mĂȘme si, parfois, ils entendaient lâinflĂ©chir vers une âvoie italienneâ (comme Nothomb avec son âLion ailĂ©â) ou vers un maritainisme plus Ă gauche sur lâĂ©chiquier politique, ouvert aux socialistes (notamment aux idĂ©es planistes de Henri De Man et pour mettre en selle des coalitions catholiques / socialistes) voire carrĂ©ment aux idĂ©es marxistes (pour absorber une Ă©ventuelle contestation communiste). De lâĂ©quipe des Ă©ditions Rex, seuls Daye, Streel, Mignolet et GĂ©radin resteront aux cĂŽtĂ©s de Degrelle : ils forment un parti concurrent, le parti rexiste qui remporte un formidable succĂšs Ă©lectoral en 1936, fragilisant du mĂȘme coup lâĂ©pine dorsale de la Belgique dâaprĂšs 1918, forgĂ©e lors des fameux accords de Lophem. Ceux-ci prĂ©voyaient une dĂ©mocratie rĂ©duite Ă une sorte de circuit fermĂ© sur 3 formations politiques seulement : les catholiques, les libĂ©raux et les socialistes, avec la bĂ©nĂ©diction des âacteurs sociauxâ, les syndicats et le patronat. Les Accords de Lophem ne prĂ©voyaient aucune mutation politique, aucune irruption de nouveautĂ©s organisĂ©es dans lâenceinte des Chambres. Et voilĂ quâen 1936, 3 partis, non prĂ©vus au programme de Lophem, entrent dans lâhĂ©micycle du parlement : les nationalistes flamands du VNV, les rexistes et les communistes.
Toute innovation est assimilée à Rex et à la Collaboration
Les rexistes (en mĂȘme temps que les nationalistes flamands et les communistes), en gagnant de nombreux siĂšges lors des Ă©lections de 1936, relativisent ipso facto les fameux accords de Lophem et fragilisent lâĂ©difice Ă©tatique belge, dont les critĂšres de fonctionnement avaient Ă©tĂ© dĂ©finis Ă Lophem. Depuis lors, toute nouveautĂ©, non prĂ©vue par les accords de Lophem, est assimilĂ©e Ă Rex ou au mouvement flamand. Fin des annĂ©es 60 et lors des Ă©lections de 1970, des affiches anonymes, placardĂ©es dans tout Bruxelles, ne portaient quâune seule mention : âFDF = REXâ, alors que les prĂ©occupations du parti de Lagasse nâavaient rien de commun avec celles du parti de Degrelle. Ce nâest pas le contenu idĂ©ologique qui compte, câest le fait dâĂȘtre simplement challengeur des accords de Lophem. MĂȘme scĂ©nario avec la Volksunie de Schiltz (qui, pour sauver son parti, fera son aggiornamento belgicain, lui permettant de se crĂ©er une niche nouvelle dans un scĂ©nario de Lophem Ă peine rĂ©novĂ©). Et surtout mĂȘme scĂ©nario dĂšs 1991 avec le Vlaams Blok, assimilĂ© non seulement Ă Rex mais Ă la collaboration et, partant, aux pires dĂ©rives prĂȘtĂ©es au nazisme et au nĂ©o-nazisme, surtout par le cinĂ©ma amĂ©ricain et les Ă©lucubrations des intellectuels en chambre de la place de Paris.
Le choc provoquĂ© par le rexisme entraĂźne Ă©galement lâimplosion du pilier catholique belge, jadis trĂšs puissant. Le voilĂ disloquĂ© Ă jamais : une recomposition sur la double base de lâidĂ©al dâaction de Blondel (avec exigence Ă©thique rigoureuse) et de lâidĂ©al de justice sociale de Carton de Wiart et de lâAbbĂ© Daens, sâest avĂ©rĂ©e impossible, en dĂ©pit des discours inlassablement rĂ©pĂ©tĂ©s sur lâhumanisme, le christianisme, les valeurs occidentales, la notion de justice sociale, la volontĂ© dâĂȘtre au âcentreâ (entre la gauche socialiste et la droite libĂ©rale), etc. Une telle recomposition, sâil elle avait Ă©tĂ© faite sur base de vĂ©ritables valeurs et non sur des bricolages idĂ©ologiques Ă base de convictions plus sulpiciennes que chrĂ©tiennes, plus pharisiennes que mystiques, aurait permit de souder un bloc contre le libĂ©ralisme et contre toutes les formes, plus ou moins Ă©dulcorĂ©es ou plus ou moins radicales, de marxisme, un bloc qui aurait vĂ©ritablement constituĂ© un modĂšle europĂ©en et praticable de âTroisiĂšme Voieâ dĂšs le dĂ©clenchement de la guerre froide aprĂšs le coup de Prague de 1948.
Cet idĂ©al de âTroisiĂšme Voieâ, avec des ingrĂ©dients plus aristotĂ©liciens, grecs et romains, aurait pu Ă©pauler avec efficacitĂ© les tentatives ultĂ©rieures de Pierre Harmel, un ancien de lâACJB, de rapprocher les petites puissances du Pacte de Varsovie et leurs homologues infĂ©odĂ©es Ă lâOTAN (sur Harmel, lire : Vincent Dujardin, Pierre Harmel, Le Cri, Bruxelles, 2004). Lâabsence dâun pĂŽle vĂ©ritablement personnaliste (mais un personnalisme sans les aggiornamenti de Maritain et des personnalistes parisiens affectĂ©s dâun tropisme pro-communiste et craignant de subir les foudres du tandem Sartre-De Beauvoir) nâa pas permis de rĂ©aliser cette vision harmĂ©lienne dâune âEurope Totaleâ (probablement inspirĂ©e de Blondel, cf. supra), qui aurait parfaitement pu anticiper de 20 ans la âperestroĂŻkaâ et la âglasnostâ de Gorbatchev.
Une véritable implosion du bloc catholique
Le pilier catholique de lâaprĂšs-guerre nâose plus revendiquer expressis verbis un personnalisme Ă©thique exigeant. FragmentĂ©, il erre entre plusieurs mĂŽles idĂ©ologiques contradictoires : celui dâun personnalisme devenu communisant avec lâUDB (oĂč se retrouve un William Ugeux, ex-journaliste du VingtiĂšme SiĂšcle de lâAbbĂ© Wallez, lâadmirateur sans faille de Maurras et de Mussolini !), qui, aprĂšs sa dissolution dans le dĂ©sintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, va gĂ©nĂ©rer toutes les variantes Ă©phĂ©mĂšres du âchristianisme de gaucheâ, avec le MOC et en marge du MOC (Mouvement Ouvrier ChrĂ©tien) ; celui du technocratisme qui, comme toutes les autres formes de technocratisme, exclut la question des valeurs et de lâĂ©thique de lâorbite politique et laisse libre cours Ă toutes les dĂ©rives du capitalisme et du libĂ©ralisme, provoquant Ă terme le passage de bon nombre dâanciens dĂ©mocrates chrĂ©tiens du PSC, ceux qui confondent erronĂ©ment âdroiteâ et âlibĂ©ralismeâ, dans les rangs des PLP, PRL et MR libĂ©raux ; le technocratisme fut dâabord importĂ© en Belgique par Paul Van Zeeland, immĂ©diatement dans la foulĂ©e de sa victoire contre Rex, lors des Ă©lections de 1937, provoquĂ©es par Degrelle qui espĂ©rait dĂ©clencher un nouveau raz-de-marĂ©e en faveur de son parti.
Van Zeeland avait besoin dâun justificatif idĂ©ologique en apparence neutre pour pouvoir diriger une coalition regroupant lâextrĂȘme-gauche communiste, les socialistes, les libĂ©raux et les catholiques. Les avatars multiples du premier technocratisme zeelandien dĂ©boucheront, dans les annĂ©es 90, sur la âplomberieâ de Jean-Luc Dehaene, câest-Ă -dire sur les bricolages politiciens et institutionnels, sur les expĂ©diants de pure fabrication, menant dâabord Ă une Belgique sans personnalitĂ© aucune (et Ă une Flandre et Ă une Wallonie sans personnalitĂ© sĂ©duisante) puis sur une âabsurdieâ, un âAbsurdistanâ, tel que lâa dĂ©crit lâĂ©crivain flamand Rik Vanwalleghem (cf. supra). Enfin, on a eu des formes populistes vulgaires dans les annĂ©es 60 avec les âlistes VDBâ de Paul Van den Boeynants qui ont dĂ©bouchĂ© au fil du temps dans le vaudeville, le stupre et la corruption. Autre rĂ©sultat de la mise entre parenthĂšse des questions axiologiques ou Ă©thiques...
De lâUDB au PSC et du PSC au CdH, lâĂ©vacuation de toutes les âvaleursâ structurantes a Ă©tĂ© perpĂ©trĂ©e parce que Degrelle avait justifiĂ© son âCoup de Courtraiâ, son âOpĂ©ration Balaisâ et ses Ă©ditoriaux au vitriol au nom de lâĂ©thique, une Ă©thique quâil avait dâabord partagĂ©e avec bon nombre dâhommes politiques ou dâĂ©crivains catholiques (qui ne deviendront ni rexistes ni collaborateurs). Toute rĂ©fĂ©rence Ă une Ă©thique (catholique ou maritainiste au sens du premier Maritain) pourrait autoriser, chez les amateurs de thĂ©ories du complot et les maniaques de lâamalgame, un rapprochement avec Rex, donc avec la collaboration, ce que lâon voulait Ă©viter Ă tout prix, en mĂȘme temps que les campagnes de presse diffamatoires, oĂč lâadversaire est toujours, quoi quâil fasse ou dise, un âfascisteâ. Cette Ă©thique pouvait certes indiquer une âproximitĂ©â avec Rex, sur le plan philosophique, mais non une identitĂ©, vu les diffĂ©rences notoires entre Rex et ses adversaires (catholiques) sur les rĂ©formes Ă promouvoir aux plans politique et institutionnel. Le fait que Degrelle ait justifiĂ© ses actions perturbantes de lâordre Ă©tabli Ă Lophem au nom dâune certaine Ă©thique catholique, thĂ©orisĂ©e notamment par JosĂ© Streel, qui lui ajoute des connotations populistes tirĂ©es de PĂ©guy (âles petites et honnĂȘtes gensâ), nâexclut pas quâun pays doit ĂȘtre structurĂ© par une Ă©thique nĂ©e de son histoire, comme des auteurs aussi diffĂ©rents que Colin, Hommel, Streel, Libert, De Becker ou Bauchau lâont rĂ©clamĂ© dans les annĂ©es 30.
En changeant de nom, le PSC devenu CdH (Centre dĂ©mocrate et humaniste) optait pour un retour Ă lâuniversalisme gauchisant du dernier Maritain, sâĂŽtant par lĂ mĂȘme tout socle Ă©thique et concret sous prĂ©texte quâon ne peut exiger de la rigueur au risque de froiser dâautres croyants ou des âincroyantsâ ; on se privait volontairement dâune Ă©thique capable de redonner vigueur Ă la vie politique du royaume. LâidĂ©ologie vague du CdH, sans plus beaucoup de volontĂ© affichĂ©e dâancrage local en Wallonie et mĂȘme sans plus aucun ancrage catholique visibilisĂ©, laisse un pan (certes de plus en plus tĂ©nu en Wallonie mais qui se fortifie Ă Bruxelles grĂące aux voix des immigrants subsahariens) de lâĂ©lectorat ouvert Ă toutes les dĂ©rives du festivisme contemporain ou dâun utilitarisme libĂ©ral, nĂ©o-libĂ©ral et sans profondeur : la sociĂ©tĂ© marchande, la dictature des banquiers et des financiers, ne rencontre plus aucun obstacle dans lâintĂ©rioritĂ© mĂȘme des citoyens. Cette fraction de lâĂ©lectorat, que lâon juge, Ă tort, susceptible dâopposer un refus Ă©thique, puisque âreligieuxâ ou âhumanisteâ, Ă la dicature mĂ©diatique, festiviste et utilitariste dominante, est alors âneutralisĂ©â et ne peut plus contribuer Ă redonner vigueur Ă la virtĂč de machiavĂ©lienne mĂ©moire. De cette façon, on navigue de Charybde en Scylla. La spirale du dĂ©clin moral, physique et politique est en phase descendante et âcatamorphiqueâ sans remĂšde apparent.
La théorie de Pitirim Sorokin pour théoriser la situation
Quel outil thĂ©orique pourrait-on utiliser pour saisir toute la problĂ©matique du catholicisme belge, oĂč il y a eu dâabord exigence dâĂ©thique dans le sillage du Cardinal Mercier, sous lâimpulsion directe de celui-ci, puis dĂ©construction progressive de cette exigence Ă©thique, aprĂšs le paroxysme du dĂ©but des annĂ©es 30 (avec lâouvrage de Monseigneur Picard, Le Christ-Roi, Ă©d. Rex, Louvain, 1929). La condamnation de lâAction française par Rome en 1926, le remplacement de lâengouement pour lâAction Française par lâuniversalisme catholique de Maritain, qui deviendra vite vague et dĂ©pourvu de socle, la tentation personnaliste thĂ©orisĂ©e par Mounier, le choc du rexisme qui fait imploser le bloc catholique sont autant dâĂ©tapes dans cette recherche fĂ©brile de nouveautĂ© au cours des annĂ©es 30 et 40.
Le sociologue russe blanc Pitirim Sorokin (1889-1968), Ă©migrĂ© aux Ătats-Unis aprĂšs la rĂ©volution bolchevique, nous offre sans doute, Ă nos yeux, la meilleure clef interprĂ©tative pour comprendre ce double phĂ©nomĂšne contradictoire dâexigence Ă©thique, parfois vĂ©hĂ©mente, et de deconstruction frĂ©nĂ©tique de toute assise Ă©thique, qui a travaillĂ© le monde politico-culturel catholique de la Belgique entre 1884 et 1945 et mĂȘme au-delĂ . P. Sorokin dĂ©finit 3 types de mentalitĂ© Ă lâĆuvre dans le monde, quand il sâagit de façonner les sociĂ©tĂ©s. Il y a la mentalitĂ© âideationalâ, la mentalitĂ© âsensateâ et la mentalitĂ© intermĂ©diaire entre âideationalâ et âsensateâ, lââidealisticâ. Pour Sorokin, les hommes animĂ©s par la mentalitĂ© âideationalâ sont mus par la foi, la mystique et/ou lâintuition. Ils crĂ©ent les valeurs artistiques, esthĂ©tiques, suscitent le Beau par leurs actions. Certains sont ascĂštes. Ceux qui, en revanche, sont animĂ©s par la mentalitĂ© âsensateâ, entendent dominer le monde matĂ©riel en usant dâartifices rationnels. Les âidealisticâ dĂ©tiennent des traits de caractĂšre communs aux 2 types. La dynamique sociale repose sur la confrontation ou la coopĂ©ration entre ces 3 types dâhommes, sur la disparition et le retour de ces types, selon des fluctuations que lâhistorien des idĂ©es ou de lâart doit repĂ©rer.
La civilisation grecque connaĂźt ainsi une premiĂšre phase âideationalâ (quand Ă©merge la âpĂ©riode axialeâ selon Karl Jaspers ou Karen Armstrong), suivie dâune phase âidealisticâ puis dâune phase de dĂ©cadence âsensateâ. De mĂȘme, le Moyen Ăge ouest-europĂ©en commence par une phase âideationalâ, qui dure jusquâau XIIe siĂšcle, suivie dâune phase hybride de type âidealisticâ et du commencement dâune nouvelle phase âsensateâ, Ă partir de la fin du XVe siĂšcle. Sorokin estimait que le dĂ©but du XXe siĂšcle Ă©tait la phase terminale de la pĂ©riode âsensateâ commencĂ©e fin du XVe siĂšcle et quâune nouvelle phase âideationalâ Ă©tait sur le point de faire irruption sur la scĂšne mondiale. La vision du temps selon Sorokin nâest donc pas linĂ©aire ; elle nâest pas davantage cyclique : elle est fluctuante et vĂ©hicule des valeurs toujours immortelles, toujours susceptibles de revenir Ă lâavant-plan, en dĂ©pit des retraits provisoires (le âwithdrawal-and-returnâ de Toynbee), qui font croire Ă leur disparition. Une volontĂ© bien prĂ©sente dans un groupe dâhommes Ă la mentalitĂ© âideationalâ peut faire revenir des valeurs non matĂ©rielles Ă la surface et amorcer ainsi une nouvelle pĂ©riode fĂ©conde dans lâhistoire dâune civilisation (cf. Prof. Dr. S. Hofstra, « Pitirim Sorokin », in : Hoofdfiguren uit de sociologie, deel 1, Het Spectrum, coll. âAulaâ, nr. 527, Utrecht / Antwerpen, 1974, pp. 202-220).
De lââideationalâ au âsensateâ
La phase âideationalâ est celle qui recĂšle encore la virtus politique romaine, ou la virtĂč selon Machiavel. Elle correspond au sentiment religieux de nos auteurs catholiques (rexisants ou non) et Ă leur volontĂ© dâĆuvrer au Beau et au Bien. Face Ă ceux-ci, les dĂ©tenteurs de la mentalitĂ© âsensateâ qui, dans une premiĂšre phase, sont matĂ©rialistes ou technocratistes ; ils ne jugent pas la recherche du profit comme moralement indĂ©fendable ; ils seront suivis par des âsensateâ encore plus radicaux dans le sillage de mai 68 et du festivisme qui en dĂ©coule puis dans la vague nĂ©o-libĂ©rale qui a conduit lâEurope Ă la ruine, surtout depuis lâautomne 2008. Le bloc catholique en liquĂ©faction dans le paysage politique belge a dâabord Ă©tĂ© animĂ© par une frange jeune, nettement perceptible comme âideationalâ, une frange au sein de laquelle Ă©mergera un conflit virulent, celui qui opposera les adeptes et les adversaires de Rex.
Au dĂ©part, ces 2 factions âideationalâ partageaient les mĂȘmes aspirations Ă©thiques et les mĂȘmes vues politiques (renforcement de lâexĂ©cutif, etc.) : les uns feront des compromis avec les tenants des idĂ©ologies âsensateâ pour ne pas ĂȘtre marginalisĂ©s ; les autres refuseront tout compromis et seront effectivement marginalisĂ©s. Les premiers se forceront Ă oublier leur passĂ© âideationalâ pour ne pas ĂȘtre confondus avec les seconds. Ces derniers seront mis au ban de la sociĂ©tĂ© aprĂšs la dĂ©faite de lâAllemagne en 1945 et des mesures dâordre judiciaire les empĂȘcheront de sâexprimer aux tribunes habituelles dâune sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique (journalisme, enseignement, etc.). Toute forme dâexpression politique de nature âideationalâ sera rĂ©ellement ou potentiellement assimilĂ©e Ă Rex (et Ă la collaboration). Câest ce que C. Vanderpelen-Diagre veut dire quand elle dit que les valeurs vĂ©hiculĂ©es par ces auteurs catholiques, les scriptores catholici, « ont dĂ©sertĂ© la mĂ©moire collective ». On les a plutĂŽt exilĂ© de la mĂ©moire collective...
Sa collĂšgue de lâULB, Bibiane FrĂ©chĂ©, Ă©voque, elle, lâĂ©mergence dans lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre dâune « littĂ©rature sous surveillance », bien encadrĂ©e par les institutions Ă©tatiques qui procurent subsides (souvent chiches) et sinĂ©cures Ă ceux qui veulent bien sâaligner en « ignorant le prĂ©sent », « en se dĂ©tachant des choses qui passent », bref en ne prenant jamais parti pour un mouvement social ou politique. On prĂ©conise la naissance dâune nouvelle littĂ©rature post-rexiste ou post-collaborationniste, et aussi post-communiste, qui serait dĂ©tachĂ©e des rĂ©alitĂ©s socio-politiques concrĂštes, des engagements tels quâils sont exaltĂ©s par les existentialistes français : bref, la littĂ©rature ne doit pas aider Ă crĂ©er les conditions dâune contestation des accords de Lophem. Il y a donc bien eu une tentative dâaligner la littĂ©rature sur des canons âgĂ©rablesâ, dĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale (Bibiane FrĂ©chĂ©, LittĂ©rature et sociĂ©tĂ© en Belgique francophone (1944-1960), Le Cri / CIEL-ULB-Ulg, Bruxelles, 2009). Lâimplosion du bloc catholique suite Ă la victoire de Rex en 1936 et la volontĂ© de ânormaliserâ la littĂ©rature aprĂšs 1945 crĂ©ent une situation particuliĂšre, un blocage, qui empĂȘche la restauration du politique au dĂ©part de toute initiative mĂ©tapolitique. Les verrous ont Ă©tĂ© mis.
Quand un homme comme le SĂ©nateur MR de Bruxelles, Alain Destexhe, entend, dans plusieurs de ses livres, ârestaurer le politiqueâ contre la dĂ©liquescence politicienne, il exprime un vĆu impossible dans le climat actuel, hĂ©ritier de cet envahissement du âsensateâ, de cette inquisition rĂ©pressive des auditorats militaires de lâaprĂšs-guerre et de la volontĂ© permanente et vigilante de ânormalisationâ voulue par les nouveaux pouvoirs : on ne peut restaurer ni le politique (au sens oĂč lâentendaient Carl Schmitt et Julien Freund) ni la force dynamisante de la virtĂč selon Machiavel, sans recours Ă lâ âideationalâ fondateur de valeurs qui puise ses forces dans le plus lointain passĂ©, celui des pĂ©riodes axiales de lâhistoire (Jaspers, Armstrong). Pour revenir Ă Sorokin, la transition subie par la Belgique au cours du XXe siĂšcle est celle qui lâa fait passer brutalement dâune pĂ©riode pĂ©trie de valeurs âideationalâ Ă une pĂ©riode entiĂšrement dominĂ©e par les non valeurs âsensateâ.
La réhabilitation tardive de Raymond De Becker
La rĂ©cente rĂ©habilitation de R. De Becker par les universitĂ©s belges, exprimĂ©e par un long colloque de 3 jours au dĂ©but avril 2012 dans les locaux des FacultĂ©s Universitaires Saint Louis de Bruxelles, est une chose dont il faut se fĂ©liciter car De Becker a dâabord Ă©tĂ© totalement ostracisĂ© depuis sa condamnation Ă mort en 1946 suivie de sa grĂące, sa longue dĂ©tention sur la paille humide des cachots et le procĂšs quâil a intentĂ© Ă lâĂtat belge en 1954 et quâil a gagnĂ©. Il est incontestablement lâhomme quâil ne fallait plus ni Ă©voquer ni citer pour âchasser de la mĂ©moire collectiveâ une Ă©poque dont beaucoup refusaient de se souvenir. La fidĂ©litĂ© que lui a conservĂ©e Bauchau a sans doute Ă©tĂ© fort prĂ©cieuse pour dĂ©cider le monde acadĂ©mique Ă rĂ©ouvrir le dossier de cet homme-orchestre unique en son genre. LâintĂ©rĂȘt intellectuel quâil y avait Ă rĂ©habiliter complĂštement De Becker vient justement de sa nature dââĂ©lectron libreâ et de âpasseurâ qui allait et venait dâun cĂ©nacle Ă lâautre, correspondait avec dâinnombrables homologues et surtout avec Jacques Maritain.
CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, dans un ouvrage rĂ©digĂ© avec le Professeur Paul Aron (VĂ©ritĂ©s et mensonges de la collaboration, Ă©d. Labor, Loverval, 2006 ; sur De Becker, lire les pp. 13-36) souligne bien cette qualitĂ© dâhomme-orchestre de De Becker et surtout lâimportance de son ouvrage Le livre des vivants et des morts, oĂč il retrace son itinĂ©raire intellectuel (jusquâen 1941). Elle reproche Ă De Becker, qui nâavait jamais Ă©tĂ© germanophile avant 1940-41, de sâoctroyer dans cet ouvrage une certaine germanophilie dans lâair du temps. Ce reproche est sans nul doute fondĂ©. Mais lâhistorienne des idĂ©es semble oublier que la conversion, somme toute assez superficielle, de De Becker Ă un certain germanisme (organique et charnel) vient de lâĂ©crivain catholique Gustave Thibon, inspirateur de Jean Giono, qui avait rĂ©digĂ© sa thĂšse sur le philosophe paĂŻen et vitaliste Ludwig Klages, animateur en vue de la BohĂšme munichoise de Schwabing au dĂ©but du siĂšcle puis exilĂ© en Suisse sous le national-socialisme mais inspirateur de certains protagonistes du mouvement anti-intellectualiste völkisch (folciste), dont certains sâĂ©taient ralliĂ©s au nouveau rĂ©gime.
UbiquitĂ© de De Becker : personnalisme, socialisme demaniste + âLe Rouge et le Noirâ
Vu lâubiquitĂ© de De Becker dans le paysage intellectuel des annĂ©es 30 en Belgique comme en France, et vu ses sympathies pour le socialisme Ă©thique de Henri De Man, il est impossible de ne pas inclure, dans nos rĂ©flexions sur le devenir de notre espace politique, lâhistoire des idĂ©es socialistes, notamment aprĂšs analyse de lâouvrage rĂ©cent dâEva Schandevyl, professeur Ă la VUB, qui vient de consacrer un volume particuliĂšrement dense et bien charpentĂ© sur lâhistoire des gauches belges : Tussen revolutie en conformisme â Het engagement en de netwerken van linkse intellectuelen in BelgiĂ«, 1918-1956 (ASP, Bruxelles, 2011). Sans omettre non plus lâhistoire du mouvement et de la revue Le Rouge et le Noir, organe et tribune anarchiste-humaniste avant-guerre, dont lâun des protagonistes, Gabriel Figeys (alias Mil Zankin), se retrouvera sous lâoccupation aux cĂŽtĂ©s de Louis Carette (le futur FĂ©licien Marceau) Ă lâInstitut National de Radiodiffusion (INR) et dont lâanimateur principal, Pierre Fontaine, se retrouvera Ă la tĂȘte du seul hebdomadaire de droite anti-communiste aprĂšs la guerre, lâEurope-Magazine (avant la reprise de ce titre par Ămile Lecerf).
Les alĂ©as du Rouge et Noir sont trĂšs bien dĂ©crits dans lâouvrage de Jean-François FĂŒeg (Le Rouge et le Noir : La tribune bruxelloise non-conformiste des annĂ©es 30, Quorum, Ottignies / Louvain-la-Neuve, 1995). FĂŒeg, professeur Ă lâULB, montre trĂšs bien comment lâanti-communisme des libertaires non-conformistes, nĂ© comme celui dâOrwell dans le sillage de lâaffontement entre anarcho-syndicalistes ibĂ©riques et communistes Ă Barcelone pendant la guerre civile espagnole, comment le neutralisme pacifiste des animateurs du Rouge et Noir a fini par accepter la politique royale de rupture de lâalliance privilĂ©giĂ©e avec une France posĂ©e comme indĂ©crottablement belliciste et premiĂšre responsable des Ă©ventuelles guerres futures (Koestler mentionne cette attitude pour la critiquer dans ses mĂ©moires), ce qui conduira, trĂšs logiquement, aprĂšs lâeffondrement de la structure que constituait âle rouge et le noirâ, Ă redessiner, pendant la guerre et dans les annĂ©es qui lâont immĂ©diatement suivie, un paysage intellectuel politisĂ© trĂšs diffĂ©rent de celui des pays voisins. La lecture de ces itinĂ©raires interdit toute lecture binaire de notre paysage intellectuel tel quâil sâest dĂ©ployĂ© au cours du XXe siĂšcle. Ce que nous avions toujours prĂ©conisĂ© depuis la toute premiĂšre confĂ©rence de lâEROE sur Henri De Man en septembre 1983, en prĂ©sence de tĂ©moins directs, aujourdâhui tous dĂ©cĂ©dĂ©s, tels LĂ©o Moulin, Jean Vermeire (du VingtiĂšme SiĂšcle et puis du Pays RĂ©el) et Edgard Delvo (sur Delvo, lire : Frans Van Campenhout, Edgard Delvo â Van marxist en demanist naar Vlaams-nationalist, chez lâauteur, Dilbeek, 2003 ; lâauteur est un spĂ©cialiste du mouvement âdaensisteâ).
Au-delĂ du clivage gauche/droite
Nos initiatives ont toujours voulu transcender le clivage gauche/droite, notamment en incluant dans nos rĂ©flexions les critiques prĂ©coces du nĂ©o-libĂ©ralisme par les auteurs des Ă©ditions âLa DĂ©couverteâ qui prĂ©conisaient le ârĂ©gulationnismeâ. CâĂ©tait Ange Sampieru qui se faisait Ă lâĂ©poque le relais entre notre rĂ©daction et lâĂ©diteur parisien de gauche, tout en essuyant les critiques ineptes et les sabotages irrationnels dâun personnage tout Ă la fois bouffon et malfaisant, lâinĂ©narrable et narcissique Alain de Benoist, qui sâempressera de se placer, 2 ou 3 ans plus tard, dans le sillage de Sampieru, quâil ignorera par haine jalouse et complexe dâinfĂ©rioritĂ© et quâil Ă©vincera avant de lâimiter. Le âPape de la ânouvelle droiteââ ira flatter de maniĂšre ridiculemernt obsĂ©quieuse les animateurs du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), qui publiaient chez âla DĂ©couverteâ, pour essuyer finalement, sur un ton goguenard, une fin de non recevoir et glĂąner une âlettre ouverteâ moqueuse et bien tournĂ©e... Notre lecture de Nietzsche Ă©tait Ă©galement tributaire de ce refus, dans la mesure oĂč nous nâavons jamais voulu le lire du seul point de vue de âdroiteâ et que nous avons toujours inclu dans nos rĂ©flexions lâhistoire de sa rĂ©ception Ă gauche des Ă©chiquiers politiques, surtout en Allemagne.
Quant au catholicisme politique belge, il sâest suicidĂ© et perpĂ©tue son suicide en basculant toujours davantage dans les fanges les plus Ă©cĆurantes du festivisme (Milquet) ou de la corruption banksterienne (Dehaene), au nom dâune trĂšs hypothĂ©tique âefficacitĂ© politiqueâ ou par veulerie Ă©lectoraliste. Il est Ă©vident quâil ne nous attirera plus, comme il ne nous a dâailleurs jamais attirĂ©. Il nâempĂȘche que la Belgique, de mĂȘme quâune Flandre Ă©ventuellement indĂ©pendante et que la Wallonie, est le produit de la reconquĂȘte des Pays-Bas par les armĂ©es de FarnĂšse et de la Contre-RĂ©forme, comme le disait dĂ©jĂ avant guerre le Professeur louvaniste LĂ©on van der Essen et que cette reconquĂȘte est celle des iconodules prĂ©-baroques qui reprennent le contrĂŽle du pays aprĂšs les exactions des iconoclastes, qui avaient ravagĂ© le pays en 1566 (3) : un Martin Mosebach, Ă©toile de la littĂ©rature allemande contemporaine, dirait quâil sâagit dâune victoire de la forme sur la âFormlosigkeitâ, tout comme lâinstallation des âsensateâ dans les rouages de la politique et de lâĂtat est, au contraire, une victoire de la âFormlosigkeitâ sur les formes quâavaient voulu sauver les âideationalâ ou gentiment maintenir les âidealisticâ.
MĂȘme si la foi a disparu sous les assauts du relativisme postmoderne ou par Ă©puisement, 2 choses demeurent : le territoire sur lequel nous vivons est une part dĂ©tachĂ©e de lâancien Saint-Empire, dont la rĂ©fĂ©rence Ă©tait catholique, et la philosophie qui doit nous animer est surtout, mĂȘme chez les adversaires de Philippe II ralliĂ©s au Prince dâOrange ou Ă Marnix de Sainte-Aldegonde, celle dâĂrasme, trĂšs liĂ©e Ă lâantiquitĂ© et trĂšs marquĂ©e par le meilleur des humanismes renaissancistes. Ărasme nâa pas rejoint le camp de la RĂ©forme non pas pour des raisons religieuses, mais parce quâun retour au biblisme le plus littĂ©ral, hostile au recours de la Renaissance Ă lâAntiquitĂ©, le rĂ©vulsait et suscitait ses moqueries : autre volontĂ© sereine de maintenir les formes antiques, nĂ©e Ă la pĂ©riode axiale de lâhistoire et ravivĂ©e sous Auguste, contre la âFormlosigkeitâ que constitue les autres formes, importĂ©es ou non. Nous devons donc rester, devant cet hĂ©ritage du XXe siĂšcle et devant les ruines quâil a laissĂ©s, des Ă©rasmiens impĂ©riaux, bien conscients de la folie des hommes.
âș Robert Steuckers (Forest-Flotzenberg, mai 2012).
â nota bene : retrouvez les textes de RS sur : robertsteuckers.blogspot.com & euro-synergies.hautetfort.com
⊠Notes :
(1) Paul Desjardins inaugure un filon de la pensĂ©e qui apaise et fortifie les esprits tout Ă la fois. Dreyfusard au moment de lââaffaireâ, il achĂšte en 1906 lâAbbaye de Pontigny confisquĂ©e et vendue suite aux mesures du âPâtit PĂšre Combesâ. Dans cette vĂ©nĂ©rable bĂątisse, il crĂ©e les DĂ©cades de Pontigny, pĂ©riodes de chaque fois 10 jours de sĂ©minaires sur un thĂšme donnĂ©. Elles commencent avant la PremiĂšre Guerre mondiale et reprennent en 1922. ParallĂšlement Ă ces activitĂ©s qui se tenaient dans le dĂ©partement de lâYonne, P. Desjardins suit les Cours universitaires de Davos, en Suisse, oĂč, de 1928 Ă 1931, des intellectuels français et allemands, flanquĂ©s dâhomologues venus dâautres pays, se rencontreront en terrain neutre. En 1929, Heidegger, Gonzague de Reynold, Ernst Cassirer et le thĂ©ologien catholique et folciste (völkisch) Erich Przywara y participent en tant que confĂ©renciers. Parmi les Ă©tudiants invitĂ©s, il y avait Norbert Elias, Karl Mannheim, Emmanuel LĂ©vinas, LĂ©o Strauss et Rudolf Carnap. Lâaxe des rĂ©flexions des congressistes est lâanti-totalitarisme. En 1930, on y trouve Henri De Man et Alfred Weber (le frĂšre trop peu connu en dehors dâAllemagne de Max Weber, dĂ©cĂ©dĂ© en 1920). En 1931, on y retrouve lâItalien Guido Bartolotto, thĂ©oricien de la notion de âpeuple jeuneâ, Marcel DĂ©at, Hans Freyer et Ernst Michel (disciple de Carl Schmitt). On peut comparer mutatis mutandis ces activitĂ©s intellectuelles de trĂšs haut niveau au projet lancĂ© Ă lâĂ©poque par Karl Jaspers, visant Ă Ă©tablir lâĂ©tat intellectuel de la nation (allemande) dans une perspective pluraliste et constructive, initiative que JĂŒrgen Habermas tentera, Ă sa façon, dâimiter Ă lâaube des annĂ©es 80 du XXe siĂšcle. P. Desjardins collabore Ă©galement Ă la Revue politique et littĂ©raire, plus connue sous le nom de Revue Bleue, vu la couleur de sa couverture. Sa fille Anne Desjardins, Ă©pouse Heurgon, poursuit lâĆuvre de son pĂšre mais vend lâAbbaye de Pontigny pour acheter des locaux Ă Cerisy-la-Salle, oĂč se tiendront de nombreux colloques philosophico-politiques.
Plus tard, surgit sur la scĂšne française un auteur, apparemment sans lien de parentĂ© avec P. Desjardins, qui porte le mĂȘme patronyme, Arnaud Desjardins (1925-2011). Ce disciple de Gurdjieff, comme le sera aussi Louis Pauwels qui sâassurera pour PlanĂšte le concours de Raymond De Becker, influence Ă©galement De Becker (et par le truchement de De Becker, HergĂ©) et inflĂ©chit les rĂ©flexions de ses lecteurs en direction du yoga et de la spiritualitĂ© indienne, dans le sillage de SwĂąmi PrĂąjnanpad. Son ouvrage Chemins de la sagesse influencera un grand nombre dâOccidentaux friands dâun âailleursâ parce que leur civilisation, sombrant dans le matĂ©rialisme et la frĂ©nĂ©sie acquisitive, ne les satisfaisait plus. A. Desjardins participera Ă plusieurs expĂ©ditions, en minibus Volkswagen, en Afghanistan, dont il rapportera, Ă lâĂ©poque, des reportages cinĂ©matographiques Ă©poustouflants. Signalons Ă©galement quâA. Desjardins fut un animateur en vue du mouvement scout, auquel il voulait insuffler une vigueur nouvelle, plus aventureuse et plus friande de grands voyages, Ă la façon des Nerother allemands. Le scoutisme dâA. Desjardins participera Ă la rĂ©sistance, notamment en facilitant lâĂ©vasion de personnes cherchant Ă fuir lâEurope contrĂŽlĂ©e par lâAxe.
Le fils dâArnaud, Emmanuel Desjardins, prend le relais, Ćuvre actuellement, et a notamment publiĂ© Prendre soin du monde â Survivre Ă lâeffondrement des illusions (Ă©d. AlphĂ©e / Jean-Paul Bernard, Monaco, 2009), oĂč il dresse le bilan de la « crise du paradigme du progrĂšs » inaugurant le « rĂšgne de lâillusion » suite au « dĂ©ni du rĂ©el » et de la « dĂ©nĂ©gation du tragique ». Il analyse de maniĂšre critique lââintransigeance idĂ©alisteâ (Ă laquelle un De Becker, par ex., avoue avoir succombĂ©). E. Desjardins tente dâesquisser lâĂ©mergence dâun nouveau paradigme, oĂč il faudra avoir le « sens du long terme » et « agir dans la complexitĂ© ». Il place ses espoirs dans une Ă©cologie politique bien comprise et dans la capacitĂ© des ĂȘtres de qualitĂ© à « se changer eux-mĂȘmes » (par une certaine ascĂšse). Enfin, E. Desjardins appelle les hommes à « retrouver du sens au cĆur du tragique » (donc du rĂ©el) en « renonçant au confort idĂ©ologique » et en « prenant de la hauteur ».
La trajectoire cohĂ©rente des 3 gĂ©nĂ©rations Desjardins est peut-ĂȘtre le vĂ©ritable filon idĂ©ologique que cherchaient en tĂątonnant, et dans une fĂ©brilitĂ© âprĂ©-zenâ, ceux de nos rĂȘveurs qui cherchaient une âtroisiĂšme voieâ spiritualisĂ©e et politique (qui devait spiritualiser la politique), surtout De Becker et Bauchau, dont les derniĂšres parties du journal, Ă©ditĂ© par âActes Sudâ, recĂšlent dâinnombrables questionnements mystiques, autour de MaĂźtre Eckart notamment. HergĂ©, trĂšs influencĂ© par De Becker en toutes questions spirituelles, surtout le De Becker dâaprĂšs-guerre, avait reconnu sa dette Ă lâendroit dâArnaud Desjardins dans un article intitulĂ© « Mes lectures » et reproduit 23 ans aprĂšs sa mort dans un numĂ©ro spĂ©cial du Vif-LâExpress et de Lire â Hors-SĂ©rie, 12 dĂ©c. 2006. HergĂ© insiste surtout sur lâĆuvre de Carl Gustav Jung et sur les travaux dâAlan Wilson Watts (1915-1973), ami dâA. Desjardins. Alan Watts est considĂ©rĂ© comme le pĂšre dâune certaine âcontre-cultureâ des annĂ©es 50, 60 et 70, qui puise son inspiration dans les philosophies orientales.
(2) Sur Sulev J. Kaja, lire : Michel FincĆur, Sulev J. Kaja, un Estonien de cĆur.
(3) Lire : Solange Deyon et Alain Lottin, Les casseurs de lâĂ©tĂ© 1566 : lâiconoclasme dans le Nord de la France, Hachette, 1981.
AnnĂ©es 20 et 30 : la droite de lâĂ©tablissement francophone en Belgique, la littĂ©rature flamande et le ânationalisme de complĂ©mentaritĂ©â
Le blocage politique actuel des institutions fĂ©dĂ©rales belges est lâaboutissement ultime dâune mĂ©comprĂ©hension profonde entre les deux communautĂ©s linguistiques. En Ă©crivant cela, nous avons bien conscience dâĂ©noncer un lieu commun. Pourtant les lieux communs, jugĂ©s inintĂ©ressants parce que rĂ©pĂ©tĂ©s Ă satiĂ©tĂ©, ont des racines comme tout autre phĂ©nomĂšne social ou politique. Dans la Belgique du XIXe siĂšcle et de la premiĂšre moitiĂ© du XXe, lâĂ©tablissement se veut âsĂ©rieuxâ donc branchĂ© sur la langue française, perçue comme un excellent vĂ©hicule dâuniversalitĂ© et comme un bon instrument pour sortir de tout enlisement dans le vernaculaire, qui risquerait de rendre la Belgique âincomprĂ©hensibleâ au-delĂ de ses propres frontiĂšres exigĂŒes. Certes, les grands tĂ©nors de la littĂ©rature francophone belge de la fin du XIXe siĂšcle, comme Charles De Coster et Camille Lemonnier, avaient plaidĂ© pour lâinclusion dâĂ©lĂ©ments âraciquesâ dans la littĂ©rature romane de Belgique : De Coster âmĂ©diĂ©valisaitâ et germanisait Ă dessein la langue romane de son Tijl Uilenspiegel et Lemonnier entendait peindre une rĂ©alitĂ© sociale avec lâacuitĂ© plastique de la peinture flamande (comme aussi, de son cĂŽtĂ©, EugĂšne Demolder) et truffait ses romans de mots et de tournures issus des parlers wallons ou borains pour se dĂ©marquer du parisianisme, au mĂȘme titre que les FĂ©libriges provençaux qui, eux, rĂ©habilitaient lâhĂ©ritage linguistique occitan. Ces concessions au vernaculaire seront le propre dâune Ă©poque rĂ©volue : celle dâune Belgique dâavant 1914, finalement plus tournĂ©e vers lâAllemagne que vers la France. La dĂ©faite de Guillaume II en 1918 implique tout Ă la fois une alliance militaire franco-belge, une imitation des modĂšles littĂ©raires parisiens, lâexpurgation de toute trace de vernaculaire (donc de wallon et de flamand) et une subordination de la littĂ©rature nĂ©erlandaise de Flandre Ă des canons âclassiquesâ, inspirĂ©s du Grand SiĂšcle français (le XVIIe) et dĂ©tachĂ©s de tous les filons romantiques ou pseudo-romantiques dâinspiration plus germanique.
Le thĂ©oricien et lâhistorien le plus avisĂ© du âstyle classiqueâ sera Adrien de MeeĂŒs, auteur dâun livre remarquablement bien Ă©crit sur la question : Le coup de force de 1660 (Nouvelles SociĂ©tĂ© dâĂ©ditions, Bruxelles, 1935). Cet ouvrage est un survol de la littĂ©rature française depuis 1660, annĂ©e oĂč, sous lâimpulsion de Louis XIV, le pouvoir royal capĂ©tien dĂ©cide de soutenir la littĂ©rature, le théùtre et la poĂ©sie et de lui confĂ©rer un style inĂ©galĂ©, quâon appelle Ă imiter. La droite littĂ©raire de lâĂ©tablissement francophone belge va adopter, comme image de marque, ce âclassicismeâ quâAdrien de MeeĂŒs thĂ©orisera en 1935. Par voie de consĂ©quence, pour les classicistes, seule la langue française exprime sans dĂ©tours ce style issu du âGrand SiĂšcleâ et de la Cour de Louis XIV. Mais que faire de la littĂ©rature flamande, qui puisse aussi Ă dâautres sources, quand on est tout Ă la fois âclassicisteâ et partisan de lâunitĂ© nationale ? On va tenter de sauver la Flandre de lâemprise des esprits qui ne sont pas âclassiquesâ. Antoine Fobe (1903-1987) et Charles dâYdewalle (1901-1985) vont fonder Ă Gand des revues comme Les Ailes qui sâouvrent et LâEnvolĂ©e, afin de dĂ©fendre un certain classicisme (moins accentuĂ© que celui que prĂ©conisera de MeeĂŒs) et les valeurs morales catholiques contre les dadaĂŻstes flamands, campĂ©s comme appartenant Ă un « Ă©cole de loustics et de dĂ©sĂ©quilibrĂ©s ».  Outre ces foucades contre une avant-garde, gĂ©nĂ©ralement âprogressisteâ sur le plan politique, les milieux francophones de Flandre, dĂ©fenseurs de droite dâune unitĂ© belge de plus en plus contestĂ©e, ne sâintĂ©ressent en aucune façon Ă la production littĂ©raire nĂ©erlandaise : comme si de hautes figures comme Herman Teirlinck ou le Hollandais âMultatuliâ ne mĂ©ritaient aucune attention. On Ă©voque quelque fois une Flandre idĂ©ale ou pittoresque mais on ne lit jamais Ă fond les productions littĂ©raires nouvelles de lâespace nĂ©erlandais, de haute gamme. La Flandre francophone et belgicaine pratique le ârefoulementâ de sa propre part flamande, Ă©crit la philologue CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, dans une Ă©tude remarquable qui nous permet enfin de faire le tri dans une littĂ©rature catholique, de droite, francophone, qui a tenu en haleine nos compatriotes dans les annĂ©es 20 et 30 mais a Ă©tĂ© âoubliĂ©eâ depuis, vu les rĂ©flexes autoritaires, royalistes, nationalistes et parfois prĂ©-rexistes ou carrĂ©ment rexistes quâelle recelait.
Or le contexte a rapidement changĂ© aprĂšs le TraitĂ© de Versailles, dont la Belgique sort largement dupĂ©e par les 4 grandes puissances (Ătats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie), comme lâĂ©crivait clairement Henri Davignon [ci-contre], dans son ouvrage La premiĂšre tourmente, consacrĂ© Ă ses activitĂ©s diplomatiques en Angleterre pendant la PremiĂšre Guerre mondiale. AprĂšs Versailles, nous avons Locarno (1925), qui Ă©veille les espoirs dâune rĂ©conciliation gĂ©nĂ©ralisĂ©e en Europe. Ensuite, les accords militaires franco-belges sont de plus en plus contestĂ©s par les socialistes et les forces du mouvement flamand, puis, dans un deuxiĂšme temps, par le Roi et son Ă©tat-major (qui critiquent lâimmobilisme de la stratĂ©gie française marquĂ©e par Maginot) et, enfin, par les catholiques inquiets de la progression politique des gauches françaises. Tout cela suscite le dĂ©sir de se redonner une originalitĂ© intellectuelle et littĂ©raire marquĂ©e de âbelgicismesâ, donc de âvernacularitĂ©sâ wallonne et flamande. Lâunivers littĂ©raire de la droite catholique francophone va donc simultanĂ©ment sâouvrir, dĂšs la fin des annĂ©es 20, Ă la Flandre en tant que Flandre flamande et Ă la Wallonie dans toutes ses dimensions vernaculaires.
Câest Henri Davignon, lâhomme installĂ© comme diplomate Ă Londres pendant la guerre de 1914-18, qui ouvrira la brĂšche : il est en effet le premier Ă vouloir faire glisser cette littĂ©rature francophone de Flandre et de Belgique dâun anti-flamandisme exaspĂ©rĂ© au lendemain de la PremiĂšre Guerre mondiale Ă une dĂ©fense de toutes les identitĂ©s collectives et rĂ©gionales du royaume. Pour Davignon, que cite C. Vanderpelen-Diagre, il faut, en littĂ©rature, substituer au nationalisme unitaire â qui veut rĂ©genter les goĂ»ts au dĂ©part dâun seul Ă©ventail de critĂšres esthĂ©tiques ou veut aligner les diffĂ©rences inhĂ©rentes aux rĂ©gions du pays sur un et un seul modĂšle unificateur â un nationalisme fait de complĂ©mentaritĂ©s (les complĂ©mentaritĂ©s propres aux particularismes raciques âgermanique / flamandâ et âroman / wallonâ, quâils soient gĂ©nĂ©raux ou locaux). Dans ce cas, pour Davignon, les particularismes raciques ne seraient plus centrifuges mais centripĂštes. « La vigueur de la nation ne procĂšde pas de lâunification des idiomes, des coutumes et des tempĂ©raments » ; au contraire, « cette vigueur se renouvelle au contact de leurs diversitĂ©s », Ă©crit Davignon tout en ajoutant ce quâil faut bien considĂ©rer comme une restriction qui nous ramĂšne finalement Ă la case de dĂ©part : « quand une haute tradition et une pensĂ©e constructive prĂ©sident Ă leur adoption ». Quelle est-elle cette « haute tradition » ? Et cette « pensĂ©e constructive » ? Il est clair que cette haute tradition, dans le chef de Davignon, nâexiste que dans lâusage de la langue française et dans lâimitation de certains modĂšles français. Et que la « pensĂ©e constructive » correspond Ă tous les efforts visant Ă maintenir lâunitĂ© nationale / Ă©tatique belge. Cependant, en dĂ©pit du contexte belge des annĂ©es 20 et 30 du XXe siĂšcle, Henri Davignon Ă©nonce une vĂ©ritĂ© littĂ©raire, trĂšs gĂ©nĂ©rale, extensible Ă la planĂšte entiĂšre : lâintĂ©rĂȘt pour le vernaculaire, toujours pluriel au sein dâun cadre national, quel quâil soit, que ce soit en Allemagne ou en France (avec les FĂ©libriges qui fascinaient tant les Flamands que les Francophones), ne saurait ĂȘtre un but en soi. Mais les vĂ©ritĂ©s universelles â qui se profilent derriĂšre tout vernaculaire, se cachent en ses recoins, en ses plis, et le justifient pour la pĂ©rennitĂ© â ne sauraient exclusivement sâexprimer en une seule langue, a fortiori dans les zones dâintersection linguistique, et ne doivent jamais dĂ©pendre dâun projet politique somme toute rigide et toujours incapable dâassumer une diversitĂ© trop bigarrĂ©e. La « haute tradition » pourrait ĂȘtre finalement beaucoup de choses : un catholicisme audacieux (Barbey dâAurevilly, LĂ©on Bloy, Ernest Psichari, G. K. Chesterton, Carl Schmitt, Giovanni Papini, etc.), sâexprimant en français, en anglais, en allemand, en espagnol ou en italien ; une adhĂ©sion Ă la Tradition (GuĂ©non, Evola, Coomaraswamy, Schuon, etc.) ; un « transcendement » volontaire du cadre national trop Ă©troit dans un mythe bourguignon (le « Grand HĂ©ritage » selon Luc Hommel) ou impĂ©rial ou, plus simplement, dans un idĂ©al europĂ©en (chez un Drion du Chapois, oĂč il se concentre dans une vaste zone mĂ©diane, lotharingienne et danubienne, câest-Ă -dire en Belgique, en Lorraine, en RhĂ©nanie, en Suisse, dans le Bade-Wurtemberg, en BaviĂšre et dans tout lâespace austro-hongrois, Italie du Nord comprise). Ces cadres, transcendant lâĂ©troitesse dâune nation ressentie comme trop petite, permettent tout autant lâĂ©closion dâune « pensĂ©e constructive ».
Henri Davignon en reste lĂ . CâĂ©tait son point de vue, partagĂ© par bien dâautres auteurs francophones restant en marge des Ă©vĂ©nements littĂ©raires nĂ©erlandais de Flandre ou des Pays-Bas.
Lâaristocrate gantois Roger Kervyn de Marcke ten Driessche (nĂ© en 1896) [ci-contre] franchit un pas de plus dans ce glissement vers la reconnaissance de la diversitĂ© littĂ©raire belge, issue de la diversitĂ© dialectale et linguistique du pays. Kervyn se veut âpasseurâ : lâĂ©lite belge, et donc son aristocratie, doit viser le bilinguisme parfait pour conserver son rĂŽle dans la sociĂ©tĂ© Ă venir, souligne C. Vanderpelen-Diagre. Kervyn assume dĂšs lors le rĂŽle de âpasseurâ donc de traducteur ; il passera toutes les annĂ©es 30 Ă traduire articles, essais et livres flamands pour la Revue Belge et pour les Ăditions Rex. On finit par considĂ©rer, dans la foulĂ©e de cette action individuelle dâun Gantois francophone, que le « monolinguisme est trahison ». Le terme est fort, bien sĂ»r, mais, mĂȘme si lâon fait abstraction du cadre Ă©tatique belge, avec ses institutions Ă lâĂ©poque trĂšs centralisĂ©es (le fĂ©dĂ©ralisme ne sera rĂ©alisĂ© dĂ©finitivement quâau dĂ©but des annĂ©es 90 du XXe siĂšcle), peut-on saisir les dynamiques Ă lâĆuvre dans lâespace entre Somme et Rhin, peut-on sonder les mentalitĂ©s, en ne maniant quâune et une seule panoplie dâoutils linguistiques ? Non, bien Ă©videmment. NĂ©erlandais, français et allemand, avec toutes leurs variantes dialectales, sâavĂšrent nĂ©cessaires. Pour C. Vanderpelen-Diagre, le bel ouvrage de Charles dâYdewalle, Enfances en Flandre (1935) ne dĂ©crit que les sentiments et les mĆurs des francophones de Flandre, essentiellement de Bruges et de Gand. Ă ce titre, il ne participe pas du mouvement que Kervyn a voulu impulser. Câest exact. Et les humbles du menu peuple sont les grands absents du livre de dâYdewalle, de mĂȘme que les reprĂ©sentants de lâĂ©lite alternative qui se dressait dans les collĂšges catholiques et dans les cures rurales (Cyriel Verschaeve !). Il nâempĂȘche quâune bonne lecture dâEnfances en Flandre de dâYdewalle permettrait Ă des auteurs flamands, et surtout Ă des crĂ©ateurs cinĂ©matographiques, de mieux camper bourgeois et francophones de Flandre dans leurs Ćuvres. Ensuite, les notes de dâYdewalle sur le passĂ© de la terre flamande de CĂ©sar aux âCommuniersâ, et sur le dialecte ouest-flamand quâil dĂ©fend avec chaleur, mĂ©ritent amplement le dĂ©tour.
La dĂ©marche de Roger Kervyn et les rĂ©flexions gĂ©nĂ©rales dâHenri Davignon, sur la variĂ©tĂ© linguistique de lâespace Somme / Rhin nous forcent Ă analyser Ćuvres et auteurs oĂč le tĂ©lescopage entre rĂ©flexes flamands et wallons, flamands et rhĂ©nans, ardennais et âEifelerâ sont bien prĂ©sents : songeons aux poĂšmes de Maurice Gauchez sur la Flandre occidentale, Ă ceux du Condrusien Gaston CompĂšre sur le littoral flamand, au culte de lâespace Ardenne / Eifel chez le Pierre Nothomb dâaprĂšs-guerre, Ă lâouverture progressive du germanophobe maurassien Norbert Wallez Ă lâesprit rhĂ©nan et Ă la synthĂšse austro-habsbourgeoise (via les Cahiers bleus de Maeterlinck ?), Ă la prĂ©sence allemande ou de thĂšmes allemands / rhĂ©nans / mosellans dans certains romans de Gaston CompĂšre, ou, plus rĂ©cemment, Ă la fascination exercĂ©e par Gottfried Benn sur un ponte de la littĂ©rature belge actuelle, Pierre Mertens ? Ou, cĂŽtĂ© allemand, Ă lâinfluence exercĂ©e par certains LiĂ©geois sur lâĂ©closion du Cercle de Stefan George ? CĂŽtĂ© flamand, la porositĂ© est plus nette : ni la France ni lâAllemagne ne sont absentes, a fortiori ni les Pays-Bas ni la Scandinavie ni les Ăles Britanniques.
Pour cerner la diversitĂ© littĂ©raire de nos lieux, sans vouloir la surplomber dâun quelconque corset Ă©tatique qui finirait toujours par paraĂźtre artificiel, il faut plaider pour lâavĂšnement dâune littĂ©rature comparĂ©e, spĂ©cifique de notre Ă©ventail dâespaces dâintersection, pour la multiplication des âpasseursâ Ă la Kervyn, au-delĂ des criailleries politiciennes, au-delĂ dâune crise qui perdure, au-delĂ des cadres Ă©tatiques ou sub-Ă©tatiques qui, esthĂ©tiquement, ne signifient rien. Car, empressons-nous de lâajouter, cela ne reviendrait pas Ă fabriquer du âfusionnismeâ stĂ©rile mais Ă se dĂ©marquer des universalismes planĂ©taires et mĂ©diatiques qui pĂ©trifient notre pensĂ©e, nous arrachent Ă notre rĂ©el et font de nous de vĂ©ritables âchiens de Pavlovâ, condamnĂ©s Ă rĂ©pĂ©ter des slogans prĂ©fabriquĂ©s ou Ă aboyer des vocifĂ©rations vengeresses, dĂšs quâun de ces dogmes ou un autre se verrait Ă©corner par le simple principe de rĂ©alitĂ©. La France fait pareil : tandis que les mĂ©dias sont alignĂ©s sur tous les poncifs du âpolitiquement correctâ, que Bernard-Henri LĂ©vy organise la guerre contre Kadhafi, au-delĂ de la prĂ©sidence et de lâĂ©tat-major des armĂ©es, les rayons des librairies de province et des supermarchĂ©s des petites bourgades croulent sous le poids des romans rĂ©gionalistes, vernaculaires, rĂ©els, prĂ©sentent les anciennes chroniques rĂ©gionales et villageoises Ă©ditĂ©es par lâexcellent M.-G. Micberth. Lâan passĂ©, on trouvait jusquâaux plus reculĂ©s des villages franc-comtois des histoires de cette province, oĂč lâon exaltait son passĂ© bourguignon, espagnol et impĂ©rial, ou encore une solide biographie de Nicolas Perrenot de Granvelle, serviteur insigne de lâEmpereur Charles-Quint. Cette annĂ©e, on trouve 3 nouveaux ouvrages sur le parler rĂ©gional, sur les termes spĂ©cifiques des mĂ©tiers artisanaux, agricoles et sylvicoles de la province et un lexique copieux de vocables dialectaux. RĂ©colte analogue en Lorraine et en Savoie. Un signe des tempsâŠ
âș Robert Steuckers (extrait dâun Ă©ventail de causeries sur les littĂ©rature et paralittĂ©rature belges, tenues au Mont-des-Cats, Ă Bruxelles, LiĂšge, Douai, GenĂšve, entre dĂ©cembre 2007 et mars 2011).
â Bibliographie :
CĂ©cile Vanderpelen-Diagre, Ăcrire en Belgique sous le regard de Dieu, Ă©d. Complexe / CEGES, Bruxelles, 2004.
Seront également consultés lors de futurs séminaires :
Textyles (revue des lettres belges de langue française) n°24, 2004, « Une Europe en miniature ? », Dossier dirigé par Hans-Joachim Lope & Hubert Roland.
Die horen â Zeitschrift fĂŒr Literatur, Kunst und Kritik n°150, 1988, « Belgien : Ein Land auf der Suche nach sich selbst » - Texte & Zeichen aus drei Sprachregionen. Zusammengestellt von Heinz Schneeweiss.
Les rĂ©sultats de la libĂ©ration et de lâĂ©puration en Belgique
[Ci-contre : AssassinĂ© il y a 50 ans, le 20 mai 1920, Joris Van Severen, officier dans l'armĂ©e belge pendant la Grande Guerre, passera au frontisme et fondera le Verdinaso (Verband der Dietse Nationaal-Solidaristen). En 1934, il accepte l'Ătat belge comme base de dĂ©part pour la construction d'un ensemble plus vaste regroupant les 3 pays de l'actuel BĂ©nĂ©lux. Son mouvement, constituĂ© d'une petite Ă©lite militante triĂ©e sur le volet, avait les allures d'un ordre religieux et exerçait une rĂ©elle fascination sur les jeunes gens au souci Ă©thique rigoureux. Partisan de la neutralitĂ© proclamĂ©e par le Roi en 1936, peu suspect de germanopholie, Van Severen se montrera parfaitement loyal, ce qui n'empĂȘchera pas la SĂ»retĂ© belge de l'arrĂȘter le 10 mai 1940 et de le livrer Ă une puissance Ă©trangĂšre, la France. EnfermĂ© la nuit du 19 au 20 mai dans un kiosque Ă Abbeville, Joris Van Severen et son fidĂšle lieutenant Jan Rijckoort sont abattus le matin du 20 par une bande de soldats français complĂštement ivres, qui massacrĂšrent ensuite Ă coup de feu et de baĂŻonnette les autres prisonniers, femmes et vieillards compris. L'hebdomadaire anversois 't Pallieterke signalait en 1989 que ce crime abject Ă©tait demeurĂ© impuni et que les coupables, belges et français, n'avaient jamais Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ©s]
Sans nul doute, la collaboration a connu une plus grande ampleur en Belgique quâen France. En mai 1940, les services de la SĂ»retĂ© belge et les autoritĂ©s françaises commettent une maladresse de taille en arrĂȘtant tous les partisans de la paix ou de la neutralitĂ© qui ne voulaient pas âmourir pour Dantzigâ : les communistes, juifs de nationalitĂ© allemande, italiens anti-fascistes, nationalistes flamands, rexistes et partisans de Joris Van Severen, le ânational-solidariste thioisâ, chef dâun âordre militantâ, purement idĂ©aliste, sublime et patriotique.
Les policiers belges livrent leurs co-nationaux aux Français qui les traĂźnent de Dunkerque au pied des PyrĂ©nĂ©es en leur faisant subir les pires sĂ©vices : LĂ©on Degrelle et RenĂ© Lagrou (nationaliste flamand), qui ont survĂ©cu de justesse Ă ce calvaire nous ont laissĂ© des tĂ©moignages poignants : Ma guerre en prison (Ă©d. Ignis, Bruxelles, 1941) et Wij Verdachten (Nous, les suspects ; Steenlandt, Bruxelles, 1941). Joris Van Severen et son adjoint Jan Ryckoort sont abattus, avec une vingtaine dâinnocents, Ă la sortie du kiosque dâAbbeville, oĂč on les avait enfermĂ©s. AprĂšs la capitulation de lâarmĂ©e belge et du roi LĂ©opold III, Paul Reynaud fustige le souverain en usant dâun vocabulaire particuliĂšrement maladroit et, du coup, les rĂ©fugiĂ©s flamands et wallons sont mal accueillis en France, ce qui ruine 30 ans dâamitiĂ© franco-belge.
Les prisonniers politiques de mai 1940 reviennent au pays animĂ©s par un ressentiment dont on ne mesure plus guĂšre lâampleur (1). Lâancienne solidaritĂ© franco-belge, sĂ©vĂšrement critiquĂ©e par le mouvement flamand pendant lâentre-deux-guerres, fait place Ă une germanophilie qui conduit une frange de lâopinion, favorable aux personnalitĂ©s arrĂȘtĂ©es et dĂ©portĂ©es dans les camps pyrĂ©nĂ©ens, Ă rĂ©clamer aux Allemands le retour des 2 dĂ©partements (Nord, Pas-de-Calais), enlevĂ©s aux Pays-Bas par Louis XIV et considĂ©rĂ©s comme dâanciennes âterres impĂ©rialesâ. Ces dĂ©partements sont effectivement placĂ©s sous lâĂ©gide du gouverneur militaire allemand de Bruxelles, mesure ambigĂŒe destinĂ©e Ă calmer les esprits, sans offenser Vichy.
Un an plus tard, la âcroisade anti-bolchĂ©viqueâ, avec le dĂ©part de la LĂ©gion Wallonie de Degrelle pour le front russe, va Ă©clipser cette prĂ©-collaboration francophobe et inaugurer un âeuropĂ©ismeâ national-socialiste, qui reprend Ă son compte certains accents de lâinternationale socialiste. Une bonne part de la collaboration nouvelle ne repose plus sur des rĂ©miniscences historiques ou des ressentiments personnels, mais sur une admiration du systĂšme social allemand, basĂ© sur la notion de Volksgemeinschaft (communautĂ© populaire). Les groupes collaborateurs les plus extrĂ©mistes sont dâailleurs issus de la gauche et de lâextrĂȘme-gauche, oĂč les rĂ©flexes patriotiques classiques ne jouaient plus beaucoup : pour ces militants, lâallĂ©geance allait au pays qui avait le systĂšme social le plus avantageux pour la classe ouvriĂšre, en lâoccurrence, lâAllemagne, mĂšre-patrie de la social-dĂ©mocratie.
Et quand Degrelle proclame que les « Wallons sont des Germains de langue romane », ce nâest pas quâune vile flatterie Ă lâĂ©gard du vainqueur, mais une volontĂ© tactique :
- 1) de participer Ă un ensemble politique âimpĂ©rialâ, oĂč les âPays-Bas autrichiensâ, qui allaient devenir la Belgique en 1830, avaient jouĂ© un rĂŽle important, notamment sur le plan militaire, etâŠ
- 2) de ne pas ĂȘtre exclus, en tant que Wallons, dâun âordre socialâ qui sĂ©duisait les masses ouvriĂšres du âPays Noirâ, dont lâidĂ©ologie Ă©tait âsociale-dĂ©mocrateâ Ă la mode allemande et dont le type de vie Ă©tait trĂšs proche de ceux de la Ruhr ou de la Sarre. Mines et sidĂ©rurgie forgent une solidaritĂ© implicite qui va au-delĂ de tous les autres clivages.
Ces quelques faits montrent que la collaboration nâallait pas se limiter aux seuls mouvements nationalistes, mais se capillariser dangereusement dans tout le corps social. Le gouvernement Spaak-Pierlot â ou du moins ses vestiges dâaprĂšs la tourmente â qui sâĂ©tait transplantĂ© Ă Londres, percevait le danger du clivage insurmontable qui se dessinait en Belgique : 2 camps antagonistes se faisaient face, les partisans de lâordre ancien (toutes oppositions sociales sublimĂ©es) et les partisans de lâOrdre Nouveau. Entre les 2, un Ă©tablissement fidĂšle au Roi qui tente dâimposer une voie mĂ©diane, de sauver lâindĂ©pendance du pays, dâavancer quelques-uns de ses pions dans une certaine collaboration ânationaliste de droiteâ. Mais cet Ă©tablissement demeure hostile Ă la IIIe RĂ©publique, au gouvernement de Londres, aux communistes et, au sein de la collaboration, aux nationalistes flamands indĂ©pendantistes et ârĂ©publicainsâ. Il se mĂ©fie bien sĂ»r des autoritĂ©s proprement nationales-socialistes et table sur les Ă©lĂ©ments traditionnels et conservateurs de la diplomatie et de lâĂtat allemands.
Dans la rue et les campagnes, surtout Ă partir de 1943, rĂšgne une atmosphĂšre de guerre civile : rexistes et nationalistes flamands, ainsi que les membres de leurs familles, sont abattus sans autre forme de procĂšs, sans distinction dâĂąge ou de sexe. En 1944, les collaborateurs passent Ă la contre-offensive qui, Ă son tour, entraĂźne de nouvelles reprĂ©sailles : la spirale atteint son horreur maximale Ă Courcelles en aoĂ»t 1944, quand la Brigade Z du parti rexiste venge cruellement la mort des siens, notamment lâassassinat du maire de Charleroi et de sa famille, en exĂ©cutant sommairement 27 personnes (2).
Ce formidable imbroglio aurait dĂ», aprĂšs la victoire des armes anglaises et amĂ©ricaines, ĂȘtre dĂ©mĂȘlĂ© par une justice sereine, patiente, douĂ©e de beaucoup de tact. Il nâen fut rien. Personne nâa mieux stigmatisĂ© cette « justice de roi nĂšgre » que le Professeur Raymond Derine, un Ă©minent juriste de lâUniversitĂ© Catholique de Louvain (3). La justice militaire de lâĂ©puration est une honte pour la Belgique, explique ce juriste, pour 4 faisceaux de raisons :
- 1) Le gouvernement de Londres prĂ©pare dĂšs 1942 une Ă©puration sĂ©vĂšre, sans plus avoir le moindre contact physique avec la Belgique occupĂ©e et sans comprendre les motivations rĂ©elles, et si complexes, des futurs rĂ©prouvĂ©s. Paul Struye, PrĂ©sident du SĂ©nat et rĂ©sistant, Ă©crira dans ses mĂ©moires : « les 20.000 hĂ©ros revenant de Londres et dĂ©couvrant en Belgique 8.000.000 de suspects dont 4.000.000 au moins de coupables » (4). La collaboration fonctionnera dĂšs lors Ă coup de lois rĂ©troactives, hĂ©rĂ©sie juridique dans tout Ătat de droit.
- 2) Les juridictions dâexception sont essentiellement militaires : elles ont donc tendance Ă rĂ©clamer des peines maximales. Dans ces excĂšs, le ressentiment des vaincus de 1940 et des pensionnaires des Oflag, appelĂ©s Ă prononcer les peines, a jouĂ© un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant. Ces militaires nâavaient pas eu de contact avec la Belgique rĂ©elle et nâavaient vĂ©cu la guerre quâau travers de fantasmes rĂ©pĂ©tĂ©s Ă satiĂ©tĂ© pendant de longues annĂ©es dâinactivitĂ© forcĂ©e.
- 3) La nomination de substituts trÚs jeunes et inexpérimentés, tentés de faire du zÚle en matiÚre de répression.
- 4) Enfin, en Flandre, les magistrats civils et militaires appelĂ©s Ă juger les faits de collaboration sont majoritairement issus de la bourgeoisie francisĂ©e, procĂ©duriĂšre, marchande, gĂ©nĂ©ralement inculte, confinĂ©e dans lâĂ©troitesse dâesprit de son pauvre unilinguisme et hostile Ă toute intellectualitĂ© ; ces hommes vont tout naturellement ĂȘtre tentĂ©s dâĂ©radiquer dĂ©finitivement une idĂ©ologie populaire, intellectuelle, polyglotte, donc ouverte au monde, et plus honnĂȘte dans ses pratiques : le nationalisme de libĂ©ration flamand, qui contestait leur pouvoir Ă la racine, opiniĂątre et infatigable. Avec un tel ressentiment, ces individus ne pouvaient Ă©videmment prononcer une justice sereine. Mais la rĂ©pression frappera plus durement les intellectuels francophones que leurs homologues flamands. Pour plusieurs raisons : le vivier intellectuel flamand Ă©tait presque entiĂšrement âcontaminĂ©â par des Ă©lĂ©ments idĂ©ologiques que lâĂ©tablissement considĂ©rait âsubversifsâ par dĂ©finition tel le populisme romantique qui mettait le peuple au-dessus de toutes les instances Ă©tatiques et gĂ©nĂ©rait ainsi une contestation permanente de lâĂtat belge calquĂ© Ă lâĂ©poque sur le modĂšle centraliste jacobin. La rĂ©pression a certes frappĂ© les intellectuels flamands, plus nombreux que leurs collĂšgues wallons, mais les condamnations Ă mort ont Ă©tĂ© rares et aucune nâa Ă©tĂ© suivie dâexĂ©cution. Le poĂšte Wies Moens, le poĂšte et humoriste Bert Peleman, le prĂȘtre, thĂ©ologien, philosophe et historien de lâart Cyriel Verschaeve ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă mort : Peleman a Ă©tĂ© grĂąciĂ©, Moens a fui en Hollande (les autoritĂ©s nĂ©erlandaises ont refusĂ© de lâextrader), Verschaeve sâest rĂ©fugiĂ© dans un couvent tyrolien (des militants flamands ramĂšneront sa dĂ©pouille dans son village en 1975). Beaucoup dâĂ©crivains ont Ă©tĂ© arbitrairement arrĂȘtĂ©s, emprisonnĂ©s voire maltraitĂ©s, dans les premiĂšres semaines de la libĂ©ration, mais nâont Ă©tĂ© ni jugĂ©s ni poursuivis ni condamnĂ©s. Ils ont toutefois gardĂ© une ineffaçable rancune contre lâĂtat et se sont jurĂ© de lui faire payer les avanies subies, mĂȘme les pĂ©cadilles : lâĂtat belge nâa plus reçu lâaval de lâintelligentsia dans son ensemble, qui nâa plus cessĂ© de le dĂ©nigrer, de rĂ©pandre un âmauvais espritâ et dâen saper les assises. En revanche, les responsables politiques flamands, grands idĂ©alistes, payent le prix du sang ; le martyrologue est aussi long quâĂ©pouvantable, surtout quand on connaĂźt la probitĂ© morale des condamnĂ©s : Leo Vindevogel, Theo Brouns, Lode Huyghen, Marcel Engelen, Karel De Feyter, Lode Sleurs, August BormsâŠ
La rĂ©pression contre les intellectuels, surtout en Wallonie, prendra, dans ce contexte, une tournure dramatique et particuliĂšrement cruelle, comme si le pouvoir, dĂ©tenu par des classes en dĂ©clin, voulait Ă©liminer par tous les moyens ceux qui, par leurs efforts, Ă©taient la preuve vivante de leur infĂ©rioritĂ© culturelle, câest-Ă -dire de leur infĂ©rioritĂ© absolue. Paul Colin, le brillant critique dâart qui introduisit lâexpressionnisme allemand Ă Bruxelles et Ă Paris, le plus talentueux journaliste du pays Ă qui lâon doit une merveilleuse histoire des Ducs de Bourgogne, est abattu comme un chien dans son bureau Ă Bruxelles en 1943, son remplaçant Paul Herten sera fusillĂ© en octobre 1944, dans des conditions abominables, quâa dĂ©noncĂ©es lâancien rĂ©sistant Louis De Lentdecker, Ă©cĆurĂ© par lâhystĂ©rie de cette Ă©poque (5). Le philosophe JosĂ© Streel [auteur de La rĂ©volution du XXe siĂšcle, rééditĂ© en mai 2010 aux Ă©ditions DĂ©terna avec une prĂ©face de Lionel Baland], qui avait pourtant abandonnĂ© la collaboration en 1943, est fusillĂ© en 1946 (6), de mĂȘme que les journalistes Victor Meulenyser et Jules Lhoste. Pierre Daye, correspondant de Je suis partout, parvient Ă fuir en Argentine [les mĂ©moires inĂ©dites de P. Daye, dactylographiĂ©es par M. Crockaert entre 1961 et 1963, sont conservĂ©es aux Archives du MusĂ©e de la LittĂ©rature]. Raymond de Becker, correspondant avant-guerre de la revue Esprit, Ă©cope de 20 ans de bagne, de mĂȘme que Henri De Man, un des plus grands thĂ©oriciens socialistes du siĂšcle. Robert Poulet est condamnĂ© Ă mort et attendra sa grĂące pendant 1.056 jours dâisolement, pour ensuite Ă©migrer Ă Paris et offrir son grand talent Ă la presse non-conformiste de France. Parmi les Ă©crivains âprolĂ©tariensâ, dâorigine communiste ou socialiste, Pierre Hubermont, animateur des Cercles Culturels Wallons, est condamnĂ© Ă 20 ans de travaux forcĂ©s et sa carriĂšre est dĂ©finitivement brisĂ©e ; son jeune disciple Charles Nisolles est fusillĂ© en 1947. RenĂ© Baert est abattu par des militaires belges en Allemagne en 1945. Son ami le peintre surrĂ©aliste Marc. Eemans, qui nâa Ă©crit que des articles sur les arts, le tourisme et les traditions populaires, est condamnĂ© Ă 8 ans de prison (il en fera 4). Le brillant germaniste Paul Lespagnard est Ă©galement fusillĂ©. Le sublime Michel de Ghelderode est insultĂ©, humiliĂ© publiquement et chassĂ© de son modeste emploi de fonctionnaire municipal Ă Schaerbeek. FĂ©licien Marceau se rĂ©fugie Ă Paris, oĂč il deviendra acadĂ©micien. Simenon, le pĂšre du fameux Maigret, se replie Ă GenĂšve. HergĂ©, le crĂ©ateur de Tintin, est importunĂ© Ă plusieurs reprises (7) et devra aller vivre sur les rives helvĂ©tiques du Lac LĂ©man pendant quelque temps ; son collĂšgue, lâinimitable caricaturiste Paul Jamin (alias âJamâ puis âAlidorâ) est condamnĂ© Ă mort mais heureusement ne sera pas exĂ©cutĂ© : octogĂ©naire avancĂ© aujourdâhui, sa verve et son coup de crayon rehaussent toujours les pages de lâhebdomadaire satirique bruxellois PĂšre Ubu. Lâintelligentsia francophone non-conformiste fut littĂ©ralement dĂ©capitĂ©e Ă la suite de la rĂ©pression, qui rĂ©ussit lĂ un coup de maĂźtre : plus personne ne peut se faire lâavocat des rĂ©prouvĂ©s en dehors des frontiĂšres, en usant dâune langue trĂšs rĂ©pandue sur la planĂšte.
Les personnalitĂ©s qui ont Ă©mis des critiques sĂ©vĂšres Ă lâencontre de la justice rĂ©pressive belge, ne nient pas pour autant la nĂ©cessitĂ© de punitions justes et appropriĂ©es, surtout pour 3 motifs :
- 1) Le soutien apportĂ© aux manĆuvres arbitraires de lâennemi, qui ont causĂ© des dommages Ă la population ou lui ont apportĂ© des souffrances inutiles ; en clair, cela signifie rĂ©clamer des peines exemplaires pour les auxiliaires de la police allemande, surtout ceux qui ont agi pour des mobiles vĂ©naux ;
- 2) Le soutien apportĂ© Ă lâarmĂ©e ennemie aprĂšs la libĂ©ration du territoire en septembre 1944 (not. au cours de lâoffensive von Rundstedt dans les Ardennes) ;
- 3) Les actions qui ne sont pas moralement avalisables (dénonciations vénales, etc.).
Ces 3 faisceaux de motifs quâavançait lâAction Catholique auraient permis une rĂ©pression modĂ©rĂ©e, qui nâaurait pas laissĂ© de sĂ©quelles psychologiques graves dans la population ni induit une frange de lâintelligentsia dans un nĂ©gativisme permanent et systĂ©matique. Malheureusement ces suggestions humanistes restĂšrent lettre morte.
Ă partir de septembre 1943, la terreur prend une ampleur considĂ©rable ; en 1944, elle fera 740 victimes politiques (principalement des collaborateurs). Le nombre dâactes de pur banditisme atteint des proportions jamais vues depuis lâĂąge sinistre des guerres de religion. Paul Struye Ă©tait attĂ©rĂ© :
« Le respect de la vie humaine a disparu. On tue pour un rien. Il arrive quâun homme soit abattu comme un chien sans quâon sache sâil est victime de justiciers patriotes, de rexistes ou nationalistes flamands, de vulgaires gangsters, dâune vengeance individuelle ou simplement dâune erreur sur la personne. Des gens armĂ©s et masquĂ©s (âŠ) terrorisent certaines rĂ©gions, y introduisant des procĂ©dĂ©s de ku-klux-klan quâon nây avait jamais connus ou cru possibles » (8).
AprĂšs la conquĂȘte-Ă©clair du territoire belge par les armĂ©es britanniques Ă lâOuest et amĂ©ricaines Ă lâEst, des individus mus par une âcolĂšre populaire spontanĂ©eâ, surtout orchestrĂ©e par les communistes, procĂšdent Ă des arrestations en masse, non seulement de collaborateurs, mais de membres innocents de leurs familles ou de simples patriotes dont les opinions de droite Ă©taient connues. Les hommes politiques modĂ©rĂ©s des partis traditionnels (libĂ©raux, socialistes, catholiques) sont scandalisĂ©s et multiplient les protestations, parfois vĂ©hĂ©mentes sans rien pouvoir changer Ă la situation ; le catholique Verbist sâĂ©crie Ă la Chambre, fustigeant la ârĂ©sistanceâ de lâaprĂšs-occupation : « Les bourreaux nazis ont fait Ă©cole » (9).
Ces arrestations Ă©taient perpĂ©trĂ©es par des personnes privĂ©es ou des organismes partisans qui nâavaient aucun pouvoir de justice et nâagissaient que de leur propre chef. 50.000 Ă 100.000 personnes sâentassaient dans les prisons, dans des camps de concentration improvisĂ©s, dans les cages du jardin zoologique dâAnvers, dans les Ă©coles rĂ©quisitionnĂ©es, etc., alors que les principaux collaborateurs sâĂ©taient repliĂ©s en Allemagne, continuaient le combat sur le front de lâEst ou travaillaient dans les usines du Reich ! Jamais les auteurs de ces actes de terrorisme nâont Ă©tĂ© jugĂ©s pour leurs crimes et pour sâĂȘtre arbitrairement substituĂ© Ă lâĂtat ou Ă ses services de police.
Le 17 dĂ©cembre 1942, le gouvernement de Londres, agissant sans lâassentiment dâun Parlement Ă©lu (!), modifie les articles de loi rĂ©primant lâintelligence avec lâennemi, en rĂ©introduisant la peine de mort et surtout en remplaçant les termes anciens (« a favorisĂ© les desseins de lâennemi dans une intention mĂ©chante ») par un terme nouveau, plus vague et permettant toutes les interprĂ©tations (« sciemment »). Les prĂ©venus seront donc jugĂ©s sur des lois rĂ©troactives non sanctionnĂ©es par un Parlement. En mai 1944, les âLondoniensâ dĂ©cident de nouveaux renforcements qui ne seront publiĂ©s que le 2 septembre, un jour avant lâarrivĂ©e des chars de Montgomery Ă Bruxelles : les condamnĂ©s perdront leurs droits civiques pour au moins dix ans, ne pourront plus devenir fonctionnaires, ĂȘtre jurĂ©s, experts ou tĂ©moins, faire partie dâun conseil de famille, etc. ni exercer les mĂ©tiers dâenseignant, de journaliste (presse Ă©crite et radiodiffusĂ©e), dâacteur de théùtre ou de cinĂ©ma ni occuper des postes de direction dans une entreprise commerciale, une banque, une association professionnelle, une association sans but lucratif (Ă©quivalent de lâassoc. loi 1901 en France) de caractĂšre culturel, sportif ou philanthropique. Plus tard, les restrictions seront encore plus drastiques, prenant mĂȘme une tournure ridicule par leur mesquinerie : suppression des indemnitĂ©s pour les invalides de 1914-18 condamnĂ©s pour collaboration, interdiction de sâinscrire dans une universitĂ©, de recevoir des allocations familiales, dâavoir un compte-chĂšque postal (!) ou un raccord tĂ©lĂ©phonique et⊠de possĂ©der des pigeons voyageurs (!!). 300.000 personnes, plus de 10% du corps Ă©lectoral de lâĂ©poque sont frappĂ©es de mesures de ce type (10). En comptant leurs familles, cela fait plus dâun million de personnes jetĂ©es dans la prĂ©caritĂ© et livrĂ©es Ă lâarbitraire.
Pourtant, Ă Londres en 1942, le socialiste Louis De BrouckĂšre ne rĂ©clamait que 700 Ă 900 arrestations, son collĂšgue Balthazar, 1.500 ! Le ministre de la justice Delfosse, qui arrive en 1942 Ă Londres et connaĂźt lâampleur de la collaboration, rĂ©clame 70.000 Ă 90.000 incarcĂ©rations. De BrouckĂšre, rapportent les tĂ©moins (11), lâa regardĂ© ahuri et lui a lancĂ© : cela « nous paraĂźt dangereux, sinon impossible ». Du camp de concentration dâOranienburg-Sachsenhausen, lâancien ministre libĂ©ral Vanderpoorten, avant de mourir, donne des instructions humaines, tĂ©moignant de sa grandeur dâĂąme : « pas dâexĂ©cutions, envoyer les chefs, les meurtriers et les dĂ©nonciateurs dans un camp au Congo et laisser les autres tels quâils sont ». Finalement, 405.067 dossiers sâaccumuleront sur les bureaux des âauditeurs militairesâ, aprĂšs la libĂ©ration des innocents internĂ©s arbitrairement, mais toujours inscrits sur lâune ou lâautre liste noire et privĂ©s de leurs droits !
Il Ă©tait bien sĂ»r impossible de traiter une telle masse de dossiers, ni de gĂ©rer le systĂšme pĂ©nitentiaire quand les cellules individuelles abritaient de 4 Ă 8 pensionnaires : de cette masse de dossiers, on en a extrait 58.784, on a poursuivi 57.052 personnes dont 53.005 seront condamnĂ©es. Parmi celles-ci, 2.940 condamnations Ă mort, suivies de 242 exĂ©cutions ; 2340 peines Ă perpĂ©tuitĂ©. 43.093 personnes non condamnĂ©es restaient sur la liste noire, ce qui les excluait de lâadministration ou de lâenseignement.
Dans son ouvrage sobre et serein, qui est le plus redoutable rĂ©quisitoire jamais posĂ© sur la justice belge du temps de lâĂ©puration, le Prof. Derine a Ă©numĂ©rĂ© les vices de forme et les aberrations juridiques qui ont entachĂ© cet Ă©pisode sombre de lâhistoire de Belgique. Son mĂ©rite est dâavoir ressorti toutes les critiques rĂ©dhibitoires formulĂ©es Ă lâĂ©poque par J. Pholien, futur premier ministre du royaume. Ces critiques portent essentiellement sur la rĂ©troactivitĂ© des lois (une loi pĂ©nale ne vaut que pour lâavenir, toute autre disposition en ce domaine Ă©tant aberrante), sur le fait quâelles ont Ă©tĂ© imposĂ©es par lâexĂ©cutif seul, sans sanction du pouvoir lĂ©gislatif et sur le caractĂšre largement âinterprĂ©tatifâ du terme âsciemmentâ (remplaçant âavec une intention mĂ©chanteâ, cf. supra).
Ensuite, le juriste H. De Page remarquait quâune loi, pour ĂȘtre valable, devait, selon la tradition juridique belge, bĂ©nĂ©ficier « dâune publicitĂ© effective ». Or une loi votĂ©e en mai 44 qui ne paraĂźt au Journal Officiel que le 2 septembre et est applicable dĂšs le 3, ne bĂ©nĂ©ficie pas dâune telle publicitĂ©. « Il nâest pas admissible dâastreindre tyranniquement, en vertu dâune prĂ©somption reconnue matĂ©riellement impossible, les citoyens au respect de rĂšgles quâils ignorent certainement » (12). Le recrutement de trĂšs jeunes juristes inexpĂ©rimentĂ©s, pour faire fonction de magistrat dans les tribunaux spĂ©ciaux et auxquels on attribuait des pouvoirs exorbitants, quasi illimitĂ©s, ne pouvait conduire quâĂ cette « justice de rois nĂšgres », dĂ©noncĂ©e par Pholien (13). Ensuite, le fameux article 123 sexies, qui interdisait aux âinciviquesâ lâexercice de quantitĂ© de professions, rĂ©introduisait subrepticement la âmort civileâ, et le montant Ă©norme de certaines amendes exigĂ©es Ă©quivalait Ă la confiscation gĂ©nĂ©rale des biens et, parfois, Ă leur mise sous sĂ©questre, toutes mesures abrogĂ©es par la Constitution. Autre artifice douteux : le prolongement fictif de lâĂ©tat de guerre jusquâau 15 juin 1949, ce qui permettait de maintenir en place les juridictions dâexception et de considĂ©rer les conseils de guerre comme Ă©tant âen campagneâ, de façon Ă ce que leurs compĂ©tences territoriales demeurent illimitĂ©es (notamment sur le territoire allemand). Cet artifice permettait de procĂ©der Ă des exĂ©cutions, contrairement aux dispositions qui supprimaient celles-ci en dehors des pĂ©riodes de belligĂ©rance effective.
Parmi les incongruitĂ©s, rappellons que lâUnion SoviĂ©tique nâĂ©tait pas alliĂ©e Ă la Belgique qui nâentretenait pas avec elle de relations diplomatiques. Les volontaires des diverses unitĂ©s allemandes luttant contre les armĂ©es soviĂ©tiques nâauraient normalement pas dĂ» ĂȘtre inquiĂ©tĂ©s, du moins sâils nâavaient pas agi sur le territoire belge contre des citoyens belges : pour pouvoir les punir, on a stipulĂ©, dans la loi du 17 dĂ©cembre 1942, « quâest alliĂ© de la Belgique tout Ătat qui, mĂȘme en lâabsence dâun traitĂ© dâalliance, poursuit la guerre contre un Ătat avec lequel la Belgique elle-mĂȘme est en guerre ». LâUnion SoviĂ©tique Ă©tait donc lâalliĂ© dâun alliĂ©, en lâoccurrence la Grande-Bretagne. Or celle-ci, tout comme la France, nâĂ©tait pas un alliĂ© de la Belgique, mais un simple garant tout comme lâAllemagne, puisque la Belgique Ă©tait neutre. De surcroĂźt, elle nâĂ©tait plus tout-Ă -fait belligĂ©rante depuis la capitulation du 28 mai 1940.
Une loi du 10 novembre 1945 introduit le systĂšme dit âdes transactionsâ : lâaccusĂ© accepte sa faute et nĂ©gocie avec âlâauditeur militaireâ le montant de sa peine ; sâil accepte la suggestion de lâauditeur, il est condamnĂ© Ă cette peine ; sâil refuse, il reçoit une peine plus lourde ! Porte ouverte aux pires maquignonnages, qui nâont pas grand chose Ă voir avec le droit⊠Une loi de 1888 prĂ©voyait la libĂ©ration anticipĂ©e dâun dĂ©tenu qui avait dĂ©jĂ purgĂ© le tiers de sa peine (ou dix ans en cas de perpĂ©tuitĂ©). Cette procĂ©dure, courante pour les condamnĂ©s de droit commun, nâa pas Ă©tĂ© retenue par âlâAuditorat militaireâ pour les condamnĂ©s politiques, ce qui induisait une discrimination notable en dĂ©faveur de ces derniers.
La lĂ©gislation arbitraire de lâĂ©puration belge a conduit le pays dans une situation Ă©tonnante pour les critĂšres occidentaux, dĂ©noncĂ©e par le doyen de la facultĂ© de droit de lâUniversitĂ© Catholique de Louvain (francophone), le Prof. P. de Visscher :
« La lĂ©gislation sur lâĂ©puration civique (âŠ) a (âŠ) donnĂ© naissance Ă une masse considĂ©rable de citoyens de seconde zone qui se trouvent dans lâimpossibilitĂ© pratique de se rĂ©adapter Ă la vie sociale. La notion mĂȘme des droits de lâhomme, jadis considĂ©rĂ©s comme intangibles par cela mĂȘme quâils tiennent Ă la qualitĂ© dâhomme, sâen trouve dangereusement Ă©branlĂ©e de mĂȘme que le principe fondamental suivant lequel aucune peine ne peut ĂȘtre prononcĂ©e sinon par les tribunaux de lâordre judiciaire » (14).
Le Prix Nobel de mĂ©decine flamand, le Prof. C. Heymans a rappelĂ© fort opportunĂ©ment que lâOccident sâinsurgeait Ă juste titre contre le sort fait Ă Monseigneur Mindzenty en Hongrie et au Cardinal croate Stepinac en Yougoslavie titiste mais ne soufflait mot sur le fait que Monseigneur van Assche avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© arbitrairement en Belgique et torturĂ© jusquâĂ ce que mort sâensuive.
Tous ces vices de formes, ces anomalies juridiques, ces entorses aux droits de lâhomme, constatĂ©s par les plus Ă©minents juristes du royaume, flamands et francophones confondus, devait tout naturellement amener une fraction de lâopinion Ă rĂ©clamer lâamnistie pure et simple, voire la rĂ©vision de certains procĂšs ou des rĂ©habilitations. Derine remarque que lâĂ©tablissement belge et, pourrions-nous ajouter, ses auxiliaires communistes ou gauchistes (Ă qui on avait confiĂ© le âsale travailâ des arrestations arbitraires en leur garantissant lâimpunitĂ©), nâa cessĂ© de rĂ©clamer lâamnistie en Espagne franquiste, au Chili ou en Afrique du Sud (Mandela) pour mieux cacher derriĂšre un Ă©cran de fumĂ©e idĂ©ologique et mĂ©diatique la cruelle rĂ©alitĂ© belge en ce domaine. Avocat dâune amnistie sereine, dĂ©gagĂ©e de tout carcan idĂ©ologique collaborationniste, Derine rappelle que la France a rĂ©solu le problĂšme de lâamnistie par un train de lois (1951, 1953, 1959) et que lâUnion SoviĂ©tique a procĂ©dĂ© de mĂȘme dĂšs le 18 septembre 1955 (y compris pour les soldats de lâarmĂ©e Vlassov et pour les auxiliaires de la police allemande, pour autant quâil nây ait pas eu assassinat ou torture). Les termes du dĂ©cret soviĂ©tique Ă©taient les suivants : « Afin dâoffrir Ă ces citoyens la possibilitĂ© de retrouver une existence et du travail convenables et de redevenir des membres utiles Ă la communautĂ© populaire ».
Aujourdâhui, en 1994, la Belgique, contrairement Ă lâURSS dâavant la perestroĂŻka, nâa toujours pas accordĂ© lâamnistie et certains citoyens subissent encore les sĂ©quelles de la rĂ©pression. Le vaste mouvement en faveur de lâamnistie a touchĂ© toute lâopinion flamande, tous partis confondus. Mais cette mobilisation nâa servi Ă rien. En 1976, le juriste A. Bourgeois constatait que 770 dossiers de sĂ©questre (thĂ©oriquement anti-constitutionnels !) nâavaient pas encore Ă©tĂ© refermĂ©s, 3.500 Ă 4.000 citoyens Ă©taient encore privĂ©s de certains de leurs droits, 10.000 citoyens environ nâavaient pas rĂ©cupĂ©rĂ© leurs droits politiques et un nombre incalculable dâanciens fonctionnaires et enseignants nâavaient jamais pu rĂ©intĂ©grer leur fonction et avaient dĂ» choisir une autre carriĂšre. Des milliers dâautres Ă©taient toujours privĂ©s de certains droits concrets comme le remboursement de dommages de guerre, des limitations dans le montant de leur retraite, etc. (15).
Le combat en faveur de lâamnistie revĂȘt surtout une dimension morale : si la Belgique avait agi humainement comme le Soviet SuprĂȘme en septembre 1955, elle aurait cessĂ© dâĂȘtre une dĂ©mocratie fictive, aurait alignĂ© son comportement politique sur les principes gĂ©nĂ©raux inscrits dans la Charte des droits de lâhomme et du citoyen et prouvĂ© Ă lâensemble de ses citoyens et au monde quâelle est en mesure de garantir leurs droits comme nâimporte quel pays civilisĂ©. En proclamant lâamnistie, elle aurait abjurĂ© la phase la plus noire de son passĂ© et dĂ©montrĂ© aux prophĂštes de la haine, qui sont si tenaces, que toute entorse au droit doit nĂ©cessairement, un jour, ĂȘtre effacĂ©e et que lâobstination dans la rancune est la pire des vanitĂ©s humaines.
âș Elsa Van Brusseghem-Loorne, Le Crapouillot, juin 1994.
â Nota bene : Les lecteurs français liront avec profit les pages que Paul SĂ©rant consacre Ă la rĂ©pression belge dans Les vaincus de la libĂ©ration, R. Laffont, 1964.
â Notes :
- (1) Maurice De Wilde, De Kollaboratie, deel 1, DNB, Anvers/Amsterdam, 1985. Lâhistoire de ce livre est intĂ©ressante Ă plus dâun titre ; son auteur, prĂ©sentateur de la tĂ©lĂ©vision dâĂtat nĂ©erlandophone en Belgique, dont la sensibilitĂ© est nettement de gauche, a animĂ© une sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e sur la collaboration qui lâa amĂ©nĂ© progressivement Ă rĂ©viser ses jugements et Ă rendre justice aux idĂ©alistes. Dans ce premier tome de sa fresque, il dĂ©montre avec brio que si Belges, Français et, dans une moindre mesure, Britanniques nâavaient pas procĂ©dĂ© Ă des arrestations arbitraires en mai 1940, et si Joris Van Severen nâavait pas Ă©tĂ© assassinĂ©, la collaboration nâaurait pas connu une telle ampleur. Maurice De Wilde rĂ©ouvre lĂ le dossier dâun contentieux franco-belge qui nâa jamais Ă©tĂ© rĂ©glĂ©.
- (2) Alfred Lemaire, Le crime du 18 aoĂ»t ou les journĂ©es sanglantes des 17 et 18 aoĂ»t 1944 dans la rĂ©gion de Charleroi, Imprimerie/Maison dâĂ©d. S.C., Couillet, 1947.
- (3) Prof. Raymond Derine, Repressie zonder maat of einde ?, Davidsfonds, Louvain, 1978.
- (4) Paul Struye, « Justice ! Que faut-il penser de la rĂ©pression ? », texte dâune confĂ©rence prononcĂ©e Ă Bruxelles le 24 dĂ©cembre 1944 avec le futur ministre catholique A. Verbist.
- (5) Louis De Lentdecker, Tussen twee vuren, Davidsfonds, Louvain, 1985.
- (6) Jean-Marie Delaunois, De lâAction Catholique Ă la collaboration, Ă©d. Legrain/Bourtembourg, Courcelles/Bruxelles, 1993. Biographie de JosĂ© Streel, version grand public dâun mĂ©moire dĂ©fendu Ă lâUniversitĂ© Catholique de Louvain, ayant obtenu la plus grande distinction. Capital pour comprendre le rexisme. Pour saisir lâampleur de la collaboration intellectuelle en Flandre, se rĂ©fĂ©rer Ă lâouvrage de Herman Van de Vijver, Het cultureel leven tijdens de bezetting, DNB/Pelckmans, Kapellen, 1990.
- (7) Thierry Smolderen & Pierre Sterckx, Hergé, portrait biographique, Casterman, 1988.
- (8) Paul Struye, LâĂ©volution du sentiment public en Belgique sous lâoccupation allemande, Bruxelles, 1945.
- (9) Conférence prononcée à Bruxelles le 24 décembre 1944, aux cÎtés de Paul Struye, cf. note (4).
- (10) A. Bourgeois, « Over Amnestie », in Kultuurleven, août-sept. 1976 ; « Balans van de repressie en epuratie », ibid. ; « Opruiming van de gevolgen der repressie », ibid.
- (11) Témoignage du Ministre des Colonies du gouvernement de Londres ; A. de Vleeschauwer, le 29 mars 1949.
- (12) H. de Page, Traité élémentaire de droit civil belge, tome 1, 1962, 3Úme éd.
- (13) Actes du Parlement, Sénat, 16 décembre 1948, p. 235.
- (14) P. de Visscher, « Les nouvelles tendances du droit public belge », in La Revue Nouvelle, 1951, p. 125.
- (15) A. Bourgeois, cf. articles cités en note (10).